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Je suis issue d’une famille dont les langues parlées à la maison étaient le cri et l’algonquin. Mon enfance a été colorée par les visites d’une grand-mère crie, foncée comme la nuit, qui portait des petites lunettes rondes – d’où ses surnoms Koukoume Ka Maktésith ou Koukoume Ka Wapkaout’, ce qui signifie « Grand-mère qui est Noire » et « Grand-mère aux Lunettes ». Elle dressait sa tente près de notre maison en bois rond. En hiver elle dormait par terre, au pied de mon lit, préférant s’étendre au sol sur une couverture de laine.

Cette grand-mère est celle qui a influencé mon imaginaire. Combien de fois, enfants, nous sommes-nous agglutinés autour d’elle sous sa tente pour l’entendre raconter des légendes, des contes, des histoires familiales ! Elle disait chaque fois : « Vous savez, c’est vrai ce que je vous dis-là ! » Vrai ou faux, nous y croyions. Elle savait par sa voix, ses silences, mousser notre curiosité, en vraie tragédienne elle savait aiguiser notre appétit de savoir.

Dernièrement, en août dernier, je me suis découvert un talent que j’ignorais : je suis une conteuse naturelle.

Mais avant d’aller plus loin sur cette expérience, j’aimerais vous parler du témoignage de Géraldine Manossa au sujet des origines de la performance chez les Cris.

Elle y parle de sa première rencontre avec un véritable conteur, alors qu’elle avait 16 ans, qui racontait la légende de Wasakaychak sur la création du monde. Alors que l’eau dominait partout, les animaux devaient rapporter de la vase du fond de l’océan pour que Wasakaychak puisse créer la terre. On sait que le rat musqué a réussi cet exploit. Ce que je retiens de son témoignage (à Géraldine), c’est que le conteur mimait chaque personnage, chaque animal, et imitait même les vagues, devenant, comme elle l’écrit, ce qu’il imitait.

À travers nos conteurs, nous sommes exposés et sommes témoins des mouvements, des chants et des danses de l’eau, des arbres et de tous les êtres variés concernés. Quand le conteur cri raconte une histoire, les sons, les mots et les mouvements sont inspirés de la terre qu’il a expérimentée. Lorsqu’il imite le son des vagues, c’est le corps de l’eau qu’il a visité et expérimenté.

Manossa 2001 : 180

Alors, après ce détour, je reviens à ma propre expérience de femme de parole ou conteuse. Je venais de suivre un atelier sur les contes avec Robert Seven Crows, un Micmac qui disait que nous devions raconter assis. Naturellement, je me suis mise debout lors de ma première prestation à imiter les animaux dont je racontais les péripéties au grand plaisir des auditeurs qui se tordaient de rire. Soudain, tout me paraissait facile, naturel, et me rappelant ma Koukoume la Noire ou à Lunettes, je me suis dit : « C’est dans les gènes ! Raconter c’est génétique ! » Or, comme je venais tout juste de suivre un atelier sur les contes à faire assis, selon la tradition micmaque, je n’arrivais pas à rester assise, car je devenais la mouffette, l’ourse ou même le geai gris joueur de tours dans les histoires des Amérindiens du Lac Abitibi. Mon territoire. Donc performance et théâtre naturel. Par contre, Robert Seven Crows était du même avis qu’Eddie Bellrose, l’ami de Géraldine Manossa, que l’histoire devient la tienne, qu’elle se transforme selon ton imaginaire et que c’est toujours la vraie histoire. Le noeud du conte reste le même pour tous avec des variantes aux couleurs de la personne qui parle. Donc la transmission orale ne se perd jamais, d’une génération à l’autre par cette répétition des légendes, des mythes, des contes ou histoires de famille qui, elles aussi, peuvent devenir légendes. La tradition orale s’incruste dans notre mémoire grâce également aux imitations des personnages qui nous font rire et sourire juste en y pensant. Du moins, c’est ainsi chez les Cris.

Je n’oublierai jamais Koukoume Ka Wapkaout’ et j’ai drôlement l’impression qu’elle parlait à travers la conteuse en moi, avec son approche très charnelle des mots, je dirais même très physique. Dans l’oralité, il y a ce plaisir de dire sans contraintes, sans syntaxe, vocabulaire, grammaire, conjugaison, etc., et surtout je sais que cet univers vient de l’intérieur, vient de la mémoire ancestrale qui se transmet par des mots. J’ai senti, lors de cette nouvelle expérience au festival des contes et légendes de Mashteuiatsh, une liberté et une joie de dire que je n’ai jamais connues en déclamant ma poésie ou en lisant des passages de mes romans lors des salons du livre.

Dans l’écriture, je sens une dimension restrictive par la connaissance nécessaire de la langue utilisée, ce qui donne une charge laborieuse dans cette manière de communiquer. Davantage un travail de construction : il faut monter, élaborer son projet d’écriture à l’aide de dictionnaires afin de ne pas se répéter. Alors que, dans la tradition orale, nous répétons toujours car cela fait partie du jeu de raconter et d’imprégner le savoir dans le cerveau de l’enfant.

Par contre, il est vrai que j’ai aussi été baignée dès mon jeune âge par l’écriture syllabique que ma mère avait apprise, une écriture avec des signes élaborés par James Evans. Je trouvais que cela ressemblait à des dessins. Ma mère gardait contact avec sa famille de Waswanipi et en recevait des nouvelles en retour. Par ailleurs, je sais que mon père lisait, mais je n’en garde aucun souvenir, sauf plus tard quand il lisait le journal.

En terminant, je vous dirai ceci : heureusement que l’écriture existe. En ayant traversé le pont vers ce moyen de communication moderne, je transmets la mémoire familiale par mes écrits, car il n’est plus possible pour moi en tant que grand-mère de m’asseoir sous une tente avec mes petits-enfants et petits-neveux pour leur transmettre la mémoire du peuple par les mythes, les contes ou les légendes. Par contre, ils savent tous lire, et je sais qu’un jour ils voudront savoir à leur tour.

Nous, auteurs, sommes les nouveaux gardiens du langage, de notre oralité couchée sur papier avec une vision holistique du monde, où l’on tient compte de nos racines, de la Terre-Mère et de tout ce qu’elle porte. Nous évoluons pour nous adapter mais en gardant notre essence, en harmonie avec nos cultures. L’activité littéraire peut nous paraître plus désincarnée que la tradition orale, elle n’a pas la dimension sacrée des contes ou des mythes, mais elle sauvegarde cette tradition en la perpétuant et en l’adaptant aux éléments de la modernité.