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Le système politique suisse se caractérise par le dogme de la milice[1], qui repose sur le principe que le citoyen qui en a les capacités occupe des fonctions publiques à titre bénévole et honorifique (Kley 2018). Bien que le système politique suisse s’appuie sur ce principe pour une grande partie de ses mandats électifs (Pilotti et Mazzoleni 2019), la majorité des grandes villes helvétiques suit un processus de professionnalisation des élus caractérisé, notamment, par le fait que les membres de l’exécutif[2] abandonnent leur profession principale pour se consacrer entièrement à leur charge politique en échange d’une rémunération (Geser et al. 2012, 7, 106). Cette rémunération donne lieu à un débat régulier depuis une vingtaine d’années sous l’impulsion de l’Union démocratique du centre (UDC), qui prend la forme d’initiatives populaires dans un contexte marqué par le néolibéralisme (Guex 1998, 115 ; Mach 1999) et d’accroissement des inégalités sociales. Ces votations populaires voient s’affronter les partisans d’une réduction des traitements et ceux qui, malgré l’impopularité de la prise de position, défendent la légitimité de l’octroi d’un salaire « adéquat » (Hochstrasser 2015). La nature de ces débats laisse cependant transparaître une certaine ambivalence. Il n’y a en effet pas de remise en question du fait d’avoir des élus à plein temps, plus diplômés et peu représentatifs de la population d’un point de vue socioprofessionnel, de sorte que ce qui alimente la controverse est essentiellement le niveau de rémunération et la « déconnexion » sociale des élites politiques qu’un trop grand écart salarial produirait.

Un bref détour par la littérature scientifique sur la professionnalisation des élites politiques urbaines en sciences sociales et historiques montre que cette question reste encore peu étudiée. Pourtant, la professionnalisation politique n’est pas nouvelle et relève d’un long processus qui prend son essor au cours du XIXe siècle à travers l’émergence des partis de masse.

La littérature sur la professionnalisation politique peut se diviser en deux types de travaux. L’un porte sur le profil et la carrière des élus et l’autre sur les ressources matérielles qu’offre le mandat. Les études sur le profil des élus découlent d’une longue tradition de sociologie des élites du début du XXe siècle (Vilfredo Pareto, Gaetano Mosca, Robert Michels) qui renaît dans les années 1950 outre-Atlantique[3]. Pour ce qui relève des élites urbaines, il existe quelques études historiques qui portent sur les caractéristiques sociographiques du personnel politique urbain, mais les bornes chronologiques s’arrêtent au début du XXe siècle (Hennock 1973 ; Roth et Beachy 2007) et ne portent pas sur la Suisse, mais soulignent le caractère élitaire de ces fonctions.

Les études qui traitent de la période plus récente (Bäck, Heinelt et Magnier 2006 ; Egner, Sweeting et Klok 2013) adoptent une approche de science politique, plus synchronique, en identifiant la sélection, le recrutement, le travail des maires ainsi que leur rapport aux institutions politiques locales sur la base de questionnaires. Elles mettent en lumière les caractéristiques sociales des élus dans les postes exécutifs locaux et soulignent la faible représentativité de ces derniers qui sont essentiellement des hommes diplômés d’une cinquantaine d’années, de classe moyenne et finalement peu représentatifs sociodémographiquement du reste des habitants des communes (Bäck, Heinelt et Magnier 2006, 44). Ces recherches n’évaluent cependant pas dans quelle mesure la professionnalisation du mandat contient les termes de sélection du profil adéquat pour cette fonction.

En effet, la littérature qui s’intéresse à la professionnalisation des mandats politiques du point de vue des ressources matérielles demeure une question particulièrement délaissée par les chercheurs en sciences politiques sur le plan infranational, et ce, malgré la sensibilisation précoce de Max Weber dans Le savant et le politique (1919) et sa célèbre distinction entre ceux qui vivent uniquement pour la politique et ceux qui vivent pour et de la politique. Il faut attendre presque un siècle pour trouver des études empiriques qui s’intéressent sérieusement aux ressources tirées du mandat lui-même.

Notre étude se fonde essentiellement sur la deuxième dimension[4] de la professionnalisation politique identifiée par le politologue Jens Borchert (2003, 8-10), qui a inspiré plusieurs études empiriques sur la professionnalisation politique. Celle-ci s’attarde notamment à la professionnalisation au niveau du mandat lui-même, c’est-à-dire des fonctions politiques qui permettent à l’élu de disposer de certaines ressources comme un salaire, du personnel administratif et des indemnités diverses qu’accorde la fonction. Cette typologie développée par Borchert, qui est celle que nous adoptons dans cet article, invite à considérer sur le plan local qu’un mandat est professionnalisé lorsqu’il permet aux élus d’en vivre comme activité principale. En outre, la littérature met l’accent sur le passage d’un mandat à temps partiel au temps plein pour considérer qu’un mandat passe du statut d’amateur à celui de professionnel, mais reste muette sur le niveau de rémunération qu’il doit assurer (Mévellec et Tremblay 2016, 90).

Sur la base de ces considérations, les études européennes qui se sont focalisées sur la professionnalisation des mandats ont surtout porté sur les parlements nationaux adoptant une posture très souvent synchronique (Kerrouche et Schüttemeyer 2018 ; Le Saout 2019), sur les parlements des cantons suisses (Bundi, Eberli et Bütikofer 2017 ; Eberli, Bütikofer et Bundi 2019) et les parlements communaux allemands (Reiser 2006). En revanche, le champ des exécutifs locaux, plus particulièrement celui des exécutifs communaux, a été largement délaissé, à l’exception de quelques études récentes sur les pays européens (Guérin-Lavignotte et Kerrouche 2006 ; 2008 ; Kerrouche et Guérin-Lavignotte 2020), le Québec (Mévellec et Tremblay 2016) et la Suisse (Geser et al. 2012 ; Freitag, Bundi et Witzig 2019 ; Lasseb et Pilotti 2019b). Plus rarement, des études sociohistoriques ont porté sur les parlements. Elles ont démontré que la professionnalisation du mandat s’est faite silencieusement chez les députés français car la rémunération en politique est une question taboue dans le débat public (Garrigou 1992), bien que ce soit un enjeu de lutte de la part des anciennes classes dirigeantes qui considéraient que la rémunération des élus est perçue comme une incitation à se porter candidat et sert de réquisitoire contre les nouveaux arrivants de classes sociales plus faibles accusés d’être intéressés (Boelaert, Michon et Ollion 2017, 20-23).

Sur l’État fédéral helvétique, les ouvrages récents encensent le système politique de milice en soulignant son importance et la nécessité de son maintien (Müller et Adler 2015). Force est de constater que peu d’études scientifiques se sont penchées sur les rémunérations des fonctions politiques, que ce soit de manière synchronique ou diachronique. Citons simplement un tout récent état des lieux synchronique sur les rémunérations et les fonctions électives aux trois niveaux de l’État fédéral (Lasseb et Pilotti 2019b), ainsi qu’une étude commandée par les Services du Parlement fédéral qui analyse les revenus tirés du mandat mis en relation avec le taux d’activité pour la législature 2011-2015 (Sciarini et al. 2017). Sur les rémunérations du Conseil fédéral, nous avons quelques brèves informations historiques (Hasler 1998, 321 ; Portmann 1998, 124), tout comme sur le plan cantonal (Bundi, Eberli et Bütikofer 2017). La seule véritable exception privilégiant une approche diachronique est l’étude d’Andrea Pilotti (2017) sur le Parlement fédéral qui a permis d’illustrer une évolution vers la semi-professionnalisation du pouvoir législatif helvétique depuis les années 1990 de manière à éviter qu’elle fasse l’objet de référendums populaires. L’auteur relève également que l’amélioration des rétributions matérielles des élus tout au long du XXe siècle s’est accompagnée d’une relative démocratisation du profil de ceux-ci.

Le maigre nombre de travaux présentés montre que l’évolution de la rémunération des exécutifs représente un véritable « trou noir ». D’une part à cause de l’approche essentiellement synchronique et d’autre part par le manque d’intérêt porté aux exécutifs des grandes villes suisses et européennes. En effet, les études qui s’intéressent à la professionnalisation des élus sur le plan de la rémunération des mandats et des ressources matérielles à leur disposition sont très récentes, pas seulement en Suisse (Geser et al. 2012 ; Freitag, Bundi et Witzig 2019) mais aussi en Europe (Le Saout 2019). Bien que ces études soient heuristiques, elles sont principalement synchroniques et, par conséquent, dépourvues de toute dimension historique permettant de mesurer l’évolution de la professionnalisation politique sur le temps long. Par ailleurs, ces études ont en commun l’idée que la professionnalisation du mandat dans un exécutif communal coïnciderait avec le développement économique récent des villes (métropolisation, boom démographique, aménagements urbains) ou serait liée au processus de décentralisation du pouvoir amorcé dans les années 1980-1990 en Europe (Kerrouche et Guérin-Lavignotte 2020, 8). Cette professionnalisation se traduirait par une complexification du travail municipal. Il y aurait ainsi un postulat tacite entre la taille démographique et économique de la commune et la professionnalisation de la fonction d’exécutif municipal (Guérin-Lavignotte et Kerrouche 2006, 7-10 ; Geser et al. 2012, 7 ; Douillet et Lefebvre 2017, 101).

Cette périodisation trop courte ne permet pas de saisir les évolutions de la rémunération des élus qui peuvent très bien avoir évolué à la baisse et à la hausse sur le temps long. Cela est d’autant plus pertinent dans l’étude de la professionnalisation car les villes, en tant que communautés administratives et politiques, précèdent les États-nations et, par les missions directement visibles qu’elles assurent (administration locale, police, services industriels, infrastructures etc.), sont les lieux privilégiés de l’étude de la professionnalisation des mandats politiques.

La littérature sur la professionnalisation des mandats suggère par ailleurs que pour qu’un mandat soit considéré comme professionnalisé, l’élu doit pouvoir en vivre à temps plein (Mévellec et Tremblay 2016, 90). Mais aucune étude ne porte de réflexion sur le niveau de vie qu’un élu doit avoir, et très peu d’écrits se penchent sur le profil d’élu que ce niveau attire (Gagliarducci et Nannicini 2013). L’analyse historique des débats qui se sont déroulés dans les parlements où les élus votent leur propre rémunération permet de rendre compte que le niveau de rémunération n’est pas le fruit du hasard ou de la conjoncture, mais relève d’une décision politique qui a pour objectif de fixer un niveau de rémunération qui permette le recrutement de personnes provenant de catégories sociales spécifiques. De plus, alors que les études réalisées sur les rémunérations et les articles de presse mettent l’accent sur l’évolution récente de la rémunération des élus ainsi qu’un décalage grandissant avec la population, l’analyse de long terme permet de relativiser cet écart en démontrant au contraire que la professionnalisation tend à le réduire en faisant converger le niveau de rémunération des mandats.

La présente étude vise ainsi à combler des lacunes des études politologiques sur la professionnalisation politique à l’aide d’une analyse sociohistorique de la professionnalisation dans trois des principales villes suisses. Nous accorderons une attention particulière aux débats qui entourent le niveau de rémunération adéquat pour ce type de fonctions politiques. En effet, les discussions du parlement communal sur la rémunération des élus nous donnent des informations cruciales pour saisir les attentes vis-à-vis du profil idéal d’un membre de l’exécutif d’une ville. En définissant ce qu’est le travail de ce dernier, les élus en déterminent la classe sociale d’appartenance. C’est pourquoi nous poserons ici les questions de recherche suivantes : Depuis quand peut-on vivre de son mandat à l’exécutif d’une ville suisse ? Quand et pourquoi ces rémunérations ont-elles augmenté ? Pourquoi le choix de la rémunération des élus aux exécutifs ne s’arrête-t-il pas au minimum vital ou au niveau de ce qu’un ouvrier perçoit ? De quelle classe sociale cette fonction doit-elle attirer des individus ? La professionnalisation du mandat crée-t-elle les conditions matérielles visant à recruter une élite politique plus déconnectée du reste des habitants sur les plans salarial et social ?

Nous nous attacherons ainsi à apporter des éléments de réponses à ces questions à travers l’étude de l’évolution de la rémunération et du temps plein des exécutifs de Zurich, Lausanne et Lucerne[5], de la fin du XIXe siècle à nos jours[6]. Nous devons souligner que l’intensité des débats et la disponibilité des informations historiques sur le système de rémunération de ces villes varient fortement d’une ville à l’autre, ce qui génère inévitablement un certain déséquilibre dans les éléments d’informations tirés de chaque cas d’analyse.

En outre, notre contribution sera d’amener une nouvelle lecture de la professionnalisation comme étant une division du travail qui, par le temps plein de la charge et le niveau de rémunération, tend à une moyennisation du salaire et du profil des élus en adaptant les conditions d’exercice de la fonction politique pour attirer les classes moyennes supérieures diplômées, c’est-à-dire des élus avec un haut capital social et culturel mais qui dépendent d’un salaire pour vivre.

Méthodologie et sources

Pour réaliser cette analyse, le travail d’archives s’est focalisé sur les votes qui portent sur le montant du traitement des élus de la Municipalité qui ont lieu en principe au début de chaque législature. C’est au même moment qu’il est aussi possible de trouver les débats traitant de la professionnalisation du mandat. Lorsque l’information était introuvable, les données ont été complétées par des archives de presse.

Pour étudier l’évolution des rémunérations et les débats suscités dans la ville de Zurich, les Protokoll des Gemeinderat [Procès-verbaux du conseil communal] et les Beschlüsse und Verordnungen von Behörden der Stadt Zürich [Résolutions et ordonnances des autorités de la ville de Zurich] ont été consultés aux archives communales pour la période 1945 à 2018.

Dans le canton de Vaud où se situe la ville de Lausanne, c’est la loi cantonale sur les communes qui charge le parlement communal (c.-à-d. le conseil communal) de voter le montant de ses propres jetons de présence ainsi que les traitements de l’exécutif. Ces derniers comprennent le salaire de l’ensemble des membres du gouvernement communal, y compris celui du maire (Equey 2010, 34). Chacun des bulletins du conseil communal a été dépouillé lors des débuts de chaque législature de manière systématique afin de relever le montant des rémunérations voté par le pouvoir législatif de la Ville de Lausanne, de 1882 à 2016, ainsi que les débats que ce vote a pu générer. L’année 1882 a été choisie comme point de départ pour le cas lausannois, car elle correspond à la première législature qui suit la réorganisation de la Municipalité de Lausanne sous sa forme actuelle (répartition par dicastère entre les élus à l’exécutif) (Rapport-préavis de la Municipalité, 2010). Ce n’est par ailleurs qu’à partir de 1886 que la publication des bulletins du conseil communal commence, facilitant de la sorte le travail de recherche systématique sur l’évolution des rémunérations et les débats occasionnés[7].

À Lucerne, ce sont aussi les membres du parlement communal qui votent la rémunération des élus. C’est pourquoi l’attention s’est portée sur les Protokoll über die Verhandlungen des Grossen Stadtrates von Luzern [Procès-verbaux des délibérations du Conseil communal de Lucerne] au début de chaque législature pour étudier l’évolution des rémunérations et les débats suscités, de 1945 à 2018. Pour la période antérieure à 1945, et en complément de notre étude, l’ouvrage de Roman Bussmann (1987, 18-21), qui retrace une partie de ces évolutions jusqu’en 1971, sert de référence. Il existe par ailleurs des dossiers thématiques dans les archives comprenant des rapports de commissions portant sur la rémunération des élus et les propositions de modifications dont a fait l’objet le Gemeindeordnung der Stadt Luzern [Règlement communal de la ville de Lucerne], qui est le règlement dans lequel sont établies l’organisation et les tâches des membres de l’exécutif.

L’interprétation des résultats se fera sous trois angles d’analyses. Le premier s’intéresse à la question du niveau de rémunération : nous présenterons une brève évolution quantitative des traitements de base[8] des trois municipalités étudiées. Le deuxième angle abordera un aspect plus spécifique du débat sur les rémunérations : le profil social des élus que les membres du parlement communal visent à attirer en offrant un certain niveau de rémunération. Nous analyserons ce type spécifique d’argumentation surtout développée à Lausanne durant le XXe siècle pour justifier l’augmentation des traitements et plus récemment à Zurich et Lucerne pour justifier leur diminution et leur plafonnement, parfois même par le recours aux outils de démocratie directe disponibles en Suisse. Dans le dernier angle d’analyse, nous évaluerons l’évolution dans le temps de l’écart entre les traitements de ces exécutifs urbains et le salaire moyen d’un ouvrier. Cela nous amènera à développer une discussion sur l’évolution historique de la position sociale d’élu à l’exécutif d’une grande ville dans la hiérarchie salariale.

Avant d’aller plus loin, il semble important de brièvement présenter les trois cas d’études pour comprendre les spécificités des gouvernements urbains qui se composent d’un exécutif collégial. Cette forme d’organisation du pouvoir fonctionne selon les principes de la démocratie de concordance qui intègre les principaux partis du Parlement au gouvernement (Borraz 1992, 28).

Zurich est la plus grande ville de Suisse, avec une population résidente de 415 367 habitants en 2018 (OFS 2020)[9]. Elle occupe sur le plan économique la première place financière du pays. Sur le plan politique, la ville compte à sa tête un exécutif collégial (Stadtrat) de neuf membres élus directement par le corps électoral au mode de scrutin majoritaire à deux tours, pour un mandat de quatre ans. Le parlement communal zurichois (Gemeinderat) compte 125 membres élus selon un système particulier du mode de scrutin proportionnel (biproportionnel depuis 2006) qui tient compte du découpage de la ville en neuf circonscriptions électorales. Le Parti socialiste (PS) y est très fort dès le début du XXe siècle ; il obtient en effet quatre sièges dès 1907, puis cinq sièges sur neuf de 1928 jusqu’en 1949, au point où la ville est surnommée « Zurich la rouge » (Behrens 2015). À partir de 1950, la gauche n’est plus majoritaire, le PS remportant quatre sièges et les partis de droite se partageant les cinq autres sièges (Parti radical-démocratique, Alliance des indépendants, Parti démocrate-chrétien, Union démocratique du centre et Parti évangélique suisse). Depuis les années 1990, le PS est revenu en force et gouverne avec une majorité de gauche formée des partis Les Verts et la Liste alternative. Les partis de droite peinent quant à eux à redevenir majoritaires.

Lausanne est la quatrième ville de Suisse, avec 139 111 habitants (OFS 2020) ; elle compte un exécutif (la municipalité) de sept membres (ils étaient cinq avant 1946) élus pour un mandat de quatre ans au suffrage universel direct depuis 1989. Les membres de l’exécutif étaient auparavant élus à la proportionnelle par les membres du parlement communal (le conseil communal) dès 1949. Sur le plan partisan, Lausanne a connu au XIXe siècle une lutte qui opposait essentiellement les libéraux aux radicaux. De 1882 à 1950, les libéraux et les radicaux ont conservé une majorité au sein du pouvoir législatif et exécutif grâce au mode de scrutin majoritaire. La montée de la « vague rouge » qui a remporté du succès en 1893-1897 débouche sur une entente bourgeoise entre les deux partis. Les socialistes réussissent à obtenir une majorité de 1934 à 1937, avant de la perdre. Comme dans d’autres cantons romands suisses, les communistes sont interdits en janvier 1938. Lausanne est à nouveau gouvernée à gauche de 1946 à 1949 avant de céder durablement la place à une majorité bourgeoise qui comprend radicaux, libéraux et une minorité socialiste, de 1949 à 1989. À partir de 1989, une alliance de gauche entre le PS, les Verts et le Parti ouvrier et populaire devient majoritaire et s’installe durablement à l’exécutif.

La population résidente de Lucerne, septième ville de Suisse, est 81 691 habitants en 2018 (OFS 2020). L’exécutif de la Ville, qui s’appelle le Conseil de ville (Stadtrat), compte depuis 1935 cinq membres élus pour quatre ans. C’est une majorité du Parti radical-démocratique (PRD) qui règne sans partage sur l’exécutif durant le XIXe siècle (Trüeb 2016). La composition multipartisane du Conseil de ville demeure durant tout le XXe siècle à majorité de droite avec, de 1958 à 1991, deux élus du Parti radical-démocratique (PRD)[10], un du Parti démocrate-chrétien (PDC), un du Parti socialiste (PS) et un élu indépendant (sans parti). À partir de 2004, les partis verts accèdent à l’exécutif et la composition est en 2016 d’un socialiste (PS), d’un Vert, d’un Vert’libéral, d’un démocrate-chrétien (PDC) et d’un libéral radical (PLR). L’UDC y est en revanche absente. Le pouvoir législatif lucernois (Grosse Stadtrat) se compose de 40 membres depuis 1927 et 48 dès 2000, élus au mode de scrutin proportionnel. Dans les années 2000, le PS compte le plus de sièges et le parti des Verts se renforce, mais les partis de droite demeurent dominants.

L’évolution des rémunérations des élus et les arguments justifiant leur augmentation

Les archives révèlent que les maires vivent de leur mandat dès la fin du XIXe siècle et que leur rémunération est supérieure à celle des autres membres de l’exécutif. Cela signifie que c’est une fonction qui connaît un mandat professionnalisé précoce par rapport au reste des membres de l’exécutif dont la rémunération augmente progressivement et dont le taux d’activité passe du temps partiel au temps plein.

Plus précisément, nous analysons la rémunération tout d’abord sur l’évolution en valeur nominale (tableau 1), ce qui nous amène à constater une augmentation linéaire des rémunérations. Au début de la période, en 1877, le traitement annuel d’un élu zurichois était de 5000 CHF et celui d’un lausannois de 4000 CHF. En 1900, il était de 7000 CHF par année pour un membre de l’exécutif de Zurich, 5000 CHF à Lausanne et 6000 CHF à Lucerne. À la fin de la période, en 2014, l’augmentation du traitement annuel nominal est très importante, puisqu’il varie entre 244 759 CHF et 247 235 CHF pour les membres des trois municipalités (Zurich, Lausanne et Lucerne).

Tableau 1

Évolution de la rémunération annuelle des élus à Zurich, Lausanne, Lucerne et salaire d’un ouvrier qualifié[11][12]

Évolution de la rémunération annuelle des élus à Zurich, Lausanne, Lucerne et salaire d’un ouvrier qualifié1112
Sources : Procès-verbaux des conseils communaux, préavis et articles de presse

-> Voir la liste des tableaux

Comme on peut le remarquer, la rémunération des élus zurichois, lausannois et lucernois a augmenté en valeur nominale durant toute la période 1900-2014. Le salaire annuel d’un élu de Zurich était de 7000 CHF au début de la période, ce qui permettait déjà à cette époque de vivre de son mandat, tout comme à Lausanne et à Lucerne, puisque c’était plus que le salaire annuel versé à un ouvrier qualifié, calculé à 975 CHF en moyenne.

La lecture des procès-verbaux du conseil communal de Lausanne et de Lucerne nous amène à faire deux principales observations. D’une part, les augmentations de rémunération ne font que très peu l’objet de rejets en votation au sein des conseils. Les arguments avancés comportent une forme de réponse à la charge de travail en raison du processus d’urbanisation de ces villes, donnant forme à une dépolitisation de la question puisqu’il s’agit d’adapter les conditions d’exercice du mandat en fonction de l’évolution du travail qu’il exige sous un angle de bon gestionnaire.

D’autre part, l’exécutif fonctionnant selon un principe de concordance, cela implique que les principaux partis du parlement communal sont présents à l’exécutif, atténuant du coup les raisons de s’opposer à une mesure dont les partis gouvernementaux bénéficient et discutent en commission ou entre chefs de partis. La séance plénière sert essentiellement de lieu d’approbation par l’ensemble du pouvoir législatif. Les oppositions contre les augmentations ont en revanche été plus importantes à partir des années 1970, l’argument soutenu étant la mauvaise santé financière des villes que l’UDC n’a pas manqué d’instrumentaliser. L’UDC peine en effet à se faire élire dans les exécutifs urbains alors qu’il connaît des succès électoraux à d’autres échelons de la politique fédérale en devenant le plus grand parti du Parlement fédéral dès 1999 (Skenderovic 2007, 166-167 ; Mazzoleni 2008).

Trouver une référence légitime pour fixer le salaire des élus : quelle classe de personne à l’exécutif d’une ville ?

Après avoir présenté l’évolution de la rémunération des élus durant le XXe siècle dont le salaire nominal a augmenté, des débats émergent sur le niveau de rémunération légitime à la fonction de membre de l’exécutif. Ce débat ne vise pas directement à remettre en question la justification d’une hausse ou d’une baisse, mais remet en question l’impact que le niveau de la rémunération peut avoir sur la sélection sociale des élus. Autrement dit, les discussions consistent à se demander quel est le niveau de salaire légitime pour la catégorie d’hommes (et ensuite de femmes) qui vont siéger à l’exécutif. La discussion porte également sur la place que doit occuper la tête de l’exécutif dans la hiérarchie salariale et sociale. Elle relève par ailleurs d’une comparaison avec les bas salaires de la hiérarchie salariale dans le but d’évaluer quantitativement et qualitativement le salaire à verser aux membres de l’exécutif. Au coeur du débat sur la légitimité des rémunérations accordées aux élus on retrouve la question de la classe sociale d’appartenance. C’est ce qui ressort des procès-verbaux étudiés pour le cas de Lausanne qui nous font remonter au début du XXe siècle. Les principaux éléments d’analyses proviennent de ce cas lausannois, car il s’avère très illustratif des débats portant sur la professionnalisation politique de l’exécutif d’une ville.

Pour synthétiser la position des partis dans le courant du XXe siècle sur la question de la rémunération, précisons qu’il y a dans un premier temps des élus du Parti radical favorables à la professionnalisation de l’exécutif et à une augmentation des rémunérations, contrairement aux libéraux (PLD) qui s’opposent à l’exclusivité de la charge. L’importance politique du PRD sur les plans cantonal et communal lui permet cela. À tel point que dans ces villes ce sont les partis de droite issus du PRD (favorables au XIXe siècle à l’extension des droits démocratiques et à l’extension des prérogatives étatiques) qui augmentent la rémunération des élus dans la période post-1945 dans un mouvement européen porté par le keynésianisme et la croissance du personnel administratif de la ville. La définition que les élus donnent d’un bon élu à l’exécutif est celle d’un bon gestionnaire des affaires de la ville. C’est pourquoi il apparaît pour eux important d’adapter la rémunération pour recruter des élus issus d’une classe sociale qui produit ce profil, plutôt que dans la grande bourgeoisie ou la classe ouvrière.

Les élus issus de gauche ne sont pas en soi opposés à l’augmentation de la rémunération des élus. C’est plutôt le fait que l’on traite inégalement des conditions de vie que peut avoir un ouvrier et de celles que doit avoir un élu qui pose problème. Ils sont en faveur de l’augmentation de la rémunération du travail des élus à condition d’augmenter les bas revenus. C’est donc le double standard qui est critiqué et non l’augmentation en tant que telle. La gauche des années post-1990, en revanche, semble avoir embrassé l’idée du PRD que le salaire des élus doit s’apparenter à celui de cadre de l’administration publique et se rallie indirectement à une vision gestionnaire de la fonction politique plutôt qu’à une vision représentative des habitants de la ville.

Ainsi, en fonction de la définition des tâches d’élu à l’exécutif, il sera suggéré de recruter des personnes provenant de catégories sociales qui produisent des individus répondant à ce profil de poste. En l’occurrence, c’est le profil d’un élu bon gestionnaire provenant de la bourgeoisie intellectuelle qui est privilégié.

En 1914, lors de la discussion portant sur le salaire adéquat pour les membres de l’exécutif de la Ville de Lausanne, le socialiste Paul Golay relève que la situation des rémunérations n’est pas extraordinaire en comparaison du privé, mais qu’elle permet largement d’en vivre déjà à l’époque. L’exposé de Golay s’avère intéressant, entre autres parce qu’il met en relation, pour la première fois, la question de la rémunération des élus dans les exécutifs avec celle des ouvriers communaux. Pour l’élu socialiste, le salaire des membres de l’exécutif communal doit donc être établi en tenant compte de la situation des travailleurs se situant en bas de l’échelle salariale :

Il y a quelques mois, sauf erreur, vous avez été appelés à discuter de la situation des ouvriers des services industriels. Notre groupe vous demandait d’accorder à ces salariés un repos minimum. Vous nous avez répondu que c’était faire de la philanthropie, du sentimentalisme que de vouloir pour les ouvriers de l’usine à gaz 52 jours de repos par an […] Sans comparer le salaire des ouvriers de commune avec le salaire des municipaux et tout en tenant compte des différences à établir, nous estimons cependant que si ces ouvriers qui travaillent 300 jours par année doivent se contenter d’un salaire de 1800 fr., 2000 fr. ou 2200 fr., un traitement de 6000 fr. doit suffire pour un municipal.

Bulletin du Conseil communal 1914, t. II, 44-45

Plus loin dans les débats sur les rémunérations, le socialiste et avocat de formation Charles Naine reprend cette comparaison avec les ouvriers communaux. Il ajoute néanmoins un élément nouveau qui traite explicitement de la question de la classe sociale d’appartenance en dénonçant l’existence d’un traitement inégal lorsqu’il s’agit de débattre du salaire des employés et de celui des élus du pouvoir exécutif :

Messieurs, pour le fond de l’affaire, je ne suis pas partisan de l’augmentation des traitements, je l’ai dit la dernière fois. Il est évident que 6000 francs pour les municipaux sortis de la bourgeoisie, c’est peu ; je reconnais que pour des milieux où l’on est habitué à gagner 6000 francs, 8000 francs et 15 000 francs et plus encore, 6000 francs c’est très peu. Je comprends que comme représentant des partis bourgeois vous trouviez la somme minime et que vous cherchiez par conséquent à l’augmenter, mais si vous vous placez au point de vue de la classe ouvrière, ces 6000 francs, c’est énorme, c’est une petite fortune ; beaucoup d’ouvriers doivent travailler trois ans pour obtenir un gain pareil, et comme représentant de cette classe qui a peut-être en moyenne un traitement de 1800 à 1500 fr., […] nous sommes obligés de refuser l’augmentation proposée. Ceci nous montre qu’il y a bien deux classes d’hommes dans la société ; je le dis sans aigreur ; vous le constatez vous-mêmes, vous reconnaissez qu’une classe de citoyens, avec 6000 fr. de traitements, est très peu payée, ces citoyens ne sont pas dans la misère, mais ils ont de la peine à vivre avec un tel traitement. Et quand, d’autre part, nous considérons le traitement des ouvriers, des employés inférieurs si vous voulez, vous êtes les premiers à reconnaître que l’échelle de 1500 fr., 2000 fr., 2500 fr. est très suffisante. Il faut bien que ce soient deux classes très différentes d’hommes pour que les uns vivent très difficilement avec 6000 fr. et les autres largement avec 2000 ou 2400 fr.

Bulletins du Conseil communal 1914, t. II, 48

En réponse à l’intervention de Golay, le conseiller communal du Parti radical-démocratique (PRD, centre-droit) Alexandre Scheerer trouve inadéquat de comparer le travail d’un membre de l’exécutif avec celui d’un ouvrier, car ils auraient des responsabilités et une occupation complètement différentes (Bulletin du Conseil communal 1914, t. II, 50-51). L’avocat radical Jean Spiro soutient également cette augmentation des traitements de l’exécutif, car, selon lui, il faut pouvoir donner un salaire attractif afin d’attirer des hommes appartenant à des catégories supérieures de la population. Dans son plaidoyer, l’élu radical avance des argumentations socialement élitistes pour justifier l’augmentation des rémunérations des élus du pouvoir exécutif lausannois. En bref, d’après Spiro, l’amélioration des traitements des élus du pouvoir exécutif est incontournable pour que la Municipalité puisse compter sur les meilleures personnalités de la ville en termes de compétence, de capacité de travail et d’énergie qui, sous-entendu, proviennent des couches sociales supérieures de la population :

Je veux bien que ce soit un honneur d’être à la tête de la ville de Lausanne, mais enfin il n’est à mon avis pas décent de la part de la ville de Lausanne et du Conseil communal tout particulièrement, de faire payer cet honneur sous forme de quelques billets de mille retranchés à ceux qui en sont investis. Si nous avons besoin d’un directeur des Services industriels, irons-nous le prendre dans la partie de la population qui gagne 2000 à 3000 francs ? Ce n’est pas là que nous le trouverons, mais dans une classe de citoyens gagnant une somme supérieure. Vu l’extension continuelle de nos affaires municipales et la nécessité absolue d’avoir à la tête des dicastères des hommes compétents, travailleurs, énergiques ; il ne faut pas lésiner sur la question des traitements. Je vous en parle en connaissance de cause. Voilà tantôt quatorze ans que je suis membre du Conseil communal et que je prends part aux travaux des commissions. J’ai pu me rendre compte de ce qu’un municipal travailleur, ayant l’oeil ouvert et de l’expérience, gagne à la Commune de Lausanne deux, trois, quatre et cinq fois son traitement annuel et qu’il ne faut pas une grosse erreur pour faire perdre à la Commune 5000, 100 000 fr.

Bulletin du Conseil communal 1914, t. II, 53

Dans cette même idée du profil-idéal d’un élu à la Municipalité, le conseiller communal Louis Bourgeois (PRD), lors d’une séance en mai 1919 qui porte sur la création d’une caisse de retraite pour les membres de la Municipalité, relève l’importance d’avoir « à la tête de notre administration des personnes dévouées, capables et, pour cela, leur permettre de renoncer à une situation brillante qu’elles occupent peut-être dans le commerce ou l’industrie » (Bulletin du Conseil communal 1919, 424). Cela laisse sous-entendre, à l’instar des affirmations du radical Spiro cinq ans auparavant, que le profil de ces élus devrait être celui de personnes occupant déjà une position de cadre dans l’économie privée. En même temps, Bourgeois nuance quelque peu ses propos « élitistes » en reconnaissant : « Il ne serait pas démocratique pour ne pas dire plus, de compter que les municipaux ont une fortune personnelle leur permettant de vivre. » (Bulletin du Conseil communal 1919, 424-425) En bref, le profil de l’élu idéal pour Bourgeois correspond bien aux couches moyennes qui ont la caractéristique d’avoir une formation et des responsabilités qui leur permettent d’occuper une fonction de cadre dans le privé, mais ne disposent pas d’un patrimoine leur assurant une rente suffisante pour faire de la politique.

Invisibiliser les augmentations pour éviter les critiques : une professionnalisation silencieuse

Après ces premiers débats à Lausanne en 1914 et 1919 sur le salaire des élus du pouvoir exécutif et leur profil, il faut attendre plusieurs décennies avant que la question fasse à nouveau l’objet d’une réelle discussion à Lausanne. En effet, la période qui va des années 1945 aux années 1960 connaît des augmentations des rémunérations qui sont votées par les élus sans que cela occasionne de véritable opposition. Le salaire des élus croît automatiquement pour couvrir l’augmentation du coût de la vie qui s’indexe sur les plus hauts salaires des fonctionnaires communaux.

À partir des années 1960, on observe par exemple à Lausanne une opposition conditionnée quant à l’augmentation de la rémunération (en décembre 1965) lorsque Armand Barman (Parti chrétien-social) propose au nom des présidents de groupe du Conseil communal d’augmenter le traitement de l’ensemble de l’exécutif et de leurs frais de représentation. La proposition n’est pas contestée. L’élu du Parti ouvrier et populaire (POP, gauche radicale) André Muret pose néanmoins la condition que la future Municipalité pense elle aussi à augmenter les revenus des couches sociales les plus fragiles de la commune (Bulletin du Conseil communal 1965, 18-19). Cette requête du relèvement des revenus les plus bas de la commune comme condition à une augmentation des traitements des élus revient lors d’une séance en novembre 1969. Le conseiller communal Muret rappelle le voeu qu’il avait formulé quatre ans auparavant et cette fois-ci le groupe POP qu’il préside s’oppose à l’augmentation des rémunérations, car la Municipalité n’a pas relevé les aides aux personnes à l’assistance publique alors qu’elle s’octroie des augmentations (Bulletin du Conseil communal 1969, 19).

En 1973, pour la première fois, les critiques vis-à-vis l’augmentation des salaires des élus proviennent aussi du centre-droit et de la droite nationaliste. Un élu de l’Action nationale, le mécanicien Werner Kneubühler, reprend même les arguments historiquement avancés par la gauche, en affirmant qu’au lieu d’une nouvelle augmentation il serait préférable « de soutenir aussi les économiquement faibles » (Bulletin du Conseil communal 1973, 18). L’élu poursuit sur la question du salaire légitime pour la fonction de l’exécutif et établit une comparaison avec les travailleurs :

Je m’excuse du terme. Je n’ai pas le format d’un conférencier, mais parmi les travailleurs, les salariés, on peut faire une constatation : il y en a qui doivent travailler avec un minimum vital de combien ? Cette limite se situe où et à combien ? C’est très difficile de le dire. Alors j’estime que si on peut avoir [5000 fr.] de traitement mensuel (ou même plus), on pourrait se contenter de ce qu’on a parce que l’indexation, dans l’économie privée, ne marche pas comme dans l’administration !

Ibid., 18

Quinze ans plus tard, en octobre 1988, la question de la rémunération légitime refait surface lors de la refonte du règlement municipal lausannois sur l’échelle salariale des employés de la commune, qui comprend le traitement des membres de l’exécutif. Cette réforme des classes salariales communales est encore aujourd’hui en vigueur. Les années 1988 et 1914 sont deux périodes clés de l’évolution des traitements par les débats occasionnés. Cette réforme de 1988 va participer à intégrer les rémunérations de la Municipalité à celles des fonctionnaires en haut de l’échelle salariale de la commune. Ce changement permet d’éviter les débats qui se font plus vifs et visibles sur la rémunération des membres de l’exécutif.

Le rapport de la commission portant sur la refonte de la politique salariale révèle que l’écart salarial entre le salaire le plus bas et le salaire le plus élevé des fonctionnaires communaux à Lausanne a diminué d’un peu plus de 3,5 fois, alors qu’il est plus élevé dans d’autres villes et cantons (Bulletin du Conseil communal 1988, 303-304). Le socialiste Pierre Tillmanns, qui accepte le préavis, demeure relativement critique devant ce qui est proposé, car cela impliquerait une trop forte évolution automatique des hauts salaires communaux et une stagnation des plus bas (ibid., 308).

L’évolution automatique des hauts salaires est à nouveau au centre des débats en 2003 lorsque le conseiller communal du Parti ouvrier et populaire Pierre Payot propose une motion de modérer le traitement des membres de l’exécutif afin de limiter son augmentation automatique prévue dans la révision de 1988. Il faut selon lui arrêter d’évaluer le prestige d’une fonction ou d’un revenu à la hauteur de son salaire comme cela se fait dans le secteur privé et il invite « la Commune à ne pas suivre le courant dominant et à donner l’exemple d’une politique plus équitable, visant à ne pas aggraver outre mesure la disparité des revenus » (Bulletin du Conseil communal 2003, 591).

À Lucerne, un nouveau règlement qui traite de la rémunération des membres de l’exécutif est également élaboré en 1989. Il s’agit plus généralement de clarifier et de formaliser la règle qui fixe la rémunération des élus et son augmentation. La commission qui s’est penchée sur la question évoque la nécessité de fixer quelle doit être la relation entre le niveau salarial des élus et celui des membres de l’administration communale. Le niveau de rémunération pour cette fonction suscite alors des débats. Comme à Lausanne, se pose la question du niveau adéquat pour cette fonction selon les personnes qu’on veut y attirer :

La rémunération du conseil municipal ne doit pas être trop basse, afin que même les personnes compétentes qui gagnent bien leur vie dans le secteur privé puissent être encouragées à devenir conseillers municipaux. Mais les salaires ne doivent pas non plus être trop élevés, car ils doivent être basés sur les possibilités financières, et les super salaires ne seraient de toute façon pas compris par la population.

[Traduction de l’auteur] Procès-verbaux des délibérations du Conseil communal de Lucerne 1989

Les initiatives populaires de l’Association des contribuables et de l’UDC

À partir de la fin des années 1990, la rémunération des élus zurichois a suscité des débats qui se sont terminés par des votations populaires. On dénombre deux initiatives qui dénoncent les montants touchés par les élus et le coût d’un exécutif à neuf membres pour les finances publiques communales. Nous n’avons pas trouvé dans les procès-verbaux du parlement communal de la ville de Zurich de remise en question du principe que des élus puissent vivre entièrement de leur fonction.

En revanche, le niveau de rémunération s’est retrouvé sous les feux de la critique pour plafonner les rémunérations de l’exécutif de la Ville et de son administration en utilisant comme argument de campagne la comparaison du salaire d’un élu zurichois et sa légitimité à gagner plusieurs fois le salaire d’une infirmière. La question n’est pas de savoir si les élus peuvent vivre de leur mandat, mais plutôt quel devrait être leur niveau de vie.

En effet, la plus grande offensive contre les rémunérations des élus que nous ayons pu observer dans les villes alémaniques provient de l’Association des contribuables de Zurich (Bund der Steuer Zahler). Ce groupement (créé tout d’abord en Allemagne en 1949)[13] a été fondé en Suisse en 1995. L’association est présidée par l’entrepreneur et parlementaire cantonal zurichois de l’UDC Alfred Heer. Elle se veut une organisation de surveillance de la taille et des dépenses de l’État et dénonce les cas de « gaspillage » de l’argent des contribuables dans une perspective (néo-)libérale. L’objectif est d’aboutir à une baisse de la fiscalité par le biais de la réduction des dépenses publiques et des privatisations.

Dans cet esprit, l’association est à l’origine de plusieurs initiatives populaires communales acceptées dès la fin des années 1990 et 2000 en Suisse alémanique visant à baisser et à limiter le niveau de rémunération des élus et des fonctionnaires communaux, dans une période où la gauche redevient majoritaire à l’exécutif de Zurich et où l’UDC perd son unique siège. Les membres du parti sont présents dans l’Association des contribuables (même si elle se veut sans couleur politique) et agissent au sein des comités d’initiatives populaires pour baisser les traitements des élus aux exécutifs, ou par le moyen d’interventions au sein du pouvoir législatif communal.

Le 3 février 1998, l’Association des contribuables dépose une initiative populaire communale intitulée « 220’000 Franken Jahresgehalt sind genug » [220 000 francs de salaire annuel suffisent], dont l’objectif est de limiter la rémunération des élus et des chefs de service de l’administration communale zurichoise. L’association, pour justifier son action, dit qu’elle considère la rémunération des élus comme étant trop élevée, notamment en comparaison avec ce que gagnent des chefs d’État de grande puissance. En outre, elle mentionne que les 220 000 francs proposés pour un élu à l’exécutif et un chef de service suffisent pour que cette fonction reste attractive. Elle souligne par ailleurs que le mauvais état des finances publiques zurichoises nécessite des restrictions budgétaires. Il s’agit alors pour les élus du pouvoir exécutif et les chefs de service de montrer l’exemple en diminuant leur salaire. Le dernier argument mobilisé procède d’une comparaison avec le secteur privé. Les salaires du privé sont, en effet, selon les défenseurs de l’initiative, inférieurs à ceux du public, ce qui est une bonne raison pour ajuster ce dernier à la baisse en cette période économique qu’ils caractérisent de difficile.

Lors de la campagne pour la votation qui a lieu le 21 mai 2000, les défenseurs de l’initiative populaire comparent le salaire d’un municipal à celui d’une infirmière, qui se rapproche de la rémunération d’un ouvrier qualifié. En effet, un élu à l’exécutif zurichois recevait un traitement qui représentait 4,51 fois le salaire d’une infirmière, et le maire, 4,9 fois. L’objectif de l’initiative vise à ramener l’écart salarial des élus et des cadres de l’administration à 3,9 fois ce salaire. C’est ce qui ressort du tract que l’Association des contribuables distribue à la population zurichoise et qui remet en question la légitimité de gagner plus :

Pour ce travail difficile aux horaires souvent irréguliers, une infirmière de la ville de Zurich gagne 4700 francs par mois. C’est moins qu’un conseiller municipal. Nous nous posons la question suivante : le service sacrificiel qu’une infirmière rend à la communauté vaut-il vraiment au-delà de quatre fois moins que le travail d’un conseiller municipal ?

[Traduction de l’auteur] Archives de la ville de Zurich

Le 21 mai 2000, le corps électoral zurichois se prononce contre les recommandations des principaux partis politiques du conseil communal (PLR, PS, PDC) et de l’exécutif en votant en faveur de l’initiative populaire soutenue par l’UDC avec 50 529 « oui » contre 44 757 « non »[14]. Les citoyens zurichois acceptent ainsi de réduire la rémunération des élus de 20 % (Bächtold 2000, 27).

Les autorités de Lucerne rencontrent elles aussi un revers en votation populaire le 8 mars 2015 face à l’UDC, sans élu à l’exécutif lucernois, qui lance une initiative populaire pour baisser et limiter la rémunération des membres de l’exécutif de la Ville. Cette initiative déposée le 20 octobre 2013, qui s’intitule « 200 000 francs suffisent », prend place à la suite d’une série d’attaques initiée, de manière similaire à ce qui s’est déroulé à Zurich quinze ans plus tôt, par l’Association des contribuables. Cette dernière vise à présent plusieurs grandes villes suisses comme celles de Berne en 2004, Zoug et Frauenfeld en 2013 (Hochstrasser 2015) dans l’objectif de limiter le traitement des élus du pouvoir exécutif à 200 000 CHF et celui du maire de la ville à 220 000 CHF. L’initiative est finalement acceptée et n’autorise l’augmentation du salaire que pour compenser une éventuelle inflation, et ce, sous condition de l’accord du pouvoir législatif.

Durant la campagne, le salaire des municipaux à Lucerne, comme antérieurement à Lausanne et à Zurich, est comparé à celui d’un ouvrier moyen et il est souligné qu’« un contribuable lucernois doit travailler entre trois et quatre ans pour gagner le salaire d’un conseiller municipal » (Bericht und Antrag an den Grossen Stadtrat von Luzern 2014, 7). Si nous faisons le calcul sur la base du salaire des municipaux avant l’acceptation du vote qui était de 247 345 CHF, le salaire d’un contribuable lucernois qui est comparé se situerait ainsi à 61 836 CHF. Comme nous le verrons plus bas, c’est un écart relativement similaire à ce que nous avons pu relever en comparant le salaire d’un membre de l’exécutif avec celui d’un ouvrier qualifié.

Le problème de fond que relève l’initiative est essentiellement le rapport entre le salaire des élus et celui des fonctionnaires communaux. En effet, la commission qui s’est penchée sur l’initiative populaire souligne qu’une baisse des traitements serait problématique, car les membres de l’exécutif toucheraient un salaire moins élevé que celui des cadres de l’administration dont ils sont responsables.

C’est ce qui préoccupe les élus qui, le 13 août 2014, débattent du texte de l’initiative au sein du conseil communal lucernois avec le Parti libéral radical (PLR), le Parti démocrate-chrétien (PDC), le Parti socialiste, les Verts et les Verts’libéraux. Ceux-ci rejettent l’initiative, lui préférant un contre-projet autorisant une augmentation, mais plus modérée et tenant compte des années d’expérience dans la fonction.

Selon le conseiller communal de l’UDC et directeur d’entreprise Peter With, les élus mériteraient un salaire inférieur à celui des hauts cadres de l’administration communale, car leur élection n’est pas basée sur leur compétence, mais en partie sur leur couleur politique (Procès-verbaux des délibérations du Conseil communal de Lucerne, t. VIII 2014, 7-9). L’élue du PDC Monika Franziska Bitzi Staub, quant à elle, croit que les élus méritent un salaire de cadre, car ils occupent une fonction de direction et qu’ils ne peuvent pas toucher des primes comme dans le secteur privé (ibid., t. VIII, Nr.31 2014, 10).

Le groupe du Parti socialiste (PS) et des jeunes socialistes (JS) représenté par Simon Roth trouve les traitements du pouvoir exécutif « très élevés », mais il demeure favorable au contre-projet qui diminue le salaire des élus tout en le maintenant au-dessus de celui des cadres de l’administration communale, car cela permet de ne pas chambouler la structure salariale communale. En effet, l’initiative « aurait pour conséquence qu’un conseiller municipal gagnerait moins que les cadres. Ce serait plutôt étrange, étant donné les charges et les responsabilités supplémentaires par rapport à ces employés. » ([Notre traduction] ibid., t. VIII, Nr.31 2014 : 9-10)

Ainsi, au sein de ces conseils communaux et des groupes mobilisant les outils de la démocratie directe pour modifier les niveaux de rémunération, les discussions qui reviennent lors des débats sur les traitements relèvent de la question de la juste rémunération et des profils dont la Municipalité aurait besoin en fonction de ce salaire. En effet, il est ici visible à Zurich et à Lucerne comme dans le cas de Lausanne que la question du rapport entre le niveau de la rémunération et le profil de l’élu voulu à l’exécutif de la Ville est une question centrale que pose la professionnalisation des mandats.

Les débats des pouvoirs législatifs communaux révèlent, tant au début du XXe siècle à Lausanne que plus récemment dans les votations populaires lancées par l’UDC à Lucerne et à Zurich, que la question centrale liée à la rémunération des membres de l’exécutif est le profil adéquat d’élu recherché ainsi que l’écart souhaité avec un salaire d’ouvrier qualifié.

Cette partie qualitative qui a porté sur la récurrence dans les débats de la comparaison entre les traitements des élus et les salaires des employés nous suggère d’introduire une partie quantitative qui vise à évaluer l’écart salarial entre le salaire d’un membre du pouvoir exécutif et celui d’un ouvrier qualifié dans le temps.

Un mandat moins élitaire ?

Le point de comparaison avec le salaire moyen d’un ouvrier qualifié nous semble approprié, car, en Suisse, un salaire minimum uniformisé n’a jamais existé[15] et ce salaire en est un de subsistance que l’on peut considérer comme un minimum qui permet de vivre à une époque donnée. Concrètement, il assure la reproduction de la force de travail, le paiement d’un loyer, de la nourriture, des transports, des biens d’équipements et des loisirs qui ont évolué historiquement.

Le graphique 1 illustre l’écart entre le salaire de l’exécutif et celui d’un ouvrier qualifié moyen à chaque législature (voir tableau 1). On constate ainsi qu’en 1900 le salaire d’un municipal zurichois était sept fois supérieur à celui d’un ouvrier moyen. Au fil du temps, l’écart entre le salaire des élus à l’exécutif et celui d’un ouvrier qualifié se stabilise entre trois et quatre fois plus pour les exécutifs aux mandats professionnalisés.

Graphique 1

Écart salarial entre un ouvrier qualifié et un élu à l’exécutif[16]

Écart salarial entre un ouvrier qualifié et un élu à l’exécutif16

-> Voir la liste des figures

Si l’écart salarial entre un ouvrier et un élu diminue dans le temps – passant d’un écart salarial de 1/7 entre un ouvrier et un municipal à 1/3 –, on peut s’attendre à ce que cette fonction et sa rémunération attirent de nouvelles catégories d’élus. Aussi pouvons-nous émettre l’hypothèse que la professionnalisation participe à une forme de « déclassement relatif » de la fonction d’élu urbain dans la mesure où, par le passé, celle-ci était davantage occupée par la moyenne ou grande bourgeoisie locale, alors que désormais elle s’adresse à une couche moyenne diplômée. Seule une prosopographie permettrait de vérifier plus solidement ce processus par l’examen du profil social de ces élus[17] ; mais il est en tout cas certain que la position de l’exécutif dans l’échelle salariale a décru dès le début du XXe siècle, pour rester relativement stable jusqu’à aujourd’hui.

Cette baisse de l’écart salarial entre un ouvrier moyen et un municipal s’explique sans doute par l’augmentation du salaire moyen des ouvriers. Toutefois, il faut souligner que cette baisse ne s’est pas répercutée proportionnellement sur l’augmentation du salaire des élus. Autrement dit, le salaire (de subsistance) d’un ouvrier qualifié a connu une croissance plus grande que celui des élus du pouvoir exécutif. De ce fait, il peut être admis que, relativement à un ouvrier, le salaire des élus a diminué dans le temps. L’approche par la rémunération laisse voir qu’il se produit une moyennisation sociale des élus locaux. Cette tendance à « tolérer » un écart salarial qui varie entre trois et quatre fois le salaire d’un ouvrier qualifié nous permet par ailleurs de nous demander plus généralement si ce n’est pas le « salaire tolérable » pour une fonction à l’exécutif d’un organe politique. Plus un mandat se professionnalise par la division du travail qu’il implique et plus cet écart baisse.

Il n’est pas exclu de penser que cette baisse relative de la rémunération des élus du pouvoir exécutif et l’exclusivité de la charge, qui a lieu au moment de la professionnalisation officielle (dans nos trois villes), rendent la charge de ces communes urbaines similaires à un emploi du sommet des cadres du secteur public avec l’écart salarial qui le caractérise par rapport à celui d’un ouvrier. En effet, selon l’Office fédéral de la statistique, seulement 0,3 % des salariés en 2014 touchent un salaire supérieur à 200 000 : 1,1 % en 2016 et 1,5 % en 2018 (OFS – Enquête suisse sur la structure des salaires 2020).

Cela nous permet d’ouvrir une réflexion sur la professionnalisation politique en l’envisageant comme un processus qui confie à une classe « ni trop haute, ni trop basse » (correspondant au niveau salarial maximal de ce que les classes moyennes supérieures diplômées peuvent prétendre) la fonction de membre d’un exécutif politique.

Le salaire élevé des membres de l’exécutif des villes prend toutefois une autre signification si on le compare cette fois avec celui des dirigeants d’entreprises cotées en bourse suisse. À titre anecdotique et à défaut des recherches scientifiques sur la question, on peut rappeler la récente étude du syndicat « UNIA » qui porte sur les 37 plus grandes entreprises helvétiques et montre que pour 2018 l’écart de rémunération s’établit à 1:134[18]. Par ailleurs, 65,3 % des votants ont rejeté une initiative populaire nationale lancée par les jeunesses socialistes intitulée « 1:12 – Pour des salaires équitables », qui visait à réduire les inégalités salariales en Suisse. Il apparaît alors que l’écart de 1:3 qui s’établit dans les exécutifs urbains suscite plus de débats que celui qui prédomine dans le secteur « privé ».

Nos résultats vont dans le sens des constats dressés par les études récentes portant sur la professionnalisation des députés français. D’une part, ces travaux soulignent une forme de fermeture du champ politique construite par la professionnalisation qui voit, par le verrouillage du champ qu’elle dresse, l’élimination des élus de catégories populaires au bénéfice des classes moyennes, mais aussi, d’autre part, un désintérêt des enfants de la grande bourgeoisie pour les carrières politiques, y préférant le secteur privé (Rouban 2017, 33 et 42). C’est un constat qui vient par ailleurs relativiser l’idée d’une élite politique déconnectée socialement, car elle appartiendrait aux plus hautes sphères sociales (Boelaert, Michon et Ollion 2017, 14).

Conclusion

Pour conclure, nous avons vu que la professionnalisation de l’exécutif, entendue comme une fonction qui permet d’en vivre sans dépendre d’un autre emploi, a été très précoce à Lausanne, à Lucerne et à Zurich. Sur le plan méthodologique, nous avons observé que l’approche historique et l’étude des procès-verbaux des pouvoirs législatifs communaux est particulièrement féconde car elle permet de relativiser le caractère « récent » ou « nouveau » de la professionnalisation politique dans les villes. Nous avons ainsi pu constater que la professionnalisation a été peu contestée et que la question centrale n’était pas si un exécutif devait être professionnalisé, mais plutôt qui devait en vivre et quel devait être le salaire associé à cette fonction.

Nous avons par ailleurs pu observer que les augmentations se sont faites dans un exécutif à majorité politique de droite dans un contexte marqué en Europe par le keynésianisme. Les années 1990-2000 qui voient prédominer le (néo-)libéralisme constituent les moments les plus importants de la contestation de la rémunération des élus en devenant un important cheval de bataille de l’UDC. Alors que ce parti remporte des succès sans précédent dans les parlements, il échoue à se faire élire dans les exécutifs politiques urbains dont la rémunération constitue un important moyen de financement des partis de gauche.

Au cours des débats que nous avons analysés, l’enjeu a été d’attribuer aux membres des exécutifs professionnalisés une rémunération « ni trop haute, ni trop basse » permettant le recrutement de « cadres compétents ». L’analyse des procès-verbaux de Zurich, de Lausanne et de Lucerne nous a aussi permis de comprendre quels étaient les arguments avancés pour ou contre une augmentation et a fait ressortir que la fonction d’élu dans un exécutif d’une grande ville était perçue par les membres du pouvoir législatif comme une fonction politique professionnelle et élitiste. L’exécutif appelle non pas des personnes « ordinaires », mais des cadres assimilés à de bons gestionnaires. L’analyse de ces trois villes s’est révélée innovante, car elle a permis d’illustrer que la professionnalisation du pouvoir exécutif urbain ne vise pas qu’à savoir si les élus doivent vivre de leur mandat, mais plutôt qui doit en vivre.

La comparaison de l’évolution du salaire des membres de l’exécutif de nos trois villes avec le salaire d’un ouvrier moyen a alors permis de relever que bien que le salaire nominal des élus ait augmenté dans le temps, la position relative de ces derniers sur l’échelle salariale a diminué. Ce constat ouvre des pistes de réflexion fécondes nécessaires pour appréhender le processus de professionnalisation politique. En effet, si la littérature a jusqu’à maintenant mis en relation la professionnalisation avec l’augmentation des ressources matérielles dont bénéficient les élus (Borchert 2003 ; Geser et al. 2012, 106 ; Mévellec et Tremblay 2016, 98), nos résultats invitent à interroger la relation qui peut exister entre la professionnalisation et une certaine moyennisation des élus locaux ici observée sur l’échelle salariale. Nous pensons par conséquent que les politologues gagneraient en finesse d’analyse si la professionnalisation était étudiée comme un processus de « déclassement relatif », plutôt que comme un processus de plus grande sélectivité sociale souvent confondue avec l’augmentation des élus possédant un titre universitaire (Bovens et Wille 2017, 134). Les élus des exécutifs urbains sont socialement placés au-dessus des catégories ouvrières et employées, mais ils sont aussi sous les dirigeants d’entreprises. Étudier la position relative des élus sur l’échelle salariale et les débats qu’occasionne la rémunération à long terme, c’est se permettre d’affiner notre compréhension à la fois de la position d’un membre d’un exécutif dans la hiérarchie sociale et le prestige d’une fonction politique remplie de contraintes (exposition publique, devoir de probité, de sobriété, etc.). C’est pourquoi la comparaison historique avec d’autres positions dans la hiérarchie salariale nous permet de positionner les élus et, à travers eux, le prestige matériel qui est conféré à une fonction dans « l’État ». Cela apporte des éléments de réflexion plus généraux sur la transformation historique de la place des fonctions politiques dans la pyramide sociale passée et contemporaine.