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Au Québec, l’adoption en 2017 de la Loi visant principalement à reconnaître que les municipalités sont des gouvernements de proximité et à augmenter à ce titre leur autonomie et leurs pouvoirs a retiré l’obligation faite aux grandes et moyennes villes de publier leurs avis publics[1] dans les journaux, réduisant du même coup les revenus du milieu du journalisme local, déjà fortement affaibli depuis une décennie (Lévesque 2018). Pourtant, face au déclin des journaux locaux, plusieurs maires ont réagi : « “On veut protéger la démocratie de toutes les régions”, a soutenu à son tour Steve Lussier, maire de Sherbrooke, aux côtés de ses collègues venu·es assister à la commission parlementaire sur l’avenir des médias. » (Gagnon 2019) D’autres édiles soulignaient également : « il faut que tous les élus gardent en mémoire l’importance de maintenir en vie un journal local » (Guibault 2019). Ces contradictions invitent à regarder de plus près la façon dont la circulation de l’information influence la démocratie et son exercice à l’échelle municipale.

Au sein des écrits, le lien entre la circulation de l’information et l’exercice de la démocratie municipale est souvent évoqué. Tant aux États-Unis qu’au Canada, les travaux mentionnent l’existence d’un « contexte informationnel déficient » à l’échelle municipale, c’est-à-dire une circulation plus faible et de moindre qualité de l’information politique (Cutler et Matthews 2005 ; Breux et Bherer 2011). Ce phénomène aurait des conséquences tant sur l’offre que sur la participation électorales. Du point de vue de la participation électorale, le coût du vote serait plus important à l’échelle municipale pour l’électeur·rice, car l’information serait moins disponible. Du point de vue de l’offre électorale, la circulation insuffisante de l’information favoriserait la réélection des candidat·es sortant·es : les électeur·rices seraient alors plus porté·es à voter pour le nom qu’ils et elles reconnaissent (Elmendorf et Schleicher 2012). La participation au jeu démocratique serait plus difficile pour les nouveaux candidat·es, colorant de fait la démocratie et son fonctionnement. Néanmoins, au sein de ces analyses, plusieurs limites apparaissent. D’une part, l’existence d’un contexte informationnel déficient est postulée plus que démontrée. D’autre part, les liens postulés entre le contexte informationnel et la démocratie visent surtout le résultat dans l’urne : le regard que les élu·es portent sur la démocratie municipale et son exercice à l’aune du contexte informationnel propre à leur municipalité n’est – à notre connaissance – pas étudié. Enfin, les écrits qui s’intéressent à la façon dont les élu·es définissent la démocratie à l’échelle municipale ne prennent pas en considération le contexte informationnel.

Plusieurs éléments expliquent pourtant la nécessité de se questionner sur la façon dont les élu·es québécois·es conçoivent la démocratie dans le contexte informationnel propre à leur municipalité. En effet, dans la province, la présence de partis politiques à l’échelle municipale est peu fréquente et, lorsque de telles formations existent, généralement elles ne s’identifient pas clairement sur un axe gauche–droite. Ces formations « ne peuvent ainsi jouer leur rôle de médiatisation de l’espace politique » (Bherer et Breux 2011, 5-6). Cette faible présence des partis politiques, souvent associée à un apolitisme, « est en fait le reflet d’un idéal communautaire propre à l’échelle municipale, qui associe la démocratie à une forme consensuelle et harmonieuse de la vie en communauté » (Bherer et Breux 2012, 172). Cela laisse penser qu’il n’y a pas lieu d’exprimer différents points de vue ou d’avoir un débat d’idées. Néanmoins, l’apolitisme peut aussi être interprété comme « une stratégie politique » (Bherer et Breux 2012), questionnant ainsi la façon dont se définit la démocratie en l’absence de politisation des enjeux.

Dans ce cadre, l’objectif de ce texte est de fournir, de manière exploratoire, des éléments de réponse à l’interrogation suivante : Comment les élu·es municipaux définissent-ils ou elles la démocratie municipale en fonction, notamment, du contexte informationnel propre à leur municipalité ? Tout d’abord, nous rappellerons qu’en Amérique du Nord, et plus particulièrement au Québec, trois raisons sont avancées pour justifier la présence d’un contexte informationnel déficient aux conséquences politiques non négligeables. Puis, nous aborderons les contours de ce contexte informationnel pour ensuite détailler la démarche méthodologique entreprise pour répondre à notre question. Notre analyse se focalisera sur trois municipalités de taille moyenne (50 000 habitants environ) situées en périphérie de Montréal. À partir d’une description du portrait politique et informationnel de ces municipalités ainsi que d’entrevues menées auprès de conseiller·ères municipaux, de journalistes et de direction des communications des municipalités à l’étude (désignés ici par Com‑1, 2 ou 3), nous mettrons en évidence la façon dont les élu·es définissent la démocratie municipale et la circulation de l’information dans leur municipalité. De façon plus spécifique, dans les municipalités étudiées, notre enquête montre qu’en dépit d’un contexte informationnel très variable, la définition proposée par les élu·es est celle de la démocratie représentative, au sein de laquelle ils et elles endossent le rôle de courroie de transmission de l’information. Plus encore, la conception qu’ont les élu·es de la démocratie repose sur une personnalisation des rapports avec les citoyen·nes et une proximité avec ceux-ci érigée en guide d’action. Cette situation tend à dépolitiser la scène municipale et l’information qui circule et à limiter le rôle des élu·es. De façon plus générale, notre enquête laisse entrevoir la mise en scène d’un gouvernement unitaire, apolitique, porté par un idéal communautaire qu’un paysage médiatique fort est à même de concurrencer. La diversité des contextes informationnels au sein des municipalités n’offre cependant aujourd’hui que des remises en cause variables de ce qui ressemble à une « façade institutionnelle » (Codaccioni, Maisetti et Pouponneau 2012).

La démocratie municipale et le contexte informationnel

La démocratie municipale : un contexte spécifique

Aux États-Unis, le contexte spécifique de la scène municipale est souvent souligné. La faible circulation de l’information politique à cette échelle de gouvernement – tout comme sa qualité moindre – constituerait un des pans de cette spécificité. Les élections municipales sont ainsi qualifiées de « low-information elections » (Crowder-Meyer, Gadarian et Trounstine 2020). Un constat semblable est fait au Canada et au Québec (Breux et Bherer 2011 ; Elmendorf et Schleicher 2012). Trois raisons sont évoquées pour expliquer la présence d’un contexte informationnel déficient : la quasi-absence de partis politiques, le faible nombre de journalistes consacrés aux nouvelles locales et la méconnaissance des compétences associées à l’échelle municipale.

La quasi-absence de partis politiques ou leur faible présence priverait les électeur·rices d’un moyen simple de discriminer les positions de chaque candidat (Elmendorf et Schleicher 2012 ; Boudreau, Elmendorf et MacKenzie 2015). Au Québec, en dépit d’une loi favorisant la création de partis politiques municipaux[2], de telles formations politiques sont très peu nombreuses, limitant par conséquent le rôle de diffusion de l’information qu’elles pourraient avoir. Cette quasi-absence serait susceptible d’avoir des conséquences sur le résultat de l’élection : elle pourrait favoriser la réélection des candidat·es sortant·es (Elmendorf et Schleicher 2012) et conduire à la formation de monopole politique (Trounstine 2008), c’est-à-dire « l’occupation des postes de pouvoir par la même équipe depuis plus de 10 ans et la forte capacité à résister à l’opposition politique » (Bherer 2011, 244).

De même, cette faible présence de partis politiques expliquerait – entre autres choses – l’apolitisme de l’échelle municipale. Cet apolitisme en est cependant un « de façade » (Chiasson et Mevellec 2014), car

un conseil municipal effectue de multiples choix (allocations budgétaires entre activités, niveau des divers prélèvements fiscaux, répartition des équipements, offre d’activités, transfert intergénérationnel dans le financement des infrastructures, etc.). Or, la nature politique de ces choix est souvent oblitérée dans les propos courants, même si les avantages et contributions qui découlent des décisions du conseil sont inégalement distribués entre les citoyens.

Divay 2019b, 95

Cet apolitisme contribuerait à teinter les rapports entre gouvernants et gouvernés : « l’apolitisme reflète l’idéal communautaire que porte l’échelle municipale, idéal qui ne souffrirait aucun obstacle entre le maire et ses citoyens, aucun conflit ou débat d’idées. L’échelle municipale serait par définition harmonieuse et consensuelle. Dans ce cadre, l’apolitisme constitue à lui seul un projet politique, qui permet, à celui qui s’en revendique, de parler au nom de tous. » (Bherer et Breux 2012, 180) Cet apolitisme est favorisé par l’idée – largement galvaudée – de « proximité » associée à l’échelle municipale (Mévellec 2018) et qui s’incarnerait pour certain·es élu·es par leur accessibilité, c’est-à-dire par le fait qu’il soit facile pour les habitant·es d’entrer en contact avec elles et eux.

Le faible nombre de journalistes dédiés aux nouvelles locales engendrerait également une circulation plus difficile de l’information. À titre d’exemple, au Québec, Laurence Bherer et Sandra Breux (2011) affirment que le nombre de journalistes consacrés aux informations locales est faible compte tenu du nombre élevé de municipalités dans la province. Ceux-ci doivent par conséquent faire des choix. La province du Québec, avec ses 1107 municipalités, est en effet la province qui comporte le plus de municipalités au Canada, et près de 700 d’entre elles comptent moins de 2000 habitants, créant un paysage municipal particulier (Ministère des Affaires municipales et de l’Habitation – MAMH 2020). Cette difficile circulation de l’information aurait des conséquences sur le jeu électoral. Melody Crowder-Meyer, Shana Kushner Gadarian et Jessica Trounstine (2020) montrent ainsi qu’en l’absence d’information, les électeur·rices ont tendance à se baser sur les caractéristiques démographiques des candidat·es (comme le genre, la race et l’ethnicité) pour faire leurs choix. J. Sean McCleneghan et Ruth Ann Ragland (2002) soulignent également l’importance des journaux locaux lorsque le candidat sortant n’est pas dans la course. D’autres encore se questionnent sur la façon dont les électeur·rices établissent leurs choix en l’absence d’informations pertinentes (Holman et Lay 2020).

Par ailleurs, dans un contexte de gouvernance multiniveau, la connaissance que détiennent les citoyen·nes des compétences dédiées à chacune des échelles de gouvernement et, plus spécifiquement, de l’échelle municipale serait faible (Bherer et Breux 2011). Dans le cas torontois, Michael McGregor, Aaron Moore et Aaron Stephenson (2021) évoquent également une forme d’indifférence chez les citoyen·nes envers l’échelle municipale. Cette méconnaissance des compétences locales associée à la faible présence des formations politiques et au peu de journalistes consacrés aux nouvelles locales sont susceptibles d’expliquer pourquoi le contexte municipal est qualifié de « contexte informationnel déficient » (Crowder-Meyer, Gadarian et Trounstine 2020). Les conséquences de ce contexte sont toutefois analysées au regard des conditions offertes à l’électeur·rice pour faire son choix dans l’urne. Le point de vue de l’élu·e sur la façon dont cela peut affecter la démocratie et son rôle d’édile n’est pas étudié.

Les écrits qui s’intéressent à la façon dont les élu·es définissent la démocratie sont en effet majoritairement européens. Ces analyses prennent souvent comme point de départ le leadership des élu·es et leur professionnalisation, tout en distinguant la fonction mayorale de celles des conseiller·ères. À partir d’un vaste sondage mené auprès des maires de plusieurs pays européens, Angelika Vetter, Hubert Heinelt et Lawrence E. Rose (2018) constatent que tant les caractéristiques individuelles des maires que les spécificités contextuelles sont susceptibles d’influencer la façon dont ces élu·es définissent la démocratie. Un constat semblable est réalisé par Heinelt (2013) pour les conseiller·ères. David Karlsson (2013) met néanmoins en évidence l’idée selon laquelle la façon dont les conseiller·ères perçoivent leurs rôles est un agencement entre des structures formelles et informelles, ces dernières pouvant se définir comme des relations spécifiques avec un certain nombre d’acteurs. Au Québec, de tels travaux n’existent pas, bien que quelques analyses abordent la professionnalisation des édiles à l’échelle municipale et son influence sur la façon d’exercer la fonction d’élu·e (Mévellec 2018). Le contexte informationnel n’est cependant pas pris en compte dans ces analyses. Par ailleurs, si les causes de ce contexte spécifique sont bien identifiées, ainsi que ses conséquences éventuelles sur la scène politique, ce contexte informationnel n’est pas défini. De plus, son existence est davantage postulée que démontrée.

Un contexte informationnel aux contours flous

Si la référence à un contexte informationnel déficient est fréquente dans les écrits qui s’intéressent à la scène municipale, cette expression, à notre connaissance, n’est jamais définie autrement que par la circulation plus faible et de moindre qualité de l’information politique en comparaison avec les autres niveaux de gouvernement. Cette définition demeure insatisfaisante à bien des égards : elle n’offre pas d’éclaircissement sur la notion d’information politique et ne permet pas de saisir les contours de ce contexte informationnel, ni à quel moment il peut commencer à être qualifié de « déficient ».

Souvent identifiée comme une variable endogène à d’autres variables, l’information politique est centrale dans la détermination du niveau de connaissances politiques d’un individu et dans sa capacité à établir un choix éclairé dans l’urne. De façon générale, Bruce A. Bimber (2003, 10) définit l’information politique ainsi : « knowledge about facts, subjects, or events is inextricably bound to virtually every aspect of democracy. Such knowledge may concern the interests, concerns, preferences, or intentions of citizens as individuals or collectives. It may also concern the economic or social state of communities or society, or the actions and intentions of government officials and candidates for office. » Il est alors attendu que les médias fournissent des informations politiques pertinentes et en quantité suffisante pour que les électeurs puissent voter de manière éclairée (Aalberg, van Aelst et Curran 2010, 256).

Les contours du contexte informationnel peuvent alors être dessinés en fonction des sources d’informations existantes sur un territoire donné, des activités que ces sources tiennent et des différents rapports de pouvoir qui peuvent émerger entre ces acteurs (Paganelli 2016). Au Québec, les acteurs qui forment ce contexte informationnel ne sont pas uniformément répartis sur le territoire de la province, en raison notamment du nombre élevé de petites municipalités (Bizimana 2020). Dans le cadre d’un sondage mené auprès de 4023 électeur·rices, Philippe Dubois et François Gélineau (2021) proposaient aux électeur·rices de choisir leurs sources d’informations privilégiées aux élections municipales à partir de douze possibilités[3]. Les résultats de l’enquête, toutes tailles de municipalité confondues, mettent de l’avant trois sources d’information principales : les journaux locaux, la publicité d’un·e candidat·e et le bouche-à-oreille. Toutefois, la taille de la municipalité vient changer la donne. On peut rapidement distinguer une différence entre les municipalités de plus de 100 000 habitants et celles de moins de 100 000 habitants. Pour les municipalités les plus peuplées, la télévision est la première source déclarée, suivie de la publicité d’un candidat et des journaux locaux. Au sein des municipalités de moins de 100 000 habitants, ce sont les journaux locaux, la publicité d’un candidat et le bouche-à-oreille qui sont les sources d’information importantes déclarées, l’ordre du trio étant susceptible de changer selon la taille de la municipalité (Dubois et Gélineau 2021). Ces informations permettent de brosser un premier portrait des acteurs présents dans l’espace public local, du moins ceux auxquels se réfèrent les électeur·rices, et accentuent l’importance du journal local. Cela nécessite de regarder de plus près les activités dans lesquelles ces acteurs sont engagés et plus précisément la nature de l’information diffusée et sa qualité.

Concernant les journaux, André Blais et Jean Crête (1982, 65) soulignaient il y a près de 40 ans que « le principal impact des médias se situe probablement au niveau de ce qu’ils ne font pas. En ne couvrant que faiblement la campagne, ils favorisent involontairement la réélection du conseil sortant. » Il y aurait donc des manquements dans les activités menées par les acteurs du contexte informationnel. Ces manquements auraient trait à la qualité de l’information diffusée. Dans le cadre d’une entrevue auprès du rédacteur d’un journal indépendant en région, Emiliano Arpin-Simonetti (2013, 24) introduisait le propos du journaliste par ces mots : « Dans un contexte où la concentration de la presse est forte et les ressources journalistiques limitées, les médias locaux en région peinent bien souvent à jouer leur rôle de quatrième pouvoir. Trop souvent, ils se font la courroie de transmission des pouvoirs en place, contribuant à un déficit d’information néfaste pour la démocratie municipale. » La qualité de la presse est ici analysée à l’aune de sa capacité à être une forme de contre-pouvoir à l’équipe en place, ce qui explique parfois l’existence de relations entre les élu·es et les journalistes qui « [oscillent] entre collaboration et conflit » (Bizimana 2020, 70).

Plusieurs études se sont également intéressées au bulletin municipal, d’une part en raison de la place centrale qu’occupe ce média au sein de l’espace public local (Le Bart 2003 ; Divay et al. 2019), et d’autre part en soulignant la nature particulière des informations que ce média diffuse. Analysant le cas français, Julie Lux (2002, 113) considère que trois types de discours se juxtaposent dans ces bulletins : « - renseigner l’administré : le discours est un service, il se rencontre par exemple dans les brèves ; - promouvoir une activité, un site, une réalisation ; - légitimer l’action des élus, valoriser leur image ». Au Québec, Alain Lavigne (1992, 156) émet une hypothèse quelque peu semblable : « dans le système politique compétitif que constitue le gouvernement municipal, le bulletin municipal s’affirme comme le support privilégié du système d’information. Ce système est contrôlé par le maire et son personnel politique, en collaboration avec le directeur général (ou secrétaire-trésorier) qui en gère l’organisation administrative. » En ce sens, si les journaux locaux reprennent l’information du bulletin municipal sans en faire une lecture critique, alors la qualité du contexte informationnel peut être questionnée. Ces informations nous permettent d’esquisser les contours d’un contexte informationnel efficient sur la scène politique municipale québécoise. Premièrement, un contexte informationnel est généralement constitué de plusieurs acteurs (c’est-à-dire de plusieurs médias de nature différente). Deuxièmement, ces acteurs ne sont pas uniformément présents dans les municipalités. Troisièmement, ces acteurs n’entretiennent pas tous les mêmes liens avec l’équipe au pouvoir. Enfin, en lien avec la démocratie, la qualité de ce contexte semble se mesurer au regard de sa capacité à offrir un point de vue critique face aux actions du pouvoir en place.

Au terme de cette rapide revue des écrits, plusieurs points ressortent concernant les relations entre le contexte informationnel et la scène politique municipale québécoise. D’un côté, en raison de la faible présence des partis politiques, du faible nombre de journalistes ainsi que d’une méconnaissance générale des compétences municipales, les analyses tendent à considérer que la circulation de l’information politique et sa qualité sont faibles. Cette situation aurait des conséquences politiques qui ne permettraient pas à l’électeur·rice de faire un choix éclairé au moment de l’élection. Néanmoins, ces conséquences sont observées du point de vue du résultat dans l’urne et non du point de vue de l’élu·e et de l’exercice de la démocratie. De même, les travaux qui abordent la façon dont les élu·es définissent la démocratie municipale ne prennent pas en considération le contexte informationnel. De l’autre côté, le contexte informationnel reste encore à définir avec précision, car il varie selon les municipalités. De plus, les relations entre les médias et l’équipe en place sont susceptibles d’influencer la qualité de l’information diffusée. Ces limites invitent à s’interroger sur la façon dont les élu·es définissent la démocratie au sein de leur municipalité, en fonction notamment du contexte informationnel propre à celle-ci.

Démarche méthodologique

Afin de documenter les éventuels liens existants entre le contexte informationnel et la définition de la démocratie qu’ont les élu·es, nous décrirons tout d’abord rapidement le contexte municipal québécois, avant de présenter les municipalités à l’étude et les outils de collecte de l’information mobilisés.

Le contexte municipal québécois en bref et composition de l’échantillon

Le Québec compte plus de 1100 municipalités. La taille des municipalités varie grandement au sein du paysage municipal de la province : 10 villes ont plus de 100 000 habitants, représentant 47,6 % de la population de la province, suivies de 36 municipalités dont la population varie entre 25 000 et 99 999 habitants, représentant 19,6 % de la population de la province. La majorité des municipalités au Québec ont donc moins de 25 000 habitants[4].

Les élections municipales ont lieu tous les quatre ans et le·la maire·sse est élu·e au suffrage universel direct. Dans les municipalités de plus de 20 000 habitants, les conseiller·ères municipaux sont élu·es à l’échelle du district. Outre ces éléments généraux, trois spécificités caractérisent la scène municipale de la province. Premièrement, la participation électorale est de 12 à 27 points inférieure à celle des autres niveaux de gouvernements et oscille souvent autour de 45 % (Breux 2019, 83). Cette participation électorale plus faible dissimule cependant diverses réalités : les municipalités les plus petites ont tendance à avoir des taux de participation plus élevés, à l’inverse des municipalités de grande taille qui ont des taux de participation moindres. Quelques municipalités – généralement celles de taille moyenne – ne répondent toutefois pas à cette logique : ces municipalités ont des taux de participation électorale plus faibles que ceux des grandes villes et sont souvent situées en périphérie de celles-ci. Deuxièmement, certaines élections – notamment dans les petites municipalités, bien que le phénomène puisse être présent dans les municipalités de plus grande taille – ont lieu « sans opposition », c’est-à-dire qu’en l’absence de compétition, les candidat·es sont automatiquement élu·es sans qu’il y ait de scrutin. En 2017, 48 % des maire·sses de la province ont été élu·es de cette façon, principalement dans des villes de moins de 5000 habitants. Enfin, il y a peu de partis politiques eu égard au nombre de municipalités : on dénombrait au dernier scrutin en 2017 quelque 150 partis politiques municipaux (Breux 2019). Ceux-ci n’ont pas de lien avec les partis des autres échelons de gouvernement et se positionnent très rarement sur un axe idéologique clair[5].

Afin de répondre à notre question de recherche, nous avons opté pour une étude de cas similaires. Nous avons sélectionné des municipalités de taille moyenne dont la population est comparable et dont les taux de participation électorale sont plus faibles que la moyenne provinciale. Trois villes satisfont ces critères et sont situées en périphérie de Montréal : les villes de Dollard-des-Ormeaux (50 453 habitants, 25 kilomètres de Montréal) ; Saint-Hyacinthe (56 886 habitants, 66 kilomètres de Montréal) et Mirabel (57 596 habitants, 66 kilomètres de Montréal). Les taux de participation de ces trois villes étaient tous inférieurs de 10 points à la moyenne de la province aux dernières élections municipales de 2017, se situant autour de 35 %[6].

Outils de collecte de l’information

Afin de brosser le portrait du contexte informationnel, trois démarches ont été entreprises. Une recherche sur le site Internet des municipalités, ainsi que des recherches plus larges sur Internet ont été réalisées pour identifier les journaux susceptibles de couvrir les municipalités. Cette première démarche a révélé la difficulté de trouver les sources adéquates et nous a amenés à contacter les bibliothèques municipales de chacune des villes. Puis, nous avons pris contact avec les directions des communications des villes et enfin avec les journalistes que toutes ces démarches nous avaient permis d’identifier. Des entrevues semi-dirigées ont été menées avec les directions des communications et avec les journalistes identifié·es. Ces entrevues avaient pour objectif de nous aider à brosser le portrait du contexte informationnel des municipalités, mais également des liens avec les élu·es. Les guides d’entrevue étaient relativement semblables et étaient divisés en trois sections : portrait de la fonction ; information et citoyen·nes ; information et élu·es. Pour les directions des communications, nous focalisons notre analyse dans le cadre du présent article sur trois questions spécifiques de notre guide d’entrevue : 1) Quels sont les médias qui existent au sein de la municipalité, qui permettent de diffuser de l’information sur la vie municipale ? 2) Est-ce que vous considérez que les citoyen·nes de la municipalité de X sont bien informé·es de la vie municipale et des enjeux municipaux ? 3) Est-ce que vous pensez que la présence de partis politiques ou d’équipes politiques changerait quelque chose dans la transmission d’informations ? Le choix de se concentrer sur ces questions s’explique par la volonté de bien cerner le contexte informationnel de la municipalité tout en essayant d’obtenir un point de vue critique, notamment grâce à la troisième question. Ces mêmes questions ont été posées aux journalistes et deux d’entre eux nous ont répondu : le·la journaliste dédié·e aux nouvelles politiques locales d’un journal hebdomadaire d’une des trois municipalités ; un·e journaliste qui publie un journal communautaire en ligne sur les informations locales de plusieurs municipalités. Finalement, pour cet objectif, cinq entretiens d’une durée moyenne de 26 minutes ont été réalisés (deux journalistes et trois directions des communications).

Pour brosser le portrait politique de la municipalité et obtenir le point de vue des élu·es sur l’information et la démocratie, nous avons effectué une observation documentaire des données électorales des trois derniers scrutins. Nous inspirant des travaux présentés dans la revue des écrits, nous avons ciblé quatre renseignements spécifiques : 1) le taux de participation électorale à la mairie ; 2) le nombre de candidat·es sortant·es ; 3) le nombre de candidat·es sortant·es réélu·es ; 4) la présence de partis politiques. Par la suite, l’ensemble des conseiller·ères municipaux des municipalités de notre échantillon ont été contactés pour réaliser des entrevues. L’entretien avec les élu·es était constitué de quatre parties : la première établissait un rapide portrait de l’élu·e (date d’entrée en fonction, dossiers en charge, etc.) ; la deuxième se concentrait sur ce que pense l’élu·e de la relation entre citoyen·nes et information politique ; les deux autres parties abordaient les questions relatives à l’information politique et à la participation (électorale et autre) ainsi que les relations avec les médias. Les questions d’entrevue analysées ici sont listées dans l’encadré.

Le recrutement des participant·es a été assez difficile. Les élu·es ont été nombreux à considérer qu’une fois qu’on parlait à l’un·e d’entre eux et elles, il était inutile de parler aux autres membres du conseil, car leur point de vue serait le même. Six conseiller·ères municipaux (3 élu·es de Mirabel sur les 8 ; 2 élu·es de Dollard-des-Ormeaux sur 8, 1 élu de Saint-Hyacinthe sur 11) ont accepté de nous répondre. Les entrevues ont duré en moyenne 43 minutes. Les dates d’entrée en fonction sont variables, la majorité d’entre eux ayant déjà réalisé au moins un mandat. Deux élu·es sont entré·es en fonction en 2017 (tableau 1).

Tableau 1

Date d’entrée en fonction des élu·es interrogé·es

Date d’entrée en fonction des élu·es interrogé·es

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Il est à noter que les entretiens, que ce soit ceux des élu·es, des journalistes ou des directions des communication, ont tous permis d’enrichir le portrait tant informationnel que politique, parfois grâce aux réponses à des questions portant sur d’autres éléments que ceux évoqués plus haut. Ces acteurs n’ont pas tous le même statut : la direction des communications est responsable de la publication du bulletin municipal et elle est donc en contact avec des élu·es. Les élu·es de leur côté sont en lien tant avec les journalistes qu’avec la direction des communications. Les journalistes sont en relation avec des fonctionnaires de la municipalité (Bizimana 2020) – sans que l’on sache si ils et elles sont en lien avec la direction des communications – et avec les élu·es.

Un contexte informationnel variable mais un regard semblable sur la démocratie

Le portrait politique des municipalités étudiées permet d’établir deux constats (tableau 2). Premièrement, les taux de participation demeurent variables, mais toujours en deçà de la moyenne provinciale. Pour la ville de Saint-Hyacinthe, le taux de participation électorale de 2017 constitue une baisse de 8 points par rapport aux deux scrutins précédents. La situation de cette municipalité est donc différente de celle des deux autres : en 2013 et en 2009, la participation électorale y était semblable à celle de la moyenne provinciale. À Dollard-des-Ormeaux, bien que faible, la participation électorale représente en 2017 une hausse par rapport à 2009. À Mirabel, la participation électorale est stable, mais c’est la seule ville de notre échantillon qui dispose de partis politiques et l’élection de 2017 a été marquée par une compétition accrue, la ville comptant alors trois partis.

Deuxièmement, le taux de réélection des candidat·es sortant·es est élevé. Au sein des trois villes, le renouvellement des élu·es est limité : plusieurs élu·es sont en effet en poste depuis 4 mandats (soit 16 ans). Notre point de départ était l’élection de 2005 puisque l’information sur les candidat·es sortant·es n’est pas documentée avant cette date. Ainsi, à Dollard-des-Ormeaux, 6 candidat·es sur 8 ont été élu·es en 2017 pour leur quatrième mandat et un a été élu pour un troisième mandat. À Mirabel, 3 élu·es en 2017 briguaient leur quatrième mandat, tout comme à Saint-Hyacinthe où 3 élu·es briguaient aussi leur quatrième mandat, tandis que 2 autres commençaient leur troisième. Depuis les dix dernières années, quelle que soit l’élection choisie, le taux de réélection des candidat·es sortant·es se situe entre 66 % et 100 % dans les trois municipalités, ce qui n’a rien d’exceptionnel dans le cas québécois[7]. La présence d’élection par acclamation met également en évidence ce renouvellement limité de la classe politique, surtout en 2009, car ce taux tend à décroître pour les trois municipalités au fil du temps. Un autre élément vient également confirmer cette situation : une municipalité sur les trois détient des formations politiques. Néanmoins, l’incidence de ces formations partisanes reste à nuancer car, en 2017, en dépit de la présence de trois partis politiques à Mirabel, le conseil municipal est resté aux mains d’une seule formation, la même depuis les deux derniers scrutins, laissant penser qu’il peut être difficile pour l’opposition de s’implanter dans certains contextes.

Tableau 2

Portrait politique des trois municipalités à l’étude

Portrait politique des trois municipalités à l’étude
Source : D’après le site Internet du MAMH (2020)

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Il semblerait que les trois municipalités à l’étude présentent, en partie du moins, des situations de monopole politique invitant à regarder de plus près le contexte informationnel.

De façon générale, le contexte informationnel varie grandement au sein des municipalités étudiées, témoignant de situations inégales. En effet, quand on demande aux directions des communications des municipalités quels sont les médias présents sur leur territoire pour parler de la vie politique et municipale en général, les personnes interviewées font tout de suite une distinction entre les médias « traditionnels » – selon leurs termes – et les médias sociaux (réseaux sociaux en ligne). Au sein de deux municipalités, le portrait des médias traditionnels se ressemble avec la présence d’une à deux stations de radio et une chaîne de télévision communautaire ou régionale. Le portrait de la presse écrite dans ces deux municipalités diverge cependant : « Au niveau des journaux locaux, on en a plusieurs petits, mais aucun qui couvre entièrement le territoire. » (Com‑1) La situation est différente dans l’autre municipalité puisque la personne interviewée mentionne : « Nous avons un hebdomadaire payant […] Un média assez unique en son genre. Un des plus vieux médias hebdomadaires francophones au Canada […] c’est vraiment un journal avec une équipe de rédaction, […] un éditorialiste, un angle média dont on pourra reparler, mais qui est assez distinctif de ce qu’on retrouve normalement dans les municipalités. » (Com‑2) Cet hebdomadaire est en effet consacré à la vie de cette municipalité. Dans la troisième municipalité, il n’y a pas de radio ou de chaîne de télévision consacrée spécifiquement à cette municipalité, mais des babillards électroniques sont présents en quatre endroits de la ville et des appels automatiques sont effectués pour transmettre des informations urgentes.

Les municipalités mentionnées publient également un bulletin municipal. Au sein des trois villes le bulletin constitue une source d’information présentée comme étant importante tant par les élu·es et les directions des communications que les journalistes – ces derniers y trouvent de l’information –, questionnant de fait la diversité des idées qui peuvent s’exprimer et circuler. La création de ces bulletins est toutefois récente et semble répondre à un besoin d’informer la population de manière uniforme sur le territoire. Dans deux municipalités, ces bulletins sont récents (2017 et 2015), tandis que dans la troisième, le bulletin municipal est plus ancien, mais le service des communications a été créé en 2018. La direction des communications de cette dernière municipalité précise que le contenu du bulletin municipal a été modifié, puisqu’il était auparavant surtout consacré à la publication des règlements ; les thématiques sont désormais plus larges et mettent davantage de l’avant les projets de la municipalité. Au sein des trois municipalités, la fréquence de parution du bulletin diffère, mais est complétée par des infolettres sur le site et envoyées aux citoyen·nes. Le contenu est sensiblement le même (informations factuelles sur les services et les projets de la municipalité, auxquelles est ajouté le mot du maire ou de la mairesse).

En somme, une municipalité sur les trois à l’étude ne présente qu’une source d’information (le bulletin municipal, repris par les panneaux automatisés), tandis qu’au sein des deux autres on retrouve radio et télévision, mais une presse écrite territorialement fragmentée dans l’une, tandis que l’autre dispose d’un journal consacré à la vie de la municipalité, présenté par la direction des communications comme un média avec un angle spécifique. Les directions des communications de ces villes diffusent également de l’information à travers les réseaux sociaux.

Regards des conseiller·ères municipaux sur la circulation de l’information et la démocratie

À la question de savoir si les citoyen·nes sont bien informé·es, les élu·es répondent tous et toutes de façon affirmative. Certains nuancent leurs propos en mettant en évidence la présence de citoyen·nes moins intéressé·es que d’autres. Tous les répondant·es démontrent une grande disponibilité pour répondre aux questions des citoyen·nes et s’affichent comme véritables courroies de transmission de l’information :

Oui oui, parce qu’on publie. En fait, on livre notre journal [Le bulletin municipal] […], on les informe de façon très régulière […] Les citoyens ont vraiment toute toute toute l’information nécessaire […] On est toujours disponibles […] c’est mon numéro de [téléphone] cellulaire personnel qui est sur mes cartes d’affaires, ce n’est pas le numéro à l’hôtel de ville […] Quand les gens veulent m’appeler, ils m’appellent directement chez moi […] Les citoyens peuvent en tout temps communiquer avec moi.

Élu·e 5

Un·e autre élu·e souligne que maintenant que la municipalité publie son propre journal – Le bulletin municipal –, les citoyen·nes sont bien informé·es, car auparavant il fallait envoyer les informations dans plusieurs journaux et certain·es citoyen·nes se plaignaient ne pas recevoir ces informations. D’autres soulignent des actions spécifiques qu’ils mènent : « on fait des rassemblements […] pour expliquer […] les enjeux, j’envoie à l’occasion des courriels destinés à tous […] Je fais du porte-à-porte entre deux élections pour donner à nouveau mes coordonnées aux citoyens, pour prendre leurs questions et discuter avec eux. » (Élu·e 2)

Plus tard dans l’entretien, certains propos en réponse à d’autres questions reviennent sur la difficulté, non pas d’informer, mais de bien informer. Les liens avec la presse locale sont alors évoqués à deux reprises :

Ce n’est pas facile l’information, […] notre journal local […], qui est un hebdo qui est très lu, souvent, les informations qui sont rapportées ne reflètent pas nécessairement la réalité [rires]. Il y a toujours des titres qui sont un peu plus sensationnalistes… pour accrocher le citoyen, mais des fois, tu lis l’article et […] ce n’est pas la même signification que le titre […] Le rédacteur en chef, lui, c’est un peu notre opposition.

Élu·e 4

Quand on aborde le sujet de la participation électorale, la majorité des répondants considèrent que ce n’est pas un enjeu dans leur municipalité. Trois raisons sont évoquées à travers l’ensemble des entretiens. Pour certains, la participation électorale est semblable à celle que l’on peut trouver dans d’autres municipalités. Pour d’autres, les gens participent peu parce qu’ils sont satisfaits ou bien parce qu’il n’y a pas d’enjeux. Un seul répondant s’attriste de la faible participation et rappelle la différence entre les réponses des citoyen·nes lorsqu’il fait du porte-à-porte et la réalité le jour des élections. D’autres reviennent sur la difficulté de faire sortir le vote. De façon unanime, l’ensemble des élu·es interrogé·es estiment qu’il n’y a pas de lien à faire entre l’information et la participation électorale. Tous considèrent également que les partis politiques ne permettent pas d’améliorer la diffusion de l’information politique :

Non […], à mon avis, c’est le fait d’avoir des candidats valables qui pourrait faire que ça améliorerait la participation politique. Et c’est difficile, parce que je vous avoue, que c’est de plus en plus difficile de faire de la politique. On est de plus en plus contestés pour toutes sortes de choses. Et comme je vous disais, souvent, l’opinion d’un tout petit groupe […] est mis de l’avant par les médias, ce n’est pas nécessairement toujours facile de faire de la politique avec cette attitude-là de nos médias locaux.

Élu·e 4

Un·e autre élu·e s’interroge sur la pertinence des partis : « Présentement, il n’y a pas de diffusion des idées des différents élus. Ça, il n’y en a pas. […]S’il y avait un parti, d’après moi, il y en aurait plus. Des partis aux municipales […] Est-ce qu’ils en diffusent tant, des idées ? Souvent c’est du pareil au même, je trouve. » (Élu·e 2)

À la question de savoir ce qu’elles et ils pensent de la démocratie au sein de leur municipalité, après avoir mentionné que celle-ci fonctionne bien, les élu·es parlent de ce qui pourrait être amélioré selon eux : « Moi je pense que la démocratie s’exerce bien […] Ce qui pourrait être changé pour qu’elle s’exerce encore mieux peut-être, c’est plus de reconnaissance envers les élus. Mais ça, je ne sais pas exactement comment faire ça. J’avoue. Mais c’est quelque chose qui fait qu’on a des très bons candidats qui pourraient être intéressés qui ne se présentent pas en politique à cause de ça. » (Élu·e 4) De façon plus surprenante, d’autres élu·es, alors qu’ils et elles n’établissent pas de lien entre la participation électorale et la circulation de l’information, font un lien entre l’information et la démocratie : « Je pense qu’on est dans une meilleure situation de démocratie [sous-entendue par rapport à d’autres] parce que selon moi, la démocratie était faite, pour justement les villes ou les villages de taille modeste, où presque tout le monde sait toutes les informations. Quand la ville devient très grande, une majorité de la population n’est pas bien informée. » (Élu·e 3)

Quant à la façon dont elles et ils perçoivent la démocratie participative, les avis recueillis sont partagés. La majorité des élu·es s’affichent en faveur de cette forme de démocratie. L’impression qui s’impose toutefois est que ce n’est pas tant de la démocratie participative dont les élu·es parlent que de toute forme de participation :

La démocratie participative c’est la meilleure forme de gouvernement qu’on peut avoir […] Et comme eux autres (les électeurs), ils participent d’une manière ou d’une autre comme payeurs de taxes, c’est leur argent qui est géré par la municipalité, et c’est important que leur opinion soit prise en considération pour décider les formes de service qu’on va leur offrir. La participation de la population c’est très important. C’est à eux de décider [rires].

Élu·e 1

Pour quelques élu·es, cette participation permet d’abord et avant tout de s’assurer d’une bonne transmission de l’information sur les enjeux et les projets. Un·e autre élu·e s’exprime plus clairement sur les processus participatifs en pointant les forces et les limites qu’il ou elle y voit. Deux autres élu·es, issus de deux municipalités différentes, soulignent qu’à leur avis, ce type de démocratie attire très peu la population et intéresse souvent les mêmes personnes.

Enfin, à la question de savoir ce que veut dire selon eux l’expression « démocratie de proximité », les répondant·es considèrent à l’unanimité que cette expression décrit très bien la démocratie dans leur municipalité. Plusieurs arguments sont mis de l’avant. La taille en est un : « C’est vraiment effectif ici [car] on a huit districts sur une population de 50 000 […]. Nous avons… un nombre d’électeurs assez raisonnable, nombre de résidents assez raisonnable, que nous [pouvons] aller rencontrer en porte-à-porte ou d’une autre façon, on est assez accessibles. » (Élu·e 3) Cette accessibilité est ensuite mise de l’avant : 

À l’épicerie souvent [il] y a quelqu’un qui t’approche, qui veut te parler d’un dossier. Tu vas mettre du gaz, il t’accroche pour te parler de telle autre affaire… Ou… il t’appelle, t’envoie un courriel. Les gens ne [se sentent] pas gênés, [...] de m’interpeller pour me parler de peu importe le dossier. C’est dans ce sens-là que je dis qu’on est très facile d’accès, je crois, en général.

Élu·e 4

Les gens peuvent nous parler, comme je vous disais tantôt, je suis là sept jours par semaine, ils peuvent nous parler quand ils veulent. Ils peuvent nous parler de n’importe quoi. Même en dehors du municipal.

Élu·e 1

L’accessibilité, ou du moins la mise en scène de celle-ci par les élu·es, semble de fait caractériser fortement leur fonction.

Une démocratie représentative sous-tendue par un idéal unitaire et apolitique

Comment les élu·es définissent-elles et ils la démocratie au sein de leur municipalité, en fonction notamment du contexte informationnel qui lui est propre ? À partir de notre enquête, plusieurs éléments de réponse peuvent être fournis.

La conception qu’ont les élu·es de la démocratie est celle de la démocratie représentative : elles et ils s’affichent comme courroies de transmission de l’information, mandaté·es par les citoyen·nes pour régler leurs problèmes. La démocratie participative est davantage définie comme une autre façon de faire ce que les élu·es font : informer, consulter. Ces deux formes de démocratie ne sont pas mises en débat ou en opposition par les élu·es, car elles sont confirmées dans le rôle d’informateur dont elles et ils se prévalent, voire dans leur rôle de représentant·e de l’intérêt commun. Dans le cadre des municipalités à l’étude, le positionnement similaire des élu·es comme courroies privilégiées d’information dans des contextes informationnels distincts témoigne d’une véritable mise en scène de l’apolitisme et de l’idéal communautaire évoqué par Bherer et Breux (2012) et rappelle les travaux sur les façades institutionnelles (Codaccioni, Maisetti et Pouponneau 2012). Une façade peut se définir comme la présentation que font d’eux-mêmes les élu·es ou – dit autrement et dans le contexte de notre étude – comme l’ensemble « [des] entreprises de production d’une image unitaire du gouvernement local » (ibid., 7). Plusieurs éléments étayent ce point de vue.

D’une part, le seul fait que certain·es de nos répondant·es considéraient qu’une fois qu’elles et ils avaient répondu à notre enquête, nous n’avions pas besoin d’interroger d’autres élu·es (car nous obtiendrions des réponses semblables selon elles et eux) constitue un premier signe d’une vision unitaire de l’équipe municipale que l’on souhaite projeter. Comme le souligne Nicolas Bué (2012, 37), « la présentation unitaire induit le secret sur les rapports au sein de l’équipe ». De plus, les élu·es s’emparent en quelque sorte de la notion de proximité pour légitimer notamment leur rôle clé d’informateur : leur définition de la démocratie de proximité, déterminée grandement par la question de l’accessibilité, appuie ce point de vue (Lefebvre 2005). Cette proximité « suppose la neutralisation des idéologies partisanes » (Le Bart 2003), les élu·es interrogé·es ne considèrent d’ailleurs pas que la présence de partis politiques serait bénéfique à la démocratie. La réflexion suivante provenant d’une direction des communications laisse entrevoir la façon dont les idéologies partisanes sont neutralisées ou du moins amoindries : « On a une ville où il n’y a pas de partis politiques, donc chaque élu est un électron libre qui prend des décisions en son âme et conscience sur chacun des dossiers. On a dans notre conseil un spectre très large d’élus, des gens qui sont très à gauche, d’autres plutôt centre droite […] Il y a une diversité de points de vue et quand le conseil prend une décision, il faut avoir une majorité quand même assez confortable pour aller de l’avant avec un dossier. » (Com‑1) Par ailleurs, cette proximité revendiquée fait également écho aux différentes facettes de ce concept, telles que décrites par Gérard Divay (2019a, 16) : « la proximité institutionnelle municipale est très intense, en ce que la distance entre l’institution et les citoyens est nulle ». De même, ajoute-t-il, celle-ci s’incarne sur le territoire : les élu·es ne réfèrent ici qu’à leur district, favorisant une relation spécifique à ce territoire politique. La façade unitaire présentée semble ainsi également inscrite dans la définition de l’institution.

D’autre part, ce positionnement des élu·es permet de dessiner les contours d’une démocratie municipale bien spécifique : l’accent est mis sur la relation personnelle entre le gouvernant et le gouverné et sur le suivi personnalisé des dossiers. Une fois encore, cela résonne avec la façon dont est conçue l’institution : « pour la municipalité, les citoyens ne restent pas anonymes. Lorsqu’ils s’adressent à elle, ils reçoivent un traitement plus ou moins personnalisé » (ibid., 26). Cela induit une conception spécifique de la fonction d’élu·e. En étant au pouvoir depuis plus de dix ans, les élu·es canalisent l’information. Elles et ils tendent à personnaliser le rapport gouvernant–gouverné, engendrent un contrôle de l’information et tendent aussi à mettre en place des relations informelles avec les citoyen·nes (Karlsson 2013) à même de répondre à leurs besoins, mais qui demeurent exclusives : soit connaître l’élu·e personnellement, soit la ou le reconnaître, constitue un avantage pour le citoyen. Seule une minorité de citoyen·nes est visée par ces pratiques et il est probable que seulement ces citoyen·nes participent aux élections par la suite, comme le laissent entendre les propos d’Eric Oliver et Shang Ha (2007) sur la faible participation électorale dans certaines banlieues américaines. Ce contrôle de l’information engendre une dépolitisation de la scène municipale : certes l’information circule, mais elle n’est pas mise en débat à une échelle plus large et semble être peu colorée. De plus, les citoyen·nes qui prennent le temps de contacter l’élu·e disposent d’une information privilégiée.

Néanmoins, comme le précise Bué (2012, 32), tous les acteurs ne participent pas avec la même intensité à la construction de la façade : « tous les élus ne sont pas également disposés à endosser la face prescrite par l’institution ». Dans notre enquête, les divergences sont peu nombreuses, mais un·e élu·e mentionne que la fonction élective n’est pas faite pour tous, référant anonymement à l’un de ses homologues qui appréciait moins le contact permanent avec les citoyen·nes et, donc, n’endossait peut-être pas pleinement un des pans de la façade. Un·e autre élu·e souligne qu’au sein de sa municipalité les idées politiques ne circulent pas : ce propos confirme l’existence de la façade et laisse entrevoir un début de critique. Plus étonnante est la position des directions des communications qui, bien que travaillant main dans la main avec les élu·es, sont d’accord avec les journalistes sur les bienfaits que pourraient apporter des partis politiques dans la coloration de l’information.

Par ailleurs, dans un contexte où les sortants sont majoritaires, la fabrication de la façade est tributaire du traitement journalistique : « le journal peut en effet ériger en opposants des individus sans organisation et sans poids politique antérieur à la faveur d’une contestation ponctuelle, et devient lui-même un auxiliaire de l’opposition lorsqu’il produit un récit potentiellement négatif des activités de la municipalité » (Anquetin 2012, 103). La réflexion de certain·es élu·es quant au fait que le journal local constitue un peu « leur opposition politique » ou encore que le traitement médiatique ne reflète pas la réalité montre qu’en présence d’un espace médiatique fort, la façade peut être mise en jeu. Cela incite à penser que le renforcement de la scène médiatique pourrait être une option afin de permettre une véritable politisation des objets locaux et que la situation difficile de certains journaux, évoquée en introduction de ce texte, profite à l’érection de la façade des élu·es. Cela est notamment visible dans le fait que le bulletin d’information constitue une source d’information pour certains journalistes, rappelant en ce sens les propos de Virginie Anquetin (2012) sur les différentes positions des journalistes envers l’équipe municipale. Plus encore, les contraintes que rencontrent les journalistes dans l’exercice de leur métier (nombre de municipalités, distance géographique entre elles, contexte financier ; Bizimana 2020) participent dans une certaine mesure à ériger l’élu·e en informateur·rice clé. En dépit du fait qu’aucun·e de nos interviewé·es ne considère l’information comme étant un enjeu, le portrait informationnel laisse entendre qu’il y aurait place à une diversité de points de vue d’une part et à un renforcement des canaux disponibles d’autre part, étant donné l’hétérogénéité du portrait selon les municipalités. Plus encore, la qualité de l’information diffusée fait apparaître des points de vue divergents, qui nuancent cette absence de déficit informationnel.

Cette enquête exploratoire montre qu’il reste un travail à réaliser sur la nature de l’information qui est diffusée et sur les conséquences potentielles de celle-ci sur la définition de la démocratie, mais également sur le rôle de l’élu·e. L’ensemble des entrevues ont souligné la nécessité d’intéresser les citoyen·nes, d’avoir des enjeux sur lesquels les citoyen·nes – et les élu·es – pourraient prendre position. Cela laisse penser que si l’information diffusée était plus contrastée et probablement plus riche, le rôle des élu·es ne serait plus un rôle d’informateur, mais plutôt un rôle de défenseur de points de vue, qui permettrait de mettre en place une démocratie où les idées pourraient faire l’objet de débats et intéresseraient potentiellement un plus grand nombre de citoyen·nes. Cette incursion au sein de ces municipalités en périphérie montréalaise laisse entrevoir une démocratie fortement personnalisée et faiblement structurée idéologiquement. L’information semble – en partie du moins – réservée aux citoyen·nes les plus intéressé·es, projetant une figure de l’élu·e ancré·e dans la démocratie représentative et dans une rhétorique de proximité.