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Parmi la myriade d’artefacts de culture populaire, les (télé)films occupent une place à part entière dans nos sociétés contemporaines, en particulier quand ils dépeignent des événements dits historiques. Loin de n’être que de simples miroirs de notre vision du passé (O’Connor et Rollins 2003), ces oeuvres contribuent à façonner la manière dont les individus se le figurent (Rosenstone 2006 ; Carlsten et McGarry 2014). La représentation de ce passé est d’ailleurs loin d’être neutre, le traitement de sujets en apparence datés permettant bien souvent aux artistes d’aborder les défis du présent (Coyne 2008 ; Haas, Christensen et Haas 2015 ; O’Meara et al. 2016). De ce fait, l’étude des représentations visuelles de faits politiques passés revêt un intérêt indéniable pour le chercheur en sciences sociales en cela qu’elles matérialisent les angoisses, les aspirations et les débats qui agitent une société à un moment précis de son histoire.

C’est une dynamique de cet ordre que la présente recherche entend mettre en lumière. Celle-ci étudiera en effet les représentations cinématographiques et télévisuelles du 36e président des États-Unis, Lyndon B. Johnson (LBJ), une figure politique singulière à l’héritage en demi-teinte. Désireux d’éradiquer la pauvreté et les inégalités raciales qui sévissaient dans l’Amérique du début des années 1960, il fut néanmoins bloqué dans ses ambitions réformatrices par une guerre dont il n’a jamais vraiment voulu.

L’historiographie de la présidence Johnson témoigne de cette ambivalence. Certaines biographies parues dans la foulée de son « mandat et demi » se montrèrent des plus critiques à son endroit (Goldman 1969) et donnèrent lieu à une série d’analyses du même acabit (Caro 1982). Moins d’une dizaine d’années plus tard cependant, plusieurs biographes (au premier rang desquels Kearns [1976] et Dallek [1991]) réhabilitèrent, au moins en partie, son héritage (Germany 2009). Au passage, ils dressèrent de Johnson un portrait plus sympathique sur le plan personnel. Depuis, le positif semble même prendre l’ascendant. En 2006, Randall B. Woods, dans le sillage des travaux de Dallek, avançait l’idée que « Johnson [est] plus qu’une simple figure transformative qui a fait bouger des choses importantes à une époque particulière. Il est également une figure de transition dont [l’action] a été essentielle pour faire passer [l’Amérique] dans le XXIe siècle » (cité par Germany 2009, 1008[1]).

De cette ambivalence, les rares réalisateurs à avoir abordé son mandat n’ont souvent retenu, dans un premier temps, que le négatif, à savoir son rôle dans l’escalade du conflit vietnamien. En outre, à Hollywood, sa présidence a longtemps été occultée par celle de ses prédécesseur et successeur immédiats, à savoir John F. (Jack) Kennedy et Richard M. Nixon (Bolam et Bolam 2007). Pourtant, au tournant des décennies 2000-2010, Johnson a connu un surprenant retour en force sur les écrans, dans des productions faisant la part belle à la nuance. Loin de survenir de manière aléatoire, cette reconsidération d’un président tantôt oublié, tantôt honni, mérite que l’on s’y attarde. Celle-ci est en effet l’une des nombreuses conséquences des mutations sociopolitiques à l’oeuvre aux États-Unis depuis la fin des années 1970. Plus particulièrement, ce retour en grâce témoigne tout à la fois de la progressive désacralisation de l’image du président, du relatif apaisement mémoriel autour du Vietnam et de la visibilité accrue des enjeux raciaux.

Cette contribution permettra ainsi d’illustrer, via un exemple concret et un corpus d’oeuvres précisément défini, le jeu de miroir entre la culture populaire et les tourments d’une société donnée. Pour tenter d’expliquer le pourquoi de ces mutations, nous recourrons aux travaux issus des études mémorielles (memory studies). En effet, les chercheurs de ce domaine étudient précisément les dynamiques à l’oeuvre dans la restitution postérieure d’événements passés et les biais afférents. L’un des apports de la présente recherche est d’ailleurs de montrer en quoi les artefacts de culture populaire constituent des objets d’étude pertinents pour cette discipline quand ils sont analysés de manière systématique. Pour ce faire, nous reviendrons tout d’abord sur l’approche théorique mobilisée dans cette recherche et détaillerons nos critères de sélection. Ensuite, les représentations cinématographiques et télévisuelles de Johnson seront étudiées de manière chronologique et mises dans leur contexte sociopolitique et historiographique. Enfin, nous reviendrons sur les facteurs susceptibles d’expliquer le retour de Johnson sur les écrans. Si ce phénomène peut pour partie s’expliquer par le caractère cyclique de la mémoire collective, nous montrerons en quoi l’évolution de l’image du président, le souvenir de la guerre du Vietnam et la question raciale ont également contribué à ce retour en grâce.

Cadre d’analyse

Les représentations de Johnson seront étudiées à l’aune de l’abondante littérature sur la mémoire collective et, plus particulièrement, sur l’approche processuelle de celle-ci. Les travaux de Jeffrey K. Olick (1998) nous enseignent en effet que la représentation actuelle d’événements passés est déterminée par trois éléments que résument en ces termes Nadim Farhat et Valérie Rosoux : « le contexte actuel, les propriétés de l’événement […] remémoré ainsi que […] les usages antérieurs dont ce passé a déjà fait l’objet » (2018, 35). De cette perspective, retenons que le chercheur ne devrait pas se limiter à la perception de son objet d’étude à un moment particulier de l’histoire, mais aussi à l’évolution des représentations de celui-ci. C’est la raison pour laquelle l’ensemble des représentations de Johnson depuis la fin de son « mandat et demi » sera étudié de manière chronologique. L’idée selon laquelle les portraits d’événements passés – et en particulier les représentations d’anciens présidents – sont tributaires de leur contexte de production n’est pas neuve. Néanmoins, les chercheurs qui en sont arrivés à cette conclusion se sont surtout concentrés sur l’une ou l’autre oeuvre ou, dans le meilleur des cas, sur un nombre limité de productions (Coyne 2008 ; Morgan 2011) dont les critères de sélection ne sont pas toujours énoncés.

Constitution du corpus

Afin de cerner les mutations qu’ont connues les représentations de Johnson, la présente recherche se veut exhaustive car elle reprend l’ensemble des productions états-uniennes mentionnant ou dépeignant LBJ de manière significative. En effet, si l’on se place du point de vue du spectateur peu, voire non initié qui ne souhaite pas forcément aller au-delà de ce qui lui est donné à voir, chaque apparition compte, de la plus burlesque à la plus sérieuse, de la plus courte à la plus longue. En outre, dans une perspective chronologique, il est indispensable de mettre ces apparitions sur un pied d’égalité : le fait que l’on passe de quelques mentions anecdotiques et éparses de LBJ à des longs métrages qui lui sont intégralement consacrés est important pour se rendre compte de l’ampleur des évolutions mémorielles à l’oeuvre.

Graphique 1

Films et téléfilms dépeignant Lyndon Johnson de manière significative[2]

Films et téléfilms dépeignant Lyndon Johnson de manière significative2

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Partant, 21 oeuvres ont été retenues (graphique 1). Leur sélection s’est effectuée sur la base de trois critères :

  1. Les fictions doivent être au moins partiellement d’origine américaine. La présente recherche examinant l’impact des mutations sociétales états-uniennes sur la représentation d’un de ses anciens présidents, il est important qu’au moins une personne parmi le triptyque réalisateur/producteur/scénariste soit de nationalité américaine ou ait passé la majeure partie de sa carrière aux États-Unis.

  2. La présente recherche s’intéressant aux (télé)films à vocation historique, l’oeuvre doit être sortie après que le président a quitté ses fonctions.

  3. La fiction présente des éléments substantiels dans la description d’un ou de plusieurs des neuf présidents. En effet, il ne suffit pas que Johnson y fasse une brève apparition ou que son nom soit simplement évoqué en guise de « balise temporelle ». L’oeuvre retenue doit obligatoirement présenter, ne serait-ce qu’en l’espace d’une scène, des éléments révélateurs de sa personnalité et/ou de son action.

Ont par ailleurs été exclus du corpus les documentaires et les séries télévisées. Les documentaires ont été écartés en raison de leur vocation différente des films de fiction. En effet, ceux-ci se présentent comme des reportages informatifs et ont donc, indépendamment de leur qualité, une visée didactique. En toute logique, le spectateur regarde ce type de production dans un état d’esprit qui n’est pas le même que lorsqu’il se trouve devant à une fiction classique où le divertissement prévaut. La non-sélection des séries répond quant à elle à d’autres exigences. L’une des caractéristiques du genre est que les scénaristes peuvent aborder et nuancer leur propos au gré des épisodes, voire des saisons. À l’inverse, la durée moyenne d’un film n’excède guère deux heures[3]. Dès lors, le réalisateur d’un long métrage ne dispose que d’un laps de temps limité pour faire passer son message, ce qui aide à percevoir le propos qu’entend délivrer l’équipe de tournage et le rend au passage – si l’oeuvre est rondement menée – plus percutant. En outre, le risque que le spectateur « perde le fil » et arrête de suivre la série – l’empêchant ainsi d’appréhender l’ensemble du propos – est réel, en particulier dans un contexte de diversification de l’offre.

Analyse des représentations

Chacune des scènes dans lesquelles le président apparaît / est mentionné a été notée et décryptée et, sur la base de ces observations, des synthèses ont été élaborées. Les oeuvres ont ensuite été regroupées en fonction de leur appréciation de la présidence Johnson et de sa personnalité. Cette analyse systématique a permis de faire émerger trois « temps » dans la représentation du 36e président des États-Unis : la sous-représentation négative (1969-2000), le progressif retour en grâce (décennie 2000) et la reconsidération (décennie 2010).

De 1969 aux années 2000 : le squelette dans le placard

Pendant près de trente ans, la présidence Johnson ne retiendra que peu l’attention des réalisateurs[4]. L’une des explications de ce silence se trouve dans le contenu de ses rares représentations : lorsqu’il est dépeint/mentionné, c’est essentiellement dans le but de dénoncer sa politique vietnamienne. Le téléfilm The Private Files of J. Edgar Hoover (de Larry Cohen 1977) est emblématique de ce réductionnisme gêné. Le président n’y apparaît physiquement que quelques minutes, après que le directeur du bureau a informé le procureur général des États-Unis de la mort de son frère. Hoover s’adresse alors au nouveau président et l’informe que certains éléments contestataires risquent de remettre sa politique vietnamienne en question. Dans un registre plus tragicomique, Good Morning Vietnam (de Barry Levinson 1987) procède lui aussi à ce raccourci. Si le président n’y apparaît jamais physiquement, il est en revanche mentionné à plusieurs reprises. Le film, dont l’histoire commence en juillet 1965, s’intéresse en effet aux débuts de l’engagement américain dont il dénonce l’absurdité et l’inanité. Cette « descente aux enfers » se matérialise à l’écran par le biais de messages par téléscripteur qui ancrent temporellement le long métrage. Le nom de Johnson y est mentionné à deux reprises. Tout d’abord, comme pour mieux mettre en lumière l’impasse qui s’annonce, le film reprend l’un des extraits les plus prophétiques issus d’une de ses allocutions : « La situation va empirer avant de s’améliorer. » Ensuite, le film rappelle que c’est Johnson qui, en juillet 1965, a fait passer le contingent américain présent au Vietnam de 75 000 à 125 000 hommes.

Certaines productions vont plus loin dans leur « analyse » de la connexion Johnson–Vietnam. Ainsi, dans le téléfilm Running Against Time (de Bruce Seth Green 1990), le héros met au point une machine à remonter le temps afin d’empêcher l’assassinat de Kennedy et, partant, d’éviter le déclenchement du conflit au cours duquel son frère a perdu la vie. Après avoir essuyé un premier échec, le héros change de stratégie et décide de rendre visite à Johnson (Brian Smiar), désormais président, afin de le convaincre de sortir du Vietnam. Pour ce faire, il lui montre son allocution de mars 1968, persuadé qu’il en tirera les leçons qui s’imposent. Pourtant, loin de commencer le retrait, Johnson ordonne l’escalade et finit par utiliser l’arme atomique. Cette idée que Johnson soit directement responsable du bourbier vietnamien est également très présente dans le film Timequest (de Robert Dyke 2000) dont l’intrigue de base est d’ailleurs assez similaire à celle de Running Against Time.

En outre, le Vietnam semble conditionner le regard que portent les réalisateurs sur le reste de la carrière de Johnson et notamment sur ses relations avec Kennedy. L’association LBJ–Vietnam est d’ailleurs l’une des principales « pièces à conviction » du film JFK d’Oliver Stone (1991). Si l’on en croit ce dernier, les industriels du complexe militaro-industriel auraient offert la présidence à Johnson en échange de quoi ce dernier leur aurait livré sur un plateau d’argent la guerre dont ils rêvaient. Le procureur Jim Garrison (Kevin Costner), héros du film, va jusqu’à déclarer que l’assassinat de Kennedy relève du coup d’État avec « Lyndon Johnson attendant en coulisses ». Même son de cloche dans The Trial of Lee Harvey Oswald (également de Greene 1977) dans lequel le président appelle directement l’avocat chargé de la défense d’Oswald pour lui faire comprendre qu’il a tout intérêt à soutenir les conclusions du Rapport [Earl] Warren. L’aura négative qui entourait alors LBJ transparaît également dans The Private Files of J. Edgar Hoover, un téléfilm consacré à l’iconique patron du FBI. Au détour d’une scène, l’oeuvre évoque l’enquête que souhaitait mener Robert F. (Bobby) Kennedy (Michael Parks) sur Robert Baker, un homme politique proche de Lyndon Johnson qui s’était retrouvé impliqué dans une série de malversations financières (Dallek 1998, 40-41).

Dans ce contexte, le téléfilm biographique LBJ: The Early Years (de Peter Werner 1987) détonne, et ce, à plusieurs niveaux. Tout d’abord, et contrairement aux autres productions de son époque, l’oeuvre s’attarde sur les années de « formation » du futur président. De plus, ses réformes sociales y sont longuement évoquées et dépeintes sous un jour particulièrement favorable. Éludant, par le choix de l’époque qu’elle aborde, la guerre du Vietnam, l’oeuvre se démarque aussi par son ambition holistique et son ton plus nuancé. Peter Werner, le réalisateur, ne verse toutefois pas dans l’hagiographie béate et revient également sur les liaisons plus ou moins dangereuses qu’un Johnson (Randy Quaid) endetté a été amené à nouer avec certains milieux d’affaires et autres lobbies. Sur un plan plus personnel, on y découvre un homme plein d’énergie et de contrastes, à la fois emporté et calme, souvent rustre, aimant tellement les femmes qu’il éprouve des difficultés à se contenter de l’unique compagnie de son épouse[5]. À l’origine prévu en deux volets, le second n’a cependant pas vu le jour, faute du peu de succès du premier opus.

En réduisant bien souvent le « mandat et demi » de Johnson à la seule guerre du Vietnam, les oeuvres de cette période sont représentatives de leur contexte de production. Elles peuvent ainsi être analysées comme autant de manifestations du traumatisme vietnamien. Bien qu’à Hollywood ce conflit ait été traité de manière fort différente d’une décennie à l’autre, celui-ci a longtemps été un sujet de choix de la fin des années 1970 au début de la décennie 1990 (Haas, Christensen et Haas, 2015). Cette époque coïncide également avec la montée en puissance du reaganisme, lequel marque à la fois le triomphe du néo-libéralisme et l’affirmation de la puissance militaire états-unienne (voyez notamment Coste 2015). Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant que Johnson ne soit guère célébré sur grand et petit écran : il est non seulement le premier président des États-Unis à avoir mené son pays à la défaite, mais il est également l’incarnation d’une forme d’interventionnisme étatique ouvertement rejeté par la droite conservatrice au pouvoir à partir de 1981.

Si ces productions épousent les contours du contexte culturel et politique dans lequel elles ont vu le jour, elles n’ont en revanche guère suivi les évolutions de l’historiographie du 36e président des États-Unis. Si les premiers films et téléfilms font écho aux très dures critiques portées par les historiens quant à la présidence Johnson, seul le téléfilm de Werner se hasarde à la nuance. Aucune autre fiction de cette période ne propose ainsi de portrait à charge et à décharge de sa personnalité et/ou de son mandat.

La décennie 2000, période charnière

Johnson allait devoir attendre quelques années avant d’être traité avec davantage de finesse. En effet, ce n’est que durant la décennie 2000 que certaines productions ont abordé sa présidence de manière un peu plus fouillée. Ce ne fut toutefois pas le cas de toutes. Ainsi, le téléfilm Jackie, Ethel, Joan: The Women of Camelot (de Larry Shaw 2001) s’attarde sur la relation opportuniste et intéressée que LBJ (Tom Howard) entretenait avec Jackie Kennedy (Jill Hennessy) ainsi que sur ses nombreux heurts avec Bobby Kennedy (Robert Knepper). C’est ce dernier élément qui sert de fil rouge aux apparitions de Johnson (James Cromwell) dans le téléfilm RFK (de Robert Dornhelm 2002). Si l’oeuvre ne va pas jusqu’à l’accuser d’avoir commandité l’assassinat de son prédécesseur, elle le dépeint comme un homme retors, avide de pouvoir et corrompu au point que Bobby (Linus Roache) va jusqu’à se demander s’il n’est pas un agent double au service de la mafia. L’important bilan social de Johnson est également passé sous silence au profit d’une critique de sa politique vietnamienne. Ainsi, à la suite des émeutes de Watts en août 1965, Robert Kennedy est filmé lors de sa visite à Los Angeles. L’ancien procureur général est sidéré par tant de misère. Un de ses conseillers lui fait alors remarquer, non sans cynisme, que la solution pour se débarrasser de la pauvreté est de suivre l’exemple du président : envoyer les Noirs et les Latinos au Vietnam.

Pourtant, en dépit du portrait au vitriol qu’il dresse du 36e président des États-Unis, le film RFK introduit un semblant de nuance dans son traitement du dossier vietnamien. Ainsi, Richard Goodwin (David Paymer), l’ancienne plume de Kennedy puis de Johnson, rappelle – à raison – à Bobby que c’est son frère qui a accru la présence américaine au Vietnam. En outre, le Johnson du téléfilm ne veut pas se retirer parce qu’il redoute que Bobby ne l’accuse publiquement, à des fins politico-politiciennes, de « trahir » l’héritage de Jack. Là encore, le réalisateur vise juste : la peur de l’humiliation, conjuguée à la faible estime de soi qu’avait Johnson, a joué un rôle important dans la décision de Johnson d’accroître l’engagement états-unien au Vietnam (David 2015, 383). En explicitant les raisons qui incitaient Johnson à se méfier de Bobby, l’oeuvre contribue donc à un début d’humanisation du personnage.

C’est néanmoins le Path to War de John Frankenheimer (2002) qui participe pleinement à sa réhabilitation. L’oeuvre, très dense, se concentre sur les décisions qui ont mené à l’impasse de 1968. Le téléfilm montre la mise en place de l’engrenage dans lequel s’est retrouvé Johnson (Michael Gambon) : une fois les premières frappes aériennes menées sur le sol vietnamien, il devenait nécessaire d’amener des troupes au sol pour protéger les bases d’où décollaient les chasseurs-bombardiers, tâche que les Sud-Vietnamiens étaient incapables d’assumer seuls. Alors que s’amorce la descente aux enfers, la principale préoccupation de Johnson demeure pourtant d’ordre intérieur : avec un tel niveau d’engagement, les dépenses militaires ne pourront plus être maquillées bien longtemps et ses réformes sociales risquent d’être compromises. Frankenheimer montre un homme pris au piège, contraint de mener une guerre dont il ne veut pas mais qu’il est obligé d’assumer pour ne pas « perdre la face » et être accusé de faiblesse face au communisme.

La réhabilitation de la présidence Johnson passe ainsi par un rappel de son important héritage législatif. Bien que ce ne soit nullement le coeur de son propos, le téléfilm revient sur le rôle décisif qu’a joué Johnson dans l’avancement des droits civiques. Une scène est entièrement consacrée à la mise en oeuvre du Voting Rights Act de 1965. Dès lors, quand ses collaborateurs commentent sa gestion du conflit et parlent de quitter le navire, il leur rappelle qu’ils sont tout aussi responsables de la conduite de la guerre que des réalisations de la Great Society dont ils se gargarisent en public. À cet égard, le propos du téléfilm rejoint les analyses de Francis Bator[6] (2008, 334) et de Robert Dallek (2004, 232) : Johnson ne voulait pas publiquement reconnaître le poids de son engagement au Vietnam de crainte que le fardeau budgétaire – dont il aurait alors dû débattre au Congrès – ne lui coûte sa guerre contre la pauvreté et son combat pour les droits civiques. Aussi chercha-t-il le plus longtemps possible à éviter de soumettre la question au Congrès.

Son bilan en matière de droits civiques est également au coeur de Keep the Faith Baby (de Doug McHenry 2002), un téléfilm sorti la même année que Path to War, qui revient sur la carrière d’Adam Clayton Powell Jr. (Harry Lennix)[7]. Dans ce long métrage, le réalisateur Doug McHenry fait dire à Powell que Johnson (Don Allison) était « meilleur que JFK » en termes de droits civiques et attribue son succès à sa longue connaissance des arcanes du pouvoir législatif. Une fois président, Johnson est d’ailleurs filmé en train de féliciter Powell pour le soutien qu’il lui a apporté dans sa guerre contre la pauvreté.

En cessant de réduire Johnson au Vietnam et/ou en revenant sur ses réalisations intérieures, ces oeuvres sont davantage en phase avec l’historiographie de leur époque. Dans la foulée de la sortie de son Path to War, Frankenheimer avait d’ailleurs qualifié Johnson de « héros plus grand que nature, […] terrassé par sa propre faiblesse » (Weinraub 2001), un constat qui fait presque directement écho aux travaux de Dallek[8]. Cette tendance à dépeindre les tourments de Johnson et à nuancer son bilan allait se poursuivre dans le temps suivant, quoique selon des modalités quelque peu différentes.

Les années 2010 : le temps du comeback

C’est précisément l’action de LBJ en faveur des droits civiques qui est au coeur de son retour en grâce au début de la décennie 2010. Le Butler de Lee Daniels (2013) marque le deuxième « temps » du retour de Johnson. Le réalisateur revient tout d’abord sur les faits d’armes législatifs du 36e président des États-Unis (Liev Schreiber) : le Civil Rights Act de 1964 est qualifié de « loi la plus importante depuis que Lincoln a libéré les esclaves », tandis que l’épisode du Voting Rights Act est dépeint comme le véritable succès de son administration. Pourtant, sans transition, le film enchaîne sur un Johnson hagard regardant à la télévision des images du bourbier vietnamien et de manifestants pacifistes défilant contre sa politique étrangère. Si cette dernière apparition physique de LBJ laisse un goût amer au spectateur, la scène finale du film est lourde de sens et réhabilite – subtilement mais sans équivoque – l’héritage de son administration. Vingt-cinq ans après son départ à la retraite, le héros est en effet convié à la Maison-Blanche afin de rencontrer Barack Obama. Vient le moment où le héros doit choisir sa pince à cravate. S’il semble dans un premier temps s’orienter vers la pince que lui avait cérémonieusement donnée JFK, il s’arrête et sélectionne finalement celle que Lyndon Johnson lui avait remise presque quarante ans auparavant.

Sorti quelques mois après le film de Lee Daniels, Selma (Ava DuVernay 2014) se penche également sur la question du Voting Rights Act. Paradoxalement, en rappelant le rôle de LBJ dans cet épineux dossier, il déclencha l’ire de certains défenseurs du 36e président des États-Unis. La controverse fut notamment alimentée par l’un de ses anciens collaborateurs, Joseph A. Califano. Auteur d’une biographie de l’ancien président, celui-ci a déclaré au Washington Post :

Le film dépeint à tort le président Lyndon B. Johnson comme étant en lutte contre Martin Luther King Jr., allant jusqu’à utiliser le FBI pour le discréditer, ne soutenant qu’avec réticence le Voting Rights Act de 1965 et opposé à la Marche sur Selma. En fait, Selma était l’idée de LBJ ; il considérait le Voting Rights Act comme sa plus grande réussite législative ; il voyait King comme un partenaire essentiel dans son adoption – et il n’a pas utilisé le FBI pour le dénigrer.

Califano 2014

S’il est vrai que la réalisatrice dresse – sciemment ou non, nous ne tenterons pas d’y répondre ici – un portrait « à charge » de Johnson, dépeignant un président grossier et retors, elle montre également que le côté bonimenteur du 36e président des États-Unis fut déterminant pour l’adoption du Voting Rights Act de 1965. L’une des dernières scènes du film retranscrit l’entretien particulièrement houleux entre le président et George Wallace, gouverneur de l’Alabama qui refusait de laisser les Afro-Américains s’inscrire sur les registres électoraux. La tirade, authentique, est ici retranscrite dans son intégralité car elle permet d’éclairer les ambitions de Johnson au début de l’année 1965 : « Oublions 1965, pensons à 1985. On sera morts et enterrés, d’ici là. Quelle image laisserez-vous ? Celle de l’homme qui a dit “Attendez” ou “Je ne peux pas” ou “C’est trop dur” ? Je me fous de ce qu’on pensera. Et vous devriez aussi. Ça me ferait mal que l’Histoire me mette dans le même panier que vous. »

All the Way (de Jay Roach 2016) marque une nouvelle avancée dans la représentation de Johnson. Le choix de cet acteur marque déjà une forme retour en grâce. Le président est en effet incarné par Bryan Cranston, lequel était alors auréolé du succès de la série Breaking Bad (de Vince Gilligan 2008-2013). Dans cette dernière, Cranston jouait le personnage principal, un individu moralement ambigu mais profondément humain pour qui le spectateur finissait par éprouver une réelle sympathie. En outre, le téléfilm, fort dense dans son propos, se focalise sur les premières années de sa présidence. Ce choix est lourd de conséquences. Tout d’abord, les aspects les plus noirs de la personnalité de Johnson n’ont pas encore pris le dessus. En effet, comme l’écrit Robert Caro (2012, 583 epub), dans chacune des fonctions qu’il a occupées, LBJ semble avoir évolué selon un même schéma : s’il pouvait se montrer particulièrement affable lorsqu’il assumait un nouveau poste, il devenait souvent infâme et vulgaire une fois bien installé dans ses fonctions. Ensuite, en cette fin d’année 1963, l’heure est encore à l’optimisme. D’un air entendu et confiant, Johnson (Cranston) déclare d’ailleurs à ses collaborateurs : « I am going to out-Lincoln Lincoln. » En effet, le bourbier vietnamien est encore loin, bien que pas totalement absent. La manière dont le réalisateur aborde ce dossier est intéressante et rejoint en partie le propos de Path to War. Ainsi, si le Johnson dépeint par Roach cherche à obtenir les coudées franches en Asie du Sud-Est, c’est pour mieux agir en interne et continuer sa lutte en faveur des droits civiques.

Le traitement de la question vietnamienne est cependant rapidement expédié et ne rend pas entièrement compte des motivations qui animaient LBJ à l’époque. Tiraillé entre sa volonté de poursuivre l’« héritage Kennedy » et son désir d’éviter un engagement long et coûteux afin de réformer en profondeur la société américaine, Johnson est cependant contraint d’agir. Dans un premier temps, cela se traduit par un accroissement de l’aide budgétaire à destination de Saïgon puis, alors que le conflit s’envenime, par le vote de la Gulf of Tonkin Resolution.

Le LBJ de Rob Reiner (2017) est la dernière oeuvre dans laquelle le 36e président des États-Unis tient un rôle central. Comme All the Way, l’oeuvre revient, elle aussi, sur l’action de Johnson (Woody Harrelson) en faveur des droits civiques. La période étudiée est toutefois différente : par le biais de retours en arrière, le téléfilm s’intéresse également à son bilan en tant que vice-président, en mettant notamment en avant son pragmatisme et sa capacité à formuler des compromis entre les ségrégationnistes du Sud et les progressistes du Nord. Le long métrage revient également sur la difficulté de la transition pour Johnson : le nouveau président comprend que s’il veut convaincre les anciens fidèles de JFK, il devra les persuader de la ferveur de son engagement en faveur des droits civiques. À cet égard, Reiner ne se contente pas de battre en brèche le mythe de « Kennedy défenseur de la cause noire » : il va jusqu’à désacraliser Lincoln pour mettre en avant l’héritage de LBJ dans une scène courte mais sans équivoque. Alors que sa voiture de fonction l’emmène devant le mémorial Lincoln, il marmonne à la statue de son illustre prédécesseur : « C’est ton bordel [sic] que je suis en train de nettoyer. » Le côté humain et sympathique du personnage est d’ailleurs renforcé par le choix de l’acteur, Woody Harrelson jouant généralement des personnages sympathiques bien que parfois ambivalents (Larry Flint dans The People vs. Larry Flint de Milōs Forman 1996 ; Haymitch Abernathy dans la saga Hunger Games de Gary Ross et Francis Lawrence 2012-2015 ; le chef Bill Willoughby dans Three Billboards Outside Ebbing, Missouri de Martin McDonagh 2017).

Pour autant, l’ombre du Vietnam n’est jamais très loin. Dans Bobby (d’Emilio Estevez 2006), sorte d’instantané cinématographique de l’Amérique de 1968, Lyndon B. Johnson reste, par un savant mélange d’images d’archives et de slogans scandés par les supporters de Robert F. Kennedy, celui qui a accru l’engagement américain au Vietnam. Ce fardeau, seul Bobby semble être en mesure d’en soulager l’Amérique. Si la critique est moins frontale dans le Jackie de Pablo Larrain (2016) – lequel déconstruit la légende dorée des Kennedy –, le raccourci Johnson–Vietnam y est également présent. Évoquant les « grands travaux inachevés » de son frère défunt, Bobby (Peter Sarsgaard) déclare : « On a lancé [Johnson] sur le Vietnam. Maintenant, il va devoir le gérer. » Enfin, si The Post (de Steven Spielberg 2017) présente la politique vietnamienne de Johnson comme la résultante des décisions de ses prédécesseurs, le dialogue se montre particulièrement acerbe à son endroit. Ainsi, lorsqu’il découvre les révélations des Pentagon Papers, Ben Bradlee (Tom Hanks) déclare à ses collègues que Johnson a menti de façon éhontée aux Américains sur l’ampleur du bourbier ; et de citer comme exemple les événements du début de l’année 1965 :

Bundy préconise un bombardement intense. Il pense que ça changera la donne. Ça, c’est février '65. Mais dès avril, ils se rendent compte que ça ne marche pas et Johnson envoie deux bataillons. La mission passe de “maintien de la sécurité” à “opération de combat”. C’est un glissement énorme : il aggrave la situation. Mais il tient au secret : le peuple américain ne doit pas savoir.

À l’occasion de la sortie de son LBJ, Rob Reiner a résumé en ces termes la dynamique qui l’a poussé à réaliser son film et qui, selon nous, caractérise bon nombre d’oeuvres de cette troisième période :

Personnellement, j’ai eu des préjugés au départ parce que j’étais en âge de servir pendant la guerre du Vietnam. Je ne l’aimais pas, je pensais que c’était un sale type et un tyran. Ce n’est que lorsque j’ai passé beaucoup de temps en politique et […] que j’ai travaillé au gouvernement californien pendant environ sept ans que j’ai compris ce que ce type était capable d’accomplir.

Radish 2017

Les représentations de plus en plus nuancées de Johnson sont véritablement en phase avec l’historiographie de cette dernière décennie, en particulier lorsqu’elles insistent sur ses efforts en faveur de l’égalité raciale. La mise en exergue de son action en la matière renforce l’idée avancée par l’historien Randall B. Woods (2006) selon laquelle le 36e président des États-Unis a véritablement fait entrer son pays dans la modernité, même si les luttes qu’il a menées n’ont toujours pas abouti. Bien que certains réalisateurs se montrent plus laudatifs que d’autres, et en dépit des errements vietnamiens de Johnson sur lesquels ils reviennent parfois, l’ancien président semble désormais faire office de précurseur.

Les coulisses d’un retour

La figure de Johnson au cinéma et à la télévision a donc connu une évolution de traitement significative qu’il convient de disséquer. Dans un premier temps, nous montrerons que ce type de « comeback mémoriel » n’est pas un phénomène isolé et relève pour partie d’un phénomène cyclique déjà identifié. Néanmoins, cette explication ne rend pas entièrement compte du retour en grâce de Johnson. Trois facteurs paraissent expliquer cette dynamique : l’évolution de la mémoire du Vietnam, la progressive désacralisation de la figure du président et le contexte sociétal.

Un phénomène cyclique

Qu’un fait ou une personnalité historique revienne sur le devant de la scène après des années d’un silence relatif n’est en soi pas surprenant. Dans le champ des études mémorielles, les travaux de James W. Pennebaker et Becky Banasik (1997) ont permis de montrer le caractère cyclique de la mémoire collective. Dans la pratique, il semblerait que les individus (et, partant, les sociétés dans lesquelles ils évoluent) se remémorent des événements par cycles de vingt ou trente ans, ce qui se traduit par une sortie plus importante de films et de livres sur ces derniers, mais également par des commémorations officielles (érection de monuments, défilés, etc.) (Klein 2013, 31). La survenance de ces cycles s’explique par plusieurs facteurs. Tout d’abord, le passage du temps implique une certaine prise de distance avec le sujet, ce qui permet de rendre moins immédiats certains traumatismes. Ensuite, sur le plan individuel, les recherches en psychologie sociale suggèrent qu’un événement aura un impact mémoriel plus prononcé sur les personnes âgées de douze à vingt-cinq ans. Il s’agit en effet d’une tranche d’âge « particulièrement sociale » au cours de laquelle « la plupart des individus tombent amoureux, tissent ou détissent des liens sociaux très forts […], se marient et ont des enfants » (Pennebaker et Banasik 1997, 14). Ainsi, la génération née en 1940 est associée à l’assassinat de John F. Kennedy et au Vietnam. Enfin, ce n’est en moyenne qu’au bout de vingt à trente ans que les individus accèdent aux ressources (sociales, économiques, etc.) qui leur permettent de revenir sur les événements qui ont marqué leur jeunesse (ibid., 14-15).

Pour partie, la variable individuelle permet de rendre compte du comeback de Johnson. En effet, les quatre (télé)films qui, au cours de la décennie 2010, ont participé à sa réhabilitation sont sortis presque cinquante ans après les faits et coïncident, dans certains cas, avec les événements qui ont marqué la jeunesse des artistes aux commandes. Rob Reiner (LBJ) est par exemple né en 1947 tandis que Jay Roach (All the Way) a vu le jour en 1957. Néanmoins, Lee Daniels (The Butler) est né en 1959 et Ava DuVernay (Selma) en 1972, soit quatre ans après la mort du héros de son film, Martin Luther King. Des explications supplémentaires doivent donc être trouvées ailleurs.

Le poids du contexte (1) : la poursuite de la désacralisation de l’image présidentielle

Un premier facteur susceptible d’expliquer la reconsidération dont a fait l’objet le 36e président des États-Unis est à chercher du côté de l’évolution de l’image du président en général. Dans les (télé)films sortis entre 2012 et 2017, Johnson fait, à maints égards, figure d’antihéros : volontiers roublard et manipulateur, il est au mieux familier, au pire franchement vulgaire. Tous dépeignent par exemple le président assis sur les toilettes de la Maison-Blanche, la porte ouverte, et parlant, comme si de rien n’était, avec ses collaborateurs[9]. Cette mise en exergue d’une personnalité moins flamboyante que Kennedy est à replacer dans le temps long de la représentation du président des États-Unis au cinéma et à la télévision. L’image de ce dernier a en effet sensiblement évolué depuis les débuts du septième art. Les productions d’antan avaient pour coutume de dépeindre des individus tout à la fois hors normes et exemplaires. Toutefois, sous l’action conjuguée du Vietnam et du Watergate, les (télé)films traitant des présidents post-Kennedy sont devenus nettement plus sombres et critiques dans leurs propos (Morgan 2011). Désormais, le président n’est plus une figure tutélaire en dehors de la mêlée, mais un individu comme les autres, susceptible d’être critiqué, moqué, voire diabolisé.

À l’instar de celle de Nixon, les présidences de Bill Clinton (1993-2001) et de George W. Bush (2001-2009) ont contribué à désacraliser un peu plus l’image du président (Mingant 2011, 73 ; Haas, Christensen et Haas 2015) ; plus que jamais, ce dernier est un homme comme les autres. Dans ces circonstances, dépeindre le chef de l’exécutif comme un individu dépassé par les événements, tacticien à souhait et bourré de défauts n’est qu’une manifestation parmi d’autres de la désacralisation progressive de la figure présidentielle. À cet égard, il convient de rappeler que l’affaire Monica Lewinsky fut révélée au grand public en 1998, ce qui a certainement décomplexé encore plus les réalisateurs à mettre en images le côté grossier de l’individu (Clinton) supposé incarner la Nation[10]. Dans une certaine mesure, la mise en avant de la dimension triviale du personnage permet même de produire une certaine forme de sympathie pour ce dernier, ces défauts ne le rendant qu’humain… trop humain.

À noter enfin qu’à l’exception de The Post, aucune de ces oeuvres n’a été réalisée sous la présidence de Donald Trump. À nos yeux, celle-ci risque pourtant de dégrader encore un peu plus la figure présidentielle et, partant, de redorer un peu plus le blason de Johnson. En témoignent les déclarations suivantes de Reiner, issues d’une entrevue qu’il avait accordée peu après la sortie de son long métrage : « J’ai réalisé le film il y a un an, mais une fois que Trump est devenu président, celui-ci a pris un sens complètement différent. Vous regardez Johnson, un législateur brillant et un fonctionnaire dévoué, résolu à faire bouger les choses dans l’intérêt du pays, et le contraste [avec Trump] est tellement fort. » (Vrabel 2017)

Le poids du contexte (2) : Vietnam, une évolution mémorielle

Un autre élément explicatif serait que l’événement qui, pendant plusieurs décennies, a occulté le bilan de Johnson – à savoir la guerre du Vietnam –, a perdu de son intensité traumatique. Au début de la décennie 1990, la mémoire de ce conflit semble en effet s’être apaisée, à tout le moins dans le traitement qui en a été fait sur grand et petit écran (Boutet 2008, 80). Le personnage du lieutenant Dan (Daniel Taylor, interprété par Gary Sinise) dans Forrest Gump (de Robert Zemeckis) est représentatif de ce changement de perspective. Vétéran marqué dans sa chair (il est revenu cul-de-jatte du conflit), il finit par trouver une forme de paix intérieure et épouse une Vietnamienne. Le ton de l’oeuvre est « révélateur de ce qu’est devenue la mémoire de ce conflit aux États-Unis : traitée sur le mode comique, la séquence qui se passe au Vietnam est l’occasion pour le héros de faire preuve de courage et d’y rencontrer ses deux meilleurs amis. Forrest (Tom Hanks) mettra d’ailleurs à profit ce qu’il a appris là-bas pour devenir successivement champion de ping-pong et « roi de la crevette », entraînant dans sa réussite sociale et financière son compagnon d’armes mutilé (ibid.). Le caractère quasi traumatique de l’événement est ainsi atténué, tandis que les opposants à la guerre sont dépeints au mieux comme des personnalités en quête de repères (Jenny Cuerran, interprété par Robin Wright), au pire comme des hypocrites (le petit ami de cette dernière, qui la bat).

À cet égard, ce relatif apaisement de la mémoire du conflit vietnamien est concomitant d’une autre dynamique : la réhabilitation de la guerre en général. C’est en effet à cette même époque que le mythe de la Seconde Guerre mondiale comme l’archétype de la « bonne guerre » a été réactualisé[11]. Pensons ici à des superproductions telles que Saving Private Ryan (de Steven Spielberg 1998), Pearl Harbor (de Michael Bay 2001) ou Windtalkers (de John Woo 2002), toutes trois empreintes d’une rhétorique patriotique plus ou moins assumée. Comme l’écrivent Elizabeth Haas, Terry Christensen et Peter Haas, « de tels films utilisèrent la “bonne” Seconde Guerre mondiale pour anoblir non seulement les militaires mais aussi la guerre en elle-même, désormais représentée comme une noble entreprise » (2015, 241). Cette dynamique coïncide avec ce que Charles Krauthammer (1990) a pu appeler le « moment unipolaire », c’est-à-dire cette brève période, entre la chute du mur de Berlin et le 11 septembre 2001, au cours de laquelle l’Amérique a pu se complaire dans un sentiment de toute-puissance.

Les interventions en Afghanistan et en Irak semblent néanmoins avoir pour partie réactivé le souvenir du bourbier vietnamien après une période d’apaisement relatif (Boutet 2008, 82). La récente controverse autour de la série documentaire de Ken Burns et Lynn Novick, The Vietnam War (2017), confirme d’ailleurs que le souvenir de cette guerre reste particulièrement douloureux et qu’une myriade d’interprétations continue d’entourer ce conflit. Ces considérations permettent de mieux comprendre la focale des oeuvres les plus récentes à propos de Johnson. La guerre a certes perdu de son caractère traumatique immédiat – ce qui se traduit, dans ce cas précis, par une certaine prise de recul par rapport à l’action du 36e président des États-Unis –, mais elle demeure un sujet controversé. C’est la raison pour laquelle, dans les films les plus récents sur Johnson, les artistes préfèrent tantôt terminer leur histoire en 1964, quand l’engagement américain reste faible, tantôt se concentrer seulement sur le bilan intérieur du président. Ainsi, dans LBJ, le panneau de fin ne mentionne qu’en une seule ligne la guerre du Vietnam, mais consacre un paragraphe entier à ses autres réalisations intérieures.

Le poids du contexte (3) : les tensions sociétales

Au-delà du Vietnam ou de la personnalité de Johnson, c’est surtout son action en faveur de la communauté afro-américaine qui est au centre des (télé)films des années 2010. Il convient d’ailleurs de noter que, parmi les quatre réalisateurs qui se sont attardés à la présidence Johnson, deux sont afro-américains : Lee Daniels et Ava DuVernay. Cette centralité de la question des droits civiques suit de près les évolutions sociétales outre-Atlantique. En effet, sous le mandat d’Obama, la question raciale revient sur le devant de la scène, pour deux raisons aux antipodes l’une de l’autre. Dans un premier temps, la victoire d’un président métis a été perçue parmi les libéraux comme un tournant éminemment positif. En faisant de l’élection du 44e président des États-Unis l’aboutissement symbolique du combat en faveur des droits civiques, The Butler est très certainement l’oeuvre qui traduit le mieux ce sentiment.

Dans un second temps, cette question raciale a été ravivée par des événements plus tragiques. C’est en effet au cours de la décennie 2010 qu’une série d’émeutes à caractère racial ont éclaté en réaction aux violences policières dont les Afro-Américains continuent de faire régulièrement l’objet. Progressivement, les manifestants en sont venus à dénoncer les injustices structurelles dont ceux-ci sont victimes (Harris et Lieberman 2015), amorçant ainsi une dynamique qui culminera avec la création du mouvement « Black Lives Matter » en 2013. Cette année marque d’ailleurs un tournant dans les relations interraciales. Comme le montre le graphique 2, les enquêtes menées tant auprès des Afro-Américains que des Blancs non hispaniques suggèrent que les relations interraciales se sont largement dégradées à partir de 2013.

Graphique 2

Pourcentage de Noirs et de Blancs estimant que les relations entre les deux groupes sont « très bonnes » (very good) ou « plutôt bonnes » (somewhat good)[12]

Pourcentage de Noirs et de Blancs estimant que les relations entre les deux groupes sont « très bonnes » (very good) ou « plutôt bonnes » (somewhat good)12
Source : Gallup 2020

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C’est dans ce contexte que le bilan sociétal de Johnson a été remis à l’agenda[13]. Dans chaque oeuvre, les réalisateurs donnent à voir un président investi corps et âme dans cette lutte pour l’avancée des droits civiques. L’approche diffère cependant d’un film à l’autre. Si The Butler se montre finalement très optimiste et peut donner l’impression que l’élection du 44e président des États-Unis vient clore des décennies de lutte, Glory, la chanson finale de Selma, suggère à l’inverse que le combat n’est pas terminé. Interprétée par Common et John Legend, celle-ci dresse un parallèle entre l’engagement des grandes figures du mouvement des droits civiques (sont ainsi nommés Rosa Parks et Martin Luther King) et les manifestants de Ferguson[14]. Dans une entrevue accordée au magazine Rolling Stone, DuVernay évoquait d’ailleurs directement ces événements :

Q : Quelle a été la scène la plus dure à filmer, émotionnellement ?

R : Quand Jimmy Lee Jackson est assassiné dans le café. À cette époque, il n’y avait pas les meurtres de Mike Brown ou d’Eric Garner – mais il y en a eu tellement d’autres […] Cela fait partie du quotidien d’une personne noire qui grandit dans ce pays : vous savez que ça peut se passer aujourd’hui, en ce moment même.

Edwards 2015

À cela s’ajoute également un effet générationnel. Par exemple, « en réponse aux protestations des étudiants noirs des années 1960 et 1970, les universités à prédominance blanche se sont empressées de lancer des cours d’histoire afro-américaine » (Gaglo Dagbovie 2006, 639), ce qui s’est notamment traduit par l’éclosion des Black studies. La génération d’artistes désormais aux commandes à Hollywood a donc évolué dans un environnement intellectuel où la condition afro-américaine était de plus en plus discutée. À cet égard, des oeuvres telles que The Butler ou Selma, toutes deux réalisées par des Afro-Américains, reflètent un tournant très récent dans le traitement de cette condition : la mise en exergue des luttes passées en vue d’éclairer le chemin qui reste à parcourir vers l’égalité (Gaglo Dagbovie 2010, xii-xiii).

Le signe d’une société ultra polarisée ?

Cet article a permis de mettre en lumière l’évolution du traitement cinématographique et télévisuel qu’a connu Johnson depuis la fin de sa présidence. Durant les trois décennies qui ont suivi sa non-candidature en 1968, le 36e président des États-Unis n’a été cantonné qu’à des rôles secondaires et son bilan résumé au seul conflit vietnamien. À quelques reprises, son apparition a également servi de faire-valoir dans des productions particulièrement laudatives à l’égard des Kennedy, au point que certains réalisateurs n’ont pas hésité à l’accuser directement de l’assassinat de son prédécesseur. Si le téléfilm LBJ: The Early Years fait figure d’exception, son échec commercial amène à en relativiser l’importance. Depuis la décennie 2000, les représentations du 36e président des États-Unis ont toutefois gagné en nuances. Désormais, les artistes se focalisent presque exclusivement sur ses réalisations intérieures et, plus particulièrement, sur son legs en matière de droits civiques. Le Vietnam continue néanmoins d’occulter le bilan de LBJ, même si sa responsabilité tend à être nuancée par les différents réalisateurs qui se sont penchés sur son cas.

Ce retour en grâce d’un président jadis honni vient infirmer une des observations d’Iwan Morgan, un des rares chercheurs à avoir précisément travaillé sur les portraits cinématographiques de certains présidents américains. En 2011, ce dernier constatait que les présidents post-Kennedy n’étaient que très peu portés à l’écran et suggérait que cette tendance allait se poursuivre à l’avenir. Ses arguments étaient multiples. Tout d’abord, celui-ci arguait que ces présidences étaient encore trop récentes et que, par conséquent, les visions des réalisateurs auraient du mal à prévaloir sur les souvenirs des spectateurs. En outre, Morgan avançait qu’Hollywood avait fini par se faire prendre à son propre jeu : à force d’idéaliser Kennedy, ses successeurs n’ont eu de cesse de chercher à l’imiter sans jamais parvenir à l’égaler. Et de reprendre les mots de l’historien Jon Roper qui déclarait que, désormais, la présidence est devenue « un théâtre historique dans lequel le héros cherche à occuper le devant de la scène » (Morgan 2011, 14). Enfin, sa dernière explication est en lien direct avec le contexte de production des (télé)films. Selon Morgan, le paysage politique américain s’est radicalement polarisé depuis les années 1960, rendant très difficile la représentation d’un président de l’un ou l’autre camp. Dès lors, la célébration d’un démocrate sera, selon lui, mal perçue par le camp républicain, et vice versa (ibid.).

La validité du premier argument est, au regard du contenu des oeuvres de ce corpus, théoriquement discutable. En effet, Morgan semble implicitement suggérer que l’image de ces présidents est figée. Mutatis mutandis, ce parti pris assez extrême est défendu, dans le champ des études mémorielles, par les tenants d’une vision rigide, non malléable de la mémoire collective (pour un aperçu de ce débat, voyez Olick 1998). À ce titre, la relative lenteur des artistes à intégrer les travaux d’historiens, particulièrement riches et divers dans le cas de Johnson, montre que les représentations passées d’un événement ou d’une personnalité conditionnent durablement les représentations futures. Néanmoins, la présente analyse a également montré que plusieurs réalisateurs n’ont pas hésité à questionner, parfois en profondeur, certains des clichés traditionnellement associés à Johnson, sans que cela ne suscite systématiquement des débats houleux.

Les observations de Morgan sur les liens entre division de la société états-unienne et représentation du président n’en demeurent pas moins pertinentes. L’époque a cependant évolué et le retour en grâce de Johnson peut, à cet égard, être perçu comme la poursuite de cette logique de polarisation. Celle-ci semble désormais avoir atteint un degré tel que les oeuvres politiquement engagées trouveront forcément leur public, et ce, au détriment d’une cohésion nationale dont le président était, jusqu’il y a peu, l’un des garants symboliques…