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Ce numéro spécial propose de reposer la question du rapport des élu∙es à la démocratie dans un contexte de contestation grandissante de leur monopole des prétentions à représenter (Barrault-Stella & Talpin, 2021; Kuyper, 2016; Pilet et al., 2021; Saward, 2010a)[1], ce constat prolonge des propositions théoriques qui dans les deux dernières décennies ont contribué à réinterroger la notion de représentation politique (Disch, Mathijs et Urbinati, 2019 ; Mansbridge, 2003, 2013 ; Saward, 2008, 2010a, 2010b). La conception traditionnelle considère que dans le cadre de la démocratie représentative, la légitimité à gouverner et à diriger se fonde à intervalles réguliers sur l’onction du suffrage universel qui légitime la distinction entre gouvernant∙es et gouverné∙es. Ce cadre suppose un monopole des professionnel∙les de la politique sur la prise de décision et plus généralement « sur la production des formes de perception et d’expression politiquement agissantes et légitimes » (Bourdieu, 1981).

Or, le « gouvernement représentatif » (Manin, 1995) s’est fortement métamorphosé et recomposé depuis plusieurs décennies. Dans un contexte de défiance vis-à-vis des institutions représentatives dans beaucoup de démocraties contemporaines (Armingeon et Guthmann, 2014 ; Dalton, 2004), d’émergence d’un impératif participatif et délibératif (Sintomer et Blondiaux, 2002), de mutations profondes de la démocratie intra-partisane (Cross & Katz, 2013), de réformes institutionnelles multiples (Cain, Dalton et Scarrow, 2003), mais aussi de renouvellement générationnel (Dalton, 2007 ; Tiberj, 2017), la question des rapports des gouvernant∙es à la démocratie en général et à la cause de la « démocratisation de la démocratie » en particulier se pose avec une acuité nouvelle. C’est la question qui traverse les articles réunis dans ce dossier thématique. En effet, les responsables politiques pouvaient auparavant sembler bénéficier d’un relatif consensus quant à leur monopole sur la décision politique dans le cadre d’un modèle politique basé sur la délégation et sur une représentation-distinction, dans lequel l’acte de vote, pas encore déserté (Braconnier et Dormagen, 2007 ; Haute et Tiberj, 2022), était quasiment l’unique moyen de participation politique instituée pour les citoyen∙nes ordinaires. Ce monopole semble désormais remis en question. Dans ce contexte, désormais bien documenté, le présent dossier propose d’inverser une perspective habituelle, centrée sur les attitudes et les représentations des citoyen∙nes, pour transposer ces questionnements du point de vue des représentant∙es politiques. En effet, alors même qu’il existe de nombreux travaux sur les représentations des citoyen∙nes ordinaires des systèmes politiques, sous la forme d’enquêtes quantitatives (pour une approche comparative, voir par exemple Ferrin & Kriesi, 2016; pour une synthèse des nombreux travaux parus ces dernières années, voir Hibbing et al., 2021), mixtes (Hibbing et Theiss-Morse, 2002) ou d’approches qualitatives (Clarke, Jennings, Moss et Stoker, 2018 ; García-Espín et Ganuza, 2017 ; Saunders et Klandermans, 2019), le rapport des élu·es à la démocratie n’a pas été assez systématiquement étudié et assez finement conceptualisé (Petit, 2020), quand bien même elles et ils sont par définition les acteurs centraux du réformisme démocratique (Bedock, 2017).

L’étude sociographique, en forme de portrait sociologique des élu·es[2], est une étape indispensable de la recherche, mais elle n’épuise pas la question de leur rapport à la démocratie, même si « les biais de l’élection » (Prewitt et Eulau, 1971) et plus largement ce qu’ils sont socialement, façonnent ce qu’ils en pensent. Il s’agit ici d’aller au-delà pour centrer la focale sur le rapport des élu.e.s à la démocratie, et en quoi ces représentations influencent leurs pratiques de la représentation politique.

1. Le rapport des élu·es à la démocratie et la représentation politique : un impensé ?

On considère donc des élu·es qui « ont pleinement intériorisé la défiance dont ils font l’objet et la délégitimation même du principe représentatif » (Lefebvre, 2007, 207). Ce constat mérite d’être relu en tenant mieux compte de la diversité de positions et de situations que recouvre l’étiquette de représentant·es politiques, au sein d’un champ politique de plus en plus professionnalisé et autonomisé (Boelaert, Michon et Ollion, 2017 ; Gaxie, 1973, 2018 ; Guérin et Kerrouche, 2008) tout en étant traversé par un renforcement des opportunités de participation pour les citoyen∙nes en dehors des élections (Reuchamps et Suiter, 2016 ; Sintomer et Blondiaux, 2002 ; Smith, 2009). Les élu·es font face à de nouvelles formes de représentations citoyenne, voire citoyennistes (en France : listes citoyennes aux dernières élections municipales, primaire populaire lors de la campagne présidentielle de 2022…), des conflits dans diverses arènes où se jouent les prétentions à représenter (Dutoya et Hayat, 2016 ; Saward, 2010b) et à être représenté (Barrault-Stella et Talpin, 2021 ; Hatzfeld, 2011).

Pour autant, l’assimilation par des gouvernant∙es de conceptions de la démocratie remettant en question leur monopole est loin d’aller de soi et reste l’objet de fortes résistances. Lorsque l’on examine les rapports à la démocratie des gouvernant∙es, il convient de ne jamais perdre de vue que ceux-ci sont à la fois juges et parties. En effet, leur légitimité à gouverner s’inscrit dans le cadre de la démocratie représentative, cadre dans lequel leurs positions respectives sont légitimées, leurs intérêts et stratégies modelés, et dans lequel a eu lieu leur socialisation professionnelle au métier politique. Ce numéro explore une première hypothèse : celle d’une réticence fondamentale des gouvernant∙es à repenser une légitimité fondée sur la délégation. Cette hypothèse implique le fait que penser à nouveau la démocratie hors du cadre la représentation élective, déterminant leur relatif contrôle sur la décision politique, est une opération difficile.

L’infléchissement du « fétichisme politique de la délégation » (Bourdieu, 1984) n’aurait alors lieu que sous contrainte et sous conditions, avec la volonté de maintenir autant que possible l’ordre politique et social existant, celui-là même qui a permis aux gouvernants d’obtenir les mandats qu’elles et ils occupent. Ainsi, les élu·es, restent fondamentalement attaché.es à leurs prérogatives et à l’efficacité prêtée à la démocratie représentative (Petit, 2020). Même celles et ceux qui sont responsables de mettre en place une démocratie participative peuvent être sceptiques sur la viabilité de la participation (Lefebvre, Talpin et Petit, 2020). Ces critiques se justifient à travers le rappel d’une compétence politique trop inégalement distribuée ou d’un diagnostic post-démocratique ou de complexification croissante de l’action publique, encastrée dans des chaînes d’interdépendance de plus en plus longues et qui donnent de moins en moins prise. On peut également supposer qu’ils sont d’autant moins enclins à entamer leur emprise ou monopole sur les processus décisionnels qu’ils ont l’impression d’en être déjà de fait dessaisis ou dépossédés (réduction des marges de manoeuvre budgétaires, globalisation, poids croissant des groupes d’intérêt…).

On propose aussi d’explorer une seconde hypothèse, directement liée à la première : les rapports des gouvernant∙es à la démocratie et à ses transformations sont directement liés à la place qu’elles et ils occupent au sein du jeu politique. La subversion de la norme représentative et délégative est ainsi une ressource stratégique, discursive et idéologique pour des individus situés à la marge du jeu politique ou des outsiders, alors que le rappel de son caractère « évident », « supérieur » et « naturel » est central pour les gagnant.es de la compétition électorale. Plus largement, la capacité d’adaptation (et de résistance) des acteurs à la mise en cause du monopole de la représentation dépend de leur trajectoire et de leur position. Les retours empiriques et inductifs proposés dans ce numéro sont centrés sur les élu·es et leurs représentations de la représentation. Il s’inscrit dans la suite de travaux centrés sur les adaptations des élu·es à un contexte de plus en plus personnalisé et apartisan (Deschouwer et Depauw, 2014), et aux demandes citoyennes qu’elles et ils perçoivent et façonnent (Anquentin et Freyermuth, 2008 ; Soontjens, 2021a, 2021b).

Par ailleurs, l’étude de ces questions nécessite d’accorder une importance particulière au contexte national, la force et les modalités de la critique de la représentation variant selon les pays (Duchesne, Frazer, Haegel et Ingelgom, 2013 ; Ferrin et Kriesi, 2016), et aux configurations localisées du pouvoir (Font, Della Porta et Sintomer, 2014), plus ou moins favorables à la promotion de modèles alternatifs de démocratie. En effet, les contraintes pesant sur les gouvernant∙es, la légitimité dont elles et ils bénéficient, les limites acceptables de ce qu’est un « bon gouvernement » (Rosanvallon, 2015) et les institutions nationales et locales constituent autant d’éléments essentiels pour définir « l’espace des possibles » dans lequel opèrent les représentant·es et comment ils et elles conçoivent et pratiquent la démocratie.

Chacun des articles du numéro dialogue avec ces hypothèses, tout en étant attentif au contexte de leur cas d’étude. Les sept entrées du sommaire reposent chacune sur une enquête empirique originale, visant à rendre concrète l’analyse de ces problématiques. En quoi la conception du rôle de représentants évolue-t-elle ? Dans quelle mesure les pratiques des élu·es s’avèrent-elles déterminées par leurs représentations de la démocratie en tant que telle ? Et peut-on expliquer ces mêmes représentations au prisme de leurs parcours et positions politiques ?

Les études réunies dans ce numéro s’intéressent à l’échelle locale - municipale (Breux ; Petit ; Mévellec et al.)[3] ou intercommunale (Desage et Kaciaf) - ou à l’échelle nationale (Lefebvre ; Talukder et al.. ; Taghavi). Les cas étudiés se trouvent en Europe de l’Ouest, en France (Desage et Kaciaf ; Lefebvre ; Petit ; Taghavi) et en Belgique (Talukder et al.) ; et en Amérique du Nord, au Québec (Breux et Couture, Mevellec et al.). Les approches retenues relèvent principalement de la science politique et de la sociologie, avec des ouvertures vers la géographie ou l’urbanisme. Les auteur.e.s mobilisent notamment des méthodes qualitatives : entretiens, observations, archives ; visant à renouveler les questionnements sur ces approches et à constituer de nouvelles classifications.

2. La réticence à repenser une légitimité basée sur la délégation

Comment les gouvernant∙es perçoivent-ils les transformations de la démocratie et quelles formes de démocratie valorisent-ils ? Cette question interroge plus largement les modalités et les moyens auxquels les gouvernant∙es ont recours pour affirmer leur propre légitimité, cherchant à incarner ce qu’est un « bon représentant » (Dovi, 2012), tout en s’appuyant sur certaines conceptions du « peuple » (Rosanvallon, 1998). L’étude des perceptions ordinaires de la démocratie chez les gouvernant∙es invite aussi à comprendre le rapport que ces différents acteurs entretiennent avec le réformisme institutionnel, et notamment avec les réformes qui visent à démocratiser la démocratie et à « déspécialiser » le politique (Paoletti, 2010) pour l’ouvrir à des catégories plus larges de la population. Pour une part des théoriciens ou chercheurs politiques, l’hybridation de la démocratie représentative avec des formes participatives ou délibératives de démocratie est jugée comme plus ou moins comme souhaitable voire encouragée (Gastil et Wright, 2019 ; Lafont, 2019 ; Landemore, 2020). Ces entreprises touchent directement les intérêts des gouvernant∙es et viennent remettre en question leur légitimité à diriger et à décider. Elles invitent donc à mettre au jour l’existence de postures de résistances sous la forme d’un corporatisme électif ou de la défense du gouvernement représentatif.

Le manque d’appétence au niveau national pour des dispositifs infléchissant véritablement la logique représentative de la démocratie (Bedock, 2017) peut s’expliquer par le fait que les gouvernant.es doivent leur position aux investissements significatifs - pouvant parfois être très coûteux pour la vie personnelle, familiale, professionnelle - qu’elles et ils ont consentis dans la procédure et la compétition électorales et en faisant leurs les logiques du métier politique. Leurs représentations, leurs évaluations et leurs rapports à la démocratie sont donc profondément influencés par cet investissement dans le mécanisme électif et impliquent l’affirmation différenciée d’une hiérarchie entre gouvernant∙es et citoyen∙nes ordinaires ; comme le montrent par exemple Vincent Jacquet et ses collègues à partir du cas du parlement belge (Jacquet, Schiffino, Reuchamps et Latinis, 2015 ; Schiffino, Jacquet, Cogels et Reuchamps, 2019). Martina Avanza, dans le cadre d’une étude sur les élu·es dits « de la diversité », montre que ces élu·es refusaient d’invoquer leurs origines pour se prévaloir d’une légitimité politique, préférant reprendre des catégories traditionnelles de légitimation politique pour justifier leur place et leurs actions : compétence et distinction (Avanza, 2010). C’est bien une vision élitiste de la démocratie qui se révèle la plus prégnante parmi les gouvernant∙es. Elle constitue alors le modèle à subvertir ou à défendre, et dans tous les cas elle est le point de référence à partir duquel les gouvernant.es composent.

Interroger le rapport des gouvernant∙es à la démocratie, c’est donc d’abord interroger leur rapport à un modèle de référence, celui d’un modèle élitiste de la représentation basé sur une représentation-distinction, parfois compensé par un idéal paternaliste de proximité (Le Bart et Lefebvre, 2005). Comme le souligné Rémi Lefebvre, les gouvernant∙es « ne peuvent s’envisager comme des acteurs parmi d’autres, sans qualités particulières, parce qu’ils sont investis de la légitimité du suffrage qui les différencie de manière irréductible des autres acteurs » (Lefebvre, 2007, 216). Marion Paoletti, dans son étude sur les politiques de déspécialisation du jeu politique ou de l’intégration du référendum local (Paoletti, 1997, 2010), avait également démontré l’existence de « tentations oligarchiques » pour montrer à quel point le rapport à la démocratie des gouvernant∙es est façonné par les principes de légitimité qui les ont amenés au pouvoir. Pour interroger le rapport au modèle de référence des gouvernant.es qu’est la démocratie représentative, il s’agit également de sortir d’une approche purement procédurale de la démocratie pour également intégrer les dimensions symboliques du travail de représentation politique (Paoletti, 2014).

Or, les gouvernant∙es ont un rapport plus ambivalent aux transformations de la démocratie. Les conceptions s’échappant du cadre de la représentation élective sont souvent des impensés, voire des impensables, chez les gouvernant∙es. De l’autre côté, ils peuvent assumer fréquemment des postures critiques vis-à-vis de la participation, et peuvent lui préférer une forme de consultation directe, individuelle et officieuse (Hendriks et Lees-Marshment, 2018). Ils sont aussi prompts à utiliser l’argument d’incompétence des citoyen∙nes dans un contexte de technicisation croissante de l’action publique et de montée de l’expertise savante (Jacquet, Schiffino, Reuchamps et Latinis, 2015), ou encore celui de l’inefficacité supposée de la participation en l’état actuel des pratiques. Dans ce numéro thématique, la contribution de Talukder et al. met ainsi en évidence la prégnance de discours soit ambivalents, soit franchement hostiles à la démocratie participative et aux mini-publics chez la plupart des député∙es belges francophones, ancrés sur la hiérarchie explicite entre gouvernant∙es et gouverné∙es. Les arguments sur la compétence politique sont profondément entremêlés à ceux sur la légitimité de l’élection, l’un découlant de l’autre.

Ce dossier s’intéresse aussi à la question de la démocratie au sein des organisations partisanes elles-mêmes. Quelle représentation de la démocratie se font les dirigeants de parti ? L’article de Rémi Lefebvre porte sur la démocratie interne dans deux partis-mouvements français qui se placent explicitement en opposition aux partis traditionnels (La République en Marche et la France insoumise). Les partis observés sont des partis « personnels » où les formes traditionnelles de démocratie (congrès et vote) sont rejetées. L’article analyse les ressorts d’une forme de dé-démocratisation partisane qui conduit à brider et domestiquer les aspirations démocratiques internes au nom de la recherche « d’efficacité ». Fabien Desage et Nicolas Kaciaf, à partir du cas de la métropole de Lille et de l’espace journalistique local, étudient au concret des formes de dépolitisation et de dé-démocratisation des institutions politiques locales.

Le discours sur la légitimité élective peut aussi être pensé à partir de l’étude de cas individuels d’élu.es. Ainsi, Babak Taghavi, dans sa contribution ethnographique portant sur un député de la France insoumise, membre du nouveau groupe parlementaire de gauche radicale depuis 2017, s’interroge quant à lui sur la difficulté de subvertir le rôle de parlementaire dans le cas de la France marqué par un fort présidentialisme (Lacroix et Lagroye, 1992 ; Duhamel, Foucault, Fulla et Lazar, 2019) et par une « subordination parlementaire » (Portelli, 2018). Par ce biais, l’article vise à interroger la construction de la particularité sous l’angle de la tentative de représentation-incarnation des classes populaires par F. Ruffin. L’article de Guillaume Petit se penche aussi sur des parcours individuels, en se centrant sur des maires participationnistes. L’approche par ces cas particuliers met d’autant plus en lumière les difficultés auxquels ils et elles se confrontent et les rappels à l’ordre représentatif avec lesquels ils et elles doivent composer.

Enfin, à partir du cas québécois, l’article de Sandra Breux et Jérôme Couture démontre à partir de l’étude du cas de quatre municipalités périphériques de Montréal au sein desquelles la participation électorale est peu élevée que la conception qu’ont les élu.es de la démocratie est clairement celle de la démocratie représentative : elles et ils se pensent comme des courroies de transmission de l’information, mandaté.es par les citoyen.nes pour régler leurs problèmes. Cette conception personnalisée des rapports avec les citoyen.nes contribue à une forme de déficit informationnel et à une dépolitisation de la scène municipale.

3. Des rapports à la démocratie à relier à la place dans le champ politique

Une énigme apparaît, après avoir rappelé l’hypothèse de la centralité d’une vision délégative de la démocratie chez les gouvernants : il existe pourtant bien des organisations et des responsables politiques et des gouvernant∙es subvertissant cette vision purement représentative de la démocratie, se positionnant à distance de celle-ci ou cherchant à promouvoir des visions alternatives. Qui sont-elles, qui sont-ils ? Et comment expliquer ces conceptions et ces pratiques en rupture avec le modèle représentatif dominant ? La deuxième grande hypothèse structurante de ce numéro spécial est que le rapport des gouvernant∙es à la démocratie est profondément influencé par la place plus ou moins centrale occupée dans le jeu politique. En effet, les prises de position, les discours et les représentations ne peuvent se comprendre qu’au regard de la position des gouvernant∙es dans différents espaces et en fonction des contraintes avec lesquelles elles et ils doivent composer ou qu’ils instrumentalisent. Cette deuxième grande hypothèse invite donc à s’interroger sur l’hétérogénéité de la figure des gouvernants, et sur les logiques de différenciation et de hiérarchisation qui sont à l’oeuvre au sein du champ politique. Elle invite aussi à comprendre comment les différentes organisations politiques et les individus investissent différemment la question des transformations de la démocratie et du réformisme institutionnel. Elle pousse aussi à questionner les effets de luttes d’institutions sur la démocratie en soulignant comment élu·es, fonctionnaires, consultant∙es et autres groupes d’intérêt y jouent un rôle. Le(s) rapport(s) à la démocratie sont donc à la fois la traduction et l’instrument de luttes au sein du champ du pouvoir.

Comme souligné plus haut, c’est bien l’existence d’individus et de groupes au sein des gouvernant∙es qui cherchent à mettre en cause la vision élitiste et délégative de la démocratie qui pose question. On peut esquisser les caractéristiques des groupes et des individus les plus susceptibles d’avoir un rapport critique et subversif face à la démocratie représentative à partir de travaux portant sur la question du rapport aux réformes institutionnelles des élu·es. Comme l’a souligné Christine Guionnet, la volonté de changer les règles du jeu politique ou de rénover la démocratie est l’apanage de mouvements politiques marginalisés dans le champ politique et de groupes qui en sont traditionnellement exclus (Guionnet, 2005). Plusieurs auteurs ont démontré que les forces politiques aux marges au jeu politique sont plus susceptibles de soutenir diverses innovations démocratiques visant à renforcer la participation citoyenne (Núñez, Close et Bedock, 2016) ou la démocratie directe (Bowler, Donovan et Karp, 2002 ; Close, 2020). Des travaux comparatifs démontrent aussi que les forces politiques de gauche sont davantage susceptibles de soutenir les réformes institutionnelles qui ouvrent le processus politique à de nouveaux groupes (Lovenduski et Norris, 1993 ; Bol, 2016 ; Herzog, 2016), et plus spécifiquement des forces de gauche apparues dans les années 1980 (Junius, Matthieu, Caluwaerts et Erzeel, 2020 ; Scarrow, 1999).

Si on dépasse la question des rapports des différentes organisations à la démocratie, il s’agit alors de s’interroger sur les caractéristiques individuelles des gouvernant.es les conduisant à développer un rapport plus ou moins critique au modèle de référence que constitue la démocratie représentative. Étudiant les visions des conseiller∙es locaux dans une quinzaine de démocraties, Hubert Heinelt montrait que celles-ci dépendaient avant tout de leurs caractéristiques personnelles plutôt que de leur pays d’appartenance. Outre l’orientation idéologique, l’âge et le genre, deux variables, celle de l’expérience politique et de l’ancienneté dans la carrière des conseillers étudiés, qui étaient reliés à une vision plus ou moins critique de la démocratie représentative (Heinelt, 2013) ; c’est donc bien ici un effet de position et de trajectoire qui joue. Shaun Bowler, Todd Donovan et Jeffrey Karp avaient également déjà pu démontrer que les membres de partis de gouvernement sont beaucoup moins enclins à développer un rapport critique aux institutions existantes et à soutenir des réformes institutionnelles de toutes natures (Bowler, Donovan et Karp, 2006), confirmant de nombreux travaux qualitatifs montrant à quel point le rapport critique aux institutions existantes et à la démocratie dépend de la position des individus au sein du jeu politique (Pilet, 2007). Plus largement encore, plusieurs travaux montrent que l’investissement d’élu·es dans la démocratie participative municipale, alors qu’elle était en développement en France dans les années 1990, est d’abord le fait de personnalités locales dissidentes au sein des organisations qui vont chercher un capital politique spécifique pour assoir leur prise sur des fiefs locaux (Petit, 2017) ou pour construire une posture alternative au sein d’une institution ou face à un appareil partisan hostile, comme c’était par exemple le cas de Ségolène Royal (Mazeaud, 2010 ; Sintomer et Talpin, 2011). On peut s’interroger plus largement sur les logiques permettant de circonscrire différents profils d’élu·es dans leur rapport à la participation démocratique, entre les croyant∙es qui s’engagent dans la participation – sous couvert de démocratisation, mais aussi de modernisation de l’action publique – les opposant∙es, qui rappellent la centralité et la primauté du modèle représentatif et les agnostiques, qui en feraient un usage stratégique ou pragmatique sous contrainte (Lefebvre, Talpin et Petit, 2020).

Dans ce numéro thématique, les contributeurs s’intéressent à deux échelles : l’échelle locale et l’échelle nationale. Le local est souvent présenté comme le lieu premier et « naturel » de la participation démocratique (Blondiaux, 2001 ; Douillet et Lefebvre, 2017), mais il s’y observe aussi une résistance particulière des élu·es face aux injonctions participatives, qui va avec un dévoiement récurrent de la démocratie participative (Blatrix, 2009 ; Lefebvre, 2012 ; Talpin, 2016). L’article de Guillaume Petit s’interroge sur la figure des d’élu·es désigné.es comme « participationnistes », pour interroger les raisons et les logiques de l’adhésion volontariste à la mise en oeuvre de dispositifs participatifs. Il étudie dans trois villes moyennes françaises les parcours biographiques et les trajectoires de ces élu.es, adjoint.es à la démocratie participative et maires participationnsites, et comment leurs parcours illustrent différentes conceptions de la démocratie participative municipale. Il montre aussi en quoi ces élu·es mobilisent différentes formes de légitimité (autochtones, professionnelles ou partisanes) pour construire leur posture participationniste. Surtout, il montre en quoi celle-ci relève d’un « leadership paradoxal », définissant un rapport ambivalent à la fonction d’élu.e.

Explorant différemment le paradoxe des postures des élu.es face aux enjeux démocratiques, Desage et Kaciaf proposent d’étudier la même catégorie d’élu·es, mais dans une autre arène : l’institution intercommunale à partir de l’exemple de la Métropole européenne de Lille (MEL), qui à rebours de l’affinité élective entre local et démocratie, sont désignés comme des laboratoires de la post-démocratie (Desage, 2019). Leur article montre comment les élu.es construisent délibérément une institution fermée sur elle-même, dépolitisée et étouffant les conflits internes, qui autorisent aux acteurs politiques établis des échanges collusifs permettant de renforcer l’ordre politique existant. Ils confirment en cela d’autres travaux dans d’autres intercommunalités (Parnet, 2020).

Le numéro se propose également d’explorer d’autres figures de la représentation que les maires et leurs adjoints. Mévellec et al s’intéressent ainsi à une fonction créée dans les années 1970 de « préfet.te de municipalité » dans le cadre des municipalités régionales de comté au Québec. Cette fonction, d’abord désignée au suffrage indirect parmi les conseillers municipaux siégeant dans cette instance, a été ouverte au suffrage direct à partir des années 2000. Ces débats, similaires à ceux explorés en France par Desage, permettent ainsi d’étudier l’effet des modes de désignation sur les profils des élu.es, les postures adoptées et les politiques menées. Si cette élection a eu des effets modestes de démocratisation du personnel politique et dans les pratiques de terrain, en diversifiant les profils des candidat.es en termes de genre et de trajectoire politique, ces élu∙es n’ont pas pour autant une appétence particulière pour le renforcement des mécanismes formels de participation.

S’intéressant pour leur part à l’échelle régionale et nationale, l’article de Talukder et al. montre, outre la prégnance de discours souvent hostiles à la démocratie participative et aux mini-publics malgré leur institutionnalisation en Belgique francophone (cf. supra.), la diversité des positions des élu∙es sur ces sujets en fonction de leur position dans le champ politique. En effet, les député∙es appartenant à des partis de gauche ayant un faible accès au pouvoir et possédant moins de ressources politiques individuelles sont plus enclin.es à privilégier les mini-publics contraignants, alors que les élu∙es occupant une position plus centrale dans le champ politique sont beaucoup plus réticent.es à l’idée de partager la décision politique avec des citoyen∙nes tiré∙es au sort.

Conclusion

Face à la contestation d’un monopole de la représentation politique, illustrée en couverture du dossier par une femme tenant un panneau pour « demander la démocratie », ce numéro thématique confirme la prégnance de la représentation-délégation dans les conceptions qu’ont les élu∙es de la démocratie, et ce dans une diversité de contextes. Il rappelle aussi l’importance d’étudier la place des responsables politiques dans l’ordre politique pour comprendre ces conceptions. Plusieurs contributions exposent de possibles infléchissements, en s’intéressant à des cas singuliers : élu·es participationnistes (Petit), député militant (Taghavi). Ce faisant, elles soulignent en quoi de telles variations ont lieu sous conditions et sous contraintes, et en partie à la condition essentielle d’un maintien de l’existant. Ainsi, la construction sociale de l’ordre représentatif n’apparait jamais autant pleinement que lorsque sa sauvegarde prend des tours paradoxaux. Ainsi, Desage et Kaciaf analysent le paradoxe de représentant.es agissant activement pour invisibiliser leurs décisions et les transactions ayant lieu dans l’arène intercommunale tout en se prévalent du suffrage universel et de ses attributs dans l’arène municipale. Lefebvre propose également de tenir compte des effets procéduraux et organisationnels, en s’intéressant à l’émergence rapide et inédite de deux nouvelles forces politiques dans le champ politique français. LREM et LFI, au-delà de leurs divergences évidentes d’idéologies et d’assises sociales, partagent ainsi un « étouffement statutaire » de la démocratie interne. Ces deux contributions abondent dans le sens d’une peur de la démocratie ou du peuple, par les cadres des institutions et des organisations censées elles-mêmes la faire vivre, dans le cadre de la démocratie représentative (Rancière, 2005 ; Graeber, 2014 ; Dupuis-Déri, 2013, 2016).

Les élu.es, même dans des contextes d’appels à plus de participation ou de délibération publiques, demeurent concrètement, matériellement et symboliquement, attaché.es à leurs prérogatives. D’une part, parce que ce sont elles qui les définissent en tant que membres de ce groupe ; d’autre part, par conviction quant à l’efficacité prêtée au gouvernement représentatif et au suffrage universel qu’il s’agisse de l’arène locale (Desage ; Mévellec et al.) ou nationale (Talukder et al.). Leurs représentations, leurs évaluations et leurs rapports à la démocratie sont donc profondément influencés par cet investissement dans le mécanisme électif. C’est donc une vision élitiste de la démocratie qui se révèle la plus prégnante parmi les gouvernant∙es, et constitue alors le modèle à subvertir (Taghavi), à infléchir (Mévellec et al. ; Petit), à défendre (Breux & Couture, Desage, Talukder et al.) ou à renforcer (Lefebvre).

Dans la cartographie des rapports des gouvernant.es à la démocratie, les cas empiriques rassemblés ici explorent une variété de questionnements, sur le cadrage du métier politique par les conceptions de la démocratie, partisane ou parlementaire (Lefebvre ; Talukder et al. ; Taghavi), sur les postures des maires qui adoptent, ou non, la démocratie participative (Petit ; Breux & Couture) et sur les stratégies de résistance des maires à la démocratisation des structures intracommunales (Desage ; Mévellec et al.). La juxtaposition de ces cas permet de saisir les évolutions du rôle du représentant et une réticence toujours fondamentale au partage du pouvoir de la part des élu∙es, même dans un contexte de contestation des formes traditionnelles de représentation politique.