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Yawenda : « la Voix ». C’est le nom d’un projet ARUC (Alliance de recherche université communauté) de cinq ans subventionné par le CRSH (Conseil de recherche en sciences humaines du Canada) depuis août 2007. L’objectif de Yawenda est de travailler à la revitalisation de la langue huronne-wendate, dont les tout derniers locuteurs ont disparu au tournant du xxe siècle. Le projet repose sur un partenariat entre le Conseil de la Nation huronne-wendat (CNHW), le Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (CIÉRA) de l’Université Laval, l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), le Conseil en éducation des Premières Nations (CEPN) et la First Peoples’ Cultural Foundation (de Victoria, C.-B.).

Contexte et objectifs

Le huron-wendat est la langue ancestrale de la première nation de Wendake. Cette communauté autochtone située à quinze kilomètres au nord-ouest de la ville de Québec compte environ 1500 résidents, soit la moitié des effectifs totaux de la nation. Presque tous les Wendats ont le français comme langue maternelle, ce qui fait d’eux les seuls francophones de la famille linguistique iroquoienne. Ils ont toujours reconnu l’importance de leur langue ancestrale mais, malheureusement, divers facteurs sociaux, géographiques et historiques ont fait que celle-ci a cessé d’être en usage à partir des dernières années du xixe siècle (Gérin 1902 ; Brunelle 2000). Le sociologue Léon Gérin rapporte que, lors de sa visite à Wendake en 1899, « même les membres les plus âgés de la tribu, en réponse à [ses] questions, avaient beaucoup de mal à se rappeler quelques mots [wendats] disparates » (Gérin 1900 : 89, notre trad.).

À la fin des années 1980, plusieurs Wendats ont entamé un retour à des valeurs culturelles plus traditionnelles. Dans la mouvance de cet élan, la revitalisation de la langue est de plus en plus apparue comme essentielle au recouvrement de l’identité de la nation. Une telle revitalisation, qui s’inscrit dans une tendance mondiale à préserver ou faire revivre des langues minoritaires menacées par l’avancée des grands idiomes internationaux (Krauss 1992), exige des efforts soutenus et organisés. Elle ne peut que reposer sur une concertation étroite entre la communauté qui veut se réapproprier sa langue – et sans la participation de laquelle les efforts de revitalisation linguistique seraient inutiles, voire impossibles – et les spécialistes qui maîtrisent les techniques permettant une telle revitalisation. Le projet Yawenda est justement le fruit d’une telle alliance de recherche entre la communauté de Wendake – qui, dans une pétition signée par 350 personnes dès 1998, a manifesté son désir de voir les autorités locales se consacrer à la revitalisation du parler ancestral – et des chercheurs universitaires ou professionnels (linguistes, anthropologues, spécialistes en sciences de l’éducation) versés dans la linguistique iroquoienne, l’anthropologie du langage ou l’enseignement en langues autochtones.

Le projet Yawenda se propose, sur une période de cinq ans (2007-2012), d’atteindre les objectifs suivants, qui comprennent chacun des activités de recherche, de formation et de transmission des connaissances :

  1. Reconstruire, en analysant les documents historiques disponibles, les structures phonologiques, morpho-syntaxiques et sémantiques du huron-wendat.

  2. Élaborer des outils (lexique, grammaire, programmes scolaires) permettant l’apprentissage de cette langue par les enfants (niveaux préscolaire et primaire) et les adultes de Wendake.

  3. Former des enseignants capables de transmettre les connaissances langagières ainsi générées et enseigner la langue dans la communauté.

Il s’agit, on ne doit pas s’en cacher, d’une entreprise complexe, peut-être utopique aux yeux de certains. Il faut mettre des programmes d’enseignement sur pied, créer du matériel pédagogique et former des professeurs dans une langue que personne ne parle plus, ni ceux qui l’apprendront, ni ceux qui l’enseigneront. Mais qui ne risque rien n’a rien. Si les Wendats veulent se réapproprier leur langue, ils doivent faire les efforts qui s’imposent.

Les risques pris par le projet sont d’ailleurs calculés. Divers facteurs permettent de croire que les objectifs visés par Yawenda sont réalisables, du moins à long terme :

  1. Le wendat sera enseigné comme langue seconde et ne remplacera donc pas le français (ni l’anglais d’ailleurs). Qui plus est, il servira de support linguistique à l’enseignement de divers éléments de la culture autochtone traditionnelle et moderne plutôt que d’outil de communication tous azimuts. Il ne s’agit pas, pour l’instant tout au moins, de former des individus bilingues, mais des locuteurs, jeunes et moins jeunes, capables d’énoncer en wendat des mots et des expressions particulièrement représentatifs de leur culture d’origine.

  2. Le wendat est l’un des plus anciennement et des mieux décrits de tous les parlers autochtones d’Amérique du Nord. Il existe donc une abondante documentation d’époque le concernant (par exemple, Sagard 1632 ; Chaumonot 1831 ; Potier 1751), ainsi qu’un certain nombre d’analyses linguistiques ou ethnolinguistiques plus récentes (Barbeau 1915 ; Lagarde 1980 ; Steckley 1994, 2007 ; Kopris 2001).

  3. Des activistes culturels et des traditionalistes de Wendake ont commencé depuis longtemps à réapprendre certains éléments du wendat. La réappropriation de la langue ne part donc pas de rien.

  4. Des langues apparentées de près au wendat (le mohawk et les autres idiomes iroquois des Cinq Nations) sont toujours utilisées et enseignées de nos jours. On peut donc s’en inspirer pour faire revivre le parler des anciens Hurons.

  5. Il existe enfin d’autres cas, dont on peut tirer profit, de langues éteintes qu’on a réussi à « rallumer » : le kaurna d’Australie méridionale par exemple (Amery 2000).

La revitalisation du wendat semble donc possible si on y met le temps qu’il faut. La dernière année du projet Yawenda devrait voir la mise sur pied d’un programme de langue dans une ou deux classes du primaire, et les cours aux adultes auront sans doute débuté avant cela, mais le travail amorcé devra se continuer bien après 2012.

Méthodologie et collaborateurs

Le projet Yawenda comprend trois grands volets méthodologiques se déployant en bonne partie de façon parallèle. Le premier d’entre eux sert de fondement à l’ensemble de la recherche. Il consiste à rassembler dans une banque de données informatisée, à l’aide du logiciel ToolBox, les données lexicales provenant des dictionnaires wendats compilés aux xviie et xviiie siècles. Une bonne partie de ces données a déjà été colligée par l’ethnolinguiste John Steckley, qui nous a gentiment permis d’en faire usage. Les entrées du lexique de Steckley, ainsi que du matériel supplémentaire provenant des anciens manuscrits, sont saisis sur ToolBox par des assistants étudiants, qui les transcrivent dans l’orthographe wendate adoptée par le Comité de la langue de Wendake (orthographe basée sur les propositions du linguiste Michel Gros-Louis – cf. Gros-Louis 2003). Pour chaque entrée, on ajoute à la traduction anglaise de Steckley la version française du mot, préfixe ou suffixe en rubrique, son orthographe dans les sources anciennes (sources dont on donne la référence), ainsi que des indications sur la catégorie grammaticale et la classe sémantique auxquelles il appartient. Il sera ainsi possible de générer automatiquement des tableaux grammaticaux et des lexiques thématiques à usage scolaire.

Le deuxième volet du projet vise la préparation d’outils pédagogiques permettant de transmettre la langue autochtone. Plus précisément, il s’agit d’élaborer une programmation du contenu d’apprentissage du wendat pour les élèves du préscolaire et des trois cycles du primaire, d’une part, et pour l’enseignement aux adultes de l’autre. Il faut aussi préparer les cahiers et fascicules requis, en s’inspirant pour ce faire d’outils linguistiques et de programmes scolaires déjà disponibles pour d’autres langues de la famille iroquoienne (Mithun et Henry 1982 par exemple). Ce sont les futurs enseignants de la langue qui s’acquittent principalement de cette tâche, sous la supervision de linguistes et de pédagogues collaborateurs ou consultants au projet.

La formation de ces enseignants constitue le dernier volet de Yawenda. Il s’agit d’un apprentissage sur le tas comprenant des séances de formation linguistique, des travaux pratiques (élaboration d’activités et de matériel pédagogique en wendat) et la poursuite d’un micro-programme d’enseignement d’une langue seconde en contexte autochtone (programme de 15 crédits mis au point et offert par l’UQAT, à l’initiative du CEPN). Les six futurs enseignants (hommes et femmes en nombre égal) sont tous Wendats. L’un d’entre eux appartient au milieu de l’enseignement primaire professionnel, mais les autres sont des « activistes culturels », des personnes engagées depuis parfois plusieurs années dans la revitalisation de la langue et de la culture wendates.

Par-delà l’apport indispensable des enseignants en formation et des assistants étudiants, le projet Yawenda ne pourrait être mené à bien sans l’intervention de cochercheurs, collaborateurs et consultants spécialisés. Ceux-ci apportent au projet une expertise linguistique ou pédagogique dont il ne saurait se passer.

Sur le plan linguistique, Yawenda peut compter sur les compétences de deux collaborateurs et de deux consultants :

  • la professeure Marianne Mithun (University of California Santa Barbara), éminente spécialiste des langues iroquoiennes ;

  • le professeur John Steckley (Humber College, Toronto), qui a abondamment publié sur l’ethnolinguistique huronne-wendate ;

  • M. Michel Gros-Louis (linguiste de Wendake), spécialiste de la phonétique du wendat ;

  • M. Craig Kopris (linguiste de Washington D.C.), dont le doctorat portait sur la grammaire du wyandot d’Oklahoma, langue soeur du wendat.

Dans le domaine pédagogique, deux cochercheuses et quatre collaborateurs jouent un rôle essentiel pour ce qui est de la formation des enseignants et de la mise sur pied de programmes scolaires :

  • la professeure Gisèle Maheux (retraitée de l’UQAT), spécialiste de la formation des maîtres autochtones ;

  • la professeure Yvonne da Silveira (UQAT), psychopédagogue oeuvrant en milieu autochtone ;

  • M. Yves Sioui (Wendake), directeur de l’école Ts8taïe et des services éducatifs de la nation huronne-wendat ;

  • Mme Annie Gros-Louis (Wendake), conseillère pédagogique à l’école Ts8taïe ;

  • Mme Lise Bastien (Wendake), directrice du Conseil en éducation des Premières Nations ;

  • la professeure Barbara Burnaby (retraitée de Memorial University, St. John’s), éminente spécialiste de l’éducation en langues autochtones.

Enfin, trois consultants contribuent au projet de manière plus ponctuelle :

  • la professeure Lorna Williams (University of Victoria, C.B.), titulaire de la chaire de recherche du Canada sur la connaissance et l’apprentissage chez les autochtones ;

  • Mme Hilda Nicholas, directrice du centre de production de matériel scolaire en langue mohawk de Kanesatake ;

  • M. Peter Brand (First People’s Cultural Foundation, Victoria), directeur du site Internet First Voices, où seront archivées et mises à la disposition du public les données linguistiques générées par le projet Yawenda.

Sur le plan administratif, le projet a été coordonné jusqu’en juin 2009 par Isabelle Picard, ethnomuséologue et éducatrice spécialisée en culture wendate. Il est dirigé par un conseil de gouvernance de neuf membres représentant les cinq organismes partenaires de Yawenda (CNHW, CIÉRA, UQAT, CEPN, First Peoples’ Cultural Foundation), ainsi que le Comité de la langue de Wendake.

De par sa nature même, le projet Yawenda favorise l’échange de connaissances, de ressources et de compétences entre le monde universitaire, les organismes communautaires de Wendake, la population huronne-wendate en général et les institutions autochtones et allochtones intéressées à la préservation des langues et des cultures. Ses objectifs ne peuvent en effet être atteints sans une étroite collaboration entre toutes les parties intéressées. Les participants universitaires fournissent – ou acquièrent dans le cas des étudiants – l’expérience et l’expertise technique nécessaires au déroulement efficace de cette recherche-action. La communauté de Wendake joue également un rôle moteur dans le projet. Ce sont ses enseignants, son Comité de la langue et ses autorités scolaires et administratives qui travaillent à la revitalisation de leur langue ancestrale, réapprennent celle-ci, collaborent à la préparation d’outils pédagogiques et s’exercent à l’enseigner. Puis, au-delà de ces collaborations, ce sont tous les résidents de Wendake (et les autres membres de la nation) qui pourront participer à Yawenda en réapprenant le wendat ou en suivant de près l’apprentissage de cette langue par leurs concitoyens et par leurs enfants. Cette recherche renouvelle donc la tradition d’alliance que les Wendats ont si bien maîtrisée depuis des siècles, depuis quatre cents ans en ce qui concerne leurs liens avec les francophones, en lui faisant atteindre un niveau de collaboration intellectuelle enrichissant pour tous, autochtones comme non-autochtones.