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Le Québec compte actuellement vingt sites dits « d’art rupestre » sur l’ensemble de son territoire (fig. 1), dont plus de la moitié, constitués par des oeuvres tracées sur la façade de falaises ou à la surface d’affleurements rocheux plus ou moins imposants, sont situés en forêt boréale au nord du Saint-Laurent. De plus, bien que les analyses et radiodatations à ce chapitre doivent être poursuivies, la majorité de ces sites suggèrent une ancienneté relative de quelques siècles, voire d’un ou deux millénaires, comme en fait foi par exemple le site Nisula, sur la côte nord du Saint-Laurent (Aubert et al. 2004). Or, au cours de l’histoire, ces sites de dessins rupestres, comme les autres de même facture des régions plus à l’ouest dans le Bouclier canadien, ont servi à marquer symboliquement et concrètement le territoire. Les traditions orales algonquiennes nous apprennent ainsi que plusieurs de ces sites révélaient la présence ou la manifestation in situ d’esprits suprasensibles ou de forces surnaturelles, ou encore de contacts privilégiés entre les chamanes et ces manitous. Il s’agit en somme d’une dimension intangible que seuls les initiés au savoir sacré ancestral pouvaient mieux percevoir, comprendre ou interpréter selon les schèmes de pensée en usage au sein de la société et qu’ils savaient traduire au besoin à leur entourage si le contexte s’y prêtait (Arsenault 1998, 2004a).

Figure 1

Carte des sites rupestres du Québec. Les chiffres indiquent des sites de peintures rupestres, et les lettres majuscules des sites de gravures rupestres ; les lettres minuscules m et q réfèrent respectivement aux villes de Montréal et de Québec

(Carte dressée à partir d’un fond de carte muette du laboratoire de géographie de l’Université Laval)

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De fait, pour les ancêtres des groupes actuels de la grande famille linguistique algonquienne, les sites de ce genre devaient s’avérer des témoignages aussi manifestes d’un paysage culturel et sacré que pouvaient l’être les édifices religieux pour la société occidentale, même si les motifs dessinés à l’ocre rouge, ou encore gravés à la main, sur les parois rocheuses étaient bien souvent les seuls indices matériels attestant une appropriation culturelle du lieu. Or, il est important de souligner ici que plusieurs de ces sites au Québec sont devenus avec le temps, et pour diverses raisons, des « lieux de mémoire oubliés », des endroits énigmatiques sur lesquels les traditions orales actuelles viennent trop souvent se buter, ou n’ont plus souvenance, et ne peuvent, de ce fait, donner d’informations substantielles pour en reconstituer l’histoire et les significations originelles propres. En l’occurrence, on peut penser que cet effacement mémoriel fut encouragé par le travail d’évangélisation de plus en plus soutenu de la part des missionnaires, dès le xviie siècle, et par la mise en réserve des collectivités amérindiennes à partir de la seconde moitié du xixe siècle, coupant de ce fait le lien répété avec les diverses parties du territoire ancestral et des pratiques qui y avaient traditionnellement cours, y compris des pratiques rituelles parfois fort anciennes (Bousquet 1999 ; Turgeon 2003).

Cela amène donc à poser la question : pour les groupes algonquiens actuels, tels les Cris, les Innus ou les Anishinabes, ces sites rupestres, somme toute peu nombreux au Québec par rapport aux provinces plus à l’ouest, représentent-ils toujours un indice suffisant pour signifier ou manifester le territoire traditionnel et, par conséquent, pour favoriser la reconstitution d’un paysage culturel, ou mieux, d’un paysage ancestral, historique et sacré tout à la fois ? En d’autres termes, s’agit-il actuellement pour ces collectivités d’une marque suffisamment éloquente et probante de l’histoire ancestrale et d’un indice physique suffisamment convaincant concernant leurs ancêtres algonquiens, pour autoriser et valider la définition du territoire traditionnel chez ces groupes autochtones ? L’exemple du travail que je poursuis depuis plus de quinze ans à titre d’archéologue spécialisé dans l’étude des sites rupestres autochtones permet d’offrir ici une réflexion critique sur ce processus de « réactivation » de la mémoire historique par rapport à ces questions hautement justifiées de reconnaissance du territoire traditionnel. Une telle réflexion accompagne certes la démarche scientifique de recomposition ou de reconfiguration du paysage sacré algonquien, processus qui prend alors racine dans la compréhension et l’explicitation des modes de vie passés, mais aussi de la cartographie, de la toponymie et de la topologie du territoire autochtone dit « traditionnel » et qui se nourrit, bien évidemment, de ce que les traditions orales elles-mêmes peuvent indiquer à ce chapitre. Le présent texte vise à démontrer que ce processus de définition du territoire traditionnel s’enrichit au contact, et par conséquent bénéficie, des résultats de la recherche scientifique en archéologie, recherche qui vient parfois stimuler ce travail de mémoire individuel et collectif au sein des peuples des premières nations du Québec aujourd’hui.

La nature des sites rupestres en forêt boréale du Québec

Les sites rupestres au nord du Saint-Laurent inscrits au coeur de la forêt boréale québécoise, à l’instar de ceux du reste du Bouclier canadien, sont constitués de deux grands types d’oeuvres graphiques, à savoir les dessins ou peintures (aussi appelés pictogrammes) et les gravures (que l’on désigne également par le terme pétroglyphes). Si l’on ne retient, pour la suite de la discussion, que les seuls sites de dessins ou peintures rupestres, il faut souligner qu’il s’agit essentiellement d’oeuvres monochromes visibles sur des surfaces rocheuses à plan vertical ou fortement incliné, des falaises ou des gros rochers exposés à l’air libre. Le travail archéologique mené en périphérie de ces sites, au Québec comme dans le reste du Bouclier, démontre d’ailleurs que les rochers ornés sont en règle générale placés bien à l’écart des lieux d’habitation paléohistoriques ou historiques amérindiens déjà répertoriés par les archéologues – lieux qui étaient constitués par des campements temporaires ou saisonniers occupés par des groupes nomades de chasseurs-cueilleurs –, alors que les sites rupestres eux-mêmes n’ont jamais livré d’indices de structures habitables.

Pour réaliser les oeuvres en question, on appliquait une seule matière colorante d’origine minérale réduite en poudre, à savoir de l’ocre rouge[4] riche en hématite, et sans doute mélangée simplement à de l’eau pour garantir une meilleure adhérence à la surface rocheuse. En l’occurrence, pour faire un tracé, on se servait des doigts ou de la main de préférence à un pinceau ou un bâtonnet. Les dessins ainsi produits étaient constitués généralement de scènes aux motifs de dimensions modestes ne dépassant pas trente centimètres, la plupart mesurant entre 10 et 20 cm. Sur le plan graphique, les dessins rupestres apparaissant sur les parois ornées sont bien souvent constitués de traits géométriques plus ou moins complexes, dont des lignes verticales parallèles, qui restent toutefois difficilement interprétables comme tels en tant que symboles renvoyant à un signifié connu. En revanche, on constate parfois la présence de motifs identifiables, lesquels illustrent soit des objets de la culture matérielle (tels des canots ou des armes), soit des figures anthropomorphes ou zoomorphes. À noter que dans ces derniers cas, bien qu’ils soient schématiquement dépeints, les personnages peuvent aussi combiner des traits humains et animaux leur conférant ainsi un aspect fantasmatique : de tels figurants représentent selon toute évidence des êtres hybrides et seraient ainsi l’illustration de membres appartenant au monde surnaturel et à la cosmologie algonquienne. Tel est le cas, par exemple, de la figure anthropomorphe portant de longues oreilles de lapin sur la tête, identifiée à Nanabozho, héros civilisateur algonquien, de l’oiseau-tonnerre, du serpent à tête cornue, ou encore d’un personnage d’apparence humaine affublé de cornes de bison que l’on associe généralement à un chamane ou à un être investi d’un pouvoir surnaturel (fig. 2).

Figure 2

Trois personnages aux oreilles de lapin ou à tête cornue sont visibles dans la partie supérieure, l’un au centre au-dessus de la fissure horizontale, les deux autres à gauche sous la même fissure, au site Manitou, en Outaouais

(Photo Daniel Arsenault)

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Ces oeuvres rupestres, plus ou moins élaborées d’un site à l’autre, sont du reste les seuls véritables indices matériels que l’on peut retrouver sur ce genre de sites archéologiques et qui attestent un tant soit peu la vision de l’univers spirituel des anciens Algonquiens. Incidemment, leur dimension immatérielle, qui constitue la richesse de contenu de ces oeuvres et de leur emplacement, reste souvent inaccessible, impossible à cerner avec assurance, soit parce qu’avec le temps ces sites sont devenus, comme on l’a dit précédemment, des « lieux de mémoire oubliés », soit parce que leur état de conservation est à ce point lamentable qu’il devient impossible d’en recomposer le contenu graphique ou de reconstituer l’intégrité du site. Et comme on l’a déjà signalé, les traditions orales algonquiennes n’ont plus nécessairement « souvenance » de tels lieux qui ont pourtant pu avoir une quelconque valeur spirituelle autrefois, probablement en raison du rejet forcé de plusieurs de leurs croyances par les missionnaires chrétiens au temps colonial et par la suite (cf. Arsenault 2004a, 2004b).

Malgré tout, il existe quelques sites rupestres qui, au cours des derniers siècles, ont continué à se voir fréquentés et pour lesquels il existe des sources orales ou écrites dont l’analyse permet de mettre en relief certains éléments significatifs pour la compréhension du lien étroit qu’ils avaient avec le territoire traditionnel. Cette analyse des sources anciennes, couplée à la démarche d’investigation archéologique sur le terrain, permet en outre de révéler d’importants aspects de la dimension immatérielle des sites qui viennent enrichir encore davantage enrichir la valeur accordée au territoire tel qu’il est possible de la saisir de nos jours. On trouvera ci-après l’exemple de trois sites qui permettent de souligner cette dimension intangible associée au domaine surnaturel, domaine qui apparaît intimement associé à la représentation du territoire traditionnel algonquien et qui contribue à sa signification.

Le site Nisula, en territoire innu (montagnais)

Ce site complexe est localisé sur la côte nord du Saint-Laurent et se trouve plus précisément sur des terres de la Couronne relevant présentement du gouvernement du Québec. On y remarque aujourd’hui la présence d’une bonne centaine de motifs tracés à l’ocre rouge, dont une dizaine à caractère figuratif, quoique représentés de manière fort schématique (fig. 3). Outre les relevés et mesures qui y ont été faits (cf. Arsenault et al.1995), ce site a également pu livrer deux dates radiocarbones – à partir d’autant de fragments du support orné comportant ocre rouge et matière organique – qui révèlent une ancienneté de plus de 2000 ans (Arsenault 2004c ; Aubert et al. 2004). L’interprétation du contenu graphique, notamment l’identification de certains personnages aux attributs corporels distinctifs, dont des têtes cornues, permet de penser que ce site a eu une dimension sacrée et que l’on a voulu illustrer ici les actions de certains êtres en possession de pouvoirs particuliers touchant au suprasensible, soient des chamanes, soit des entités surnaturelles, soit les uns et les autres en interrelation.

Figure 3

Le site Nisula (détail du panneau principal), daté de plus de 2 000 ans, qui se trouve sur la Côte-Nord, au Québec, constitue un exemple bien conservé de sites rupestres algonquiens dans le Bouclier canadien

(Photo Daniel Arsenault)

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Bien que les enquêtes orales menées auprès d’informateurs innus par ma collègue Sylvie Vincent – aidée de Joséphine Bacon (cf. Bacon et Vincent 1994), puis par une de mes étudiantes, Florence Parcoret, en collaboration avec le chercheur innu Jean-Louis Fontaine – n’aient pas permis de retrouver trace de la mémoire de ce lieu dans les traditions et récits, un autre de mes collègues, Charles A. Martijn, a découvert des références explicites à ce site sur une série de cartes anciennes dressées par le jésuite Pierre-Michel Laure, au début des années 1730 (Martijn n. d. ; Laure et Guyot 1732-1733). Sur ces cartes, non seulement est-il fait mention du nom amérindien du lieu, à savoir Pépéchapissanagan, mais aussi une transcription en français assez fidèle du sens du toponyme original, à savoir : « On y voit dans le roc des figures naturellement peintes » (fig. 4).

Figure 4

Carte (détail) du Père Laure de 1732 mentionnant un site rupestre au lieu dit Pepechapissinagan

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Dès le début des travaux archéologiques sur ce site en 1992, des représentants innus du village de Betsiamites participèrent à quelques-unes des interventions faites sur le site et furent périodiquement informés des tenants et aboutissants de cette recherche, ainsi que des résultats. Il convient de souligner également que certains de ces représentants, dans une volonté évidente de se réapproprier le site soit pour poursuivre une tradition spirituelle en voie de se perdre ou dans un mouvement de renouveau religieux (de revival), procédèrent à des cérémonies de purification auxquelles d’ailleurs tous les membres de l’équipe étaient conviés. Au cours des années qui suivirent, j’ai pu constater à quel point le site devenait un enjeu important, non seulement pour ceux que j’ai appelés les « spiritualistes » et qui étaient désireux de voir la dimension sacrée du site respectée, mais aussi par d’autres groupes d’intérêts, tant autochtones que non autochtones : pour les uns, le site Nisula représentait un lieu éventuel d’attraction touristique (Arsenault 1997), alors que pour les autres, il devenait un élément concret dans le contexte des revendications territoriales (cf. Arsenault 1996). Quoi qu’il en soit, ce sont ces derniers représentants, dont les intérêts sont davantage politiques que spirituels, qui forment pour le moment le groupe le plus actif. En témoigne par exemple la carte de l’organisation Mamuitun apparaissant dans un dépliant promotionnel et où sont présentées les portions de territoire qui font actuellement l’objet de négociations entre les instances dirigeantes innues et le gouvernement du Québec ; sur cette carte, on constate en effet que le site Nisula et le lac sur lequel il se trouve sont inclus explicitement à l’intérieur des terres revendiquées. Je reviendrai sur ce point plus loin.

Le site de Némiscau, en territoire cri

Ce deuxième exemple concerne un site aux dessins rupestres ocrés se trouvant en Jamésie, au coeur du territoire cri, dans une zone sous plein contrôle de l’administration régionale crie. C’est à la demande expresse d’aînés cris que je fus invité à faire l’étude du site à la fin des années 1990 (cf. Arsenault 1998b, 1999 ; Vaillancourt 2003). Le site possède une série de motifs pour la plupart géométriques étalés sur les parties basses d’un rocher en forme de dôme. Les quelques rares motifs figuratifs qui s’y trouvent présentent plusieurs similitudes avec des motifs visibles ailleurs dans les sites du Bouclier canadien et incitent à penser que certaines significations leur sont communes (fig. 5). Mais c’est surtout ici les récits que ces aînés ont livrés et qui leur avaient été transmis par leurs pères et grands-pères qui ont permis de noter la dimension spirituelle de ce site et d’apprécier également les liens étroits que ces récits avaient avec des traditions de groupes algonquiens vivant parfois à plusieurs centaines de kilomètres de là. Ainsi, mes informateurs présentaient le site rupestre comme ayant été jadis un lieu fort singulier dans le paysage sacré cri, car le rocher était autrefois occupé par les memegwesho, de petits êtres velus qui, selon des traditions orales algonquiennes (cf. Flannery 1931), habitaient l’intérieur des formations rocheuses et agissaient comme intermédiaires entre les humains et les esprits pour transmettre des connaissances sacrées ou même des pouvoirs surnaturels aux chamanes venus les visiter. Or, le nom traditionnel que ces aînés cris attribuent au site de Némiscau est pour le moins surprenant : Kaapepeschapissinicanuuch. On notera que c’est un nom fort semblable à celui que l’on retrouvait dans les cartes du Père Pierre-Michel Laure, dessinées quelque 250 ans plus tôt, pour désigner le site Nisula. On a donc ici une désignation très similaire à l’endroit de deux sites rupestres distincts, qui renvoie de manière étonnante à un univers de sens partagé par deux groupes culturels apparentés mais distants dans le temps et l’espace.

Figure 5

Le panneau principal du site Kaapepeschapissinicanuuch, lac Némiscau, Jamésie. Ce panneau se trouve au-dessus d’une ouverture vers l’intérieur du rocher, un passage qui, selon les renseignements obtenus de la part d’aînés cris, était emprunté par les memegwesho, intercesseurs entre les chamanes et les êtres du monde suprasensible

(Photo Daniel Arsenault)

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Le site du Rocher à l’Oiseau, en territoire anishinabe (algonquin)

Le troisième exemple, celui du Rocher à l’Oiseau, est encore plus éloquent par l’histoire ancienne qui s’y greffe. Situé à quelque 200 kilomètres au nord de la municipalité de Gatineau, ce site, qui s’étale sur plus de 220 mètres de longueur, occupe la base d’une imposante falaise de près de 170 mètres de haut sur la rive gauche de la rivière des Outaouais (fig. 6), un important affluent du fleuve Saint-Laurent qui servait de voie de communication et d’échanges privilégiés entre la région de la baie d’Hudson, au nord, les Grands Lacs, à l’ouest, et la vallée du Saint-Laurent, au sud, pendant la période paléohistorique, celle qui précéda l’implantation européenne en Amérique du Nord. Accessible d’avril à novembre à bord d’embarcations, le rocher à l’Oiseau comporte aujourd’hui une succession de surfaces ornées où sont visibles, notamment, des motifs figuratifs, comme ici un ours, là un chasseur portant un arc, ici deux poissons, ou encore là un canot avec des traits verticaux parallèles sur le dessus symbolisant un équipage. Mais le site a subi au cours des dernières décennies des perturbations majeures, transformant le document rupestre en véritable palimpseste. En effet, au cours du xxe siècle, ce site, facilement accessible en été, a reçu la visite fréquente de nombreux plaisanciers, dont quelques-uns, hélas, se sont transformés en « plaisantins » pour laisser en différents points à la base de la falaise leurs inscriptions individuelles sous forme de graffiti de tailles et couleurs variées. Cette succession d’interventions intempestives, répétées d’année en année, empêche désormais une lecture adéquate de l’ensemble de l’ancien contenu iconographique produit par les ancêtres anishinabes (fig. 7). Bien qu’il soit pour le moment difficile de déterminer comment faire disparaître ces graffiti pour remettre un tant soit peu en état le contenu rupestre ancien, un programme d’éducation pour le grand public est en voie de réalisation afin de réduire autant que faire se peut ces actes de vandalisme au Rocher à l’Oiseau. Et ce programme comprendra des informations sur l’histoire sacrée du site pour en faire ressortir la dimension spirituelle qu’il avait autrefois, comme en témoignent certains écrits ethnohistoriques.

Figure 6

Exemple de falaise ornée où l’on peut retrouver aujourd’hui des peintures rupestres, site du Rocher à l’Oiseau, rivière des Outaouais

(Photo Daniel Arsenault)

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Figure 7

Exemple de parois aux dessins rupestres couvertes de graffiti au site du Rocher à l’Oiseau, rivière des Outaouais. Avec le temps, ces graffiti constituent des témoignages auxquels peuvent se greffer des récits individuels ou collectifs. On peut s’interroger pour savoir s’il ne serait pas souhaitable de conserver sur ce site l’intégrité de telles oeuvres modernes, dont certaines ont déjà plus de cinquante ans, sauf aux endroits où se trouvent des peintures de facture algonquienne ?

Pour les autochtones, ces graffiti constituent pourtant des actes de profanation du site. D’où l’importance d’un dialogue entre les groupes d’intérêts concernés par l’avenir du site

(Photo Daniel Arsenault)

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L’existence du rocher à l’Oiseau fut mentionnée en effet dans des écrits remontant au premier siècle du régime français, soit au xviie siècle, à l’époque dite de la « Nouvelle-France ». Ce qu’il faut retenir de ces écrits, que ce soit le texte de 1626 du récollet Gabriel Sagard (1999), la relation de 1636 du jésuite Jean de Brébeuf (1637) ou le journal de voyages de 1686 de l’explorateur Chevalier de Troyes (1918), est que les représentants amérindiens qui devaient passer près de l’imposant massif avaient coutume d’y faire des offrandes de tabac, qu’ils expédiaient à l’aide de flèches ; ils racontaient également une histoire qui ajoutait à la dimension sacrée du lieu en mentionnant qu’un homme y était mort jadis et avait ensuite été transformé en rocher, et que des offrandes lui étaient aussi adressées. Or, il se trouve aujourd’hui, à quelques dizaines de mètres de la falaise proprement dite, une énorme tour de roche, haute d’une trentaine de mètres, qui rappelle vaguement la forme humaine et qui pourrait être le personnage décrit dans ce récit. Enfin, le père LeJeune rapporte que le rocher à l’Oiseau était aussi le lieu de résidence d’un démon dont on devait s’attirer les faveurs pour s’assurer un voyage sans encombre, d’où la nécessité d’y faire des offrandes (LeJeune 1637).

Il est intéressant de souligner qu’une mention beaucoup plus récente fait état de ce site et de cette dimension sacrée intangible qu’il a su conserver parmi les groupes amérindiens vivant dans la région. En effet, l’anthropologue Frank G. Speck (1915 : 83), qui avait interviewé en 1913 un chamane ojibwa du lac Temagami, en Ontario, rapporte que ce dernier a vu au Rocher à l’Oiseau la présence d’un motif rupestre illustrant une créature du monde suprasensible, celle qu’il appelait Whisky Jack (forme anglicisée de Wiske’djack), entité majeure de la cosmologie algonquienne. Mais qu’en est-il de cette dimension immatérielle et de la valeur sacrée du rocher à l’Oiseau près d’un siècle plus tard, alors que le site est désormais affligé de si nombreux graffiti ?

À l’été 2001, plusieurs représentants anishinabes issus de trois collectivités distinctes se présentèrent sur le site afin de procéder à une cérémonie traditionnelle à laquelle je pus me joindre. Mise à part la conduite de quelques rites destinés à s’attirer la faveur des esprits du lieu, ces représentants scrutèrent le site afin de repérer les traces anciennes encore visibles qui témoigneraient de leurs ancêtres. Or, je fus invité à les guider sur le site, à leur décrire le contenu graphique et à apporter mon interprétation des motifs qui s’y trouvaient, tout en discutant de l’importance historique que le rocher avait pu avoir, du moins au cours des derniers siècles et telle que le suggéraient les sources écrites. En échange, des aînés anishinabes me parlèrent de spiritualité amérindienne et de la valeur traditionnelle de tels rochers dans la cosmologie traditionnelle et le paysage sacré des premières nations. Ce transfert de connaissances, entre les détenteurs d’un savoir traditionnel et un chercheur oeuvrant dans le monde universitaire et possédant un savoir dit « expert », m’apparut en fait comme une façon pour ces Anishinabes de se réapproprier les significations multiples du site afin de reconstituer littéralement toute la richesse de contenu d’un patrimoine immatériel qui était voué à disparaître, n’eut été de ces interventions scientifiques récentes sur ce joyau du patrimoine autochtone. Je contribuais en l’occurrence à ce processus de réappropriation en aidant à « réactiver » en quelque sorte une mémoire collective à propos d’un lieu autrefois fréquenté et vénéré par les ancêtres de mes interlocuteurs anishinabes.

Cette réappropriation d’un lieu et cette réactivation mémorielle à laquelle je contribue fait désormais partie d’un processus plus vaste de concertation entre groupes anishinabes, chercheurs et gestionnaires du patrimoine, processus au cours duquel le site du Rocher à l’Oiseau, en raison de sa situation à risque le long d’un cours d’eau très fréquenté, doit faire l’objet d’un programme de sauvegarde, de protection et de conservation accru où une mise en valeur doit être entreprise de manière responsable. Dans ce processus en cours, il est évident que ce site rupestre redevient progressivement un véritable lieu de mémoire et constitue désormais un théâtre où différents groupes d’intérêts se concertent pour écrire une nouvelle page de l’histoire de réappropriation du territoire traditionnel.

Discussion

Ces trois exemples de sites rupestres suffisent à montrer que mon travail d’archéologue encourage certes la patrimonialisation, ou processus de mise en patrimoine, de tels lieux, et contribue aussi à valoriser encore davantage le contexte actuel de définition, en l’occurrence, du territoire traditionnel algonquien. Pour les chercheurs comme pour les gestionnaires en patrimoine, de tels sites constituent en effet des témoignages originaux de l’histoire ancestrale des premières nations et, de ce fait, méritent d’être sauvegardés et protégés afin d’être reconnus comme des marqueurs tangibles et toujours manifestes du paysage culturel traditionnel des groupes algonquiens (fig. 8). Or, on a pu voir également que ces sites anciens participent aujourd’hui activement à des contextes variés de rapports sociaux entre divers groupes d’intérêts. Pour plusieurs de ces groupes, en effet, le site rupestre représente bien davantage qu’un simple lieu de mémoire retrouvé, et on peut tenter de circonscrire brièvement ici le rôle que l’on tente de lui faire jouer.

Figure 8

Un marqueur en forme d’inukshuk laissé en 2002 par des visiteurs anishinabes sur un site rupestre de l’Abitibi afin de faciliter le repérage du lieu ainsi réapproprié. Le panneau orné principal se trouve directement dans l’axe de ce petit amoncellement de pierres

(Photo Daniel Arsenault)

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Premièrement, on doit reconnaître qu’un site rupestre peut se transformer en véritable élément de valorisation identitaire, que ce soit pour les acteurs amérindiens qui y voient l’occasion de renouer avec des contextes ancestraux de pratiques rituelles sur le territoire, pour ceux qui désirent promouvoir le passé et les valeurs propres à leur culture traditionnelle, donc d’en commémorer ses particularités, mais aussi pour les chercheurs, qui trouvent dans ces sites un objet original d’investigation et de diffusion des connaissances propre au travail scientifique en archéologie.

Deuxièmement, un site rupestre peut être récupéré à des fins politiques et en tant que preuve concrète de la présence amérindienne plusieurs fois centenaire dans une région donnée, être utilisé comme instrument de revendications efficace et, par conséquent, comme enjeu pertinent au sein des discussions entre représentants politiques pour la reconnaissance d’un territoire dit traditionnel. Le cas du site Nisula est sans doute le plus éloquent à ce chapitre.

Troisièmement, on doit accepter que certains de ces sites constituent un outil de développement économique non négligeable tout en recelant un potentiel significatif d’exploitation touristique, c’est pourquoi leur mise en valeur peut aider à mieux faire comprendre auprès du grand public la nature du territoire traditionnel autochtone et les enjeux idéologiques et politiques qui sont liés à la reconnaissance de ce dernier. Le site du Rocher à l’Oiseau en offre bien sûr le plus bel exemple, compte tenu de son accessibilité et de l’histoire documentée qui s’y greffe. Mais d’un point de vue strictement scientifique – qui n’est cependant pas toujours nécessairement compatible avec la vision autochtone d’un lieu ancré dans le paysage naturel –, cette exploitation doit se faire une fois que des mesures rigoureuses, mais aussi responsables, de conservation et de protection auront été adoptées pour assurer la pérennité de tels vestiges.

Il va sans dire que la dimension mémorielle des sites rupestres, dans ces divers contextes, n’est plus aussi importante ou autant valorisée qu’autrefois. De plus, il est aisé de comprendre qu’il peut y avoir divergences profondes entre les groupes d’intérêts quant à l’utilisation qu’on veut faire d’un tel lieu archéologique aujourd’hui (pour d’autres exemples se rapportant à ce phénomène, voir Carmichael et al. 1994 ; Layton 1989). Or, bien que la mémoire d’un site rupestre comme tel peut être absente du discours politique et idéologique algonquien actuellement, force est de reconnaître une volonté de la part des premières nations de se réapproprier des sites archéologiques de ce genre. Une telle réappropriation vise notamment à stimuler auprès des membres de leurs communautés non seulement un travail de mémoire sur la nature, l’ancienneté et la valeur de ce type de lieu, pour ne pas dire sur cette dimension immatérielle ou encore sur les pratiques traditionnelles qui y avaient cours, mais aussi sur son lien intrinsèque avec le territoire traditionnel que l’on tente de faire reconnaître à l’ensemble de la société. Dans la mouvance de ce processus, le chercheur a certes un rôle à jouer pour accompagner une telle démarche en démontrant qu’un patrimoine immatériel peut se greffer à un patrimoine matériel tel que le représente un site rupestre particulier. Ce faisant, il vient étayer la « preuve » et renforcer le discours interprétatif, tant celui scientifique que celui autochtone (cf. Echo-Hawk 1997 ; Skeates 2000 ; Swidler et al. 1997), à propos de l’existence de ce territoire traditionnel, avec toute la dimension sacrée qu’il a pu avoir et qui formait jadis un aspect incontournable du paysage culturel des Algonquiens. Mais il apparaît utile d’ajouter que l’archéologue qui s’engage, de manière consciente, dans ce processus doit le faire en adoptant une attitude ouverte mais critique et éthique. En tant que chercheurs, ce sont les stratégies employées par ces différents groupes pour obtenir le contrôle, exclusif ou non, de ces sites que nous pouvons observer, et par extension la reconnaissance officielle d’un territoire traditionnel donné, mais cela demeure certes une observation participante. Il convient d’admettre cependant qu’un écart peut se créer entre l’objet et la mémoire selon les intérêts qui sont en jeu, comme l’attestent certains travaux anthropologiques (cf. Arsenault 1996 ; Layton 1989). Il faut espérer que le travail scientifique que les archéologues poursuivent pour apporter de nouvelles informations sur l’histoire du territoire ancestral des premières nations peut contribuer néanmoins à remblayer le fossé qui peut ainsi se créer dans le contexte des revendications politiques actuelles.