Corps de l’article

Les sciences sociales sont irrémédiablement prises dans une double construction. D’un côté, les phénomènes sociaux qu’elles étudient sont créés par les interactions entre les membres d’une collectivité donnée. De l’autre, pour les étudier, ces sciences doivent elles-mêmes créer des concepts qui rétroagissent sur les collectivités étudiées, contribuant à créer le monde social investigué. Ce faisant, le scientifique du social se doit d’entretenir une saine réflexivité envers ses propres constructions conceptuelles. C’est à partir d’une telle compréhension que dans The Invention of the Underclass, Loïc Wacquant, sociologue distingué par ses nombreux travaux sur la pauvreté et la marginalité urbaines, tisse le récit de l’échec d’une réflexivité de ce genre, à travers l’histoire intellectuelle du concept d’« underclass » qui fit florès aux États-Unis d’environ 1977 à 1997. Reprenant à son compte l’impulsion réflexive bourdieusienne, Wacquant propose ultimement une contribution essentielle à la politique et à la méthodologie des sciences sociales d’autant plus convaincante qu’elle s’arrime à une étude empirique rigoureuse d’un cas d’étude précis.

L’ouvrage se divise en deux grandes parties : descriptive et prescriptive. La première (The Tale of the Underclass), mobilisant la sociologie réflexive bourdieusienne et l’histoire des concepts de Reinhart Koselleck (p. 3-6), propose l’enquête qui confère son titre à l’ouvrage, en prenant le concept américain d’« underclass », utilisé pour désigner les populations racisées les plus marginalisées des grands centres urbains américains, comme objet d’analyse en tant que tel : comment, et dans quelles conditions, ce concept en est-il venu à accaparer le centre de l’attention de la recherche, du journalisme et de la philanthropie sur la pauvreté urbaine ? Après une description détaillée du fond historique d’anti-urbanisme et de racisme dans l’imaginaire collectif américain dans le prologue, le premier chapitre retrace la montée en popularité du concept dans la foulée des émeutes raciales de 1977 à New York, en tant qu’il désignait, aux yeux des classes moyennes blanches américaines, « les Noirs pauvres et menaçants habitant les vestiges délabrés[*] » du ghetto historique (p. 33).

Après ce premier moment s’appuyant largement sur la réception, notamment dans les champs philanthropique et journalistique, d’un ouvrage à succès de 1982, The Underclass de Ken Auletta, le second chapitre détaille l’officialisation académique et politique du concept en étudiant les audiences au Congrès américain qui virent différents scientifiques, plusieurs eux-mêmes afro-américains, témoigner autant de sa réalité que de sa pertinence. Le troisième chapitre, plus épistémologique, retrace la victoire d’une explication béhaviorale de l’underclass (privilégiant les comportements individuels attribués à ses membres, comme la « paresse ») contre d’autres approches – beaucoup plus fertiles aux yeux de l’auteur et plus proches de la compréhension originale du concept que l’on retrouvait, dans les années 1960, chez l’économiste Gunnar Myrdal et le sociologue Anthony Giddens –, structurelles ou néo-écologiques se concentrant sur l’interaction entre le milieu et l’individu. C’est la victoire de cette explication béhaviorale qui représenterait le principal impact proprement politique des discours entourant l’underclass, ayant légitimé la néolibéralisation punitive des politiques sociales, à travers, en partie, l’invocation des stéréotypes nocifs du « gang-banger » (menant à la carcéralisation) et de la « welfare queen » (menant à la conditionnalité de l’aide sociale à la recherche d’un travail) par des politiciens conservateurs (p. 133-139, 148).

Le quatrième chapitre clôt le récit avec la disparation du concept d’underclass à la fin des années 1990, sous le triple effet de sa répudiation par un de ses plus grands avocats (William Wilson), de son abandon par la Rockefeller Foundation et de la fragmentation du champ de recherche sur la pauvreté occasionnée par les réformes de l’aide sociale américaine de Bill Clinton (p. 106-111). Cette disparition fut d’autant plus surprenante qu’elle « précéda d’une décennie la constatation empirique que le nombre de “quartiers de l’underclass” avait significativement décliné » (p. 112) : le concept cessa d’être utilisé avant que les conditions « objectives » qui avaient présidé à sa création aient elles-mêmes commencé à s’améliorer, ce qui, aux yeux de l’auteur, témoigne de la nécessité d’expliquer sa popularité par la triade journalisme-philanthropie-science. Par-delà la complicité structurelle entre les mondes journalistiques, universitaires et philanthropiques, Wacquant explique finalement l’immense succès de l’underclass par la « révolution des données sur la pauvreté » qui donna lieu à une « problématique positiviste » qui, dès lors que des données nouvelles permirent de postuler l’émergence de poches localisées de pauvreté urbaine, se mit en quête d’un concept pour nommer celles-ci, avec toutes les conséquences réifiantes que cela impliquait (p. 116-117).

Par-delà ce cas d’étude précis, qui a le mérite d’être remarquablement concis, mais qui suppose ainsi une grande connaissance des enjeux liés la marginalité et la pauvreté urbaines dans le contexte américain (tout en offrant un très large appareil bibliographique qui saura satisfaire la curiosité du lecteur souhaitant aller plus loin), c’est la seconde partie, prescriptive, de l’ouvrage qui se révèle la plus intéressante dans sa généralité méthodologique et qui trouve le plus clair écho pour la politique de la science contemporaine (Lessons from the Tale). Après tout, sans cette partie, il n’aurait pas été déraisonnable de se questionner sur la pertinence de ressusciter un concept délaissé depuis bientôt trente ans par la communauté scientifique. Or, les conseils méthodologiques présentés dans cette seconde partie sont d’autant plus intéressants et convaincants qu’ils s’appuient sur le récit de la première, ce qui offre au lecteur une pléthore de ces exemples concrets qui manquent souvent aux ouvrages plus explicitement méthodologiques. Ceux-ci portent sur quatre thématiques liées, mais distinctes. La première (Quandaries of Naming) concerne le geste proprement politique qui consiste à nommer (et ainsi à consacrer) un phénomène social, considération d’autant plus importante lorsque la catégorie créée porte sur des populations qui, en raison de leur position structurelle, ne jouissent pas toujours des ressources symboliques nécessaires pour résister aux impacts performatifs de la catégorisation. Considérant que « les catégories symboliques informent notre perception du monde et de ce fait orientent nos actions dans le monde » (p. 147), notre compréhension de ces catégories revêt une importance pratique indéniable.

C’est pourquoi la partie suivante (Forging Robust Concepts) est essentielle dans son intimation aux scientifiques du social de réfléchir par eux-mêmes aux principes régissant la création de bons concepts (plutôt que de délaisser ceux-ci aux philosophes). Wacquant en propose trois : (1) la clarté et la neutralité sémantique, posant que la définition d’un concept doit être claire, distincte et stable, (2) la cohérence et la spécificité logique, délimitant clairement le concept d’autres concepts proches, et (3) la portée heuristique, c’est-à-dire la capacité du concept à générer des observations nouvelles et fertiles (p. 152-155). Puisque l’underclass ne répondait à aucun de ces critères – par exemple, sa définition, entre des facteurs liés à l’emploi, à la géographie, ou au statut marital, n’aurait jamais été clairement établie (p. 124) –, le concept aurait entraîné d’importants « coûts d’opportunité épistémique » (troisième thématique), en obscurcissant notamment, par son invocation de variables microsociologiques dans sa construction, les changements structuraux qui marquèrent la fin du XXe siècle aux États-Unis (comme la précarisation croissante du monde du travail) (p. 168-172).

Wacquant conclut cette ultime section en soulignant à raison les dangers inhérents (quatrième thématique), pour les scientifiques du social, au fait de s’investir trop hâtivement dans des problématiques « clés-en-main » provenant de champs exogènes à ceux de la recherche (notamment des champs journalistiques et philanthropiques), en abdiquant partiellement, ce faisant, la prérogative d’autonomie réflexive nécessaire aux sciences sociales. Si l’auteur donne ici les exemples polémiques de l’« intersectionnalité », du « racisme systémique » et de la « résilience » (p. 175-177), nous pouvons surtout penser, dans le cadre des sciences politiques, à la nébuleuse qui s’est constituée autour de ce concept vague de « populisme » pour qualifier une panoplie d’acteurs et de mouvements politiques dans des contextes tout aussi disparates.

Malgré ses apports méthodologiques clairs (ne serait-ce que de manière immanente : en tant qu’impulsions à la réflexivité scientifique), l’ouvrage comporte néanmoins certaines limites. D’abord le concept par lequel Wacquant suggère de remplacer l’underclass, le « précariat », bien qu’il soit intéressant, est trop rapidement abordé et aurait mérité des développements plus importants qu’un simple encadré (p. 162-168), surtout pour les lecteurs qui ne sont pas familiers avec l’oeuvre du sociologue. Ensuite, les motivations précises qui menèrent différents scientifiques, dans le troisième chapitre, à adopter une compréhension béhaviorale de l’underclass, par-delà les critiques que leur adresse l’auteur et la culpabilité par association avec les politiques conservatrices qu’il décrit, auraient pu être davantage détaillées. Par exemple, il aurait été pertinent de reprendre ici les analyses bourdieusiennes sur la différentiation interne des scientifiques au sein du champ scientifique, ce qui aurait été tout à fait possible dans le cadre d’un ouvrage où l’influence de Pierre Bourdieu est palpable à presque toutes les pages.

Indépendamment de ces quelques points en suspens, on ne peut toutefois qu’applaudir l’exercice de réflexivité épistémologique que Wacquant, tel un « coroner intellectuel » (p. 143), réalise avec brio dans cet ouvrage clairement rédigé, stimulant, généralement accessible, et qui devrait intéresser n’importe quel scientifique se questionnant sur l’impact proprement politique de ce geste si particulier des sciences sociales, celui de nommer les choses sociales – c’est-à-dire, parfois, de les mettre au monde.