Éditorial[Notice]

  • Stéphanie Tremblay,
  • Maryse Potvin et
  • David Morin

Les théories du complot, comme contre-récits visant à décrire la « Vraie » réalité derrière une réalité de façade, n’ont rien de nouveau, comme l’illustrent par exemple les multiples variantes historiques de l’antisémitisme, du Protocole des Sages de Sion à la théorie du « Grand remplacement ». Mais, le contexte et l’espace narratif dans lesquels ces discours alternatifs sont désormais énoncés, relayés et mobilisés ont profondément changé. Ces récits ont notamment connu une montée en popularité à la suite des attentats du 11 septembre 2001 et à celui contre Charlie Hebdo. Quelques années avant la pandémie de Covid-19, plusieurs sondages en Amérique du Nord et en Europe signalaient déjà dans les discours lambda des hypothèses de complots cachés au sujet d’évènements officiels. C’est le cas par exemple d’un sondage Gallup aux États-Unis (2019) qui révélait que pour une majorité de citoyens américains, l’assassinat de JFK relevait toujours d’une conspiration, ou d’une enquête internationale (YouGov et Cambridge University nationally representative survey on conspiracy beliefs, 2018) indiquant que 30% des répondants Allemands, Français, Suédois et Britanniques « croyaient que leur gouvernement leur cachait la vérité à propos de l’immigration » (cité dans Harambam, 2020, p. 1-2). En catalysant les polarisations sociales et l’érosion de la confiance envers les autorités publiques (Généreux et al., 2020), la crise sanitaire de la Covid-19 a représenté un véritable moment de basculement dans la circulation des théories du complot, en favorisant à la fois leur « normalisation » et leur « stigmatisation », selon la formulation de Harambam (2020). Longtemps confinés aux marges de l’opinion publique, plusieurs de ces énoncés percolent et se normalisent en effet de plus en plus facilement au sein de divers segments de la population, de tous âges. Un sondage lancé en 2020 par l’Université de Sherbrooke suggérait par exemple qu’un Canadien sur dix croyait aux théories du complot entourant la pandémie de Covid-19, une adhésion potentiellement liée à des facteurs de stress psychosociaux (Yates, 22 avril 2020). En octobre de la même année, c’est un répondant sur quatre qui déclarait lors d’un sondage CROP être « totalement » ou « en partie » d’accord avec les thèses conspirationnistes de QAnon agrégées autour de la croyance en « un État profond, contrôlé par une clique élitiste, qui contrôle les gouvernements » et qui serait « impliqué dans le satanisme et la pédophilie » (Péloquin, 24 octobre 2020), des résultats qui n’ont pas forcément décliné au sortir de la pandémie (UNESCO, 2022). Ici comme ailleurs, l’horizontalité, l’expressivité et le « mythe démocratique » (Cardon, 2010) selon lequel « Chacun croit ce qu’il veut… » (Lecointre, 2018, p. 5) qui caractérisent l’écosystème actuel de communication numérique sont souvent perçus comme des ressorts cruciaux de cet attrait des théories du complot. Mais, peu de travaux décrivent spécifiquement les mécanismes de réception et les effets réels des discours consultés en ligne (Ducol, 2015; Alava, Frau-Meigs et Hassan, 2018). Quoi qu’il en soit, selon Brin et al. (2021), de 20 à 25 % des publications sur Facebook et Twitter concernant la COVID‑19 se seraient avérées fausses. Plus s’accentue la circulation des théories du complot sur le marché des idées, plus cette question est construite comme un problème public par les autorités politiques, voire comme un enjeu de santé publique, une « infodémie ». Ce cadrage a d’ailleurs été largement relayé par les médias traditionnels, comme l’évoquent plusieurs « Unes » de journaux en temps de Covid: « Pandémie de fausses nouvelles », « Peut-on s’extirper de la toile conspirationniste ? » (La Presse) ; « Un Québécois sur cinq serait complotiste » (Journal de Montréal …

Parties annexes