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1. Introduction

D’après Antoine Guedeney (2006) "John Bowlby apparaît (...) comme l’un des esprits les plus féconds de la psychopathologie du XXIème siècle. Peu de cliniciens après Freud auront laissé une telle empreinte et auront eu une telle influence sur la pensée et les attitudes vis-à-vis de la petite enfance, de la séparation, du deuil et des liens interindividuels." Mais les grandes théories ne passent pas sans heurts. Une de leurs principales qualités est probablement qu’elles ne cessent de donner à penser aux cliniciens. D’une certaine manière, c’est paradoxalement leur complexité et la difficulté d’appréhension qui en découle qui les rendent inépuisables. Si l’apport de John Bowlby quant à la réflexion qu’il a permise et permet encore autour de ce lien d’attachement et sa qualité est indiscutable, force est de constater que cette théorie ne s’applique pas toujours comme une évidence dans le travail clinique.

Bien que Bowlby ait laissé un héritage de publications important (dont 1969, 1973 et 1980) c’est principalement au travers des travaux de Mary Ainsworth (1969, 1978) et de sa Strange Situation que s’est perpétuée la théorie de l’attachement. Toutefois, d’après Pierrehumbert (1992) ceci n’a pas forcément rendu service à la théorie de l’attachement, le paradigme expérimental étant soumis à de vives critiques, ne tenant compte, par exemple, que des comportements. Autrement dit, l’aspect des représentations et du Modèle Interne Opérant n’y est pas étudié. Toutefois, la théorie de l’attachement, si nous poursuivons le parallèle avec les propos de Guedeney (2006), est encore jeune et loin d’être enterrée. Pierrehumbert émet d’ailleurs cette critique en 1992, précisant déjà que les nouvelles études semblent palier ces lacunes. Ainsi, en 2008, la revue Enfance sort un numéro consacré aux représentations d’attachement chez l’enfant dans lequel il présente, entre autres, l’intérêt de l’outil CCH (Cartes pour le Compléments d’Histoire, Miljkovitch et al., 2003) pour l’évaluation des représentations d’attachement chez le jeune enfant (Pierrehumbert & Ibanez, 2008).

Mais revenons à la situation étrange, nous postulons qu’une autre difficulté se rencontre dans ce paradigme expérimental et ce, non pas quant à des critiques relatives à la qualité et la rigueur du paradigme, mais dans le sens ou cet aspect "expérimental" de son application rend difficile sa transposition à la pratique. Dès lors, le clinicien est un peu pris au dépourvu. Non seulement, la théorie de l’attachement est d’un abord complexe, mais en outre, se pose la question de son utilisation dans le travail clinique, loin du laboratoire de Mary Ainsworth. C’est d’une des manières dont la théorie de l’attachement peut s’enraciner dans la pratique qu’il sera justement question ici, et plus particulièrement dans la pratique systémique avec les familles maltraitantes.

Avant cela, il n’est pas inutile de rappeler les grandes lignes et catégories issues de la théorie de l’attachement. Sans trop entrer dans les détails, partons du fait qu’au sein du système de soins du petit enfant (caregiving) vont se développer des liens préférentiels avec les figures d’attachement. Celles-ci sont les personnes fournissant les soins à l’enfant (caregivers) et plus généralement la mère et, dans une moindre mesure, le père. L’identification de ces figures particulières se déroulerait aux alentours des six mois d’âge, voire avant.

Avec ces figures d’attachement se développerait un lien particulier, non seulement en matière de comportement (d’attachement) mais aussi dans la manière dont cette relation va permettre la création d’un Modèle Interne Opérant qui va guider l’enfant puis l’adulte "dans sa manière de percevoir et de se conduire dans ses relations interpersonnelles" (Miljkovitch, 2006 : 25-26). Ainsi, toujours selon Miljkovitch, "l’enfant formerait simultanément un modèle de soi et un modèle d’autrui. Le modèle de soi correspondrait à une image de soi comme étant plus ou moins digne d’être aimé, alors que le modèle d’autrui renverrait à sa perception des autres comme étant plus ou moins attentifs et sensibles à ses besoins." En outre, la sécurité de ce premier lien d’attachement est en lien étroit avec l’exploration. Plus l’enfant peut considérer sa figure d’attachement comme une base de sécurité, plus il pourra explorer son environnement sans devoir agir en fonction de cette figure parentale. Ce lien précoce si particulier est donc très important pour la suite de l’évolution relationnelle et personnelle de l’individu. Une des difficultés rencontrées par Bowlby dans le champ de la psychanalyse, tient en ce que son modèle s’inscrit dans une perspective éthologique, voire cognitive, et quitte donc le monde phantasmatique préféré par le domaine. Avec le recul, il est possible de penser à quel point Bowlby était pionnier en ce sens. L’apparition de la notion de « neuropsychanalyse » (voir Ouss et al., 2009) en serait-elle un témoignage? Toutefois, ses perspectives éthologiques, son admiration pour les travaux de Lorenz sur l’empreinte (Pierrehumbert, 1992), et la constitution du Modèle Interne Opérant donnent à ses travaux certains aspects déterministes suscitant des réactions d’hostilité souvent intellectualisées mais probablement aussi anxieuses. Ainsi, il n’est pas impossible de faire un certain parallèle entre les catégories d’attachement, que nous allons voir ci-après, et la manière dont est traitée par les spécialistes la théorie de John Bowlby.

A la suite des travaux de Ainsworth et al. (1969 et 1978) et de Main et al. (1985) sont établies quatre catégories de sécurité d’attachement: insécure-évitant ; sécure ; insécure-ambivalent ; insécure-désorganisé. A l’origine, seules les trois premières sont identifiées par Ainsworth, la quatrième est le fruit des travaux de Main et al. (1985). D’autres catégories et sous-catégories ont été proposées mais posent alors le problème tel que nous le formulions plus haut: trop de complexité rend le modèle peu accessible à une pratique clinique, voire même scientifique. Comme le rappelle Pierrehumbert (1992) de nombreux auteurs et de nombreuses études se limitent à l’utilisation de deux catégories : sécure et insécure. Reprenant la description en termes stratégiques faite par Delage (2005) et inspirée des travaux de Kobak et al. (1993), nous pouvons considérer sécure un attachement « dans lequel l’enfant, obtenant facilement le réconfort attendu lorsqu’il est dans un état d’alarme, peut désactiver ses comportements d’attachement pour aller à la découverte de son environnement. Ces stratégies comportementales primaires permettent une bonne intériorisation des modèles d’attachement. L’enfant, puis l’adulte ont un libre accès à leurs émotions et à leurs représentations mentales développées de manière diversifiées et cohérentes (évocation, souvenir, anticipation) » ; et insécures des attachements « dans lesquels l’enfant n’obtient pas de réponses à ses demandes, ou obtient des réponses inadéquates. Il développe alors des stratégies comportementales secondaires :

  • ou bien il hyperactive ses comportements d’attachement afin d’obtenir les réponses attendues et il a alors des difficultés à ne pas se laisser envahir par les aléas de sa vie émotionnelle (attachement anxieux, ambivalent chez l’enfant, préoccupé chez l’adulte).

  • ou bien, à l’inverse, il maintient désactivé son comportement d’attachement et se protège ainsi contre le rejet ; il est alors entraîné dans des attitudes basées sur le clivage et le déni (attachement évitant chez l’enfant, détaché chez l’adulte). »

Comme le laisse entendre cette description (Delage, 2005), certains se sont intéressés aux liens qu’il est possible de faire entre la théorie de l’attachement et la vie d’adulte et/ou de parent. Ainsi, Rabouam et al. (2006) évoquent George et Solomon qui montrent, en 1996, l’importance qu’il y a à être protégé en tant qu’enfant pour être capable de protéger les siens plus tard. Mais également Van Ijzendoorn et al. (1995) qui mettent en avant que des représentations insécures chez la mère sont associées à des réponses peu sensibles et à un attachement insécure chez l’enfant.

Dans l’étude de la sécurité des Modèles Internes Opérant chez l’adulte, il est fait appel aux représentations. L’adulte n’est pas mis dans une situation expérimentale. Il s’agit donc de l’exploration de ses modèles internes. Pour ce faire, la méthode de l’Adult Attachment Interview a été mise au point. Celle-ci consiste en un entretien semi-structuré qui permet de rendre compte de la qualité de sécurité de l’adulte et ce, en explorant ses souvenirs d’enfance et sa vie actuelle. Comme chez l’enfant, quatre catégories de modèle interne ont été élaborées: autonome ; refoulé ; préoccupé ; désorganisé. Main et al. (1985) rapportent qu’une correspondance peut être établie, comme nous l’avons vu ci-dessus (Delage, 2005) entre la sécurité d’attachement de l’enfant et le Modèle Interne Opérant de sa mère et ce, entre les catégories: sécure et autonome; insécure-évitant et refoulé; insécure-ambivalent et préoccupé; et enfin insécure-désorganisé et désorganisé.

Qu’en est-il dès lors du recours à la théorie de l’attachement dans une perspective systémique ? C’est probablement à Byng-Hall (1995) que nous devons la pierre angulaire d’un tel rapprochement. Parmi les apports fondamentaux de l’auteur en ce sens, il élargit la notion de sécurité d’attachement la faisant passer de la dyade mère-enfant à la base de sécurité familiale. Il définit alors cette secure family base comme « une famille qui fournit un réseau fiable de relations d’attachement qui rend capables tous les membres de la famille, quel que soit leur âge, de se sentir suffisamment sécures pour explorer des relations entre eux et avec d’autres, en dehors de la famille » (Byng-Hall, 1995 : 104, traduction par nos soins). Ensuite, Byng-Hall (1995 : 114) avance un parallèle entre les catégories d’attachement que nous avons vues ci-dessus et les types de transactions familiales telles que Minuchin (1979) les a étudiées relativement à la qualité des frontières familiales. Il postule qu’une correspondance peut être établie entre la sécurité d’attachement de l’enfant vue au travers de la Strange Situation et le Modèle Interne Opérant des parents (comme nous l’avons évoqué ci-dessus), mais il ajoute que cette correspondance peut être élargie au fait de qualifier le style transactionnel entre les protagonistes comme étant: adapté (familles aux frontières claires); désengagé (familles aux frontières rigides) ; enchevêtré (familles aux frontières diffuses) ou chaotique (aux frontières chaotiques). Ces patterns correspondraient respectivement aux catégories sécure/autonome ; insécure-évitant/refoulé ; insécure-ambivalent/préoccupé et désorganisé/désorganisé. Ce faisant, la porte est ouverte à une utilisation systémique de la théorie de l’attachement. Byng-Hall (1995 : 101) rapporte à ce propos que Bowlby a écrit, en 1949, un des premiers articles de thérapie familiale !

Michel Delage (2005) voit dans la théorie de l’attachement « une bonne candidate comme modèle conducteur d’une théorie de la relation ». Dans de nombreux travaux, ce dernier va proposer d’entrevoir la thérapie familiale et principalement de couple au travers des apports de la théorie de l’attachement. Avec d’autres (Delage et al., 2006), il propose un modèle d’intervention thérapeutique en trois étapes dans lequel  « la prise en compte de la théorie de l’attachement offre en fait une possibilité thérapeutique supplémentaire, une nouvelle lecture alternative de ce que le thérapeute construit avec la famille » (Delage, 2007). La théorie de l’attachement est donc mise au service de la compréhension du système familial, le modèle proposé permet (i) « la mise à jour des insécurités d’attachements dans la famille » ; (ii) un « travail sur les émotions liées aux attachements construits dans les relations » ; et enfin (iii) une exploration vers le changement (Delage, 2007). Notons que pour ce faire, l’auteur explore et développe, entre autres, la piste pointée par Byng-Hall en 1995 d’un rapprochement entre la théorie de l’attachement et l’approche structuraliste de Salvador Minuchin (1979). Enfin, s’appuyant sur Byng-Hall (1995), il invite à penser que si l’attachement est habituellement associé à la qualité des soins nourriciers, il est nécessaire de le considérer, au-delà du stade des interactions précoces, comme étant connecté avec les processus d’autorité et donc de protection (Delage, 2005).

Et c’est principalement ce qui nous concerne dans la réflexion que nous menons ici. Comme nous l’avons dit, il s’agit pour nous d’explorer la manière dont la théorie de l’attachement peut venir éclairer la prise en charge des familles maltraitantes. S’il nous semble qu’en ce faisant nous poursuivons la route empruntée et ouverte par d’autres, comme ceux que nous venons de citer, une différence importante doit cependant être signalée. Si la théorie de l’attachement peut être mise au service de la compréhension des systèmes familiaux qui nous consultent, nous voulons ici mettre l’accent non pas sur la manière dont cet apport « offre en fait une possibilité thérapeutique supplémentaire » mais bien sur la manière dont cette théorie nous permet d’entrevoir l’organisation même des soins. C’est donc dans une perspective enracinée dans la deuxième cybernétique que nous explorerons la manière dont cette théorie de la relation peut éclairer le processus relationnel institutionnel (soignants-famille). Il ne s’agit pas d’une perspective visant à la compréhension de ce qui se passe dans la famille mais bien avec la famille. Nous pensons que des parallèles importants peuvent être faits entre les notions d’attachement et la manière (le modèle opérant) suivant laquelle vont se dérouler les soins psycho-médico-sociaux autour des situations de maltraitance infantile.

2. La maltraitance: une ultime tentative de recréer le lien d’attachement?

Dans le présent article, nous avons souhaité explorer en quoi la prise en charge institutionnelle des situations de maltraitance et les orientations et signaux fournis par les familles maltraitantes peuvent être lus comme une perspective, positive ou négative, de tenter de récréer un lien d’attachement.

Les familles maltraitantes, ou les individus qui les composent, tenteraient-ils de (re-)créer ce lien brisé? Ou bien, leur attachement propre étant resté à un stade primaire de traumatisme, vivent-ils en boucle de perpétuelles nouvelles tentatives d’attachement qu’ils peuvent ensuite saboter? La réponse se situerait-elle entre ces deux extrêmes? Quoi qu’il en soit, comment la prise en charge des familles maltraitantes, bon gré, mal gré, amène-t-elle ou peut-elle être amenée à favoriser la reproduction de ces traumatismes de l’attachement ou de l’échec de la création de ce lien? Comment participe-t-elle à la reconstruction d’un lien sécure ou d’une de ses variantes adaptatives insécures?

Nous partirons essentiellement de la description des stades de développement du lien d’attachement tels que les décrivent Pérouse de Montclos & Mintz (2006). Selon eux, Bowlby s’est principalement intéressé au développement du lien d’attachement entre 0 et 4 ans, période pour laquelle sont distinguées 4 phases d’attachement: (i) l’orientation et les signaux sans discrimination d’une figure (0 à 3 mois) ; (ii) l’orientation et les signaux dirigés vers une ou plusieurs figures individualisées (entre 3 et 6 mois) ; (iii) le maintien de la proximité avec une figure discriminée par les signaux et la locomotion (de 6 à 9 mois jusqu’au début de la troisième année) ; (iv) le développement du lien d’attachement (entre 2 ans et demi / 3 ans et 4-5 ans).

2.1. Première phase: l’orientation et les signaux sans discrimination d’une figure (0 à 3 mois)

Comme le rappellent Pérouse de Montclos & Mintz (2006), "les comportements d’attachement présents dès la naissance chez le bébé ne sont pas dirigés vers une figure particulière; ils ont comme objectif de rapprocher un adulte pour obtenir la proximité et de stimuler le système de caregiving chez ce dernier." Bowlby (1969) classe alors ces comportements selon trois catégories : aversifs ; signalisations ; actifs.

Avant de poursuivre à propos de ces trois catégories, notre premier parallèle consiste à faire l’hypothèse qu’au sein des systèmes maltraitants, les comportements violents agissent comme des comportements d’attachement. Comment? D’une part, il est fréquemment admis que ces systèmes connaissent de telles conduites (abus sexuels, coups, etc.), non pas pour se détruire, mais bien parce qu’il s’agit pour eux d’une (de la seule) façon (désespérée) d’être en lien et ce, même entre générations (voir à ce propos le travail de E. de Becker 2008 sur les notions de transmission et de loyautés). Bien souvent et aussi paradoxal que cela soit, les coups traduisent donc un message autrement important qu’une décharge physique, ils sont la seule manière d’être en lien, et par là, le seul moyen de témoigner du lien d’attachement. Cette dynamique, couramment à l’oeuvre dans les couples pathologiques connaissant des problèmes de violence conjugale, peut entraîner chez les partenaires une certaine « recherche » de la violence. Le schéma est celui-ci: si tu me hais tu me jettes, si tu me tapes c’est que tu m’aimes... Bien entendu, cette conception peut traduire une pathologie précoce du lien d’attachement et nécessite d’être aiguillée dans des directions de contenances plus adéquates. Toutefois, les personnes travaillant avec les victimes de violences conjugales savent à quel point l’enjeu est difficile. Le même parallèle peut être exercé avec l’abus sexuel. Par manipulation de l’enfant, il crée un lien fort, intime, parfois jouissif, pour l’adulte comme pour l’enfant, mais pourtant ô combien destructeur et malsain. Pourtant, il ne détruit pas au sens où il laisse en vie... et paradoxalement, il rapproche. Au comble de ces propos se situe la perversion où l’explication même des violences est vue sous le regard du bienfait! Mais le pervers sait-il qu’il voit le monde à l’envers... ou pour lui, est-ce nous qui avons la tête à l’envers? Sa conception intime, ses attachements initiaux et par-là le développement de ses cognitions ont-ils pris le chemin de ce lien uniquement possible dans le malsain?

Venons-en à la famille maltraitante et sa prise en charge. Les comportements maltraitants agiraient donc, tout comme ceux du bébé en son noyau familial, comme des comportements d’attachement. Le bébé, comme nous le rappelions ci-dessus, les adopte sans les diriger vers une figure particulière et dans le but de rapprocher l’adulte pour stimuler le système de soins. Pouvons-nous faire l’hypothèse que, dans le cadre de traumatismes de l’attachement, les systèmes maltraitants adopteraient de telles conduites dans le but d’être trouvés et de stimuler le système de soins? Chez l’être humain, le nouveau-né n’est pas à même de survivre seul, s’il n’a pas de soins donnés par les adultes, il meurt. De même, dans la famille maltraitante, bien que les comportements destructeurs peuvent susciter une létalité secondaire ou indirecte (suicides, conduites ordaliques, homicides, infanticides, parricides, etc.) ils créent, dans l’ici et maintenant, du lien (d’abord pathologique). En cherchant à être trouvées, nous pouvons penser que certaines familles tentent donc d’attirer le système de soins (non pas de l’adulte ici mais des services sociaux) vers eux, dans une tentative de survie comme le fait le nourrisson. Dans ce cadre, il nous faut sans doute faire une distinction quelque peu artificielle entre les familles meurtrières, au sein desquels la finalité des mauvais traitements serait la destruction physique de l’objet, et les familles maltraitantes, au sein desquelles la violence persiste comme une ou la manière d’être en lien. Nous comprenons alors à quel point la réaction des services sociaux (et de la mère dans notre parallèle) est importante.

Prenons un exemple simple pour illustrer notre propos:

Dans la relation mère-bébé

Lorsque le bébé pleure (comportement d’attachement aversif), le caregiver est attiré par lui et peut répondre à ses cris en exerçant sa fonction parentale pare-excitatrice ou peut à son tour être excédé et secouer l’enfant ou l’abandonner.

Dans la relation famille maltraitante – service social

Lorsque la famille adopte des comportements maltraitants d’attachement, le caregiver (dans ce cas-ci l’intervenant de première ligne, le premier témoin qui découvre ces comportements) peut, de la même façon, agir en pare-excitateur et contenir ce qui se passe ou, se sentir débordé et lui-même s’en prendre (physiquement ou psychiquement) au système familial maltraitant ou encore laisser faire et abandonner le système dans sa quête de caregiving.

L’invitation est donc bien de considérer les conduites maltraitantes comme un appel au soin et nous pourrions même dire un appel au sein, le système réclamant une certaine contenance, voire une contenance certaine. Au-delà, comment se retrouvent les comportements aversifs, de signalisations et actifs au sein de cette vision systémique de l’attachement?

Pérouse de Montclos & Mintz (2006) nous rappellent que les comportements aversifs sont, par exemple, les cris et les pleurs qui attirent le caregiver vers le bébé. La terminologie « aversifs » nous indique bien qu’il s’agit de comportements dérangeants qui mènent à la répulsion ou que nous voudrions voir disparaître et qui, paradoxalement, chez le nourrisson, sont des comportements d’attachement. Ce qui est repoussant est donc attachant en ce qu’il est fait appel au système caregiving. Nous proposons le même regard concernant les conduites de certaines familles maltraitantes. Ainsi, des coups, des abus, des négligences, des lésions, des bleus, etc., lorsqu’ils sont découverts, évoquent immanquablement des thématiques répulsives et ce, tant à l’encontre des symptômes (qui ne sont pas agréables à regarder en tant que tel ou dans leurs conséquences), que des auteurs des faits. Notons qu’il arrive également que les symptômes de l’enfant consistent en une reproduction permettant à l’autre de découvrir ce qu’il a vécu: je te fais ce qu’ils m’ont fait, je veux que tu comprennes comme je souffre. Dans ce cas, l’enfant qui frappe ses camarades ou celui qui tente d’obtenir des faveurs sexuelles de ceux-ci peut susciter un rejet important, une répulsion, une aversion, il serait pourtant bien plus bénéfique qu’il puisse par-là éveiller le caregiving.

Les comportements de signalisations, qui ont la même fonction que les aversifs mais avec une connotation positive tels que le sourire, le babillage, etc., peuvent être mis en parallèle de la sympathie qui peut se dégager de certains systèmes maltraitants. Il existe bien souvent, au-delà des comportements maltraitants, des comportements facilitateurs du contact avec le système. Comme le sourire et autres, ces comportements peuvent aussi se faire rares voire disparaître si la situation est trop grave. Dans le cadre des systèmes maltraitants, nous faisons l’hypothèse que ces comportements ont une visée permettant la création de liens d’attachement extra-familiaux (avec des services sociaux ou des pairs) permettant la mise en marche de processus de résilience lorsqu’ils trouvent les échos adéquats. L’enfant maltraité se fera parfois des copains qui lui seront bénéfiques ayant, par exemple, des parents qui peuvent reprendre ou "combler" certaines carences de son système familial propre. Les parents défaillants peuvent parfois s’entourer de connaissances (voisinage, collègues, camarades, ...) capables d’agir en tuteur de résilience.

Enfin, les comportements actifs : ils sont traduits par une capacité active à aller chercher ou provoquer le contact avec l’adulte pour susciter le caregiving. Les auteurs rappellent que ces comportements sont relativement rares en matière de développement du lien d’attachement. Dans le parallèle que nous faisons ici, nous proposons de voir les comportements actifs comme des « aveux » de maltraitance avec une demande de soins. Il s’agirait donc de demandes d’aide spontanées vers les services sociaux, formulées par le système maltraitant lui-même (auto-dénonciation d’un abuseur, demande d’aide d’une mère à bout qui en est venue aux coups, etc.). Dans la pratique, ces demandes sont effectivement rares bien que pas inexistantes.

En résumé, les systèmes maltraitants peuvent susciter bien du rejet et du dégoût, ils peuvent aussi, dans la détresse qu’est la leur, susciter une certaine empathie lorsque les difficultés qu’ils rencontrent éveillent un désir de contenance ou, pourrions-nous dire, la « fonction maternelle » des intervenants. Pour les professionnels amenés à travailler avec eux, souvent ou exceptionnellement, nous invitons à rentrer en contact à la manière de ce que suggère la théorie de l’attachement pour le nourrisson tentant de mettre en route le système de caregiving. Le message pourrait être traduit comme ceci: je sais que ce que je fais est mal mais maintenant que vous le savez, aidez-nous. Et de rajouter: même si je ne veux pas, même si je suis insupportable.

2.2. Deuxième phase: l’orientation et les signaux dirigés vers une ou plusieurs figures individualisées (entre 3 et 6 mois)

Dans cette phase, pour le bébé, la discrimination entre les personnes familières et étrangères est de plus en plus efficace. En cas de détresse, l’enfant pourra se diriger de manière active vers ces personnes. Gardant le parallèle avec le système maltraitant, un lien certain se crée entre les intervenants sociaux et le système. Pérouse de Montclos & Mintz (2006) nous rappellent que les comportements aversifs sont, dans cette phase, plus rapidement calmés. Les comportements de signalisations et les comportements actifs sont de plus en plus dirigés vers des personnes précises, permettant l’instauration d’un véritable "dialogue" avec une ou des personnes de référence. En outre, ils rappellent que, en fonction des réponses fournies par les caregivers, un certain renforcement se crée entre les protagonistes, favorisant d’autant plus la relation d’attachement.

Gardons à l’esprit que le même phénomène se déroule dans le processus de soins (caregiving) fournis par les services sociaux. Il existe bien évidemment tout un continuum de situations de maltraitance. Dans les plus graves, une séparation (thérapeutique?) peut être envisagée, mais dans de nombreux cas, la famille reste ensemble et elle va devoir trouver, avec l’aide du service en question, des pistes pour modifier ses schèmes d’interactions violents. Dans la pratique, lorsque commence un travail avec une famille maltraitante, après avoir perçu ou reçu les premiers comportements décrits en phase I, nous constatons souvent une diminution des comportements aversifs. La famille, lorsqu’elle commence à se sentir contenue, possède une soupape qui lui permet d’entrevoir des solutions tant et si bien que les mauvais traitements diminuent souvent d’eux-mêmes (comme par magie). Elle se tournera alors vers les intervenants et les intervenants se tourneront vers la famille pour établir un dialogue avec elle. De "services sociaux", les intervenants deviennent X ou Y et commencent à être identifiés par la famille. Ceci semble important car les travailleurs se sentent (plus ou moins en fonction entre autres de leur propre Modèle Interne Opérant) appartenir à une équipe sur laquelle ils reposent leurs prises de décisions et leurs responsabilités. Le système consultant, quant à lui, commence à entrevoir non plus un service, mais des individus bien précis avec lesquels se débute un dialogue. C’est ici que, selon nous, se joue un des enjeux fondamentaux de la prise en charge ultérieure. L’attachement a toujours lieu envers un être vivant et non envers un objet ou un service. Bien entendu, des lieux et des objets sont investis (l’objet transitionnel de Winnicott (1971) nous le démontre), toutefois, ils sont investis comme des représentations du lien à la figure d’attachement. Ainsi, comme le doudou peut symboliser la présence de la mère, certains objets ou lieux pourraient symboliser la relation au système de soins (caregivers). Ce peut être une lettre, un dépliant, un jouet, une carte de visite, ...[1] Mais, il semble incontournable, à un moment ou un autre, qu’un ou plusieurs intervenants puissent entrer en relation de manière personnelle ou personnalisée et récurrente avec le système. C’est le principe du « référent » adopté dans bon nombre d’institutions, c’est aussi un va-de-soi dans d’autres où cette fonction n’est pas désignée comme telle.

Si les intervenants changent au cours de cette phase ou qu’un contact bienveillant et contenant ne peut s’établir pour quelque raison que ce soit, il y a de grandes chances d’aller au-devant d’un désastre quant aux possibilités de (re-)construire avec le système maltraitant un lien d’attachement sécure. Il est donc nécessaire que l’intervenant se rappelle que, bien qu’il ait telle ou telle appartenance (équipe, systémicien, psychanalyste ou autre), il est en face du système familial tel qu’un individu avec qui la famille fragilisée et carencée tente, comme le nourrisson dans son berceau, de créer un lien d’attachement indispensable à sa survie. Il en va donc de sa personne, de sa qualité d’être et d’être en relation, mais il en va aussi, on s’en doute, de la propre qualité du Modèle Interne Opérant et des troubles psychiques personnels dont il pourrait souffrir.

2.3. Troisième phase: Maintien de la proximité avec une figure discriminée par les signaux et la locomotion (6 à 9 mois jusqu’au début de la troisième année)

Cette phase est probablement le coeur de l’aspect thérapeutique des relations de caregiving des services sociaux envers les familles en difficulté. Si les deux premières phases se sont (suffisamment[2]) bien déroulées alors, tout comme chez l’enfant pour qui le parent va représenter un havre de sécurité permettant l’exploration, le service agit comme un "au cas où" permettant au système l’exploration de nouveaux schèmes interactionnels. Les auteurs parlent alors, pour le jeune enfant, de l’apparition de comportements corrigés quant aux buts. C’est bien là ce qu’explore le système familial. Les schèmes interactionnels inadéquats en famille laissent la place à de nouveaux schèmes, corrigés quant aux buts. Les auteurs rappellent que l’enfant va passer du besoin de proximité à celui de disponibilité, puis juste de l’accessibilité de la figure d’attachement en cas de détresse. De la même manière avec le système familial, le professionnel pourra petit à petit se retirer pour n’être présent qu’en cas de crises nouvelles. En attendant, le système se rend en consultation (comme l’enfant apprend à se déplacer) pour y découvrir de nouveaux schèmes et pour apprendre à traduire les schèmes violents en schèmes plus adaptés. Comprenons que bientôt, le système apprendra à parler.

C’est à ce stade qu’une évaluation de l’attachement est possible, notamment via la situation étrange. C’est donc à ce stade que, si le système a fait l’expérience de relations de qualité, il pourra effectivement recontacter les intervenants (ou le service, en fonction de la spécificité des liens) en cas de détresse. Apparaîtront alors aussi des types de contacts moins sécures si la qualité des relations n’a pas été suffisamment satisfaisante, tantôt vers l’inhibition via des manifestations passives-agressives, le système ne reviendra pas vers les intervenants ou ne se présentera plus aux rendez-vous, tantôt vers l’ambivalence, pouvant parfois agresser les intervenants ou les disqualifier tout en maintenant le contact. C’est donc d’attachement sécure, insécure-évitant et insécure-ambivalent dont il est question avec ces familles en difficultés tout comme avec le jeune enfant.

2.4. Quatrième phase : Développement du lien d’attachement (entre 2 ans ½ – 3ans et 4-5 ans)

Tout comme selon Pérouse de Montclos & Mintz (2006 : 75) « l’enfant de cet âge a beaucoup moins besoin de la réalité d’une proximité que de la conviction de la possibilité de maintenir l’attention du caregiver sur lui », le système familial peut maintenant explorer de manière beaucoup plus sereine et a acquis la capacité à être seul (Winnicott, 1958) (clôture du dossier au service social par exemple). Rappelons aussi qu’au cours de cette création, de cette expérience de relation d’attachement nouvelle, se développe, dans le système (comme chez le jeune enfant), d’abord sa locomotion (de ne pas consulter à consulter et à retourner consulter) et puis ses capacités langagières (pouvant traduire ce qui se disait par la violence dans d’autres modalités et d’autres manières). Tout cela permettra en fin de compte au système, comme au jeune enfant, la création d’un Modèle Interne Opérant sécure qui va lui fournir une image positive de lui-même et d’autrui. Soulignons l’importance d’un tel MIO pour la poursuite des relations sociales post-intervention. A l’inverse, un échec dans la création de ce lien sécure apporte de mauvaises images de soi et des autres (caregivers entre autres et surtout dans ce cas-ci) qui entraveront la confiance en la relation. Les conflits se trouvent explosifs ou niés, mais ils ne sont pas "négociés" comme le suggèrent les auteurs chez l’enfant sécure. Pourtant, non seulement au sein du système familial, mais ce n’est pas le propos ici, mais aussi dans la relation d’aide avec le caregiver, quelle confiance énorme faut-il dans le lien pour évoquer d’éventuelles "rechutes" de violence. C’est donc un éclairage certain quant aux familles qui ne peuvent recontacter et soudain disparaissent (sans rentrer dans l’idée pourtant intéressante qu’en ce faisant le lien est testé) ou à celles qui s’en prennent aux intervenants. C’est aussi un éclairage quant aux systèmes "stabilisés" au sein desquels a lieu un retour de la violence. Ceci se produit d’ailleurs fréquemment à l’approche de week-ends ou de périodes de vacances du ou des intervenants. L’idée de la séparation avec le ou les intervenants, fut-elle provisoire, doit alors absolument être discutée avec le système familial. Cela pour dire qu’à ce stade, le ou les intervenants sont co-responsables des angoisses de séparations éveillées. Il faut donc impérativement en tenir compte sans remettre tout le fardeau sur le dos de la famille, ce qui pourrait être considéré comme un déni du lien d’attachement et ébranler fortement la confiance de l’autre. Insistons ici sur l’apport de la vision systémique dans ce processus qui permet de prendre en compte la position active du thérapeute dans la dynamique. Il ne s’agit pas uniquement de ce qui se passe phantasmatiquement dans la psyché des patients, mais bien de ce qui se joue affectivement et concrètement entre les individus du système caregiving (famille et intervenants). Si nous poursuivons notre parallèle à son extrême, le parent qui abandonnerait son enfant durant un mois risque fortement de le retrouver mort. Le système de soin qui "abandonne" la famille durant un mois pourrait amener le système si non vers une telle mort du moins vers une crise importante, à moins que cette séparation ne soit discutée, anticipée, proposant d’autres ressources au cas où (tout comme le parent peut confier l’enfant, par exemple, à ses grands-parents). Aussi faut-il toujours se poser la question à qui confions-nous le système durant les vacances et a-t-il tout ce qu’il faut pour survivre (entendez ne pas reprendre la légitimité destructive (Heireman, 1989) des comportements maltraitants)?

2.5. Cinquième phase

Pérouse de Montclos & Mintz (2006) distinguent également une « cinquième phase de 4 à 12 ans ». Ils rappellent qu’en matière de recherche cette phase de la vie de l’enfant est peu étudiée quant à la qualité de l’attachement. Cette phase, décrite comme la période où l’enfant se tourne vers l’extérieur, est fréquemment comprise comme la fin de l’oedipe et la période de latence. Tout comme l’enfant, le système maltraitant aura alors à se tourner vers d’autres investissements, les "services sociaux" ne sont plus là et la famille n’est plus centrée sur elle-même dans des légitimités destructives (Heireman, 1989). De même que pour le manque d’études sur le développement de l’attachement chez l’enfant de cet âge, il existe peu d’étude sur le chemin parcouru par les systèmes maltraitants lorsqu’ils ont terminé le travail avec l’équipe de soins.

3. Vignette clinique, vignette institutionnelle

3.1. Remarque préliminaire

Afin d’illustrer nos propos et avant de mettre ceux-ci en discussion sur la manière dont la prise en charge devrait pouvoir être pensée, entre autres, au moyen du modèle théorique développé ici, nous proposons ci-dessous l’étude d’une vignette clinique ou plutôt d’une vignette institutionnelle. Ce regard, ici posé dans l’après coup, doit permettre de penser les situations à venir et de mieux comprendre les tourments qui ont animé la prise en charge de cette famille. Gardons à l’esprit que cela n’est pas simple et relève toujours, et doit relever, de ce que nous pourrions nommer, en paraphrasant Stern (1989), l’accordage thérapeutique. Insistons également sur un autre point : les vignettes cliniques ont la facilité de mettre en avant des patients, des familles, et dans notre cas des personnes dites maltraitantes, mais rarement les intervenants. Or, en nous interrogeant sur la manière dont doit être prise en charge la maltraitance, c’est bien du cadre institutionnel qu’il est question. A contrario de beaucoup d’autres écrits, nous souhaitons donc ici porter un regard critique, au sens de la démarche intellectuelle critique, sur la pratique institutionnelle mais aussi sur une situation familiale qui a mal tourné à plusieurs reprises. Nous sommes persuadés qu’il est possible et même essentiel d’apprendre de nos erreurs et des difficultés que nous rencontrons, ce qui, après tout, semble être ce que nous demandons aux familles maltraitantes que nous recevons. La situation présentée concerne de nombreux intervenants, de nombreuses personnes, de nombreux services sociaux ou autres. Bien évidemment, d’importantes données peuvent être manquantes ou avoir été modifiées pour garantir l’anonymat de la présentation, le compte rendu est donc partial, partiel et subjectif. Nous assumons cette position qui doit nous permettre d’illustrer certains éléments qui nous semblent utiles pour réfléchir la prise en charge, et invitons le lecteur à garder le sens de la nuance et du discernement quant au fait qu’il s’agit ici de mettre en lumière certains éléments qui ont pu être dysfonctionnels, et particulièrement sur le plan institutionnel, sans toutefois livrer tous les éléments contextuels de la situation. Il ne s’agit donc ici, ni de réfléchir à la prise en charge actuelle de cette famille ci, ni de régler des comptes sur le fonctionnement des institutions.

3.2. Vignette

Nous sommes contactés par un médecin pédiatre d’un centre hospitalier. Celui-ci veut s’assurer que la famille d’Eugénie (5 ans), orientée chez nous pour un contexte inquiétant et une inadéquation éducative, a bien fait les démarches utiles auprès de notre service. La demande concerne également le petit frère d’Eugénie, Octave, alors âgé de quelques mois. Ce dernier est né prématurément et souffre d’un certain nombre de problèmes qui amènent l’hôpital à être fréquemment en contact avec les parents. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les inquiétudes quant à leurs capacités relationnelles et éducatives.

A ce stade, la famille n’a pas fait les démarches vers notre équipe et son dossier est envoyé vers un service d’autorité administrative. Pourtant, au moment de l’envoi du dossier, après le délai fixé par le médecin pédiatre mais avant la réception du dossier par son destinataire, la mère nous contacte tout de même. Nous lui proposerons alors d’attendre la réception du dossier par l’autorité administrative. Il sera ensuite décidé que nous participerons à une réunion avec la famille, différents services sociaux et l’instance administrative, visant la mise en place d’aides multiples. Lors de cette réunion, nous ne serons chargés d’aucune mission spécifique, mais il y sera signalé que nous restons disponibles au cas où la situation s’aggraverait.

Quelques temps plus tard, nous apprenons le décès d’Octave. C’est à ce moment également qu’un des services intervenants nous rapporte que des inquiétudes liées à la sécurité physique d’Eugénie existaient dès avant la naissance d’Octave. Il s’en suit une période relativement crispée durant laquelle les intervenants suspectent les parents. Probablement envahis par l’effroi que suscite cette situation, de nombreux jugements de valeurs se font entendre et la famille semble davantage présumée coupable qu’innocente. En même temps, aucune autocritique ne semble apparaître relativement au travail des services sociaux ayant encadré la famille, le nôtre y compris. Les regards se portent sur les « coupables », les coupables doivent être punis est le seul discours alors d’actualité. Durant cette période, la mère accouche de jumeaux, Lukas et Jérémy. Ces derniers sont placés en pouponnière le temps qu’une évaluation de la qualité relationnelle soit effectuée. Au même moment donc, la famille fait face au décès d’un de ses enfants, à la naissance et au placement simultané de jumeaux puinés. La frontière parfois ténue entre l’aide et le contrôle agi par les services sociaux s’effrite de plus belle et tout se passe comme s’il fallait surveiller les méchants avant qu’ils ne recommencent. Lukas et Jérémy rentreront toutefois à domicile en moins d’un mois. Dans la foulée, nous sommes interpellés par l’autorité judiciaire cette fois, pour effectuer une évaluation de l’état psychologique d’Eugénie et de sa relation avec ses parents. La situation est telle qu’il est proposé de remettre rapidement un bilan concernant Eugénie et d’effectuer le travail avec les parents dans un second temps. Ceci se justifiant par l’indisponibilité de la mère relativement à sa préoccupation pour Lukas et Jérémy, par les craintes massives planant autour de la « survie » d’Eugénie, mais également par des restructurations rencontrées par l’équipe à cette même période. En acceptant de débuter le bilan, nous insistons pour que les aides prévues lors de la réunion précédemment évoquées soient mises en place. En effet, à ce jour, pratiquement rien n’avait démarré.

Le bilan d’Eugénie rendu, les rencontres se poursuivent tout de même, mais désormais dans un cadre thérapeutique et ceci, à la demande des parents et suivant le souhait et les besoins d’Eugénie. Bien que nous l’ayons rencontrée dans un cadre d’évaluation, il semblait que la continuité pouvait ici être une ressource, plutôt que de proposer une réorientation de plus. Le bilan parental doit alors être mis en place, mais celui-ci peine à démarrer. Pourtant, le rapport concernant Eugénie est clair à ce sujet, et pointe déjà d’importantes difficultés parentales nécessitant une évaluation spécifique visant à permettre la prescription d’aides adéquates et/ou de mesures protectionelles. Les mêmes difficultés liées à la restructuration rencontrée par l’équipe à ce moment mèneront finalement à un bilan parental maigre et n’engageant aucune conclusion supplémentaire à celle du bilan d’Eugénie. De plus, il ne pourra se réaliser entièrement avec les mêmes intervenants que ceux qui avaient initialement rencontré la famille, certains n’étant plus disponibles (physiquement ou psychiquement), d’autres étant mis de côté, la famille les considérant comme responsables des suspicions qui pèsent sur eux. Entre temps, l’autopsie révèle qu’Octave est décédé d’une mort naturelle et écarte l’hypothèse de l’infanticide. Si ces nouvelles informations semblent avoir apaisé la tension qui règne autour de la situation, elles n’ont cependant pas mené à un travail de méta-communication autour de la suspicion qui a pesé sur les parents.

Finalement, quelques mois plus tard, alors que les aides initialement demandées semblent enfin pouvoir se mettre en place, le couple se sépare. Cette séparation met le système familial en crise et la protection d’Eugénie fait défaut, elle est victime de mauvais traitements par des personnes de la famille élargie. Elle est placée, ses petits frères, Lukas et Jérémy, eux, restent en famille. L’institution de placement nous fait part de son impossibilité à amener Eugénie en thérapie, et le suivi s’arrête brusquement. Après négociations, nous obtenons qu’Eugénie puisse, pour une fois, venir dire au revoir à son thérapeute. Nous ne l’aborderons pas ici mais le parcours d’Eugénie est fait de nombre et nombre de ruptures et déchirements soudains en sus de ceux connus dans sa fratrie et présentés ici.

Au-delà des mille et une questions que pose cette situation et insistant encore sur le côté partiel du compte rendu, nous proposons maintenant de relire ces évènements à la lumière des éléments exposés au point deux.

La première phase de tentative de recréation du lien d’attachement de la famille maltraitante dans l’hypothèse théorique que nous formulons ici est l’orientation et les signaux sans discrimination d’une figure. Ainsi, la famille d’Eugénie, clairement maltraitante sur le plan psychologique au moins[3], n’a pourtant pas réussi à attirer l’attention jusqu’aux 5 ans de celle-ci. En Belgique, l’école n’est obligatoire qu’à partir de 6 ans. Les enfants peuvent toutefois fréquenter la maternelle à partir de 2 ans et demi/3 ans mais rien, mis à part quelques vaccins, n’oblige à la rencontre des pairs ou de la société, tant pour les enfants que pour les parents, avant l’âge de 6 ans. La première question que cette situation nous invite à nous poser est celle-ci : quels moyens mettons-nous en place, services sociaux, médicaux, législateurs et autres, pour nous permettre de capter ces signaux non dirigés vers une figure particulière ?

Chronologiquement donc, il aurait existé des inquiétudes quant à la sécurité d’Eugénie dès avant la naissance d’Octave ? Deux pistes nous semblent ici devoir être prises en compte : soit les inquiétudes n’ont pas été suffisamment détectées ou détectables, le doute et les craintes n’ont pas été alors verbalisables et le sont, dans l’après coup, par une reconstruction du passé à la lumière du présent ; soit elles l’ont été et force est de constater que, dans notre parallèle, il s’agit ici d’un abandon du système familial dans sa quête de caregiving. Les signaux, bien qu’entendus, n’auraient pas été pris en considération en vue de proposer une aide, tout se passe comme si l’on avait laissé l’appel aux soins sans réponse.

Dans la période périnatale d’Octave, les signaux seront cette fois bel et bien saillants ou pour le moins capturés. Les parents sont invités à nous contacter et ce, avec fermeté puisque s’ils ne le font pas, leur situation sera transmise à l’autorité administrative. Ici, la situation est particulièrement intéressante du point de vue de notre invitation à réfléchir l’attachement dans un versant institutionnel. En effet, à l’instar de ce que nous pourrions voir apparaître dans l’attachement ambivalent, la famille qui donne ses signaux (aversifs), comme le bébé qui pleure, ne s’inscrit pas d’emblée dans l’acceptation des soins. Elle téléphone (actif) à notre service au-delà de l’échéance fixée par le médecin. Autrement dit, la famille nous signifie qu’elle accepte mais qu’elle n’accepte pas. Elle témoigne aussi sans doute qu’elle a besoin d’aide mais qu’elle ne croit pas pouvoir être aidée, qu’elle veut de l’aide mais qu’elle n’en mérite pas, qu’elle aimerait de l’aide mais que nous allons l’abandonner, etc. Elle témoigne de cette ambivalence d’attachement, de ce lien fort mais fragile, de ce lien indispensable mais dont elle voudrait se passer… Et ce signal, toujours sans discrimination d’une figure, puisqu’à ce stade nous ne les connaissons pas encore, nous allons, nous aussi, d’abord le négliger, puis y répondre de manière paradoxale. En effet, dans un premier temps, nous proposons, puisque le dossier est transmis, d’attendre que l’autorité administrative prenne position. Plus tard, nous serons à cette réunion de concertation et nous aurons suivi les décisions prises par l’autorité administrative. Autrement dit, nous avons confirmé avoir reçu les signaux, mais nous assumons de ne pas y répondre. Bien entendu, la famille a appelé après la date limite, toutefois, la famille a appelé[4]. Tout se passe ici comme si l’appel aux soins n’arrivant pas à un bon moment, se voyait entendu, certes, mais post-posé. Ceci ouvre la question du délai. Dans notre parallèle, le nourrisson se retrouve bien souvent dans cette situation dans laquelle il doit attendre, post-poser son désir de nourriture. Il faut alors s’interroger sur les motifs et les bénéficiaires de ce délai imposé. Est-il lié à des contraintes techniques/administratives (biberon pas chaud, manque de personnel, lenteur administrative, …) ? Mais aussi sur la manière dont est reconnue la demande de caregiving et dont est accompagné le signalant (bébé ou famille) durant la période de tension que représente l’attente. Ici, nous devons constater que de ce point de vue, la demande a pu être entendue, mais la famille probablement pas reconnue dans cette démarche et non contenue quant aux tensions qu’elle allait devoir porter relativement à ce délai.

C’est cette même ambivalence du lien qui prédominera la suite du processus, la période que nous dirons de suspicion, avec en toile de fond l’image, cette fois, d’un discours du social qui agit en retour de l’ambivalence familiale évoquée ci-dessus quant au mérite, à la continuité de l’aide, à l’abandon, à la force (de contrainte) et à la fragilité du lien, etc. En d’autres termes, s’ils sont coupables, méritent-ils d’être aidés ? Ne pourra-t-on pas se contenter d’écarter les enfants ? Une fois que nous aurons la preuve, l’aide devra-t-elle continuer ? Ces questions, bien que dangereuses, peuvent toutefois parcourir la pensée des intervenants. Pourtant, souvenons-nous des mots que nous avions au 2.1., l’aide devra se faire, même si je ne veux pas, même si je suis insupportable. Mais à l’instar de l’épuisement et du désespoir que peuvent éveiller les bébés inconsolables ou les enfants ambivalents quant à l’incompétence à laquelle ils renvoient, les familles avec lesquelles cette relation de caregiving prend des tournures d’ambivalence, peuvent susciter chez les intervenants épuisement et désespoir également. Plus que jamais pourtant, nous pouvons faire le pari ici que c’est la continuité qui est indispensable. Il sera alors nécessaire de ménager une importante réflexion quant à la différence qui doit être faite entre une famille non-collaborante et une collaboration ambivalente. Comme le rappellent Pérouse de Montclos & Mintz (2006 : 74-75): « (...) ces stratégies conditionnelles ou adaptatives (n.d.a.: attachement insécure-évitant ou ambivalent) ne sont pas synonymes de psychopathologie mais restent dans une construction normale bien qu’adaptative du lien d’attachement. ». Comment le monde de l’aide aux familles maltraitantes peut-il tenir compte de ces profils adaptatifs et s’y adapter, c’est-à-dire, ne pas se rendre complice mais ne pas abandonner[5], supporter et soutenir malgré l’ambivalence ?

En matière d’isomorphisme, il est à noter qu’au moment où la famille est en pleine « restructuration » (l’arrivée des jumeaux, le décès d’Octave), l’équipe elle-même fait face à des restructurations internes, non comparables au décès d’un membre mais néanmoins suffisamment problématiques pour créer, ici aussi, de la tension. Les intervenants ayant rencontré la famille quelques mois auparavant ne peuvent tous se réengager avec elle et les cartes sont redistribuées en partie. C’est donc dans une partielle discontinuité que débutera la deuxième phase du travail avec la famille, celle de l’orientation et signaux vers une ou plusieurs personnes. Ainsi, la proposition qui semblait la moins mauvaise sur le moment (travailler en deux temps : Eugénie d’un côté, ses parents par après avec d’autres membres de l’équipe), ne va pas s’avérer être un levier efficace après coup. En effet, cela renforcera l’ambivalence, la menant même parfois sur la piste du clivage. Les membres de l’équipe travaillant au bilan d’Eugénie ne pouvant faire l’économie de rencontres avec les parents, lorsque le bilan parental en tant que tel est censé démarrer, il se produira une rupture dans la régularité et la référence aux intervenants alors que de nombreuses difficultés avaient déjà pu être discutées avec les parents lors du bilan d’Eugénie. Au même moment, il est décidé que les rencontres avec cette dernière se poursuivent, mais dans un cadre psychothérapeutique, permettant d’entrer dans la troisième phase, le maintien de la proximité avec une figure discriminée par les signaux et la locomotion.

La famille, en dehors de toute contrainte judiciaire, va donc émettre le souhait qu’Eugénie puisse poursuivre des rencontres thérapeutiques. Les parents pensent qu’elle s’y apaise, cela rend la vie entre eux plus facile et dès lors leur permet d’éviter des débordements qui sont, eux, dans l’unique chef des parents (cruautés psychologies et/ou violences physiques). C’est à ce stade que nous récoltons, s’il y en a, les fruits des semis des phases précédentes. Depuis le début, un système de caregiving contenant et continu a pu se mettre en place pour Eugénie, a contrario de ce qui s’est passé pour les parents (premier appel ; aide postposée ; réunion dans laquelle il est dit que nous nous retirons ; retour au service ; prise en charge d’Eugénie ; bilan postposé pour les parents ; changement d’intervenant). Au final donc, le déroulement des deux premières phases semble avoir permis qu’émerge des parents une demande de prise en charge pour leur fille, au-delà, mais pas uniquement, de la simple stigmatisation de celle-ci comme le patient désigné, comme celle qui serait l’unique responsable des maux familiaux. Pour eux par contre, en plus de l’aide indiquée dès la première concertation avec les différents services intervenants, et qui n’est toujours pas en place, le parcours, chez nous, a été nettement plus chaotique. De manière adaptative (en référence à la citation de Pérouse de Montclos & Mintz ci-dessus), les parents ne formuleront pas de demande les concernant, mettant même à distance le travail de bilan réalisé, non pas dans une contradiction de ses conclusions, reconnaissant donc bien les difficultés, mais dans la faiblesse de l’aide qu’il aurait pu leur apporter. Ceci nous renvoie au MIO tel que nous l’avons discuté dans l’introduction, une image de soi plus ou moins digne d’être aidé dirons-nous ici, une image des autres plus ou moins attentifs et sensibles à ses besoins et nous pourrions rajouter plus ou moins capables d’y subvenir. D’un côté donc, ils sont critiques envers notre service et les services sociaux en général. A ce stade, plusieurs mois après la première concertation, les mesures d’aide prévues ne sont toujours pas toutes mises en place (rappelons-nous l’image du biberon pas encore chaud, il s’agirait plutôt ici d’une lourde privation alimentaire, et qu’est-il fait de la tension voire de l’épuisement qu’elle suscite ?). D’un autre côté, ils reviennent chaque semaine, à leur demande, pour Eugénie.

Avant d’évoquer la fin de cette prise en charge, revenons quelques instants sur l’idée que les attachements insécures puissent être considérés comme adaptatifs et non pathologiques. Comme nous l’avons dit, nous sommes ici dans une lecture de l’après coup dans laquelle la critique est aisée. Toutefois, malgré les difficultés d’accordage thérapeutique, les signaux manqués et les erreurs de communications, un cheminement adaptatif a permis à Eugénie un parcours thérapeutique régulier de plusieurs mois ayant eu des effets cliniquement bénéfiques pour elle, et par-delà, pour l’ensemble de ses familiers. Dans la situation telle qu’elle était, pour l’équipe, pour le réseau de soins, pour la famille, et en l’absence de la réflexion que nous menons dans le présent article, il était sans doute difficile de proposer quoi que ce soit qui puisse mener à autre chose qu’à une prise en charge « insécure-ambivalente » entre nous et la famille.

Enfin, c’est probablement au cours de la quatrième phase (développement du lien d’attachement) que le parcours que nous avions avec cette famille va s’arrêter. Officiellement, nulle autre aide que celle pour Eugénie n’est fournie par nos services, et les aides parentales extérieures décidées à la première concertation, qu’elles soient éducatives ou autres, devraient se mettre en place sous peu. Le système de caregiving dans lequel nous sommes est arrivé à travailler de nombreux schèmes corrigés quant aux buts, la famille se présente régulièrement (locomotion) pour amener Eugénie, et lors de rencontres pour faire le point sur le suivi de celle-ci, les parents mettent petit à petit des mots (langage) sur leurs difficultés propres à être parents.

A ce moment, le couple va commencer à se déchirer. Chaque parent déloge à son tour et c’est dans ce contexte qu’une agression aura lieu sur Eugénie par un membre de la famille élargie. Cet élément nouveau, dans une situation précaire, fait prendre aux autorités une décision de placement, uniquement pour Eugénie (l’ambivalence continuant sans doute à être le maître mot). Nous avons pensé qu’il pouvait être important sur le plan thérapeutique que cette séparation-ci puisse s’inscrire dans quelque chose de négocié quant au but. C’est pourquoi, nous avons insisté pour qu’Eugénie puisse revenir dire au revoir à son thérapeute. Quitte à se séparer, peut-on se dire au revoir ou cela doit-il, encore et toujours, se faire dans la rupture ? Une fois Eugénie placée, nous avons proposé aux parents de continuer à travailler avec eux, mais là, nous sortions probablement de ce qui pouvait leur être acceptable, leur fille, certes, pouvait bénéficier de soins, eux pas, nous renvoyant à la difficulté liée à l’ambivalence et au Modèle Interne Opérant de ces parents, s’inscrivant vraisemblablement dans quelque chose de l’ordre de l’incurable, de souffrances pour lesquelles on ne peut rien et qui prennent alors l’allure d’une collaboration passive-agressive. Ce que les services sociaux ont ici, une fois de plus (et malgré eux ?) mis en lumière.

4. Discussion

Comment le modèle que nous avons développé ou devrions-nous dire détourné, celui de l’attachement, peut-il, à la lumière de la situation que nous venons de voir, nous permettre de penser la prise en charge non plus a posteriori mais bien a priori des familles dites maltraitantes ? Nous l’avions rappelé dans l’introduction, la théorie de l’attachement est d’un abord complexe. Elle inclut différentes personnes, différents moments mais aussi différentes temporalités, celle des soins et de l’autorité (Delage, 2005) dans l’ici et maintenant, celle des soins et de l’autorité dans leur évolution au fil du temps, etc. A l’instar de Byng-Hall (1995), nous proposons d’élargir la notion de Modèle Interne Opérant à l’ensemble de la base de sécurité familiale. Ainsi, paraphrasant Miljkovitch (2006), nous pourrions avancer que la famille maltraitante a construit simultanément un modèle d’elle-même et un modèle des services sociaux[6], et ce sur base de la mise en commun des expériences infantiles de chacun des partenaires. Le modèle d’elle-même correspondrait à une image de la famille comme étant plus ou moins digne d’être aidée, alors que le modèle d’autrui renverrait à sa perception des services sociaux comme étant plus ou moins attentifs et sensibles à ses besoins et plus ou moins capables d’y subvenir. En ce qu’il ne concerne pas sa propre image de soi mais bien celle du réseau familial et, par extension, de ses relations avec le réseau de soins, il conviendrait sans doute de parler non pas de Modèle Interne Opérant (MIO), mais de Modèle Relationnel Opérant (MRO). Quoi qu’il en soit, la deuxième cybernétique invite tout système de soins et intervenant auprès des familles maltraitantes à tenir compte du fait que la maltraitance constatée croît sur un terreau le plus souvent lié à des souffrances issues de l’histoire infantile/familiale personnelle de chaque parent. Dès lors, il y a de grandes chances pour que le MIO et puis ce que nous avons désigné comme le MRO se soit adapté à ces conditions de vie et aux manques de soins ou à l’inefficacité relative des soins apportés. En outre, cette adaptation se sera faite plus que probablement sur un mode insécure, tantôt ambivalent, tantôt évitant. A l’extrême, le mode chaotique nous semble davantage relever d’une incapacité à avoir pu développer un mode adaptatif de relations aux autres, nous le considérerons dès lors comme non adaptatif et pathologique.

Lorsque le contact s’établit entre une famille maltraitante et un service social visant sa prise en charge, il est donc impératif de tenir compte, dans la manière dont s’établit ce contact, de cette image que la famille peut avoir d’elle-même et de l’image qu’elle peut avoir des services sociaux (MRO). Puisque la maltraitance est présente, qu’elle n’a pu s’anticiper, se prévenir, nous pouvons d’emblée faire le pari que ces familles viennent vers nous avec une image d’elles-mêmes et des services sociaux négatives, indignes donc d’être aidées en ce qui les concerne, incapables de les aider en ce qui nous concerne. Ce qui peut sembler futile revêt ici pourtant toute son importance. En effet, en nous confrontant à l’inacceptable, la maltraitance infantile vient d’emblée faire écho à des sentiments de rejet, de jugement et autres, nous l’avions vu à propos des comportements aversifs, hors, il est indispensable que les travailleurs du secteur puissent être convaincus que ces familles peuvent être aidées… Sans quoi, le risque est élevé de renvoyer telle quelle à la famille l’image qu’elle a d’elle-même, et d’entamer dès lors une spirale destructive (Heireman, 1989). Pour aller plus loin, nous devrions alors également tenir compte de la confiance que les intervenants ont eux-mêmes en leur capacité à aider les familles qu’ils reçoivent.

Mais bien en-deçà du verbalisable à ce stade, c’est par la tonalité des comportements (d’attachement) que nous entrerons en contact avec le Modèle Relationnel Opérant de ces familles. Ainsi, au moment du premier contact, la position demanderesse de la famille est bien souvent interprétée comme une mesure de sa volonté à collaborer. Pourtant, au-delà de cette mesure à ne pas négliger, la famille vient donner une information essentielle à propos de son MRO. Souvenons-nous de la maman d’Eugénie qui nous appelle après le délai fixé par le médecin, selon nous, cet acte témoigne d’une collaboration difficile mue par une situation dans laquelle la famille ne se perçoit sans doute pas comme digne d’être aidée, du moins en partie, et nous perçoit nous comme étant probablement incapables de le faire, du moins en partie. Que penser alors des situations dans lesquels les coups de téléphones ne se font qu’entre intervenants et dans lesquelles les familles se voient contraintes et forcées par l’autorité judiciaire de nous consulter ? Il est plus que probable que la collaboration soit proportionnelle au Modèle Relationnel Opérant des familles, l’un ne justifie pas l’autre mais les deux doivent être pris en compte si nous voulons accéder, avec la famille, à une modification des interactions maltraitantes par un travail psycho-social qui dépasse le simple contrôle psycho-social.

Ce premier contact est également l’instant dans lequel nous prenons connaissance des comportements aversifs, de signalisations et actifs des familles maltraitantes. Ils apparaissent selon nous comme une mesure symptomatique qui doit guider le travail tout au long de la prise en charge et même après. Sur le plan interactionnel, le travail vise à la diminution des comportements aversifs, éventuellement au profit de comportements actifs et de signalisations. Les prendre en compte tels qu’ils sont présents dans la famille semble donc essentiel pour pouvoir proposer un travail thérapeutique qui puisse oeuvrer à l’exploration de schèmes corrigés quant aux buts. Toutefois, il semble également qu’il soit indispensable d’être attentif à leur présence dans le lien avec l’équipe thérapeutique. Cette prise en compte de l’évolution des comportements aversifs, de signalisations ou actifs, nous renvoie à deux questions liées à l’indispensable évolution temporelle dans laquelle doit s’inscrire le travail avec les familles maltraitantes.

Premièrement, si des changements sont attendus sur le plan des comportements d’attachement, cela ne veut pas dire pour autant que ceux-ci s’inscrivent de manière stable et continue dans un processus d’amélioration linéaire. Nous l’avons évoqué, les périodes de séparations, intrafamiliales ou avec le réseau, peuvent venir réactiver des moments de détresse liés au MRO des familles et dès lors voir un retour des comportements aversifs par exemple. Les intervenants doivent pouvoir tenir compte du caractère non linéaire du parcours qu’ils entament avec la famille, sans remettre systématiquement celui-ci en cause. Ceci pose à nouveau la question de la bonne distance entre complicité et abandon. Dans notre travail de supervision, nous proposons souvent l’image suivant laquelle nous tolérons les erreurs de conduites d’une personne inscrite dans un processus d’apprentissage, mais pas celles d’un chauffard sans permis. Si cette métaphore renvoie à la capacité de s’inscrire ou non dans un processus d’apprentissage, elle souligne également la responsabilité des intervenants, le processus d’apprentissage s’effectuant dans une relation, ici de soignants-soignés.

Deuxièmement, cette dimension de temporalité nous ramène aux différentes phases que nous avons parcourues tout au long de cet article. Ce processus d’intervention dont nous parlions ci-dessus, lorsqu’il est suffisamment bien mis en place, s’inscrit dans une perspective d’évolution temporelle de la relation soignants-soignés. Nous ne reviendrons pas ici sur les phases du travail que nous invitons à prendre en compte mais nous voulons insister dans cette discussion sur les transitions que marquent ces phases. En effet, les passages, les transitions qui s’inscrivent entre ces phases nous semblent pouvoir être des moments thérapeutiques privilégiés à part entière. Au-delà de ce qui semble être habituellement enseigné, nous considérons donc que le moment thérapeutique n’est pas uniquement celui du contenu, de la relation d’aide, mais bien des transitions relatives à ces moments d’interventions (entre phases, intervenants, services, etc.). En effet, ces dernières sont des moments qui, comme les séparations et toute réorganisation relationnelle, vont venir mettre en déséquilibre, en question, en scène, le Modèle Interne Opérant et par extension ici le Modèle Relationnel Opérant. Nous postulons dès lors que la manière dont « s’opéreront » ces transitions jettera les assises d’un travail thérapeutique possible ou non et au-delà, dans les différents possibles, d’un travail thérapeutique sécure ou insécure, évitant ou ambivalent.

5. Conclusion

Winnicott postulait déjà en 1963 que le processus analytique (et au-delà nous rajouterons thérapeutique) est l’équivalent du processus de maturation du nourrisson et de l’enfant. C’est donc fort de ses enseignements que nous nous sommes lancés dans l’exploration de la manière dont la théorie de l’attachement, théorie de la relation par excellence comme le souligne Delage (2005), peut venir éclairer la prise en charge des familles maltraitantes. Bien qu’il puisse paraître rédhibitoire, tant par la complexité de la théorie de l’attachement que par l’effroi auquel nous confrontent les familles maltraitantes, nous sommes convaincus qu’un tel cheminement réflexif permet d’ouvrir à l’indispensable nuance que requiert le travail avec ces familles. Nous l’avons souligné, sans cette nuance, nous avons vite fait de renvoyer à la famille sa propre image d’incurable et celle de services sociaux impuissants.

Le modèle que nous proposons peut intervenir, comme dans la vignette que nous avons présentée, dans une analyse post hoc des situations rencontrées. Au-delà, nous pensons qu’il doit permettre de penser la prise en charge a priori, mais aussi, et bien que cela relève certainement d’un défi clinique plus important, hic et nunc, dans l’ici et maintenant du travail avec la famille. Pour ce faire, nous avons dégagé quelques lignes directrices qui doivent mettre en réflexion l’équipe soignante dans sa relation avec la famille soignée. Ainsi, il faut tenir compte de l’existence de ce que nous avons proposé de nommer, par emprunt à la théorie de l’attachement, le Modèle Relationnel Opérant. Ce dernier, construit à partir de l’histoire de chaque partenaire, amène la famille maltraitante à rentrer en contact avec nous non pas en partant d’une table rase, mais bien d’un modèle d’elle-même et d’un modèle des services sociaux teintés souvent de valeurs négatives. La non prise en compte d’une telle dimension amènera fréquemment les intervenants à envisager la prise de contact de la famille sous l’unique angle de la dialectique collaboration/non-collaboration.

Ensuite, nous pensons que les comportements d’attachement, tels que nous en avons repris les descriptions et fait les parallèles avec les comportements des familles maltraitantes, peuvent servir aux cliniciens de mesures symptomatiques tout au long du parcours d’intervention. Pour cela, il faut encore que le cadre d’intervention, de première, seconde, troisième ligne ou peu importe, puisse avoir à sa disposition les moyens d’entendre et de décoder ces appels aux soins. A titre d’exemple, nous avons souligné les lacunes que connaît la Belgique en cette matière, relativement aux enfants de moins de 6 ans.

Enfin, nous insistons sur la temporalité du processus d’aide. D’une part, nous soulignons son aspect non-linéaire et l’importance de pouvoir nuancer et accepter une inconfortable position entre complicité et abandon. D’autre part, nous avons mis en avant différentes transitions importantes qui apparaissent ou peuvent apparaitre dans le décours du travail d’intervention avec les familles maltraitantes. Nous pensons que ces phases peuvent représenter des paliers au cours desquels se déploie le travail thérapeutique, mais aussi et surtout, que les transitions elles-mêmes peuvent représenter un levier thérapeutique essentiel. Autrement dit, le moment thérapeutique pourrait bien ne pas se situer là où nous l’attendons, mais s’immiscer dans la manière dont se mettent en place les différentes aides que nous envisageons.

Pour terminer, nous pensons qu’un tel modèle pourrait donner lieu à une typologie du lien soignants-soignés dans le cadre d’interventions auprès de familles maltraitantes. Celle-ci permettrait d’orienter le travail, dans l’ici et maintenant, en fonction du cheminement qu’aurait emprunté telle ou telle situation clinique. Toutefois, nous nous sommes concentrés ici sur l’apport du modèle quant à ce qu’il permet pour penser la prise en charge, la position des intervenants et les perspectives de changements. Concernant ces dernières, et fort des apprentissages d’Olson (2000), il n’est sans doute pas inutile de rappeler que les changements thérapeutiques, les modifications transactionnelles véritables, sont des changements de petits niveaux, tout changement plus important devant faire penser, en dehors de situations traumatiques ou chaotiques, à un changement simulé.