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La réflexion concernant l’identité contemporaine des groupes autochtones s’articule autour de deux principales composantes. D’abord, les autochtones trouvent une part indéniable de leurs repères culturels dans l’Histoire, la tradition et la mémoire. Le discours autochtone est à ce sujet évocateur, autant en ce qui concerne les représentants politiques (Assemblée des Premières Nations 2003) que dans le corpus littéraire des nombreux auteurs autochtones travaillant à développer et à diffuser la pensée politique autochtone. Ces repères sont cependant en profonde mutation. En effet, ces groupes se retrouvent confrontés à un contexte politique, économique, social et culturel, associé à la fois au colonialisme (Alfred 2005 ; Simpson 2011), à la mondialisation et au néolibéralisme (Nootens 2010 ; Coulthard 2014), mais aussi à l’influence des contacts interculturels qui ont bouleversé les structures traditionnelles et le mode de vie autochtones au cours des derniers siècles (Tully 1999).

Nous proposons ici une interprétation de certains concepts clés que sont l’identité autochtone et le territoire, de la façon dont ceux-ci s’articulent, ainsi que de l’espace qui existe, sur le plan politique, pour intégrer leur vision particulière de ces concepts. Nous poursuivons ici deux objectifs : d’abord, appréhender la fluidité des identités communes d’un groupe autochtone, et ensuite établir son impact sur des revendications politiques à multiples niveaux. Par l’examen des travaux de certains auteurs issus de la science politique, mais aussi de l’anthropologie et du droit, et la vérification, par des entrevues, des constats faits par les auteurs, nous verrons que certains concepts prennent une importance souvent symbolique, tandis que les aspects politiques plus concrets se retrouvent fragmentés. Nous croyons cependant qu’un espace théorique et pratique existe au Canada et au Québec pour intégrer la vision particulière de l’identité, du territoire et du politique mise de l’avant par les autochtones. Nous postulons, en accord avec les théories constructivistes actuellement employées en science politique, que les identités, les nations, les ethnies sont construites, et que le territoire, en tant que symbole, est lui aussi un construit (Keating 2001 et 2012). Cette vision permet de dépasser les conceptions figées de l’identité et du territoire qui ne représentent aucunement les réalités identitaires et territoriales des sociétés autochtones comme celles des sociétés majoritaires.

Une perspective nationale

Les travaux au sujet de l’identité innue et de son rapport au territoire sont nombreux. En effet, des chercheurs comme Sylvie Vincent, Paul Charest, Rémi Savard, Jean-Paul Lacasse et d’autres ont produit des travaux importants sur le sujet, qui soulignent à la fois l’importance de la culture et de la tradition comme référents identitaires, mais aussi le bouleversement des structures lié au colonialisme et aux rapports de pouvoir avec les gouvernements.

La science politique ainsi que l’anthropologie s’attardent à conceptualiser les groupes : les distinctions principales concernent les cultures, les ethnies et les nations. Au sein des théories normatives, ces concepts permettent par surcroît de légitimer les revendications politiques. La polysémie associée à ces termes est elle-même sujette à débat. Cependant, ils demeurent des outils de travail essentiels à la compréhension de la dynamique identitaire de ces groupes. La culture, structure identitaire de première importance, s’avère « un concept social décisif pour rendre compte des contextes pré-étatiques. Comme l’ethnicité, la culture fait référence au partage d’une réalité cognitive » (Tanner 1992 : 22). Ajoutons que nous considérons la culture comme une structure complexe, ouverte, constamment redéfinie par les chevauchements des autres cultures menant à une forme d’hybridation (Niezen 2003 : 6). Une vision large de la culture, telle que mise de l’avant par les autochtones, comme chez l’auteur déné Glen Coulthard, peut d’ailleurs être entendue en tant que totalité sociale, un mode de vie comprenant des aspects économiques, politiques, spirituels et sociaux (Coulthard 2014 : 65). La remise de l’avant du concept de culture est une composante essentielle de la résurgence identitaire dans une optique de décolonisation (Niezen 2009 : 3-4), et les travaux de l’intelligentsia autochtone à ce sujet démontrent une utilisation importante de cette stratégie.

Grande est aussi la confusion entre ethnie et nation et, sur de nombreux points, ces concepts se recoupent effectivement. L’ethnographe Anthony D. Smith, dans une volonté de souligner les rapprochements et distinctions entre ceux-ci, énumère d’abord les caractéristiques de l’ethnie. Des critères comme l’autodéfinition, l’ascendance commune, les mythes, la mémoire, la culture partagée et la solidarité en sont les principaux éléments (Smith 2004 : 18). Il est généralement admis que des groupes identifiés en tant qu’ethnies ou cultures peuvent revendiquer certains droits politiques, souvent moindres cependant que ceux accordés aux nations (Kymlicka 2001).

Quant aux nations, elles peuvent prendre leur origine dans les ethnies qui occupent un territoire historique et ont développé des droits et devoirs pour leurs membres (Smith 2004 : 18). L’identification des groupes autochtones en tant que nations au Canada est une réalité sociologique reconnue par la Commission royale sur les peuples autochtones (Canada 1996). Nous savons, de surcroît, que le langage de la nation prend une place importante chez les autochtones au Canada, notamment depuis les années 1970, en tant que stratégie destinée à donner plus de poids aux revendications (Lacasse 2004 : 75), et qu’elle est progressivement intégrée par les penseurs politiques non autochtones sensibles à leur émancipation (Tully 1999 ; Seymour 2008).

On pourrait cependant arguer que l’analyse des identités des groupes autochtones selon une perspective nationale est réductrice. En effet, malgré l’utilisation du terme « nation » et d’un certain vocabulaire qui y est associé, tel que « droit à l’autodétermination », « souveraineté » et « gouvernement », entre autres, les autochtones s’emploient à mettre en relief le fait que les conceptions autochtones diffèrent de façon importante de celles des non-autochtones et ont évolué de façon indépendante (Turner 2006 ; Tully, 2007 ; Lacasse 2004 : 17). L’utilisation de ce type de vocabulaire associé a priori au nationalisme occidental, très fréquente chez les élites politiques autochtones, est donc constamment nuancée. Cependant, il nous apparaît clair que les aspirations autochtones liées à la liberté politique (Papillon 2006 : 463), à la défense de traits culturels ainsi qu’à un rapport spécifique au territoire sont bel et bien des aspirations nationalistes.

L’utilisation grandissante, notamment au sein du discours politique, du terme « nation » tend, de surcroît, à élargir ce concept, qui ne s’avère plus limité à la seule vision dite occidentale (Clifford 2004 : 158). Cette conception de la nation peut être appréhendée de façon adéquate par une perspective ethnosymboliste, telle que mise de l’avant par Smith, qui rend compte de l’importance d’éléments subjectifs chez des ethnies et des nations en constante mutation. Plus précisément, elle souligne l’importance des mythes, des symboles, des traditions, des valeurs et de la mémoire dans la formation des identités nationales. L’ethnosymbolisme n’exclut pas que les nations se soient formées autour de noyaux ethniques préexistants, et il tient aussi compte de l’évolution vers des éléments politiques plus contemporains, due à l’impact de la modernité, notamment (Özkirimli 2010 : 143-151). On pense ici à des éléments précis comme l’éducation, le recensement et le développement des moyens de communication auxquels on ajoute, dans le cas des autochtones, la colonisation et la sédentarisation, qui favoriseraient une prise de conscience nationale des groupes ethniques préétablis. Cette approche est davantage appropriée puisque les groupes autochtones se réfèrent effectivement à des éléments culturels et ethniques forts. Cependant, malgré une certaine impression de pérennité souvent alimentée par le discours autochtone lui-même, les identités et les caractéristiques politiques de ces groupes ont néanmoins intégré des éléments importants dus à l’influence de la colonisation et des contacts interculturels, devenant de ce fait des créations hybrides et originales.

Cette insertion des autochtones dans une dynamique nationale permet de les relier aux interrogations générales des auteurs qui se sont employés à conceptualiser le multinationalisme, comme Alain-G. Gagnon, James Tully et Michel Seymour. Ces auteurs soulignent la remise en question actuelle de l’État-nation comme cadre de référence, signalant cependant que, dans les faits, « dans leur volonté de maîtriser leur environnement politique, les nations majoritaires ont tendance à négliger cette recherche d’équilibre et cherchent à imposer leur seule volonté » (Gagnon 2011 : 7). Pour une auteure comme Geneviève Nootens, la reconnaissance des nations minoritaires et des peuples autochtones par les États ne va pas de soi, ces derniers ayant tout intérêt à leur nier ces droits (Nootens 2010 : 29). Il appert donc que, malgré le fait que l’espace théorique se déploie pour une coexistence de multiples nations au sein de l’État, les nations autochtones se butent à une conception assez unilatérale du pouvoir et du rapport au territoire par les autorités étatiques. Les traités modernes, comme les ententes d’autonomie gouvernementale, peuvent en effet être vus comme des instruments permettant d’affirmer l’autorité fédérale et provinciale sur des terres où subsistent des droits autochtones (Papillon et Lord 2013 ; Ross-Tremblay et Hamidi 2013). De la même façon, le droit, s’il a permis des avancées notables, se manifeste encore comme structure de pouvoir et de domination. Des auteurs d’origine non autochtone comme Daniel Salée (2013), Martin Papillon (2006 ; avec Lord 2013), Jocelyn Maclure (2005) et Jean-Paul Lacasse (2004), mettent d’ailleurs l’accent sur l’aspect colonial du droit étatique et de la relation politique entre les gouvernements et les autochtones, les progrès les plus récents ne permettant toujours pas de dépasser véritablement cette relation. Les revendications autochtones sont porteuses d’idéaux profonds, et un espace doit être laissé aux groupes pour leur permettre de définir leur propre contenu politique et identitaire (Keating 2012 : 23).

Ces postulats théoriques étant posés, nous avons cherché à vérifier de quelle façon ceux-ci se concrétisent chez les membres d’un groupe autochtone, principalement au sujet de l’identité nationale, du lien avec le territoire et la structure envisagée en tant que nation. Pour ce faire, nous avons choisi de procéder à des entrevues chez les Innus au Québec, un groupe autochtone de tradition semi-nomade jadis appelés Montagnais, ayant historiquement occupé de vastes territoires et étant aujourd’hui essentiellement établi dans neuf communautés au Québec et deux au Labrador. Ce groupe, principalement uni au niveau culturel mais qui apparaît passablement fragmenté sur le plan politique, représente un cas d’espèce de la dynamique identitaire nationale qui caractérise de nombreux groupes autochtones.

Les entretiens : recrutement, présentation des participants et construction de la grille d’entrevue

Le travail de terrain a été amorcé avec de l’observation participante, échelonnée sur plusieurs années durant nos nombreux séjours parmi les Innus. Cela nous a permis de construire les interrogations de départ. La partie officielle de cette observation s’est répartie cependant d’avril 2013 à février 2014. Les entretiens que nous avons menés, d’une durée d’environ une heure, étaient semi-dirigés. Lors du recrutement, il était impératif de rechercher une variété de points de vue. Deux types d’acteurs étaient privilégiés : les acteurs du milieu politique et administratif d’un côté, ceux-ci étant directement engagés dans les questions de pouvoir et de territoire, et les citoyens de l’autre, où nous cherchions à vérifier la présence d’un lien entre leurs propos et le discours officiel. Au total, douze entrevues ont été réalisées : cinq dans la communauté de Pessamit, quatre à Mashteuiatsh et trois à Uashat mak Mani-Utenam[1]. Nous avons décidé de nous concentrer sur une nation autochtone au sein d’une seule province canadienne pour éviter que des politiques gouvernementales provinciales différentes interfèrent avec nos résultats.

À Pessamit, nous avons rencontré trois citoyens très engagés en politique, mais aussi dans le mouvement traditionaliste. Certains ont participé à des manifestations dans le cadre du mouvement « Idle No More ». Nous avons aussi rencontré un homme et une femme issus du milieu politique et administratif. À Uashat mak Mani-Utenam, nous avons rencontré deux citoyens, un homme et une femme, ainsi qu’un retraité du milieu politique et administratif. En ce qui concerne la communauté de Mashteuiatsh, nous avons rencontré quatre intervenants du milieu politique et administratif, trois hommes et une femme. Certains ont participé à des négociations territoriales, ou oeuvrent dans le secteur culturel et universitaire.

Pour construire notre grille d’entrevue, nous nous sommes inspirés des critères de la nation, mis de l’avant par Smith (2004) :

  1. Une autodéfinition, incluant un nom propre collectif

  2. Des mythes partagés et une mémoire des origines

  3. Une culture publique distinctive

  4. La possession/occupation d’un territoire historique

  5. Des droits et des devoirs communs pour tous les membres (Smith 2004 : 18)

La grille d’entrevue utilisée avec les participants présentait un ensemble de sept questions principales, portant sur la représentation du groupe autochtone, le territoire, les fondements normatifs de la nation, le rôle politique du participant, les structures politiques et les ententes, les revendications, et la perception du participant concernant l’avenir politique des Innus. De façon à simplifier la démarche, nous avons par la suite choisi de séparer nos observations en trois volets, reflétant nos questions de recherche, soit :

  • L’autoreprésentation de la nation innue, couvrant principalement les critères 1 à 3 de Smith

  • Le rapport innu au territoire, relatif aux critères 4 et 5

  • L’échelle de la nation politique, concernant notamment les structures actuelles et envisagées, de façon à comprendre l’étendue politique du groupe

L’autoreprésentation de la nation innue 

La question de l’identité est primordiale dans notre recherche. Elle définit le contenu de la nation, les caractéristiques de ses membres. Elle est fortement reliée à la notion de culture, omniprésente dans l’autoreprésentation d’un groupe autochtone. Dans un monde en mutation, et en raison des nombreuses politiques d’assimilation dont ont été victimes les autochtones, la tradition sert évidemment de référence, de cadre dans lequel la culture s’exprime.

Dans un article de 2013, Annalisa D’Orsi a produit une importante réflexion sur l’articulation de la tradition dans la définition de la nation innue, réflexion où elle apporte une contribution quant à la fluidité et à l’adaptabilité du concept de tradition. S’appuyant sur un anthropologue comme Clifford (2004), D’Orsi en appelle à une plus grande fluidité des identités dites traditionnelles, qui doivent être vues comme étant en constante mutation. En effet, Clifford rejette la conception trop binaire qui consiste en l’identification de certains traits culturels, voire de certaines cultures, en concept de traditions versus modernité. N’écartant pas entièrement le concept de tradition, la modernité est vue comme étant dynamique. Ce faisant, non seulement les traditions sont considérées comme vivantes, mais elles sont appelées à inclure des éléments associés à la modernité.

Dans sa forme politique, cette identité peut aussi être reliée à ce que la littérature occidentale convient d’identifier comme étant la citoyenneté. La question du droit est ici primordiale. Dans un article de 2013, Geneviève Motard insiste sur le rôle qu’a joué la législation sur cette identité, particulièrement la Loi sur les Indiens, mais aussi la Constitution et les traités, au cours de l’Histoire récente, la détermination des critères de celle-ci étant qualifiée « d’enjeu de pouvoir » (Motard 2013 : 506). Nous savons que les définitions légales mettent l’accent sur le lien de descendance, postulant un pourcentage minimum de « sang indien ». Ces définitions légales, bien qu’imposées et d’origine coloniale, ont eu historiquement un impact sur les groupes autochtones, et même les accords de revendications territoriales globales limitent sérieusement l’octroi de la citoyenneté (Motard 2013 : 514-515).

Partant du postulat qu’un groupe autochtone comme les Innus constitue à la fois une culture et une ethnie au sens anthropologique ainsi qu’une nation au sens politique, nous avons voulu comprendre de quelle façon évoluent ces éléments dans un cadre historique et comment ceux-ci s’expriment dans un contexte contemporain. Nous cherchions également à connaître les frontières, au sens figuré, du groupe, autrement dit qui est inclus et qui est exclu de cette définition. En effet, comme le souligne le politologue John A. Armstrong, les limites du groupe s’avèrent un élément essentiel de la définition de celui-ci, alors que les individus s’y identifient avant toute chose « non pas en référence à leurs propres caractéristiques, mais par l’exclusion, ou par la comparaison, avec les “étrangers’’ » (Armstrong 1982 : 5). Cette façon d’envisager la nation a l’avantage de permettre l’évolution des identités, sans fixer de caractéristiques, ou essence, au groupe.

D’abord, à la question Selon vous, que signifie être un Innu ? nous avons obtenu un retour très fréquent à l’étymologie du terme « innu » (être humain), mais aussi un sens plus défini :

Être Innu, c’est tout un contexte. Premièrement, y’a la façon de vivre, ça c’est une première chose… étant donné qu’on fait partie d’une grande nation, là, les Innus... Eh bien moi, un facteur identitaire assez important, c’est la langue, la culture.

Un intervenant du milieu politique et administratif, Pessamit

Nous partons donc d’une définition très large (celle de l’être humain) à une définition plus restrictive, à savoir quelqu’un vivant selon les traditions, un ancien mode de vie, et également le facteur culturel décisif qu’est la langue. Cependant, concernant cette dernière, la nation innue en tant qu’unité linguistique est sujette à débat, faisant partie du grand ensemble des langues algonquiennes :

C’est encore des paroles plus qu’autre chose, la nation innue. Ça a été amené par des anthropologues ou des linguistes parce qu’il y avait des langues qui se ressemblaient. Mais c’est bien relatif. Ici, des gens, pas chez les jeunes, mais les plus vieux, peuvent aussi bien parler avec un Cri du lac Mistassini, ils vont se comprendre beaucoup plus facilement qu’avec quelqu’un de Natashquan [une autre communauté innue], par exemple.

Un intervenant du milieu politique et administratif, Mashteuiatsh

Une première imprécision apparaît donc dans la question des frontières de la nation et de son unité culturelle. Mais, chez tous les participants, la langue a été soulignée comme facteur unificateur, cependant qu’on s’inquiète du fait qu’elle est menacée.

Tout comme la langue, les valeurs et le mode de vie constituent également un facteur unificateur fort. Et comme la langue, la perte des valeurs et du mode de vie préoccupe. Le point de vue de certains individus traditionalistes est particulier. Un participant résume ainsi la perte qu’ont vécue les Innus du point de vue culturel et spirituel, puis le relatif regain à ce sujet au cours des dernières années :

Les derniers habitants du territoire, les derniers qui exploraient, qui pratiquaient la chasse… […] ils ont été suivis par la génération des pensionnats, qui eux autres n’ont pas parcouru le territoire. […] Ça fait que là, on s’est retrouvés avec… après la génération qui suit la génération des pensionnats, avec une tentative de petit retour vers, comme ceux de mon âge, disons dans la quarantaine, ils ont essayé de faire ce que leurs grands-pères faisaient, pas ce que leurs parents faisaient.

Un citoyen, Pessamit

En ce qui concerne l’autoperception des participants, ceux-ci se représentent d’emblée comme étant Innus et répondent de façon directe et déterminée à nos premières questions concernant l’identité. Cependant, au fil de l’entrevue, le caractère imprécis des frontières de la nation apparaît souvent dans le propos. Deux participants ont même convenu, à la fin de l’entrevue, que celle-ci leur avait permis de pousser plus à fond leur propre réflexion quant à leur nation ou groupe. On note des références ethniques (descendance par rapport à un groupe), culturelles (la langue, le mode de vie) et spirituelles (respect envers les éléments de la création, et les responsabilités s’y rattachant, qui nous permet de rejoindre le concept de citoyenneté). Comme chez d’autres nations, l’importance symbolique de la tradition est indéniable, même en adoptant une conception évolutive de celle-ci. La décroissance de la pratique des activités traditionnelles provoque une certaine recherche de repères, allant, chez certains auteurs, jusqu’à « l’amnésie culturelle » (Ross-Tremblay et Hamidi 2013).

Tandis que les repères culturels sont en déclin, on insiste sur l’importance des tentatives de revitalisation culturelle – par les cérémonies spirituelles, par la transmission des connaissances relatives à la vie en forêt et à tout ce qui concerne le mode de vie, Innu-aitun, et la langue, Innu-aimun. En revanche, les critères émis par le gouvernement ne sont pas mentionnés par les participants, sauf pour les rejeter. L’autodéfinition du groupe apparaît comme primordiale, cependant on concède, comme le fait un citoyen de Pessamit, qu’un réflexe de protection a transformé une conception jadis plus inclusive de la nation en une moins grande acceptation d’éléments extérieurs.

Le rapport innu au territoire

Le rapport au territoire chez les nations est crucial. Dans un chapitre de 2012, Keating réinsère la dynamique territoriale dans les demandes d’autonomie des nations minoritaires et des groupes autochtones, une telle relation ayant été délaissée, durant les dernières années, dans les études portant sur le nationalisme minoritaire au profit d’autres composantes, telle l’identité. Chez les nations, le territoire peut prendre une grande importance symbolique, en plus de considérations économiques. Ce faisant, l’État-nation, en tant qu’unique structure d’expression de cette autonomie, s’avère de plus en plus remis en question. La question de l’autonomie relationnelle progresse également, considérant qu’aucun groupe ne peut, aujourd’hui, être tout à fait autonome, pas même les États (Keating 2012 : 13-17). De plus, le territoire doit être interprété, non pas seulement en tant que lieu où peut s’exprimer la nation, ses droits et son identité, mais comme étant l’entité d’où émergent les structures nationales. Ainsi : « L’identité et la culture d’une communauté, mais aussi sa structure sociale et politique, sont souvent le produit d’un rapport particulier au territoire qui se déploie sur plusieurs générations » (Beaulieu, Gervais et Papillon 2013 : 21). Özkirimli note aussi que le rapport d’un peuple au territoire, que ce peuple soit nomade ou sédentaire, est de la plus haute importance, bien que ce lien puisse diverger entre ces deux types d’occupation d’une façon qui les rend incompatibles (Özkirimli 2010 : 146-147).

Chez les autochtones, le territoire est souvent entendu, au-delà du lieu spécifique qu’il désigne, comme un concept relationnel reliant le peuple non seulement à la terre mais également aux animaux, aux arbres, aux rivières qui s’y trouvent (Coulthard 2014 : 61). Chez les Innus comme chez d’autres peuples autochtones, le territoire prend également une importance presque religieuse. En effet, la légende de Tshakapesh rappelle l’origine mythique des Innus, qui seraient eux-mêmes issus de la terre (Lacasse 2004 : 53-54, 77-78). En présentation de l’ouvrage de Jean-Paul Lacasse sur la question, Henri Dorion souligne « l’étonnante continuité historique de la conception innue du territoire » (Henri Dorion, dans Lacasse 2004 : 8). Ce qui signifie pour nous que, nonobstant la présence d’un certain langage davantage relié à un nationalisme non autochtone (particulièrement chez les élites), et malgré un certain changement de relation avec le territoire, les auteurs constatent qu’une bonne part de cette « conscience territoriale » (Lacasse 2004 : 145) demeure. Nous cherchions à savoir dans quelle mesure cette conception du territoire s’exprime et quel est son impact sur les revendications politiques du groupe.

À la question Quel est le type de lien que les Innus entretiennent avec le territoire ? un participant avance ceci :

Historiquement, le lien, ça vient de la responsabilité, on dit que la terre ne nous appartient pas […]. La terre ou le coin de terre que j’utilise pour vivre, j’ai des responsabilités qu’il continue à vivre et à faire vivre d’autre monde après moi. Il y avait la responsabilité de gardiennage du territoire que tu utilisais, je pense que l’expression « gardiennage » est la meilleure, le territoire n’était pas à toi. Tu avais une responsabilité de le préserver.

Un intervenant du milieu politique et administratif, Mashteuiatsh

Cette notion de gardiennage, aussi soulignée par Lacasse (ibid. : 27), a également subi une certaine mutation. Une transformation importante fut visible avec la mise en place d’une des premières relations commerciales entre autochtones et non-autochtones, la traite des fourrures. Celle-ci aurait rendu la conception du territoire plus individuelle, en amenant une forme de droit de propriété (ibid. : 36, 43), ce qui est aussi amené par un participant :

Il y a eu les réserves à castors qui ont été créées en 1950. Là, ça a été vraiment enclavé, le territoire, c’était même une frontière officielle qui a un peu apporté une notion de propriété.

Un intervenant du milieu politique et administratif, Mashteuiatsh

Le lien avec le territoire, même s’il s’est transformé, demeure très présent et tend même à s’affermir, possiblement en conséquence de la résurgence politique des Innus au cours des dernières décennies :

Les Innus sont déjà conscients sur le territoire. Tout le monde dit : c’est notre territoire. Les jeunes, les vieux, Ninan Nitassinan [notre territoire], je pense que c’est un des vocabulaires les plus employés dans l’actualité aujourd’hui. Il y a toujours une relation de terre, même sur nos vies, même si on vit, aujourd’hui, dans la société capitaliste, il y a toujours un lien qui est extrêmement fort avec la terre, la possession du territoire. Et pourquoi on est très, très liés… Dans les années 50-60, moi, mon père je l’ai jamais entendu dire « c’est notre territoire », puis là, maintenant, pour mes petits-enfants, c’est… Ninan Nitassinan.

Un citoyen, Uashat mak Mani-Utenam

Au regard des entrevues, on constate également que le territoire est le soutien de la nation innue, qu’il définit sa culture, son identité. Une autre intervenante nous parle ainsi du rapport des Innus de Mashteuiatsh avec le territoire :

Nous, de la façon dont on l’aborde sur le plan politique et aussi le plan culturel, on considère le territoire comme étant la base de tout, que ce soit au niveau politique, culturel, social, économique […]. Nous, si on n’a pas le territoire, c’est terminé.

Une intervenante du milieu politique et administratif, Mashteuiatsh

Un participant précise cependant que le lien avec le territoire est différent chez les peuples semi-nomades et sédentaires, et de là découle le degré d’autonomie désirée :

Les idées très fortes d’autonomie, on voit ça juste chez des gens qui sont sédentaires. […] Chez les peuples nomades […] tu dois tout le temps te déplacer, alors, tu as pas l’attachement au sol qui est direct en dessous de toi. Je fais une différence entre les terres, c’est une chose, et le territoire, c’est autre chose. Le territoire est un concept un peu plus abstrait, c’est une grande surface, alors que les terres, c’est concret.

Un intervenant du milieu politique et administratif, Mashteuiatsh

L’abstraction du concept de territoire n’empêche cependant pas la volonté innue d’autodétermination sur ces territoires d’être très puissante :

Moi, personnellement, j’aime pas le mot « revendication ». Ce sont nos territoires. On n’a pas d’affaire à revendiquer nos territoires, c’est à nous, ça. T’as pas à revendiquer ce qui t’appartient à toi. Déjà, le mot « revendication », c’est comme si on pénalisait la personne qui manifeste, comme si on demandait.

Un citoyen, Uashat mak Mani-Utenam

Il ressort que les participants insistent tous sur l’importance capitale du territoire pour les Innus. Nombre de participants conviennent que le territoire n’est plus occupé comme jadis et que l’importance des activités traditionnelles qui y sont liées est en déclin. La colonisation, l’assimilation et la législation ont certes provoqué ce déclin, et les pensionnats ont sans doute aussi contribué à la coupure de la transmission entre les générations, comme l’avance d’ailleurs un citoyen de Pessamit. Le rapport de la récente Commission de vérité et réconciliation du Canada confirme aussi la stratégie des pensionnats, qui visait « à remplacer les activités économiques traditionnelles par une agriculture fondée sur le modèle paysan européen » (Commission de vérité et réconciliation du Canada 2015 : 52). Même si les politiques gouvernementales ont atteint partiellement leur objectif, certains Innus occupent toujours le territoire, et dans tous les cas il subsiste un lien affectif majeur entre le territoire et la nation.

Malgré ces constats, la direction que devra prendre la nation sur la question de l’exploitation des ressources du territoire est sujette à débat. Des citoyens ont aussi soulevé des objections à certaines actions entreprises par leurs propres conseils de bande engagés dans le développement du territoire, dont les ententes avec Hydro-Québec et les compagnies forestières et minières. D’autres, comme des représentants du milieu politique, ont fait valoir la possibilité d’exploiter les ressources naturelles en accord avec les valeurs innues dans une optique de développement durable. D’autres encore, plus traditionnels, arguent pour une plus importante occupation territoriale, de façon à affermir les droits, une composante également essentielle de l’affirmation nationale pour Coulthard (Coulthard 2014 : 171-172), bien qu’on ne s’oppose pas nécessairement à un développement économique limité accompagné d’un partage des redevances plus équitable pour les Innus. De ce point de vue, le territoire devient une façon d’assurer l’autonomie gouvernementale et l’autonomie financière.

L’importance accordée au territoire que nous avons observée chez les participants révèle une communauté fortement enracinée et possédant un rapport particulier au territoire : celui-ci prend une importance centrale, cependant qu’on postule un rapport de non-propriété et de non-exclusivité avec le territoire, soulignant le profond fossé entre les interprétations autochtones et non autochtones d’un même concept. La contestation du développement économique dans lequel certains conseils de bande s’engagent démontre également une variété de points de vue quant au devenir du territoire chez les Innus.

L’échelle de la nation politique

Michael Keating identifie l’autodétermination par le droit, pour un peuple, de décider de son futur (Keating 2012 : 15). La question des frontières politiques de ce peuple prend ici toute son importance, et les récentes actions politiques des Innus, comme la négociation d’ententes d’autonomie gouvernementale, nous montrent une fragmentation politique très importante de la nation.

On ne peut séparer la conception politique de la nation innue des territoires qui sont reliés à celle-ci. À ce sujet, la fragmentation des revendications territoriales innues actuelles est manifeste. Cette division est-elle due à la colonisation, ou plutôt à un rapport au territoire jadis parcouru par les familles qui, s’étant sédentarisées, posent leurs revendications tout naturellement sur les anciens ou actuels territoires de chasse, sans que l’on porte ces revendications à un niveau « national » au sens occidental du terme, c’est-à-dire en tant que lieu d’expression d’une communauté imaginée et beaucoup plus large ? Il apparaît donc y avoir plusieurs échelles de territoire chez les Innus, celle du territoire symbolique, imaginé (et qui se trouve lié à la conception des Innus en tant que totalité, elle aussi symbolique et imaginée) et celle du territoire immédiat, revendiqué par la communauté politique à laquelle on appartient de façon plus directe, ce qui amène la notion de l’étendue du groupe politique.

Les écrits de différents auteurs au sujet de l’étendue politique du groupe innu dans une perspective historique empruntent des directions diverses : certains historiens et anthropologues, s’appuyant entre autres sur des sources orales innues, tantôt notent l’importance de l’autonomie politique de groupes relativement réduits, et parfois encore, au contraire, s’appuyant notamment sur des écrits de Champlain et les Relations des Jésuites, observent la prise de décision en commun de plusieurs bandes, réunies principalement lors des rassemblements d’été (Lacasse 2004 : 72). Cependant, aucune source ne nous indique que la vaste nation innue en tant que totalité ait été unie politiquement à l’époque précoloniale. Au contraire, il apparaît qu’« avant la colonisation, la société innue était une société de petite échelle » (D’Orsi 2013 : 71) ou encore, concernant un quelconque conseil qui aurait dirigé la nation innue, que « rien n’est moins certain » (Lacasse 2004 : 73). Il semble plutôt que la sédentarisation forcée des familles, jadis identifiées à des territoires distincts (Lacasse 2004 : 142), ait fusionné celles-ci en « bandes », reconnues au sens de la Loi sur les Indiens. Cette sédentarisation va, selon les régions, des années 1850 comme dans le cas des Innus de Pessamit aux années 1950 dans le cas de la Basse-Côte-Nord. Il est clair cependant que cette sédentarisation a provoqué des divisions artificielles entre les communautés nouvellement créées, en isolant des groupes jadis plus fluides en raison des déplacements et des échanges inhérents au semi-nomadisme. Avec Keating, nous postulons donc que les délimitations des groupes et des territoires sont changeantes et sont le résultat de la politique (Keating 2001 : 62). Pour un participant de Mashteuiatsh, le lien entre les divisions ancestrales et actuelles est manifeste et explique la pluralité des revendications :

Il y a une forte idée d’autonomie au niveau local. […] Ils vont employer l’expression, ils vont dire la nation innue, la nation atikamekw, la nation crie, parce que ça fait des années qu’on entend ça, ils vont en parler, mais c’est encore une expression, c’est pas encore là, les situations sont encore trop différentes, c’est bien difficile d’essayer de tout mettre ce monde-là ensemble. […] Historiquement, chaque petit groupe était relativement autonome. Et c’est encore comme ça.

Un intervenant du milieu politique et administratif, Mashteuiatsh

Ces divisions ancestrales expliqueraient donc, en partie, la fragmentation actuelle de la nation, que la plupart des participants considèrent comme une réalité politique objective avec laquelle ils devront composer dans le futur. Si la plupart la déplorent, d’autres y voient une plus grande flexibilité :

On a tous des enjeux différents. Ici, à Mashteuiatsh, on est beaucoup entourés au niveau des non-autochtones de Roberval, alors, c’est sûr qu’il y a plus de métissage, au niveau de l’occupation du territoire, comparé à Natashquan ou La Romaine.

Un intervenant du milieu politique et administratif, Mashteuiatsh

Malgré l’existence de ces divisions politiques ancestrales, la modernité et la colonisation auraient pu favoriser la cohésion de la nation innue. Benedict Anderson explique que le développement des moyens de communication, de transport, ainsi que le capitalisme ont permis de fusionner certains groupes et de les constituer en nations. Ce processus fut d’ailleurs visible chez les Cris et les Inuits du Québec. Ceux-ci se sont retrouvés bouleversés par le développement économique et territorial du Québec dans le cadre du projet de la Baie James qui a mené à une union des bandes cries et des groupes inuits au sein d’entités politiques regroupant leurs nations respectives (Rodon 2013 : 392). Les institutions mises en place et les progrès réalisés, chez les Cris notamment, sur le plan de l’autonomie gouvernementale et du contrôle territorial, sont d’ailleurs importants, en dépit de la relation inégalitaire qui subsiste entre eux et les gouvernements (Salée et Lévesque 2010).

Par le passé, les Innus semblaient d’ailleurs prendre la direction de ce type d’institutions, inspiré, selon les termes de Lacasse, de celles de la société majoritaire (Lacasse 2004 : 143). En réponse au projet de la Baie James, on a fondé, en 1975, le Conseil des Attikameks et des Montagnais, ou CAM. Il s’agissait d’un regroupement des trois communautés atikamekws et des neuf communautés innues présentes au Québec. Malgré cette union, trois divisions se mirent en place : les Atikamekws, les Innus du centre (Pointe-Bleue, Essipit, Pessamit, Sept-Îles–Maliotenam, Schefferville), et ceux de la Basse-Côte-Nord (Mingan, Natashquan, La Romaine et Saint-Augustin) [Dupuis 1993 : 35-39]. Le CAM travailla à la négociation territoriale pendant près de deux décennies. Selon l’anthropologue Paul Charest, qui oeuvra durant quatorze ans au CAM :

Des mésententes de plus en plus prononcées entre les deux nations membres et aussi à l’intérieur de la nation innue au sujet de l’orientation des négociations et de certains grands principes de base ont conduit à l’éclatement du CAM à la fin de 1994 […]. Après un moment d’arrêt, les négociations ont repris séparément avec trois organisations autochtones qui existaient déjà, soit le Conseil de la Nation atikamekw, le Conseil tribal Mamuitun (représentant les cinq communautés innues de l’Ouest) et le Conseil tribal Mamit Innuat (représentant les quatre nations innues de l’Est).

Charest 2003 : 188-189

Le CAM fut donc remplacé par des organisations qui représentent grosso modo les trois divisions, sur une base nationale dans le cas des Atikamekws et géographique en ce qui concerne les Innus, divisions qui avaient déjà cours au temps du CAM. On observa par la suite d’autres associations ponctuelles entre certaines communautés, comme le regroupement Petapan, rassemblant les communautés de Mashteuiatsh, Essipit et Nutashkuan, et qui se trouve actuellement en processus de négociation concernant l’Approche commune. Certains contestent cependant les termes de l’entente, qui ne permettent pas d’établir véritablement de relation postcoloniale, en raison du déséquilibre entre les groupes en présence et de la fixité des identités et du rapport au territoire que l’entente met de l’avant (Ross-Tremblay et Hamidi 2013).

L’ensemble culturel innu ne trouve donc que très peu de résonance du point de vue politique. Les structures politiques des Innus apparaissent comme étant particulièrement flexibles, ce qui présente l’avantage d’adapter les revendications au niveau local, que celles-ci soient politiques, culturelles ou territoriales. Cependant, cette désunion enlève évidemment du poids aux revendications. Dans tous les cas, si les frontières politiques du groupe au nom duquel les revendications doivent être menées restent sujettes à débat, il est clair que, pour les groupes innus, qu’il s’agisse de la vaste nation culturelle ou des entités plus réduites liées aux communautés, ou encore une fédération de celles-ci, le désir d’autodétermination reste très fort. Un participant est à ce sujet catégorique dans son bilan des relations avec les gouvernements non autochtones :

On n’est pas maîtres chez nous, actuellement. C’est toujours les institutions gouvernementales qui nous contrôlent actuellement, qui nous assiègent. […] Mon chef, il est contrôlé par la hiérarchie, la structure gouvernementale, alors, même les conseils de bande, c’est une créature des Affaires indiennes. […] Moi, dans mon esprit, je suis souverain déjà. Moi, je suis très fier d’être Innu, je suis souverain dans mes pensées, souverain dans mes actes […]. Mais, est-ce que ma collectivité, mon peuple est souverain? Je pense pas. […] Nous sommes étrangers dans notre propre pays, en ce moment.

Un citoyen, Uashat mak Mani-Utenam

Conclusion

Nous remarquons donc, chez les participants interviewés, un rapport nuancé quant aux référents de la nation. Les traits identitaires traditionnels et culturels sont fondamentaux, notamment au sujet de la langue, des coutumes et de l’occupation du territoire, bien qu’ils aient été considérablement bouleversés par le colonialisme et par l’entrée des Innus dans l’économie de marché et les rapports instaurés avec les autres gouvernements.

Il convient également de s’interroger sur l’avenir quant à ces référents innus : en effet, la perte de la langue et le délaissement progressif du territoire par les nouvelles générations risquent de mettre à mal cette identité. Nombre de participants insistent sur l’importance des actions prises pour revitaliser la culture innue, la langue, la spiritualité et la pratique des activités traditionnelles sur le territoire. Si les premiers éléments mentionnés contribuent indéniablement à affermir l’identité innue, la pratique des activités traditionnelles peut servir également à affirmer l’occupation territoriale par la nation, un aspect essentiel en ce qui concerne la reconnaissance de leurs droits par l’État. Ces éléments ne doivent pas être vus comme étant figés et uniformes. À l’intérieur même de la nation innue, des divergences existent quant au contenu de la nation et à son étendue politique, de même que concernant la conception du territoire ainsi que le type de structure envisagé. À ce sujet, la conversation intranationale, chez les Innus, concernant la vision culturelle, politique et territoriale de la nation, constitue un exercice politique du plus grand intérêt qui mériterait d’être davantage mis de l’avant dans le futur.

En contrepartie, la conception occidentale concernant la fixité présumée des identités autochtones ainsi que les limites précises des groupes et des territoires ne correspondent que très peu aux nations comme les Innus, qui doivent être vus comme des ensembles vivants et mouvants. Si un espace théorique existe pour l’insertion d’une telle conception, en pratique, les gouvernements autant que la société majoritaire ont fait preuve d’une inexplicable résistance à inclure les visions du territoire et des groupes autochtones qui pouvaient dériver de leur propre conception, confinant les nations autochtones dans une réalité politique et sociale indigne d’une démocratie multinationale.