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Comment peut-on être Justin Trudeau ? C’est une question que l’on peut raisonnablement se poser à la suite de la lecture de l’ouvrage de Frédéric Boily qui porte sur l’histoire idéologique du Parti libéral du Canada (PLC) depuis l’élection de Pierre Elliot Trudeau en 1968. Divisé en cinq chapitres, le livre du professeur de science politique s’efforce, d’une part, de cerner les idées politiques qui guident ce parti politique depuis la fin des années 1960 et, d’autre part, de voir dans quelle mesure ces idées ont été ensuite reprises ou non par les différents gouvernements libéraux qui se sont succédé au cours du XXe siècle.

Que le premier ministre du Canada, P.E. Trudeau père (1968-1979 et 1980-1984), constitue un véritable auteur libéral, nul n’en doute et nul ne le conteste. Cependant, cette pensée n’est pas univoque, elle a également été traversée par de « multiples visages du libéralisme » (p. 23) : on pense ici à la volonté de l’ancien chef de gouvernement de développer des politiques sociales, de lutter contre les discriminations – un des aspects trop souvent omis de la politique du multiculturalisme –, de nourrir un certain nationalisme canadien – le Programme national d’énergie – et, enfin, de combattre le séparatisme québécois (p. 30). Soucieux de préserver l’unité canadienne et de créer une société juste, Trudeau s’est, somme toute, placé au centre-gauche de l’échiquier politique canadien (p. 40). En cela, il épouse un des traits constitutifs des divers gouvernements libéraux depuis Mackenzie King.

Après le règne du gouvernement conservateur de Brian Mulroney (1984-1993), les libéraux sont de nouveau de retour au pouvoir avec l’élection de Jean Chrétien en 1993. Issu du cénacle trudeauiste, Chrétien ne tenait pas tellement à se démarquer de son illustre prédécesseur. Ayant promis de rompre avec l’héritage du Parti conservateur (PC) en affirmant qu’il allait abolir la taxe sur les produits et services (TPS) et renégocier l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), le premier ministre a cependant été rapidement happé par l’enjeu du déficit budgétaire. Voulant gouverner au centre-gauche, il a été toutefois confronté aux inquiétudes américaines suscitées par l’ampleur de la dette canadienne – le Canada est-il menacé de faire banqueroute ? s’interrogeait la presse américaine –, s’efforçant alors de reprendre des politiques de droite comme les coupures dans les transferts fédéraux ou encore la réduction du déficit (p. 67). Mais, on le sait, Chrétien n’est pas l’homme d’un seul mandat. Il a non seulement réussi à remporter un second mandat en 1997, mais aussi un troisième et dernier mandat en l’an 2000. Aux yeux de Boily, une des grandes forces du « petit gars de Shawinigan » et qui explique sans doute la longévité politique de ce dernier, est sa capacité à manipuler et à mettre en valeur cette fameuse dimension populiste dont de nombreux gouvernements ont fait l’expérience. Notion à la polysémie infinie, le populisme Chrétien s’incarne dans cette volonté de paraître comme un homme ordinaire, proche du peuple canadien qui s’exprime de manière simple afin d’être compris par l’ensemble de la population (p. 73). On doit certes les victoires de Chrétien au fait de la faiblesse de la droite canadienne, divisée à ce moment-là entre un PC moribond, legs de la débâcle de Mulroney lors des élections en 1993, et un Parti réformiste incapable de séduire les électeurs canadiens à l’est de l’Alberta, mais néanmoins ses habiletés politiques sont indéniables.

Les victoires électorales de Chrétien représentent un moment crucial dans l’histoire politique de cette formation. Acquiesçant finalement aux injonctions incessantes du clan Paul Martin, l’ancien chef libéral cède les rênes du pouvoir à ce dernier. Il s’ensuit un long purgatoire – nonobstant l’élection de Martin au sein d’un gouvernement minoritaire en 2004 – pour ce parti politique qui, aux yeux de plusieurs, incarne pourtant le parti qui doit gouverner « tout naturellement » le Canada (p. 3 et 91). En réalisant la fusion des forces de droite, Stephen Harper parvient en effet à se faire élire à la tête d’un gouvernement minoritaire conservateur en 2006 et également en 2008, puis à obtenir finalement un mandat majoritaire en 2011. Ces trois défaites électorales libérales expliquent le ton passablement pessimiste du spécialiste en politique canadienne au tout début de son ouvrage : la « désillusion des libéraux » (p. 1). Rappelons que son livre a fait l’objet d’une première publication en 2014, son analyse de l’histoire intellectuelle du PLC est ainsi et d’abord largement imprégnée du sentiment dubitatif de l’époque (2013), à savoir si ce parti a encore la capacité de renouer avec le succès électoral. D’aucuns étaient craintifs à l’égard de la « précarité du courant libéral » (p. 15). Boily rappelle le jugement lapidaire de la femme de Stéphane Dion, Janine Krieber : « Le parti libéral est en pleine déconfiture [2009], et il ne s’en remettra pas » (p. 105), sans omettre les nombreux commentateurs qui affirmaient que la droite conservatrice avait maintenant le vent dans les voiles (p. 2). Bref, ce parti semblait passablement mal en point et l’avenir s’annonçait fort peu prometteur. Dans ce sens, l’auteur examine les deux campagnes électorales menées respectivement par les chefs libéraux de l’époque : Stéphane Dion en 2008 et Michael Ignatieff en 2011.

Cherchant à masquer l’image pérenne du père de la Loi sur la clarté référendaire, Dion, ancien professeur de science politique à l’Université de Montréal et aujourd’hui ambassadeur canadien en Allemagne, avait choisi d’enfourcher le cheval de l’environnement et donc d’épouser une idée de gauche, renouant ainsi avec le centre-gauche de l’ère pré-Chrétien. Mais doté d’une personnalité fort peu charismatique et incapable de se départir de cette étiquette d’intellectuel « trop sérieux », le leader libéral mena son parti à une des pires défaites dans l’histoire politique canadienne en récoltant seulement 26 % du vote populaire et 77 députés (p. 96).

Ignatieff ne devait, pour sa part, faire guère mieux et, finalement, pire. Ayant longtemps vécu en dehors du Canada et notamment aux États-Unis, celui-ci était dépeint par les conservateurs comme un « outsider », un simple citoyen en « visite » (p. 97) qui retournerait, après sa défaite, enseigner dans l’une ou l’autre des prestigieuses universités américaines. Harper tenait donc à associer à Ignatieff la même étiquette qu’il avait attribuée à Dion : un intellectuel trop cérébral et abscons. Malgré l’effort du Canadien d’origine russe pour courtiser l’électorat conservateur en se montrant favorable à l’exploitation des sables bitumineux et pour recadrer le parti un peu plus à droite, il devait finalement mordre la poussière en ne recueillant que 19 % des voix populaires et 34 députés (p. 102). Devant de tels résultats, il était un tant soit peu normal de douter de la survie de ce parti.

Alors que plusieurs commentateurs entonnaient le requiem du PLC, les espoirs reposaient dorénavant sur les épaules du fils Trudeau, Justin. Celui-ci n’a certes pas l’envergure intellectuelle du père, mais il est, en revanche, un homme de son temps, c’est-à-dire qu’il adore les médias sociaux et spécialement les bains de foule où son désir de plaire s’exprime par les innombrables égoportraits (p. 112 et 169). En ce sens, Boily a raison de souligner que ce dernier nous rappelle quelque peu Trudeau père. Mais dans quelle mesure Trudeau fils tient-il à s’en démarquer ? Sur ce point, le fils, sur le plan des idées politiques, se rapproche de son père, comme en témoigne son souci de répondre aux doléances de la classe moyenne. Influencé par la pensée de Chrystia Freeland qui avait publié un ouvrage au titre fort évocateur, Plutocrats: The Rise of the New Global Super Rich and the Fall of Everyone Else (2012), Justin martelait, lors de la campagne électorale de 2015, le même message : « nous sommes là pour défendre les intérêts de la classe moyenne canadienne » (p. 122), jumelé avec la thèse selon laquelle il est possible de concilier les enjeux environnementaux avec l’exploitation du pétrole albertain (p. 143) ; les libéraux de Justin reprenaient le pouvoir en 2015.

En guise de postface, Frédéric Boily examine brièvement les réalisations du gouvernement de Justin Trudeau (de 2015 à 2018, lorsqu’il écrit ce livre, donc sans tenir compte de ses mandats ultérieurs). Soulignant les bons coups de ce dernier, le respect de l’Accord de Paris, la légalisation de la marijuana et l’aide médicale à mourir, le professeur identifie aussi certains ratés de son administration : l’achat de Trans Mountain, l’envolée du déficit budgétaire, le maintien du système électoral, les relations plus ou moins harmonieuses avec les Autochtones et finalement l’Affaire SNC-Lavalin (p. 200). Il revient, en revanche, malheureusement peu sur le désastreux voyage de Trudeau en Inde qui, nous le savons maintenant, a eu une certaine incidence sur les résultats électoraux en 2019 (p. 173). Que signifie donc pour Justin d’être le fils du père ? C’est en poursuivant l’oeuvre sociale de l’ex-premier ministre que l’héritage de ce dernier est le plus manifeste chez le fils.

Au total, l’ouvrage du politologue de l’Université de l’Alberta constitue une très bonne synthèse des idées politiques qui ont jalonné l’histoire du PLC depuis la fin des années 1960 jusqu’à 2018. Reste maintenant à savoir si Justin Trudeau sera en mesure de gagner son pari et s’inscrire dans les pas de son père : remporter les prochaines élections législatives pour former un gouvernement majoritaire, comme ce dernier l’avait fait en 1974, également à la suite d’un mandat minoritaire.