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Qu’est-ce qu’une « attention collapsonaute », et comment pouvons-nous en apprendre aujourd’hui quelques gestes de base[1] ? Cet article s’efforce d’esquisser quelques réponses à ces deux questions, qui mériteraient à elles seules un ouvrage ou un colloque. Sa fonction est donc, malheureusement, plus programmatique qu’empirique. Il aura rempli sa modeste ambition s’il donne à d’autres l’envie de se pencher plus sérieusement sur les problèmes dont il écaille à peine la surface.

Discours collapsologues et attitudes collapsonautes

Depuis une dizaine d’années, dans le monde francophone, la collapsologie construit des savoirs et propose des discours visant à nous rendre collectivement attentifs aux risques d’effondrement systémique qui menacent les modes de production, de consommation et de protection mis en place par les sociétés industrialisées qui ont progressivement conquis la planète Terre depuis le milieu du XIXe siècle (Servigne et Stevens 2015). Dans sa définition la plus synthétique, proposée par Yves Cochet (2011), ancien ministre français de l’Environnement, l’effondrement désigne « le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ». Dans le monde anglo-saxon, un best-seller de Jared Diamond (2006) et un film de Chris Smith (2009) consacré au lanceur d’alerte Michael Ruppert, tous deux intitulés Collapse, ont popularisé et actualisé une découverte régulièrement martelée tout au long du XXe siècle. À la fin de la Première Guerre mondiale, Paul Valéry annonçait en 1919 que « nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (1919, 988). À la suite de l’invention de la bombe atomique, le monde intellectuel des années 1940 et 1950 a été profondément ébranlé par la menace d’une prochaine apocalypse nucléaire. En 1972, le rapport Meadows publié pour le Club de Rome, sous le titre de Limites à la croissance, annonçait une inversion des courbes exponentielles qui ne semblent pousser toujours plus haut nos consommations d’énergies et de ressources que pour heurter un plafond (climatique et biologique) qui nous condamne à subir leur renversement plus ou moins brutal, synonyme d’effondrement.

Alors que les perspectives d’effondrement ont souvent donné lieu à des réponses « survivalistes », caractérisées par leur virilisme individualiste (je construis mon bunker pour protéger ma famille en le remplissant de boîtes de conserve et de munitions), la collapsologie française se caractérise par ses appels à des solutions collectives, fondées sur la solidarité et la construction de communs. Loin de se limiter à une « solastalgie » dépressive (Albrecht 2020) – même si la gestion des affects tristes y fait l’objet d’un enjeu central, bien informé d’écoféminisme (Servigne, Stevens et Chapelle 2018) –, l’effondrisme opère aussi comme un mobilisateur d’activismes, orientant ses adhérent·es aussi bien du côté de l’installation de fermes légères que du côté de mouvements comme Extinction Rebellion (Semal 2019).

Dans Générations collapsonautes, avec mon collègue Jacopo Rasmi (2020), j’ai tenté de décaler la perspective habituellement assignée à la collapsologie. En troquant les discours de savoir (-logues) pour l’analogie de la navigation à vue (-nautes), ils invitent à passer de la menace d’un effondrement futur à la constatation de multiples délitements déjà en cours (parfois depuis longtemps), et d’une centration sur le confort protégé du luxe occidental vers une ouverture aux précarités imposées et subies aux quatre coins de la planète par les exploitations et les destructions de la colonisation. Or, naviguer par temps d’effondrements requiert une certaine palette de postures attentionnelles, que j’aimerais sommairement situer et passer en revue ici. Cela implique de repérer ce qui, au sein des registres attentionnels privilégiés par l’Occident colonisateur, a pu causer les gé(n)ocides (sociocides et écocides) en cours. Pour ce faire, cet article va tenter de cartographier nos régimes attentionnels à partir d’une polarité, qu’il faudra comprendre comme relevant d’une complémentarité autant que d’une opposition. Pour le dire vite : les attentions standards que nos sociétés occidentales modernisées ont progressivement répandues sur l’ensemble de la planète apparaissent comme le relais d’une attitude « extractiviste » devenue hégémonique ; les mutations sociales nécessitées par l’effondrement de notre consumérisme écocidaire exigent le renforcement de régimes attentionnels non standards, que je qualifierai ici de « collapsonautes » ; ces attentions collapsonautes ne sauraient se substituer purement et simplement à nos attentions extractivistes ; on peut toutefois espérer qu’elles leur apportent un contrepoids indispensable à la poursuite des aventures humaines comme à l’émergence d’altermodernités (Citton 2022).

Extractivisme attentionnel

Parmi les termes en compétition pour décrire notre époque historique, « Anthropocène » renvoie la responsabilité des saccages en cours à l’humanité en tant qu’espèce, ce qui exonère à bon marché les populations d’origine européenne qui ont imposé (par la violence) au reste de la planète des régimes d’exploitation dont elles ont été (et continuent à être) les principales bénéficiaires. « Capitalocène » pointe plus spécifiquement la responsabilité d’un certain régime d’exploitation, exonérant à son tour les destructions environnementales commises au cours du XXe siècle dans des sociétés (soviétiques, maoïstes) qui se présentaient comme une alternative au capitalisme. Le terme le plus approprié pourrait dès lors bien être celui de « Plantationocène », qui situe la racine de l’écocide actuel dans les comportements extractivistes sur lesquels s’est fondée la colonisation européenne du monde (aux É.‑U. comme en URSS) (Bonneuil et Fressoz 2014 ; Tsing 2017 ; Ferdinand 2019 ; Harney et Moten 2021).

La plantation esclavagiste de canne à sucre comme les plantations agro-industrielles d’aujourd’hui partagent en effet un certain nombre de traits définitoires de l’extractivisme : 1) elles réduisent un milieu de vie complexe à une seule ressource, exploitée sur le mode de la monoculture ; 2) elles laminent la biodiversité du territoire afin d’extraire cette ressource de la façon la plus profitable en termes financiers ; 3) elles opèrent cette exploitation sans respecter le taux de renouvellement de la ressource en question (qui finit vite par s’épuiser) ; 4) elles gèrent cette exploitation sans prendre en compte ses dommages collatéraux (dans le long terme, au sein de ce territoire, ou en dehors de son périmètre).

Une telle définition de l’attitude extractiviste la rend étonnamment homomorphe avec les conceptions dominantes de l’attention qui se sont mises en place au cours des deux derniers siècles dans nos pays occidentaux. Reprenons-en les quatre traits définitoires :

  1. Qu’est-ce qu’« être attentif » ? On répète généralement, à la suite des Principles of Psychology de William James (1890), que cela consiste à concentrer nos capacités mentales sur l’observation d’un objet ou sur la résolution d’un problème, dûment extraits de milieux sensoriels complexes et très divers où surabondent des stimuli potentiels qui nous menacent constamment de dispersion et de distraction.

  2. Cette attention synonyme de concentration nous permet de focaliser nos facultés intellectuelles de façon à exploiter au mieux une ressource informationnelle présente dans notre environnement, que ce soit pour éviter un danger ou pour profiter d’une occasion.

  3. Nous ne nous sentons aucunement tenus de « rendre » quoi que ce soit aux milieux de vie dont nous tirons de l’information, pas plus que nous ne nous sentons responsables d’assurer leur durabilité. Toute information est bonne à prendre, dès lors qu’elle peut nous être utile – l’idée même de « devoir » quelque chose à ce dont on la tire nous étant (devenue ?) tellement étrangère qu’elle paraît saugrenue.

  4. Notre attention standard est donc conçue selon une rationalité économique parfaitement égocentrée, non seulement court-termiste, mais proprement « dromophile » (intrinsèquement encline à maximiser la vitesse) : ne disposant que de ressources attentionnelles limitées, je dois les investir avec la plus grande parcimonie possible dans les objets qui me promettent le meilleur retour sur investissement, balayant constamment mes champs visuels, auditifs et olfactifs de façon à y repérer aussi vite que possible ce que je dois y esquiver comme dangers et ce que je peux en tirer comme bénéfices potentiels.

    Conclusion : l’attitude extractiviste, dont nous constatons avec de plus en plus d’inquiétude qu’elle cause l’effondrement de nos milieux de vie, se trouve régir non seulement les logiques financières structurant une croissance économique orientée vers l’accumulation du capital, elle régit aussi la façon même dont nous imaginons que notre attention « traite » les milieux sensoriels au sein desquels nous évoluons. Notre langue – qui est notre richesse pragmatique commune, accumulée et affinée par des siècles de pratiques et d’échanges quotidiens – signale bien le problème de cette homomorphie entre extractivisme colonial et extractivisme attentionnel. Elle nous propose en effet le même mot pour désigner ces quatre opérations (apparemment sans rapport) que sont 1) les procédures cognitives par lesquelles un système « traite » de l’information (toprocess), 2) les procédures manuelles (et désormais machinisées) par lesquelles s’opère la « traite » d’une vache (to milk), 3) le mécanisme financier des « traites » bancaires par lequel des lettres de change permettent de retirer de l’argent à distance (dans l’espace ou le temps) (draft)[2] et 4) les processus économico-historiques à travers lesquels la « traite » de certaines populations africaines a contribué à enrichir l’Europe, à l’occasion d’un commerce triangulaire cruel et criminel (to trade). Les quatre sens actuels d’un mot (traite) que l’étymologie relie explicitement à l’extractivisme (du latin trahere, « tirer de ») sont à lire comme le symptôme d’un régime attentionnel devenu proprement despotique au sein de nos « plantocraties » actuelles (Harney et Moten 2021). Ces dernières n’apparaissent-elles pas, justement, comme des régimes de traitement (désormais computationnel) des informations alignés sur la bottom line de logiques financières réduisant tout à des transferts de fonds, avec pour résultat de traire les richesses de l’Afrique (et de toutes les autres parties du monde) comme on trait une vache dans l’agro-industrie, c’est-à-dire pour en extraire un maximum de profit en assurant le prix minimum dans la compétition pour attirer le consommateur ?

Faire attention à notre vocabulaire est peut-être le premier pas en direction d’une transformation de nos pratiques : comment parler aujourd’hui de « gestion » face à tout ce que l’attention explicitement extractiviste des enseignements en « gestion » et « management » (MBA) ont instillé, cautionné et encouragé en termes de cruautés sociales et des ravages environnementaux ? Il va de soi que toute population humaine se préoccupe de la disponibilité des ressources dont elle dépend – et donc qu’elle les « gère » d’une certaine façon. Les modes d’attention qu’elle porte à son environnement peuvent toutefois varier infiniment, l’individualisme possessif accumulateur de l’homo oeconomicus n’étant qu’une façon très particulière d’être humain.

Ce qui caractérise pourtant notre époque, si on la considère dans la perspective de la modernité occidentale, c’est l’extension et l’intensification de certaines logiques gestionnaires extractivistes qui prennent aujourd’hui pour terrains d’extraction nos attentions elles-mêmes – selon ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’économie de l’attention (Citton 2014a ; 2014b ; Wu 2016). Notre âge est celui d’un extractivisme attentionnel élevé à la puissance deux, puisque notre attention extractiviste aux différents aspects de notre environnement fait désormais l’objet d’une attention extractiviste algorithmique, sur laquelle les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ont construit leur empire.

Respect religieux des fonds

Dans les termes très généraux qui l’ont décrite plus haut, l’attention extractiviste (standard) n’est bien entendu nullement le privilège des professeur·es de MBA ou des chef·fes d’entreprises. Certaines spéculations anthropologiques, de nombreux discours émanant de la psychologie cognitiviste et des neurosciences nous invitent à penser que notre survie individuelle et collective est directement fonction de notre capacité à extraire autant d’informations et de bienfaits possibles de notre environnement. La cause en serait à chercher dans le système de récompense régulant notre cerveau individuel, propre à s’emballer sous l’effet court-termiste des jaculations de dopamine (Lachaux 2011 ; Bohler 2019).

Sans vouloir exclure a priori de telles causalités, on peut aussi se mettre en quête de régimes attentionnels non extractivistes, observables au sein de nos comportements empiriques actuels. Cela permet d’espérer que les causalités historiques et sociales jouent un rôle déterminant dans ce qui conduit une population à faire primer un régime extractiviste tendant à saccager son environnement. Plutôt qu’une fatalité supérieure ou une malédiction neuronale, l’extractivisme attentionnel serait alors à considérer comme l’un, parmi d’autres, des multiples régimes attentionnels que peuvent adopter les individus et que peuvent privilégier les sociétés – comme l’une des « façons d’être humain·e », dès lors qu’on accepte de se définir moins par son être que par ses praxis (McKittrick 2015). Nos effondrements en cours résulteraient alors de la domination planétaire de certaines sociétés dont la structure valoriserait particulièrement l’attention extractiviste au sein de leur population – population que Ramachandra Guha (2006, 233 et suiv.) appelle les « omnivores » (par contraste avec les « peuples écosystémiques » et les « réfugiés climatiques »), ou que des anthropologues nous invitent à considérer comme les « Humains » (occidentalisés) par rapport aux « Terrestres » (peuples autochtones ou zadistes) (Danowski et Viveiros de Castro 2014 ; Latour 2017).

On peut indiquer, à titre d’exemple, au moins deux régimes attentionnels avec lesquels nous autres – humains omnivores – sommes d’ores et déjà familiers, qui offrent depuis longtemps une alternative interne à l’attention extractiviste. J’irai chercher du côté du philosophe Gilbert Simondon (1958), penseur de l’individuation et des médiations techniques, de quoi faire d’une certaine sensibilité esthétique et d’un certain respect religieux deux régimes attentionnels susceptibles de corriger certains dangers de l’attitude extractiviste.

À la lumière des thèses de Simondon, on peut caractériser l’ensemble des technosciences comme opérant un travail d’extraction de figures (patterns, chiffres, modèles) repérées et isolées au sein du fond perceptif constituant nos milieux de vie. Là où un observateur non équipé verra une jambe enflée, plus ou moins poilue et parcourue de cicatrices, une experte formée par des années d’études de médecine verra se dessiner un cas de figure de thrombose et utilisera les appareils de mesure pour suivre l’évolution ou le déplacement du caillot de sang obstruant la veine. Les figures chiffrées fournies par ces appareillages permettront de doser précisément le médicament anticoagulant et d’agir préventivement pour éviter une embolie pulmonaire. Un tel regard clinique illustre ce que l’attention extractiviste a de plus précieux : en traitant les données sensorielles de façon aussi rapide, aussi focalisée et aussi pertinente que possible, la doctoresse sauve la vie de ses patients. Si elle avait entrepris de compter méticuleusement les poils visibles sur la jambe enflée, ou si elle avait demandé au patient de venir la voir tous les matins pendant une heure pour lui raconter ses rêves ou ses premiers souvenirs d’enfance, le caillot non identifié comme un risque imminent aurait pu lui être fatal.

Si cette focalisation de l’attention experte sur quelques figures très précisément identifiées (souvent à l’aide d’appareillages techniques) permet de sauver des vies, elle a toutefois un coût, qui reste généralement caché : la figure extraite de la situation pour nous donner les moyens d’y répondre pertinemment dans l’urgence risque de nous éblouir au point de nous faire oublier la présence du fond dont elle a été tirée. Toute figure n’apparaît à notre perception qu’en se détachant d’un fond, qu’elle tend à invisibiliser comme tel. L’attention extractiviste devenue hégémonique en régime plantocratique tend à réduire tous les enchevêtrements multidimensionnels de nos transactions avec nos environnements à la figure unique d’un résultat financier traduisible en termes de traites bancaires (bottom line). Le bien-être des producteurs ou des animaux non humains qui y sont impliqués, le renouvellement des ressources à moyen ou long terme, les dommages environnementaux n’y reçoivent guère plus d’égards que la vie des esclaves lors de la traite esclavagiste.

La thèse très suggestive proposée par Simondon (1958) dans la dernière partie Du mode d’existence des objets techniques est que la religion et l’esthétique ont pour fonction anthropologique de prendre en charge ce fond d’enchevêtrements multidimensionnels occulté par les figures qui en ont été extraites grâce aux technosciences.

Qu’est-ce que les religions monothéistes appellent « Dieu », sinon ce qui reste au-delà des objets, des calculs, des mesures et des causalités ponctuelles à travers lesquelles nos savoirs nous permettent d’agir sur notre monde ? Où se situe le divin, sinon dans la rémanence de certains effets de fond ? Derrière un caillot de sang coincé dans la veine d’une jambe et risquant d’entraver le fonctionnement des poumons, il y a toute une vie, avec ses rêves, ses souvenirs d’enfance, ses croyances, ses valeurs. On sait qu’un des problèmes majeurs de notre médecine scientifique si hautement spécialisée est d’ériger chaque membre malade en arbre pathologique qui cache la forêt de l’état de santé général du patient. On peut reconnaître à certaines formes de religion le mérite de « relier » les figures ponctuelles qui guident nos activités quotidiennes à un fond bien trop vaste et complexe pour être connaissable comme tel, mais dont il serait néanmoins dément (et fatal) de négliger ou de nier l’existence et l’importance – l’extractivisme étant précisément le nom de cette négligence ou de ce déni.

En reprenant (pour la renverser) l’équation spinoziste du Deus sive natura, on peut concevoir la sensibilité écologiste comme une attention religieuse envers une nature respectée comme un Dieu – à savoir comme un fond inestimable, dont l’importance et la valeur dépasseront toujours de très loin la somme des figures (profitables) qu’on y aura reconnues. Un tel « respect » est à entendre dans sa résonance étymologique (re-spectare) : il nous pousse à « y regarder à deux fois » avant d’entreprendre quelque chose qui, sur la base de certaines figures extraites de la situation, pourrait conduire à en altérer irréversiblement le fond. On resterait proche de Spinoza – dont la devise affichait l’impératif Caute ! (Sois précautionneux !) – en considérant le « principe de précaution » comme un avatar actuel de ce respect religieux pour ce fond qui tend à disparaître derrière les figures qui nous obnubilent : respect pour la nature, pour l’environnement, pour les milieux de vie que notre extractivisme effondre présentement sous nos pieds.

Précaution et respect religieux sont intimement liés à l’attention comme principe de care (soin, soucis, sollicitude). Là aussi, au-delà ou en deçà de ce que nous pouvons extraire d’une situation pour notre profit, quelque chose nous enjoint de regarder à deux fois ce qui nous relie aux autres êtres sensibles au sein de cette situation. On peut renvoyer ici aux belles analyses phénoménologiques de Natalie Depraz (2014) sur le geste attentionnel comme geste de suspension de nos réactions spontanées d’appropriation. On n’est véritablement attentif à ce qui nous fait face qu’en prenant le temps de voir en quoi il est davantage que ce à quoi nous l’avions habituellement réduit pour notre profit, et l’on ne saurait donc être pleinement attentif sans être du même coup attentionné.

Attention esthétique aux textures

Simondon (1958) signalait toutefois une autre voie pour nous reconnecter aux fonds que nos figures technoscientifiques occultent – la voie de l’expérience esthétique. En extrayant de l’inspection de la jambe enflée la figure d’une thrombose, l’attention de la doctoresse devait laisser à l’arrière-plan les opinions et les valeurs du patient, mais elle devait aussi négliger toute une série de caractéristiques sensibles présentées par cette jambe singulière (par exemple son degré de pilosité). Les figures nous rendent aveugles non seulement aux fonds dont elles se détachent, mais aussi aux textures qui les portent – textures qui donnent toujours davantage à observer que ce qu’on remarque en elles.

Jean-Marie Schaeffer (2015) a précisément analysé ce qui distingue l’attention esthétique de l’attention standard (extractiviste). Cette dernière, comme on l’a vu plus haut, tente de traiter autant d’informations que possible, aussi rapidement et économiquement que possible, en y investissant juste assez d’effort mental pour y reconnaître des dangers à esquiver et des occasions de profit à saisir. Elle se livre donc à un intense et incessant travail de catégorisation, que nos besoins de survie et nos ambitions de prospérité tendent à optimiser en permanence. En marchant dans la rue, en consultant ma messagerie électronique, en surfant sur Internet, je classe tous les milliers de stimuli qui m’arrivent chaque minute dans les catégories à travers lesquelles j’ai appris à donner sens à mon environnement.

Que se passe-t-il lorsque, au contraire, je déambule dans une galerie d’art ? Certes, je continue à catégoriser les objets environnants en dangers (un pilier contre lequel je pourrais me casser le nez) et en circonstances opportunes (des oeuvres que je suis venu voir pour en tirer une expérience esthétique). De vastes pans de l’art moderne et de l’art contemporain se sont ingéniés à déstabiliser ces classifications, par exemple en sortant un urinoir des toilettes pour le mettre dans la salle d’exposition. Par rapport à ce que j’identifie comme des oeuvres, mon attention ne se contente toutefois plus de classer les images selon les catégories dont je dispose déjà pour me repérer dans le monde : tel que nous l’envisageons selon les normes actuellement dominantes, l’expérience muséale ne consiste pas à « reconnaître » un arbre, un visage humain, un paysage urbain dans un tableau. Elle consiste plutôt, une fois reconnus l’arbre, le visage ou le paysage, à investir un surplus d’attention qui nous permettra de remarquer, dans ce que nous propose l’artiste, autre chose que du reconnu.

Schaeffer (ibid.) parle de « retard de catégorisation » pour rendre compte de cette expérience esthétique : le régime attentionnel propre à celle-ci consiste à retarder le geste de catégorisation que l’attention standard projette sur notre environnement. Un tel retard permet l’émergence d’autres caractéristiques, généralement invisibilisées par notre (nécessaire) hâte classificatrice. Oui, je reconnais bien un visage humain en colère dans ce tableau. Mais encore ? Qu’y a-t-il d’autre à voir dans le donné sensoriel qui m’est présenté ? Parmi ces autres choses – ce qu’on distingue à peine à l’arrière-fond, une bizarre tache sur la lèvre, l’absence d’iris dans les yeux, l’épaisseur de la peinture, le choix d’exposer ce tableau à côté de tel autre –, lesquelles peuvent me conduire à voir et à penser différemment ce que sont et ce que font les visages, la colère, les humains, les sociétés ?

Cette suspension momentanée de la catégorisation ouvre la possibilité de réviser nos catégories, de les contester, de les affiner, d’en faire émerger d’inattendues. De ce point de vue, on peut donc considérer l’expérience esthétique comme une pratique « méta-extractiviste » : en me retenant d’extraire de mon donné sensoriel des informations préformatées par mes catégories de reconnaissance préexistantes, ce type d’expérience permet d’extraire non seulement des informations ponctuelles sur mon environnement, mais d’autres catégories informationnelles me rendant mieux apte à en saisir la richesse et les complexités. Ce retard et cette position de recul réflexif (méta) ne sont alors qu’un détour pour rendre l’extractivisme moins brutal, moins grossier, et peut-être moins (auto-)destructeur – ce qui n’est déjà pas si mal.

Mais certains types d’attention esthétique peuvent aussi nous faire entrevoir une alternative plus radicale à l’extractivisme. Dans un article essentiel, Erin Manning, Brian Massumi, Ronald Rose-Antoinette et Anne Querrien (2012) tentent de comprendre en quoi l’attention de personnes catégorisées comme « autistes » diffère de ce que nous considérons comme l’attention standard. Leur réflexion les conduit à contraster deux modalités perceptives. D’un côté, l’attitude « neuro-typique » dominante (typiquement extractiviste) nous a socialement formatés pour catégoriser tout ce qui nous entoure en des catégories pragmatiques permettant d’avoir une prise active sur les différents éléments de notre environnement afin d’en profiter au maximum. D’un autre côté, certaines attitudes « neuro-diverses », illustrées par l’autisme, ne seraient pas orientées vers les potentiels d’action recelés au sein de notre environnement, mais exploreraient la richesse intrinsèque des textures offertes par cet environnement.

Il ne s’agit plus, dans ce second cas, d’extraire de l’expérience quelque chose d’utile pour les actions ultérieures, mais de se plonger dans l’expérience présente elle-même. Cette forme d’immersion n’est bien entendu pas réservée à celles et ceux que nous stigmatisons comme « autistes » : elle caractérise aussi bien une large part de nos écoutes musicales. On peut dès lors espérer trouver dans le goût que nous développons à nous plonger dans la jouissance de certaines textures une alternative puissante et radicale au règne de l’extractivisme.

Ressources, affordances, invites

Un concept repris du psychologue James J. Gibson (1979) sert de pivot à la réflexion contrastant attentions neurotypiques et neurodiverses, celui d’affordance. Un détail de traduction me permettra d’en souligner d’importantes implications. L’anglais utilise le verbe to afford dans un sens économique, qui signale la capacité à se permettre de faire une certaine dépense pour acquérir une certaine marchandise ou bénéficier d’un certain service. L’affordance désigne pour sa part la prise qu’offre un certain objet ou un certain environnement à l’action intentionnelle d’un sujet. Typiquement, l’anse d’une tasse est conçue et réalisée de façon à permettre à une main humaine de la saisir aisément et fermement. De même, une branche d’osier trempée dans l’eau permet à un vanneur de la plier pour en tresser un panier solide et endurant, alors qu’une tige de tournesol ou de bambou manquerait de la flexibilité ou de la durabilité nécessaires.

Manning et Massumi (2012) caractérisent l’attention neurotypique en affirmant qu’elle nous pousse à réduire notre environnement à une somme d’affordances. Je ne vois pas une tasse (riche de ses textures propres), mais seulement quelque chose à saisir pour assouvir ma soif. Je ne vois pas des plantes (dotées de leur vie propre), mais des ressources pour tresser des paniers, planter des pieux, construire des barrières, etc. En étant socialisés par une éducation qui nous pousse à nous demander en tout what’s in it for me ? (que puis-je en tirer/extraire ?), nous tendons à percevoir autour de nous des usages possibles (des affordances), plutôt que des êtres coexistant avec nous sur cette planète.

Le livre de Gibson intitulé The Ecological Approach to Visual Perception (1979) est progressivement devenu un classique transdisciplinaire de la réflexion écologique et psychologique, mais il n’a été traduit en français que très récemment (2014). En voyant finalement paraître cette traduction française, j’étais infiniment reconnaissant aux Éditions Dehors de le mettre à disposition des étudiant·es et d’introduire officiellement dans notre langue le terme d’affordance, que certains d’entre nous utilisent déjà occasionnellement. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant toutefois que le choix avait été fait de traduire affordance par « invite », ce qui m’a semblé alors relever d’une inexplicable bourde de la part d’un aussi excellent éditeur. C’est seulement très récemment, à l’occasion des échanges qui ont donné lieu au présent numéro, qu’un intervenant m’a fait percevoir tout l’intérêt qu’il pouvait y avoir à mettre en avant la notion d’invite – notion qui me permet maintenant de résumer l’ensemble du trajet parcouru par les réflexions précédentes.

Je serais en effet tenté de schématiser le contraste entre attentions extractivistes et attentions collapsonautes à l’intérieur d’une polarité interne à la notion d’affordance. D’un côté, ce qui donne prise à notre action peut être considéré comme une affordance-ressource : mon attitude consiste alors à m’approprier quelque chose qui est présent dans notre environnement et que je peux utiliser selon mes besoins, mes finalités et mes intérêts propres. J’adopte envers mon environnement une attitude de maîtrise souveraine qui le soumet autant que possible à mes projets. Je l’exploite comme un moyen voué à servir mes fins.

D’un autre côté, ce qui nous entoure peut être envisagé comme un réservoir d’affordances-invites nous proposant des activités dont nous ne ressentions a priori ni le besoin, ni l’envie, mais qui se révèlent plaisantes ou utiles par un effet d’après-coup. J’en découvre sur moi-même les potentiels transformateurs en abandonnant toute intention préconçue, et en me plongeant dans ce que m’invite à faire le milieu où je me trouve. Les transformations s’opèrent alors davantage dans mes dispositions internes de sujet agissant que dans les dispositions externes de l’environnement.

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Dans le premier cas, je prends (une ressource prédéfinie comme faisant l’objet d’un besoin) ; dans le second, je suis surpris (par une invitation inattendue). Là, je m’oriente dans le monde pour y exercer ma maîtrise la plus souveraine possible, selon les projets dont j’investis ce monde ; ici, je suspends mes attentes pour m’immerger dans une écoute, au fil de laquelle je devrai constamment improviser de nouvelles réponses inattendues et inconnues de moi-même. Là, j’extrais des ressources, selon les figures qui me permettent de reconnaître et d’isoler ces ressources au sein du continuum sensoriel ; ici, je navigue sur des fonds et des textures, selon les vents et les vagues imprévisibles que j’y rencontre. Attentions extractivistes, dans un cas ; collapsonautes, dans l’autre.

Attentions collapsonautes

Que nous apprend ce survol bien trop sommaire de contrepoids possibles à l’extractivisme attentionnel ? D’abord, les références mobilisées pour illustrer des attentions collapsonautes méritent de nous mettre en garde contre les dangers dont celles-ci sont porteuses. Le titre de cet article pourrait aussi bien s’écrire : Attention (aux) collapsonautes ! Les critiques de la collapsologie soulignent à juste titre qu’elle peut déprimer la jeunesse, démobiliser les résistances, conduire au survivalisme égoïste, ou exacerber un urgentisme contre-productif. Illustrer les attentions collapsonautes par les exemples des religions et de l’autisme a certainement de quoi dissuader les meilleures volontés puisque, dans les valeurs que nous a transmises le XXe siècle, ni les religions ni l’autisme ne brillent comme des promesses d’avenir radieux.

Aussi convient-il de rappeler qu’il s’agit moins ici d’avoir à choisir entre attentions extractivistes et collapsonautes que de complémenter les premières par l’apport des secondes. La navigation par temps d’effondrements à laquelle font référence les collapsonautes relève du louvoiement et du réajustement constant entre des directions contradictoires, mais également nécessaires et justifiées. Qu’on bloque le gouvernail pour aller à gauche ou à droite toute, le résultat sera le même (tourner en rond). Les attentions collapsonautes sont à concevoir, non comme une alternative devant se substituer aux attentions extractivistes, mais comme leur contrepoison ponctuel. Un être vivant ne persiste dans l’existence que dans la mesure où il parvient à extraire de son environnement (les informations pertinentes pour y repérer) les éléments nécessaires à sa survie. Et dès lors que nul être vivant ne peut comprendre, ni intégrer dans ses comportements, les implications ultimes des relations qu’il entretient avec les autres êtres qui co-composent cet environnement avec lui, nous vivants sommes et serons toujours majoritairement guidés par des attitudes extractivistes. Notre problème actuel n’est pas de nous en purifier, mais d’en corriger les pires aberrations, qui nous conduisent actuellement vers l’autodestruction écocidaire.

D’après ce que j’ai tenté d’esquisser ci-dessus, on peut dès lors envisager les attentions collapsonautes comme des dispositifs complémentaires et correctifs, permettant de restituer des parts d’expérience que la colonisation plantocratique du monde issue de l’Europe moderne a étouffées – pour le malheur des peuples colonisés, mais aussi au prix de son péril propre. Le répertoire provisionnel des gestes attentionnels restitués par l’attitude collapsonaute peut déjà comprendre les sept postures suivantes :

  1. En même temps que nous extrayons des figures chiffrées et modélisées de nos environnements pour en tirer des ressources utiles à notre survie ou à notre prospérité, portons attention aux fonds dont ces figures ne se détachent jamais vraiment (si ce n’est dans nos imaginaires ignorants et hallucinés).

  2. Apprenons à respecter ces fonds en les dotant d’une valeur intrinsèque, supérieure aux profits que nous pourrons en tirer ponctuellement.

  3. Pour ce faire, cultivons une attention réflexive en questionnant périodiquement ce à quoi nous nous désensibilisons dès lors que nous choisissons de faire attention à ceci plus qu’à cela (Fressoz 2011).

  4. Développons la pratique et le goût du retard de catégorisation propre à l’attention esthétique au coeur dynamique d’une attention réflexive inquiète de ce(lles) qu’elle exclut de sa considération.

  5. Récusons la tyrannie actuelle de l’extractivisme neurotypique en revalorisant les expériences d’immersion dans les textures offertes par nos milieux de vie, et en reconnaissant dans ces expériences des formes indispensables de reconnexion sensible à ce qui, dans ces milieux, n’a pas de prix.

  6. Apprenons à recevoir une part de nos désirs et de nos finalités des invitations émanant de nos milieux de vie, davantage qu’à les imposer sur ces milieux à partir d’une prétention de maîtrise et de souveraineté.

  7. Reconnaissons les fragilités causées par les procédures de gouvernance censées « court-circuiter le temps du désordre » (Meyerhoff 2019), acceptons les incertitudes liées au choix de « demeurer avec le trouble » (Haraway 2014), et valorisons en tout les arts collapsonautes de l’improvisation (Citton 2018).

Cette caractérisation trop sommaire et abstraite demanderait à s’incarner dans des exemples concrets d’attentions collapsonautes. Davantage que dans les récits apocalyptiques mettant explicitement en scène notre survie précaire dans des mondes effondrés (comme La route de Cormac McCarthy, 2008, ou la série Effondrement diffusée sur Canal Plus en novembre 2019), j’aimerais aller chercher ces incarnations dans d’improbables dialogues qui parviennent parfois à trouver un équilibre fragile entre pratiques artistiques et spéculations politiques. En voici quelques invitations d’exploration pour (ne pas) conclure.

Les lectures recontextualisées qu’Aurélien Gamboni et Sandrine Teixido (2014) proposent de la nouvelle d’Edgar Allan Poe publiée en 1841, Descente dans le Maelstrom, déplient toute une pédagogie de l’attention collapsonaute, qui illustre presque point par point les sept principes ébauchés ci-dessus. Les considérations de l’artiste et théoricienne Hito Steyerl (2014) sur nos nouvelles conditions de perception et de (dés)orientation à l’âge des images numériques ubiquitaires nous invitent à envisager la perspective effondriste comme une « chute libre », à la fois terrifiante et riche en vertus émancipatrices. Les pratiques créatives d’artistes d’Afrique subsaharienne documentées par Dominique Malaquais (2019) ou par Marinette Jeannerod (2022) inventent d’innombrables façons collapsonautes d’incarner joyeusement et tragiquement le refoulé colonial de nos (in)attentions extractivistes. Les analyses par Alexandre Pierrepont (2015) du travail développé depuis plus de cinquante ans par les musiciens afro-américains de l’Association for the Advancement of Creative Musicians mettent admirablement en lumière les dynamiques propres à l’improvisation collective nourrie d’écoute immersive réciproque. Les ZAD (zones à détruire/défendre), les banlieues françaises ou les inner cities étasuniennes nourrissent des créativités et des solidarités attentionnées que Stefano Harney et Fred Moten (2022) ont analysées comme caractéristiques des sous-communs (undercommons), où chacun apprend à faire du partage de son incomplétude individuelle la condition commune d’une navigation collective dans les tempêtes du capitalisme déchaîné.

À travers tous ces cas, on apprend que les attentions collapsonautes sont moins à concevoir comme des régimes attentionnels inédits, qu’il nous faudrait inventer de toutes pièces pour endiguer les saccages dramatiques de l’extractivisme écocidaire, que comme des pratiques collectives déjà expérimentées depuis longtemps, aux quatre coins du monde, par celles et ceux que la colonisation a expropriés de tout fantasme de souveraineté. À nous d’apprendre à écouter ces pratiques – moins comme des ressources que comme des invitations.