Corps de l’article

Cet article propose d’explorer le champ sémantique de la parole en cri de l’Est, un domaine jusqu’alors très peu étudié pour les langues algonquiennes à l’exception d’un article sur les verbes de parole en ojibwa (Rhodes 1986) et de quelques commentaires sur l’utilisation des verbes de parole dans l’expression de l’évidentialité dans James, Clarke et MacKenzie (1996 : 140-141). Plus précisément, nous proposons une analyse sémantique des verbes dénotant des actes de communication verbale, tels que, par exemple, ayamiw ‘il/elle parle’ ou itew ‘il/elle lui dit cela’.

Notre analyse s’inspire du cadre théorique de Charles Fillmore (1977, 1982 ; voir aussi Johnson et Fillmore 2000), connu sous le nom de Frame Semantics. Selon cet auteur, un « cadre » (en anglais, frame) est un système de concepts reliés de manière holistique, ce qui implique qu’il faille comprendre l’ensemble du système pour comprendre n’importe lequel des concepts qu’il chapeaute. Par exemple, un locuteur ne peut comprendre le concept associé au mot acheter sans avoir la connaissance de l’ensemble du système conceptuel dont il fait partie, c’est-à-dire le cadre de transaction commerciale, qui inclut minimalement un Acheteur, un Vendeur, des Biens et de l’Argent. Pour le domaine des actes de communication, il a été proposé qu’un cadre de communication verbale de base comprenne les éléments sémantiques suivants : Locuteur, Interlocuteur, Message, Topique, Médium et Code (Johnson et Fillmore 2000), auxquels nous ajoutons l’élément de Manière. Selon le verbe utilisé, certains éléments sémantiques sont obligatoires tandis que d’autres sont optionnels. Par exemple, le verbe dire prend obligatoirement un Locuteur, réalisé comme argument sujet, ainsi qu’un Message, exprimé au moyen d’une subordonnée, tandis que l’Interlocuteur est un élément qui peut optionnellement être ajouté en tant qu’objet indirect (1).

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Outre les verbes de parole de base (qui activent un cadre de communication verbale de base et décrivent l’acte de communication à partir de la perspective du Locuteur), il existe des verbes de parole spécifiques tels que les verbes de demande, d’assertion, de promesse, de communication réciproque, etc. qui décrivent l’acte de communication en mettant l’emphase sur un élément autre que le Locuteur, par exemple le Message (2) ou le code (3).

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Une particularité des verbes en cri de l’Est, et qui est vraie pour l’ensemble des langues algonquiennes, est leur complexité morphologique. En effet, dans ces langues un radical verbal est typiquement bipartite et contient une racine ou un radical verbal appelé initiale et un suffixe grammatical, qui peut aussi contenir un contenu lexical, appelé finale (Bloomfield 1946 ; Goddard 1990). Quoique la majorité des radicaux soient bipartites, certains sont simples et comprennent uniquement une initiale, tandis que d’autres possèdent, en plus de l’initiale et de la finale, une médiane qui est généralement un nom incorporé. De plus, les verbes portent les marques de leur sujet, et de leur objet le cas échéant, comme l’indique l’exemple suivant en (4).

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Dans cet article, nous nous posons la question suivante : quels éléments sémantiques du cadre de communication verbale sont encodés dans les verbes de parole en cri de l’Est ? Nous nous intéressons donc à la morphologie interne de ces verbes et laissons de côté pour une recherche future les constructions syntaxiques dans lesquelles ils apparaissent. Précisons que l’objectif de notre article est principalement descriptif car nous souhaitons avant tout fournir au lecteur un aperçu des ressources lexicales – c’est-à-dire les morphèmes et les procédés morphologiques qui les sous-tendent – disponibles en cri de l’Est pour exprimer un acte de communication verbale.

L’article s’organise comme suit. Dans la première partie, nous situons le cri de l’Est dans son contexte génétique et géolinguistique et nous introduisons les éléments de morphosyntaxe et de morphologie verbale essentiels à la compréhension de notre analyse. La deuxième partie résume brièvement notre cadre théorique et introduit notre corpus et la méthodologie. Notre analyse des verbes de parole est développée dans la troisième partie, tandis que la quatrième partie résume les résultats présentés dans cet article.

Description du cri de l’Est

Le cri de l’Est appartient à la famille algonquienne et plus spécifiquement au continuum cri-innu-naskapi-attikamek, qui consiste en une chaîne de dialectes apparentés s’étendant des Rocheuses à l’Atlantique (Mackenzie 1980 : 1). Le cri de l’Est est parlé dans le nord-ouest du Québec, le long de la côte est de la baie James et de la baie d’Hudson de même que dans l’intérieur des terres. Dans cet article, nous traitons des verbes de parole utilisés dans les communautés de Mistissini, d’Oujé-Bougoumou et de Waswanipi, représentant ce qu’on appelle le dialecte sud-intérieur. Celui-ci se distingue par le maintien du contraste phonémique entre les voyelles /ê/ et /â/ (Mackenzie 1980 : 98) et entre /a/ et /i/ (Dyck et al. 2010). Il se caractérise aussi par l’absence de contraste phonémique entre /s/ et /sh/ (Mackenzie 1980 : 74), bien que les règles d’orthographe requièrent qu’il soit maintenu à l’écrit. Nous adoptons en grande partie l’orthographe utilisée par la Commission scolaire crie, sauf que nous indiquons les voyelles historiques (a plutôt que i) et notons w en finale de mot plutôt que u. Nous avons recours à l’accent circonflexe pour indiquer une voyelle longue et tendue, ce qui signifie que la notation < â, î, û > équivaut à < aa, ii, uu >. Typologiquement, le cri de l’Est, comme les autres langues algonquiennes, est considéré comme une langue polysynthétique. Le verbe est l’élément central de la phrase en ce qu’il exprime les arguments sujet et objet via des affixes de personnes et un suffixe interne au radical verbal. En ce sens, tel que mentionné dans l’introduction, un verbe en cri de l’Est équivaut à une phrase entière dans des langues qui ne sont pas polysynthétiques (comme le français et l’anglais), ce qui se reflète dans la traduction française du verbe suivant en (5).

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Dans ce verbe, les marques de personne ni- et -âw expriment un argument sujet/agent de 1re personne et un argument objet/patient de 3e personne. Le radical verbal est formé de trois morphèmes : 1) une racine tâw- ‘atteindre’ ; 2) un nom incorporé -pitune- ‘bras’ ; 3) un suffixe -ahw- qui exprime une action réalisée avec un instrument ou avec un coup et qui marque aussi la classe verbale Transitive Animée (ta, c’est-à-dire un verbe transitif avec un objet animé[2]).

En linguistique algonquienne, ces trois types de morphèmes sont respectivement appelés initiale, médiane et finale (voir Goddard 1990). Un radical est minimalement formé d’une initiale, à laquelle s’ajoute, dans la très grande majorité des verbes, une finale. La médiane est optionnelle quant à la bonne formation d’un verbe. L’initiale est typiquement une racine qui indique un état, une activité, un événement, une qualité, une manière, une orientation physique ou un procès. La finale peut être de deux types : la finale abstraite est un suffixe grammatical qui marque uniquement la classe verbale[3] (cf. ex. (6)) ; la finale concrète marque la classe verbale mais possède aussi un contenu lexical qui réfère généralement à la manière d’action (Wolfart 1973) ; c’est le cas notamment de la finale concrète ahw- dans l’exemple (7).

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Les finales, qu’elles soient abstraites ou concrètes, indiquent toujours l’appartenance du verbe à l’une des quatre classes verbales. Celles-ci se distinguent sur la base de la transitivité (transitif/intransitif) et du genre grammatical (animé/inanimé) du sujet du verbe intransitif ou de l’objet du verbe transitif, et possèdent chacune leur propre paradigme de conjugaison. Les quatre verbes suivants sont conjugués dans les quatre classes verbales ta, ti, ai et ii. Bien que les radicaux verbaux soient construits avec la racine initiale sak- ‘tenir, retenir’, les contrastes morphosyntaxiques sont exprimés via la variation de la forme de la finale concrète -ahpit- ‘en attachant’ (en gras dans les exemples) et la flexion.

Transitif avec un objet Animé (dit ta)
 sak-ahpit-ew ‘il/elle l’attache (animé) à quelque chose’

Transitif avec un objet Inanimé (dit ti)
 sak-ahpit-am-Ø ‘il/elle attache cela (inanimé) à quelque chose’

Intransitif avec un sujet Animé (dit ai)
 sak-ahpisu-w ‘il/elle/cela (animé) est attaché(e) à quelque chose’

Intransitif avec un sujet Inanimé (dit ii)
 sak-ahpite-w ‘cela (inanimé) est attaché à quelque chose’

Ainsi dans les exemples ci-dessus, la finale concrète possède trois allomorphes, -ahpit- (ta, ti), -ahpisu- (ai) et -ahpite- (ii). Ce n’est toutefois pas le cas de toutes les finales, qui se présentent le plus souvent par paires ai/ii ou ta/ti. Notons que les radicaux des verbes ti prennent tous le morphème transitiviseur -am- avant la flexion, qui est traditionnellement appelé un signe thématique ou thème ti (thti dans gloses des exemples qui suivent) dans Goddard (1990). Tous les verbes ainsi formés relèvent d’un niveau de formation qui est appelé dérivation primaire en linguistique algonquienne (Goddard 1990).

De plus, les verbes peuvent subir des processus de dérivation complexes qui permettent de modifier la valence, c’est-à-dire d’ajouter ou de supprimer un argument. Les changements de valence se font en ajoutant un suffixe dérivationnel entre le radical et la flexion. Par exemple, il est possible de changer la valence d’un verbe de base tel que le verbe ai (Intransitif avec un sujet Animé) en (8), en lui ajoutant le suffixe dérivationnel -()niwi- qui supprime l’argument sujet, ce qui donne un verbe impersonnel (cf. Drapeau 2011). On obtient alors un verbe ii (Intransitif avec un sujet Inanimé) (9). Ce type de formation de mots relève d’un niveau de dérivation secondaire (Goddard 1990).

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Cadre théorique, corpus et questions de recherche

Cadre théorique

La sémantique des cadres (frame semantics) que nous utilisons provient des travaux de Charles Fillmore (1977, 1982). Johnson et Fillmore (2000 : 56) définissent cette approche de la sémantique comme suit :

La sémantique des cadres caractérise les propriétés sémantiques et syntaxiques des mots prédicats en les reliant à des cadres sémantiques. Ceux-ci sont des représentations schématiques de situations impliquant divers participants, propriétés, et autres rôles conceptuels, dont chacun est un élément du cadre.

Afin de décrire et d’analyser la structure sémantique et grammaticale des verbes de parole en cri de l’Est, nous utilisons les éléments qui proviennent du cadre de communication verbale de base (en anglais, basic verbal communication frame) [Johnson et Fillmore 2000 : 59-60]. Les éléments conceptuels sémantiques qui forment ce cadre sont les suivants :

Locuteur (L) : personne qui accomplit un acte de communication verbale.
 Pierre (L) admet aimer le hockey.

Interlocuteur (I) : personne à qui un locuteur s’adresse, c’est-à-dire le ou la récipiendaire d’un message.
 Pierre a tout raconté à Marie (I).

Message (Mes.) : une proposition communiquée ou le contenu d’une requête.
 Pierre m’a dit qu’il aimait le hockey (Mes.).
 Pierre demande la main de sa fille en mariage (Mes.).
 L’enfant réclame sa collation (Mes.).

Topique (T) : le sujet du message délivré ou de la discussion.
 Pierre discute de religion (T) avec Marie.

Médium (Med.) : l’instrument physique utilisé pour communiquer.
 Pierre parle au téléphone (Med.).

Code (C) : la langue ou autre code utilisé pour communiquer.
 Pierre parle Anglais (C). Pierre parle en langues (C).

La manière dont ces éléments sont exprimés dans la phrase de même que le nombre d’arguments grammaticaux nécessaires sont des propriétés intrinsèques au lexème verbal. Considérons par exemple le verbe parler en (10).

L’analyse que nous faisons de ce verbe et de la phrase dans laquelle il est utilisé est la suivante :

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Dans l’analyse présentée plus loin dans la section « L’Interlocuteur objet : les verbes de parole ta », nous avons laissé de côté l’élément de cadrage Médium puisque celui-ci concerne essentiellement les moyens techniques (écriture, téléphone) qui servent à communiquer, et non pas l’acte de communication verbale comme tel. Nous avons aussi ajouté un élément de cadrage supplémentaire, celui de Manière. Cet élément n’est pas inclus dans le cadre de communication verbale de base de Johnson et Fillmore (2000), mais est toutefois présent dans le corpus du site Internet du Berkeley FrameNet Project (Manner (s.d.)).

Manière (Man.) : décrit des caractéristiques spécifiques ou générales d’un événement.
 Pierre bafouillait (Man.) devant le juge.
 Pierre parle avec véhémence (Man.) de ses opinions politiques.
 Pierre parle doucement (Man.) à l’enfant.

En français, l’élément de Manière peut être exprimé dans le lexème verbal – bafouiller, crier, hurler, etc. –, par un groupe prépositionnel – (parler) avec véhémence, avec douceur, de manière courageuse – ou encore par un adverbe – (parler) doucement, rapidement, méchamment, etc. Les deux dernières techniques fonctionnent comme modificateurs verbaux. En cri de l’Est, la Manière de communiquer peut aussi être exprimée dans le lexème verbal (généralement dans une initiale qui peut ou non être combinée avec une finale concrète tel que nous le verrons plus loin dans la sous-section « La Manière »), ou être spécifiée par une particule adverbiale ou un préverbe. Dans cet article, nous nous concentrons sur les verbes dont les lexèmes comprennent un élément de Manière et laissons de côté les groupes verbaux contenant un préverbe en raison de la productivité de ces derniers. Nous y reviendrons dans la sous-section suivante.

Méthodologie et corpus

La collecte de données s’est effectuée en deux temps. Tout d’abord nous avons répertorié une centaine de verbes de parole à partir de la version en ligne du dictionnaire du cri de l’Est (dialecte sud-intérieur) [Junker et al. 2012]. Ensuite certaines des formes recueillies (environ 75) ont été investiguées plus en profondeur dans le cadre d’un travail de terrain collaboratif entre Kevin Brousseau et une locutrice de Waswanipi de même qu’avec des données de terrain préalablement compilées par ce même auteur. L’objectif de cette deuxième étape était de faire ressortir les différentes significations et contextes dans lesquels certains mots pouvaient être utilisés. Il est certain que nous n’avons en rien épuisé le sujet – et nous pensons que le cadre théorique choisi pourrait être appliqué à d’autres domaines, la tâche étant grandement facilitée par la présence d’un dictionnaire thématique en cri de l’Est (voir Visitor et al. 2013).

Pour cette étude, nous avons analysé près d’une centaine de verbes de parole, dont environ 75 sont inclus dans cet article. Une des facettes intéressantes du travail de terrain lexicographique sur des langues polysynthétiques, déjà mentionnée par Rhodes (1986 : 7) pour l’ojibwa, provient de la grande productivité de la langue qui est entre autres liée à la créativité et à l’imagination des locuteurs. Par exemple, une de nos informatrices produisit à partir de la même racine verbale pehkât- ‘doucement’ les quatre verbes de parole quasi synonymes suivants (11).

Notons que, dans les exemples ci-dessus, les trois premiers verbes sont formés avec l’élément pehkât- ‘doucement’ en position initiale tandis que, dans le dernier verbe en d), ce même élément est en position de préverbe. Rappelons que nous avons exclu de notre corpus les formes avec préverbes en raison de leur productivité. Ce choix théorique explique pourquoi les dictionnaires cris ne peuvent répertorier toutes les formes verbales, puisqu’il faudrait dès lors intégrer tous les verbes composés avec le préverbe pehkât- ‘doucement’ – un peu comme si un lexicographe travaillant sur le français voulait intégrer des syntagmes verbaux productifs et prévisibles comme parler doucement, dire doucement, râler doucement, etc. dans un dictionnaire français. Conséquemment, les verbes formés avec l’initiale pehkât- ‘doucement’ devraient, selon nous, être intégrés dans les ouvrages lexicographiques et dictionnaires cris car l’initiale fait partie intégrante du lexème verbal et entretient avec la finale une relation qui n’est pas entièrement libre et productive, contrairement au préverbe cri (ou à l’adverbe en français).

Dans cet article, les exemples sont présentés, sauf exception, à la forme de citation en usage pour les langues algonquiennes et qui est la troisième personne du singulier du présent, à l’ordre indépendant, au mode indicatif et à la forme directe[6]. Notons que dans les traductions françaises de nos exemples, le sujet est traduit par « il/elle » car il n’y a pas de genre féminin/masculin en cri.

Avant de présenter notre analyse, notons que l’on peut dégager deux types de verbes de parole à partir de la construction morphologique du radical verbal : soit que l’activité de parole est exprimée via l’initiale (12), soit qu’elle est encodée dans la finale (13).

Nous avons relevé dans notre corpus cinq finales de parole en cri de l’Est, qui permettent, combinées avec des initiales et parfois des médianes, de former de nombreux verbes de parole.

i) La finale simple -mu- (ai) (allormorphes -te- (ii), -m- (ta) et -tam- (ti)) a le sens de ‘vocaliser’ et se retrouve dans les verbes de parole les plus usuels tel qu’en (14).

ii) La finale simple -we- (ai) ‘parler, dire’ n’a pas d’allomorphes dans les autres classes verbales mais reste néanmoins très productive.

iii) La finale composée -wewit-am- (ti) ‘vocaliser’ consiste en une finale concrète de parole wewit- suivie de la finale -am- marquant la classe verbale ti. Malgré le fait que cette finale soit marquée morphologiquement ti, elle ne prend pas d’objet syntaxique et n’a pas non plus d’allomorphes dans les autres classes verbales.

iv) La finale complexe -htâkusi- (ai) ‘sonner, être entendu(e)’ a pour allomorphes -htâkuhtâ- (ti2), -htâkwan- (ii) et -htâkuh- (ta). Cette finale signifie littéralement ‘sonner’ mais peut exprimer l’acte de parler par extension sémantique. Elle renvoie à une métaphore conceptuelle commune dans les langues algonquiennes (voir Rhodes 1986 : 9) selon laquelle l’audibilité est conceptualisée comme un acte de parole.

Sur le plan morphologique, cette finale complexe contient une préforme -htâku- laquelle, selon Wolfart (1973 : 71), est constituée de la finale concrète -ht- ‘comprendre’ et de la finale complexe médiopassive -âku-. Les formes ai et ii sont obtenues en ajoutant les finales abstraites si et an respectivement (17), (18), la forme ta de cette finale s’obtient ajoutant le suffixe transitiviseur h (19), tandis que la forme ti2[7] requiert la finale abstraite htâ (20).

v) Les finales complexes -âchimu- (ai), -âchim- (ta), -âtut- (ti) et -âtute- (ii) signifient ‘raconter une histoire, colporter des nouvelles’ et sont formées à partir de la pré-finale -ât(u)-[8] qui signifie ‘narrer’. Dans les exemples (21) et (22), nous présentons les formes phonologiques sous-jacentes des morphèmes pour bien exposer la structure morphologique interne des verbes.

Le tableau ci-après récapitule les finales de parole et leurs allomorphes.

Analyse des verbes de parole

Cette section présente notre analyse des verbes de paroles en cri de l’Est. Nous commençons par présenter les verbes intransitifs ai dont le sujet correspond au Locuteur, puis les verbes ta dont l’objet direct animé réfère à l’Interlocuteur. Nous étudierons ensuite les verbes de parole ti dont l’objet direct inanimé représente un Message et ceux dont l’objet direct inanimé est un Topique. La sous-section suivante regroupe les verbes de parole ii dont le sujet correspond au Topique. Enfin, nous nous pencherons brièvement sur les verbes de parole formés en dérivation secondaire.

Les finales de parole

Les finales de parole

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Le Locuteur sujet : les verbes de parole ai

Cette sous-section présente les verbes de parole ai dont le sujet correspond au Locuteur. Certains de ces verbes, comme nous allons le voir, peuvent toutefois encoder un autre élément de cadrage tel que celui de Manière, de Code ou de Message.

Le verbe de parole ayamiw, formé sur l’initiale ayami- ‘parler’, est très fréquent et décrit une activité de communication verbale en mettant l’emphase sur la relation entre le Locuteur et l’action de parler. Ce verbe ai (Intransitif avec un sujet animé) n’encode qu’un seul élément de cadrage sémantique, le Locuteur, qui correspond au sujet tel qu’en (23).

La Manière

Notre corpus comporte plusieurs verbes de parole ai qui décrivent l’activité de communication verbale à partir de la perspective du Locuteur tout en spécifiant une Manière de parler. Certaines Manières renvoient à un état psychologique du Locuteur qui se reflète dans l’acte de communication verbale, par exemple parler avec colère, maturité ou méchanceté. Les verbes qui expriment ce type de Manière sont généralement formés d’une initiale qui encode un état et une finale de parole ai, tel que dans les exemples suivants – de (24) à (26).

Soulignons que l’élément de Manière ne correspond à aucun argument du verbe mais est simplement lexicalisé dans l’initiale. Dans les exemples de verbes ai ci-dessus, l’initiale réfère à l’état du Locuteur. Notons qu’afin d’ajouter un Interlocuteur à un verbe de parole de manière ai, il faut utiliser un suffixe dérivationnel applicatif tel qu’en (27) et non la forme ta de la finale. La forme ta -m-, associée avec la même initiale, ne forme pas un verbe de manière mais un verbe de changement d’état (de l’Interlocuteur) résultatif, tel qu’en (28). Ce type de verbe sera présenté plus en détail dans la sous-section « L’état de l’Interlocuteur ».

En outre, certains verbes de parole exprimant la Manière sont construits avec la racine nâpew- comme en (29). Cette racine, qui signifie ‘mâle, masculin’, est employée entre autres dans les verbes de parole dans le sens de ‘hardi’ puisque, selon les rôles de genre traditionnels dans la société crie, la hardiesse est une qualité typiquement masculine. Elle exprime alors une Manière de parler.

Dans d’autres cas, la Manière réfère plutôt à l’utilisation, consciente ou non, des modalités sonores relatives à l’appareil vocal (augmentation ou diminution de l’amplitude sonore, augmentation ou ralentissement du débit, etc.) comme chuchoter, bégayer, crier, etc. Les verbes lexicalisant ce dernier type de Manière sont relativement peu nombreux en cri de l’Est, si l’on compare par exemple avec le français qui en possède un nombre important dans son lexique (crier, hurler, beugler, brailler, gueuler, rugir, mugir, gémir, chuchoter, murmurer, susurrer, etc.). Certains verbes sont formés avec une initiale qui indique à la fois l’activité de parole et la Manière comme en (30).

D’autres verbes sont construits avec une initiale qui lexicalise le type de Manière tandis que l’activité de parole est encodée dans la finale, tel que dans les exemples (31) et (32).

Notons qu’un verbe de notre corpus exprime la capacité de l’enfant à parler sa langue maternelle, ou celle d’une personne ayant subi un traumatisme à la reparler de nouveau (33). Nous analysons la faculté de parole comme une modalité formelle de la parole, c’est-à-dire un élément de Manière.

En outre, la racine relative it- (allomorphe ish)-, que nous avons déjà abordée ci-dessus, apparaît dans un verbe qui exprime une Manière tel que ceux en (34) et (66).

Ce verbe encode une Manière indéfinie dans l’initiale, qui peut aussi être interprétée comme un Code (cf. définition b) en (34)). Précisons que notre analyse de -chîshwe- repose sur le fait que ce morphème, bien qu’il ne soit plus productif en cri de l’Est, l’est toujours dans d’autres langues algonquiennes tel que l’algonquin du Sud (cf. McGregor 2004 : 339, 341).

Enfin, la finale ti -wewitam- ‘vocaliser’ semble aussi être utilisée pour marquer la Manière dont un locuteur se sert de son appareil vocal, tel que dans les exemples (35) à (38). Rappelons que, quoique la finale -am- soit morphologiquement codée comme ti, elle est syntaxiquement intransitive.

Le Code

Le Code est un élément de cadrage sémantique qui renvoie à la langue ou au système de communication utilisé. Quelques verbes ai de notre corpus signifient que le Locuteur parle une langue étrangère. Ce sont des verbes composés d’un nom qui exprime l’ethnonyme, lequel correspond au Code dans notre cadre théorique, et du verbe ai ayamiw ‘il/elle parle’, tel que dans les exemples (39) à (41).

Alors que l’idée de ‘parler telle langue’ est exprimée par un verbe composé en cri de l’Est, dans d’autres dialectes comme en cri de Moose cette notion l’est plutôt au moyen de morphèmes dérivationnels comme dans wemishtikoshîmow ‘il/elle (L) parle anglais (c)’.

Le Message

Un verbe de parole ai très fréquent dont le sujet correspond au Locuteur est itwew[9] ‘il/elle dit cela’. Ce verbe est formé avec la racine relative it- ‘ainsi, comme’, qui permet d’introduire un discours rapporté dont la fonction est celle de complément (Rhodes 1986 : 9 ; voir aussi James et al. 1996 : 140), et de la finale de parole -we- qui indique une activité de parole (cf. la section « Méthodologie et corpus ») (42).

Le discours rapporté, qui correspond à l’élément de Message selon notre cadre théorique, est précisé au moyen d’une proposition, laquelle, sur le plan syntaxique, est le complément de la racine, tel qu’en (43).

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De plus, notre corpus comprend plusieurs verbes ai dont le sujet correspond au Locuteur et qui lexicalisent en plus un élément de Message. Certains sont uniquement construits avec une initiale qui exprime l’activité de parole et le Message, sans comporter de finale de parole. C’est le cas par exemple du verbe ai nanatayiw ‘il/elle (L) ment (Mes.)’ qui ne possède pas de finale de parole[10], ou des radicaux ai pîchishkwe- ‘faire des commérages, des ragots’, chitu- ‘vocaliser (surtout pour les animaux)[11]’ ; et wiyahkwe- ‘sacrer, jurer’ (44)[12].

Au contraire, d’autres verbes ai encodant un Message sont construits avec une finale de parole comme l’indique, par exemple, le verbe ci-dessous en (45) formé avec la finale de parole ai -mu-.

Enfin, le Message requis peut aussi être spécifique, comme c’est le cas dans le verbe en (46) qui exprime une demande en mariage de la part du Locuteur. La médiane -iskwewe- ‘femme’ encode la requête, c’est-à-dire le Message. Ici le sens du verbe est lexicalisé : littéralement le Locuteur demande une femme et, par extension, la demande en mariage.

L’Interlocuteur objet : les verbes de parole ta

Nous nous intéressons dans cette sous-section aux verbes ta (Transitif avec un objet Animé) dont l’objet direct correspond à l’Interlocuteur. Nous verrons d’abord ceux qui encodent aussi un élément de Message puis ceux qui spécifient l’état de l’Interlocuteur.

Le Message

Le verbe ta itew, formé sur la racine relative it- ‘ainsi, comme’, est un verbe de parole très fréquent dans le discours rapporté et les légendes et peut exprimer l’élément de cadrage de l’Interlocuteur ou celui de Topique. Ce verbe est particulier en ce qu’il ne comporte pas de finale indiquant une activité langagière : le sens de ‘parler’ est donc entièrement lexicalisé et idiosyncratique pour ce verbe. Le verbe ta itew possède un sujet qui correspond au Locuteur et un objet direct animé qui peut référer à l’Interlocuteur (la personne à qui l’on parle) ou au Topique (c’est-à-dire la personne de laquelle on parle), comme indiqué dans les traductions de l’exemple en (47).

La racine relative it- permet, tel qu’indiqué dans l’exemple précédent en (43), d’introduire un discours rapporté qui a la fonction de complément comme en (48).

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En outre, les verbes présentés précédemment dans la sous-section « Le Message » qui encodent un Message en plus d’un Locuteur correspondant au sujet, peuvent avoir une version transitive animée, auquel cas l’objet direct correspond à l’Interlocuteur. C’est le cas dans les exemples suivants construits avec la finale ta -m-, qui permet d’introduire un Interlocuteur.

Finalement, quelques verbes encodant un Message sont des verbes dits délocutifs qui sont dérivés à partir de locutions figées ayant atteint un certain degré de convention culturelle[13]. Le français a des verbes délocutifs comme tutoyer ‘action d’employer ‘tu’ avec son interlocuteur’ ou vouvoyer ‘action d’employer ‘vous’ avec son interlocuteur’. Le cri de l’Est possède quelques verbes délocutifs de parole formés sur des formules de salutations empruntées de langues étrangères comme what cheer[14] et bonjour. Ces interjections ont été lexicalisées comme formules de salutation en cri de l’Est et sont habituellement accompagnées d’une poignée de main. Ainsi on peut former à partir du radical wâchiye- les interjections fléchies wâchiye ‘Salut à toi !’ et wâchiyekw ‘Salut à vous !’, mais aussi un verbe ta qui signifie littéralement ‘il/elle lui dit un what cheer’ (51). La formule lexicalisée constitue le Message.

L’état de l’Interlocuteur

Un nombre restreint de verbes ta met l’accent sur l’Interlocuteur en décrivant un état résultant de l’acte de communication. Dans ce type de verbes, que nous avons déjà brièvement abordé dans la sous-section « La Manière », la racine initiale exprime l’état ou le changement d’état et la finale ta l’activité de parole dans les exemples (53) à (56).

Contrairement aux verbes de Manière abordés précédemment, l’initiale fait ici toujours référence à l’état de l’Interlocuteur et non à la Manière de parler ou à l’état du Locuteur.

Le Message

Les verbes de parole qui ont pour argument direct un Message sont tous des verbes ti dans notre corpus. L’objet direct inanimé correspond alors au Message et peut être précisé par un groupe nominal externe tandis que le sujet représente le Locuteur. Un verbe de parole très fréquent qui permet d’encoder un Message ou un Topique est le verbe en (57), qui est construit à partir du radical ti (Transitif Inanimé) wîhtam- ‘dire quelque chose’.

Dans cette forme verbale, le sujet correspond au Locuteur, et l’objet direct au Message ou au Topique. Il est aussi possible de rédupliquer la première syllabe de la racine tel que dans le verbe en (58), indiquant ainsi que l’action de communication a été réitérée.

Finalement, l’élément de Message peut correspondre à une requête, comme c’est le cas dans le verbe ti2 natutamâw en (59) qui requiert un sujet (Locuteur) et un objet direct (Message requis) en groupe nominal externe.

Le Topique objet : les verbes de parole ti

Nous avons déjà mentionné deux verbes qui peuvent encoder un Topique comme objet direct : itew en (47), qui peut vouloir dire ‘il/elle (L) dit quelque chose à propos de lui/elle (T)’, ‘il/elle (L) l’(T) appelle ainsi’[15], ainsi que wîhtam qui signifie ‘il/elle (L) le (T, Mes.) dit, se confesse’. Il nous faut aussi présenter l’initiale âyimû- ‘parler de qqch’ qui permet, lorsqu’elle est associée à une finale qui marque la classe verbale ti, de former un verbe dont l’objet direct correspond au Topique tel qu’en (60).

De plus, il existe en cri de l’Est une série de verbes de parole formés sur l’initiale âyim ‘difficile’. Ces verbes usuels présentent une morphologie complexe. Ils comprennent l’initiale âyim- ‘difficile’, la finale de parole -we- ‘vocaliser’, le morphème transitiviseur -h- et le morphème inverse -iku- en (61) ou antipassif -iwe- en (62)[16].

Quoique ces deux verbes signifient littéralement « parler difficilement de qqch », leur sens a été lexicalisé. Le radical dérivé âyimwe- a subi le changement sémantique suivant : parler avec difficulté > discuter (pour une analyse historique plus poussée de ces deux verbes, voir celle proposée par Collette [sous presse] pour le cri de l’Est (dialecte du Nord)). Ces verbes ne lexicalisent donc pas de Manière mais seulement un Locuteur sujet et un Topique objet pour le verbe ai+o en (61), et un Topique qui correspond au sujet pour le verbe ii en (62).

La Manière

Certains verbes ti sont formés avec une initiale qui encode une Manière et une finale de parole ti qui introduit un objet direct inanimé correspondant à un Topique, comme dans l’exemple suivant en (63).

Le Topique sujet : les verbes de parole ii

Notre corpus comprend un nombre restreint de verbes de parole ii dont le sujet correspond au Topique, tel qu’en (64).

Les verbes de dérivation secondaire

Nous avons jusqu’à présent analysé des verbes en dérivation primaire. Il est toutefois possible de former des verbes en dérivation secondaire afin de supprimer un élément de cadrage ou au contraire d’ajouter un élément, par exemple un Interlocuteur. Cette sous-section ne constitue pas un relevé exhaustif de tous les processus de dérivation secondaire qui sont possibles dans les verbes de parole mais aborde seulement quelques formes dérivées qui nous semblent pertinentes.

Deux finales secondaires qui apparaissent souvent dans les verbes de parole sont les transitiviseurs -t- et -h- (pour une discussion du morphème -h-, voir Wolfart 1973 : 74). Elles permettent de dériver des verbes ta à partir de radicaux ai et d’ajouter un Interlocuteur, tel que dans les exemples ci-dessous.

Il est intéressant de relever que le verbe ta ayamihew en (68) a été dérivé en un verbe ai ayamihâw tel qu’en (69). Cette forme, qui a été lexicalisée et qui signifie ‘il/elle prie’ (ai), encode en plus une Manière de communiquer.

Il est aussi possible d’ajouter le thème ta -aw- à un radical ti dont l’objet direct correspond au Topique. Ce morphème permet de former un verbe dérivé dans lequel l’objet direct correspond alors à l’Interlocuteur tandis que le Topique est rétrogradé à la position d’objet secondaire, tel qu’en (70) et en (71).

Il est aussi possible d’ajouter à un radical ta déjà dérivé en dérivation secondaire un morphème antipassif -iwe-, qui permet de former un nouveau verbe dérivé ai, tel qu’en (72) et en (73).

Enfin, mentionnons que la forme impersonnelle de itwew ‘il/elle (L) dit cela (Mes)’ (cf. exemple (42)) se forme en itwâniwiw ‘on dit que, il est dit que’ (ii) [pour plus d’informations sur les impersonnels, voir Drapeau 2011]. Ce verbe est en compétition dans l’usage avec la forme yînâniwiw qui est utilisée par certains locuteurs du dialecte Sud-intérieur. Notons que cette forme dérivée est construite sur le verbe yîw ‘il/elle dit cela’ (ai), un verbe de parole qui n’est pourtant en usage que sur la côte. Ces deux formes, itwâniwiw et yînâniwiw, requièrent un élément Topique. Celui-ci est réalisé comme un argument complément de la racine relative it- pour itwâniwiw, tel que dans l’exemple en (74), et comme un argument oblique dans le cas de yînâniwiw tel qu’en (75).

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Toutefois, dans une construction impersonnelle, comme en (76), le sujet du verbe correspond alors au Topique et peut être précisé par un nominal externe tel que dans la phrase en (77).

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Conclusion

Dans cet article, nous nous sommes inspirés du cadre théorique développé par Fillmore (1977, 1982) et par Johnson et Fillmore (2000) afin de dégager les éléments sémantiques du cadre de communication verbale qui sont représentés dans les verbes de parole en cri de l’Est. Notre étude montre que ces éléments sont exprimés de façon régulière dans la morphologie du verbe polysynthétique cri. Tel qu’on là vu dans la section « Description du cri de l’Est », les verbes polysynthétiques cris constituent une phrase à eux seuls. D’une part, ils ont des affixes pronominaux et un suffixe verbal (la finale) qui marquent les arguments sujet et objet et leur genre grammatical. Dans le cas des verbes de parole, l’argument sujet renvoie généralement au Locuteur (dans une forme verbale de base en construction directe) qui est typiquement une entité animée, et c’est pourquoi la quasi-totalité des verbes exprimant un acte de communication verbale appartient aux classes verbales ai, ta et ti, soit celles dont le sujet est animé (contrairement à la classe ii dont le sujet est inanimé). Il existe toutefois quelques verbes de parole ii pour lesquels le sujet inanimé renvoie au Topique. Concernant l’argument objet des verbes de parole transitifs, celui des verbes ta est typiquement un Interlocuteur tandis que celui des verbes ti peut être un Message ou un Topique.

D’autre part, les verbes peuvent être sémantiquement complexes, puisqu’ils peuvent comprendre, en plus de l’élément de cadrage correspondant à leur argument sujet, et le cas échéant, à leur argument objet, un élément sémantique supplémentaire. Ainsi, les verbes ai peuvent encoder, en plus du Locuteur, une Manière de communiquer, le Code utilisé pour communiquer, ou encore le type de Message qui est communiqué. Les verbes ta peuvent quant à eux exprimer un Message ou spécifier l’état de l’Interlocuteur résultant de l’acte de communication, en plus du Locuteur et de l’Interlocuteur. Enfin, les verbes ti peuvent comporter, outre leur Topique, un élément de Manière. C’est généralement l’initiale qui encode l’élément sémantique supplémentaire tandis que la finale concrète exprime l’acte de communication, quoique certains verbes soient formés uniquement d’une initiale qui lexicalise l’élément supplémentaire et l’activité de parole. Faute d’espace nous avons laissé de côté l’étude des constructions syntaxiques dans lesquelles les verbes de parole apparaissent.

Pour résumer, la morphologie grammaticale sert à encoder le Locuteur, l’Interlocuteur et le Topique, tandis que le Code, l’état du Locuteur et la Manière sont exprimés au moyen de la morphologie lexicale (racine, initiale, médiane, préverbe). Quant à l’élément de Message, il peut être indiqué dans la morphologie grammaticale ou au niveau du lexème. Les changements de valence permettant de réassigner les éléments sémantiques aux arguments sujet et objet, que nous avons très brièvement abordés dans la sous-section « Les verbes de dérivation secondaire », mériteraient une étude plus poussée.

Faute d’espace nous n’avons pu explorer le domaine des actes de parole performatifs (par exemple en français : je vous nomme mari et femme, je vous baptise, je seconde la motion, etc.) et la manière dont ils sont exprimés en cri. Nous pensons qu’une étude ethnolinguistique détaillée des formules performatives utilisées dans les discours et textes politiques et religieux serait intéressante puisque ces deux domaines ont largement été influencés par le contact avec les cultures européennes. Selon nous, il doit nécessairement y avoir un arrimage ethnolinguistique entre les besoins de la société moderne crie et les ressources lexicales du cri. Dans de futures recherches, nous espérons pouvoir explorer le domaine des actes performatifs afin de faire progresser la compréhension d’un domaine sémantique resté sous-exploré dans l’étude des langues algonquiennes : celui de la parole.