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Partis de rien au début du siècle précédent, pourquoi les think tanks se comptent-ils en centaines d’organisations dans autant de pays aujourd’hui ? C’est à cette question qu’entend répondre Les think tanks et le discours expert sur les politiques au Canada (1890-2015) écrit par Julien Landry, qui, en plus d’être la synthèse universitaire la plus récente et la plus profonde sur le thème, matérialise le premier livre en français sur le cas nord-américain.

Plutôt que de se limiter à une étude stricte du paysage des think tanks contemporains au Canada, Landry a cherché à intégrer l’apparition de ces organisations dans l’essor historique de l’expertise en Amérique du Nord depuis la fin du XIXe siècle. Trois phases distinctes ont permis de jeter les bases qui servent désormais de fondation à l’infrastructure politique et économique qui permet à la centaine de think tanks canadiens de fonctionner aujourd’hui : 1) l’ascension de l’expertise jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale ; 2) sa consolidation jusqu’à la crise de l’État-providence durant les années 1970-1980 ; et 3) la généralisation du discours expert depuis lors.

Cette approche n’a incontestablement que des avantages du point de vue explicatif, car ceux qu’on appelle aussi les laboratoires d’idées sont directement tributaires de cet élan qui dure depuis au-delà d’un siècle où l’expertise s’est intégrée aux processus des politiques publiques de manière irréversible à un point tel qu’il est n’est plus possible d’en déroger. C’est pourquoi ce livre insiste avec raison sur la professionnalisation de la fonction publique, l’essor de l’État bureaucratique et des politiques providentielles. En outre, ces processus expliquent les succès rencontrés par les sciences sociales dans les universités depuis l’après-guerre, au détriment des arts, des lettres et humanités lorsqu’il est question des politiques et des enjeux sociaux et qui ont fortifié l’écosystème politique dans lequel les think tanks ont depuis fait florès.

En plus de cette sociologie historique de l’expertise qui couvre plus d’un siècle traitant des différentes vagues de policy institutes apparues successivement (universités sans étudiants, contractants de recherche, organisations militantes ou engagées), Landry n’évacue pas les principaux débats contemporains que ces organisations traînent partout où il est question d’elles. Au-delà des enjeux liés à la définition (courtiers d’idées, objets interstitiels, forums, relais, entreteneurs de communauté épistémiques), il prend position clairement quant à la nature de ces organisations. Sont-elles des équipes de mercenaires au service de ceux qui les financent – tel que l’avancent les critiques marxistes des élites – ou des organisations authentiquement vouées à des causes par la recherche ? Sans nier les nuances qui s’imposent lorsqu’on traite d’une faune de centaines d’organisations, l’auteur opte clairement pour l’interprétation pluraliste voulant que les think tanks soient le reflet des idées, des valeurs et des intérêts qui s’organisent en société. Même les think tanks les plus idéologiques et militants restent au service de leur vision de la société et ne doivent pas être réduits à des firmes qui se moulent corps et âme dans les intérêts de leurs bailleurs de fonds (p. 13 et 254).

Landry évite d’autres écueils, comme cette ambition où une quantité de textes ont échoué en cherchant à démontrer l’influence de ces organisations. Car si quantité de gens dénoncent ou encensent leur capacité d’influence, bien peu ont réussi à en faire la démonstration dans un sens ou l’autre. C’est pourquoi tout au long du livre, Landry voit juste en affirmant que « l’étude des modalités d’intégration dans leurs communautés et leurs réseaux demeure la plus révélatrice sur la nature de ces organisations » (p. 37). Préférant la définition de Thomas Medvetz, devenue la plus pertinente et adéquate aujourd’hui sur le sujet, cette conception soutient que les think tanks sont avant tout des objets interstitiels qui, la plupart du temps dépourvus de ressources autonomes, doivent se brancher à celles des autres champs (politique, économique, universitaire, médiatique, communautaire) pour fonctionner. Cette extrême dépendance à leurs partenaires et alliés permet d’illustrer que les think tanks prennent la forme d’une technologie devenue essentielle dans une coalition d’intérêts, car plus aucun projet politique ne peut se passer d’un service de production discursive capable de traduire des idées, des valeurs et des intérêts dans un langage d’expert. C’est bien pourquoi les laboratoires d’idées sont maintenant, selon Landry, des éléments incontournables dans le maintien et l’entretien des communautés et dans la reproduction des coalitions discursives (p. 250).

Essentielle pour élaborer une histoire de l’expertise, Landry montre sa maîtrise de l’histoire des paradigmes de gouvernance, allant du consensus keynésien et providentiel d’après-guerre à celui des politiques néolibérales aux États-Unis et au Canada à partir des années 1980. À ce titre, son livre comporte une autre qualité qui est celle de manier ce concept sans chercher à régler le compte des organisations qui en font la promotion ni à les louanger. Ces transitions paradigmatiques en matière de politiques publiques sont indispensables pour comprendre pourquoi une quantité de think tanks dominants ont évolué sur une période de trente ans dans le même sens que leur principal interlocuteur qu’est l’État. Lucide à l’égard du centre politique, Landry en reconnaît le caractère évolutif d’une époque à l’autre : « Les think tanks centristes ne sont pas neutres ; ils sont centristes parce qu’ils se déplacent avec le centre » (p. 219).

Par le fait même, l’histoire des think tanks aux États-Unis et au Canada, reconstruite par Julien Landry, offre un exercice de cartographie sommaire mais pertinente du clivage idéologique qu’on peut y constater en surplomb. En plus des think tanks de droite libérale ou conservatrice, ceux de gauche et de centre, on retrouve des organisations spécifiques comme celles qui sont essentiellement vouées à la taxation, aux relations internationales, à la représentation des intérêts régionaux, ou qui se présentent comme auxiliaires des gouvernements provinciaux, municipaux ou fédéral, sinon des mouvements sociaux. En matière de modus operandi, d’orientation idéologique, de volonté de réformes politiques, les chapitres de l’ouvrage ont pour pertinence de nous rappeler que le maître-mot pour parler des think tanks demeure le même depuis longtemps : diversité.

Également, la lecture de cette thèse ne fait pas l’économie de la nature hyper-relationnelle qui explique la fondation, la survie, la gloire et la fermeture d’un think tank qui dépend toujours des qualités du directeur et de son carnet d’adresses, car obtenir des contrats de recherche, des dons pour plusieurs millions, rassembler des experts, rejoindre les médias et les fonctionnaires ne sont pas à la portée de tous ; d’où les très visibles portes tournantes entre ces univers évoquées au long de la démarche de ce livre publié aux Presses de l’Université d’Ottawa. Complet et équilibré, Les think tanks et le discours expert sur les politiques au Canada a aussi l’avantage d’être le premier au Canada à ne pas avoir ignoré sans plus de considération les think tanks québécois dont la faune s’est largement développée depuis le début de notre siècle.

En conclusion, le livre de Julien Landry permet de répondre à la question la plus pertinente concernant ces objets « qui dérangent » : de quoi les think tanks sont-ils le nom lorsqu’on considère l’état des lieux qu’ils nous laissent ? C’est-à-dire un écosystème où le régime de connaissance est plus polarisé que jamais, surtout hors université, traversé qu’il est aussi par une quantité de sources de financement intéressées et où les experts des think tanks ont réinventé les débats politiques dans le langage de l’expertise… Les think tanks sont ces innovations organisationnelles qui ont permis de révéler les identités politiques derrière les discours d’expertises. Car malgré le recours systématique aux faits, aux chiffres, aux données, dit-il, « la technique n’efface pas le politique, ni les intérêts, ni le pouvoir » (p. 254). Au fond, en suivant les rhizomes de leurs sources de financement, de leurs alliances politiques et médiatiques, les pistes de leurs échanges de personnel, ils ont mis à nu la construction hautement sociologique et symbolique de l’expertise contemporaine.