Corps de l’article

À la fin des années 1970, la musique inuite contemporaine est en plein développement lorsqu’elle est découverte par les auditeurs inuits. Dans le champ de la vie culturelle inuite, la musique moderne démontre une vitalité remarquable et la pratique de la chanson est si féconde que son étude, à l’intérieur du champ littéraire, semble incontournable. Cet article propose d’étudier la chanson contemporaine inuite du Nunavik entre 1979 et 2015, en tant que pièce de création littéraire, en considérant le contexte historique et culturel. Il s’agira d’esquisser une réflexion sur l’esthétique choisie par les compositeurs, ainsi que sur la relation qu’ils entretiennent – dans leur processus créatif – avec les chansons traditionnelles, et sur les thématiques privilégiées et l’utilisation des langues (inuktitut, anglais et français).

Au Nunavik (nord du Québec, Canada) et dans les autres régions inuites du Canada, une littérature écrite commence à se développer autour de 1960 (voir McGrath 1984 et Duvicq 2015). Toutefois, l’histoire littéraire inuite a commencé bien avant, avec la littérature orale, laquelle assurait la cohésion sociale au sein du groupe et permettait la transmission des savoirs historiques, philosophiques, spirituels et techniques. Dans un article théorique et critique sur la littérature inuite, Zebedee Nungak, écrivain et intellectuel du Nunavik, rappelle que « [l]a préservation de la culture et de l’identité au moyen d’unikkaat (histoires) et d’unikkaatuat[1] (légendes) est une des traditions inuites les plus ancrées. Il y a à peine une génération, la plupart des adultes inuits étaient d’habiles conteurs, qui conservaient dans leur mémoire des quantités impressionnantes de récits historiques et de légendes » (Nungak 2008 : 63).

La littérature orale ne se résume pas à ces deux seuls types de récit. S’y ajoute ce que Zebedee Nungak appelle « la narration quotidienne » : « À la fin de la journée, décrit-il, la famille se rassemblait et se racontait les petits faits et les activités de la journée. Cette discussion se prolongeait tout naturellement en récits d’histoires et de légendes par les plus âgés de la famille. » (ibid. : 63) Il existe toutefois une autre forme de tradition orale tout aussi répandue et essentielle sur le plan culturel : la chanson.

Les chansons font intégralement partie de la culture inuite, elles étaient utilisées par tous et comportaient différentes catégories. Karen Langgård, dont les travaux portent sur l’histoire des formes et des thèmes de la littérature du Groenland, n’hésite pas à inclure des textes de chansons dans son corpus d’étude. Il apparaît même difficile, dans un temps très contemporain, soit depuis une dizaine d’années, d’en faire l’impasse puisqu’il semble que les textes littéraires produits par la jeune génération se retrouvent principalement dans les livrets accompagnant les disques de musique (Langgård 2011 : 161).

La plupart des chansons inuites traditionnelles du Canada qui nous sont parvenues par écrit ont été recueillies par deux explorateurs et anthropologues, Knud Rasmussen et Diamond Jenness, au cours d’expéditions qui ont eu lieu au tout début du xxe siècle. À partir des informations compilées dans leurs travaux, même si dans les détails les récits diffèrent d’une région à l’autre, les sujets et les thèmes sont étonnamment semblables. Malheureusement, le Nunavik n’a pas été visité par Rasmussen ou Jenness, et il faut attendre les années 1960 pour retrouver les premiers documents d’archives qui mentionnent des chansons. Autrement dit, le corpus traditionnel de chansons était déjà érodé par plusieurs décennies d’évangélisation et par la pression exercée par les cultures européennes.

Sous l’influence des missionnaires, les premières chansons écrites en inuktitut sont des hymnes religieux, et le gospel devient populaire au début du xxe siècle. De plus en plus exposés à la culture occidentale, les Inuits adoptent le country et le rock, et les premières chansons folks sont écrites dans les années 1960. Charlie Panigoniak, originaire d’Arviat au Nunavut, est le premier Inuit canadien à enregistrer des chansons en 1973 grâce à l’appui de Société Radio-Canada et à l’introduction dans le Nord de l’enregistreur à cassettes. Suivront un grand nombre d’artistes compositeurs-interprètes dont les disques seront publiés, parmi lesquels Mark Papigatuk & Jopi Arnaituk, Etulu Etidloiee, Willie Trasher, William Tagoona, Charlie Adams, ou encore Tumasi Quitsaq. Le Nunavik ne fait pas exception : autour de 1960, une pratique contemporaine de la chanson influencée par le folklore traditionnel des îles Britanniques et le country se développe dans la région.

À la fin des années 1970, la musique inuite contemporaine est en plein essor, les infrastructures favorisant son expansion se mettent en place : développement de la radio, organisation de festivals dans les communautés inuites, ateliers de musique et création de maisons de production privées (Qimuk Music, Inukshuk Records). Jusqu’à aujourd’hui, c’est une pratique culturelle qui n’a pas perdu de sa popularité. Les paroles de chansons, ici considérées comme des pièces de création littéraire, révèlent un corpus trilingue (inuktitut, anglais et français), avec des formes différentes (des plus traditionnelles aux plus modernes), des esthétiques et des thématiques aussi variées que dans les autres formes littéraires plus « classiques ». Qu’est-ce que l’étude de la chanson au Nunavik pose comme questions dans le champ littéraire inuit ? Quelle est sa place ? Quelles trajectoires a-t-elle prises ? Quelles sont les filiations entre les artistes des années 1970 et leurs ancêtres, quels sont les liens entre la nouvelle génération et ces deux premiers groupes ?

Dans la mesure où il n’existe pas encore d’étude historique et esthétique des textes de la chanson au Nunavik, la première partie de cet article sera consacrée à l’histoire de son développement. En tenant compte du contexte historique et culturel, nous aimerions esquisser une réflexion sur leur évolution esthétique et examiner les relations qu’entretiennent les textes contemporains avec une forme plus traditionnelle de la chanson inuite, c’est-à-dire avant l’introduction de l’écriture. Enfin, nous nous attarderons particulièrement au corpus chansonnier ultra-contemporain du Nunavik, pour y examiner la question linguistique. Les artistes des quinze dernières années écrivent leurs chansons en inuktitut, en anglais, et dans une moindre mesure, en français. Cette navigation entre les langues révèle la diversité des messages formulés par les auteurs en lien avec les destinataires visés. De plus, depuis quelques années, la recrudescence de chansons en inuktitut indique un virage vers une décolonisation de l’écriture.

Brève histoire de la chanson contemporaine au Nunavik

Ce n’est peut-être pas un hasard si le premier texte écrit par un Inuit et publié au Canada fut une chanson[2] composée par Markoosie, originaire de Inukjuak au Nunavik, et publiée en 1967 dans le magazine Inuktitut. Intitulé « Markusiup tautungngituup pisinga » (« La chanson de Markoosie devenu aveugle ») [Markoosie 1967 : 28], ce court texte, poétique et nostalgique, a été rédigé alors que l’auteur se trouvait à l’hôpital de Chesterfield Inlet au Nunavut après avoir momentanément perdu la vue.

Le vent du nord souffle, la nuit est très froide – ayaiya ya ya[3]

J’entends les gens dehors qui passent par les escaliers de l’entrée.

Quand je rentre, je monte dans le grand bâtiment, à l’étage principal,

Quand je vais dehors, je ne vais pas plus loin que le passage de l’entrée.

Comme je voudrais me joindre aux chasseurs au lieu d’être ici

Ce n’est pas drôle de se coucher tôt, ici , à l’hôpital des Soeurs,

Trop souvent je me demande comment je pourrais retrouver la vue

Je sais qu’il n’y a pas de chanson en moi

Alors que tous les autres, autour de moi, chantent.

Markoosie 1979 : 27, notre trad.

Dans une réflexion sur la chanson, Rachel Qitsualik explique que le plus grand pouvoir de la chanson inuite traditionnelle était contenu dans le fait qu’elle permettait au chanteur-compositeur d’exprimer son individualité (Qitsualik 2003). Selon elle, il était commun que chacun ait un jour composé une chanson, car c’était là le principal médium que les Inuits utilisaient pour exprimer et communiquer leur individualité, de même que leurs émotions. Ainsi, « [l]e récit de leurs expériences pouvait être utile aux autres » (Therrien et Laugrand 2001 : 130). De plus, traditionnellement les Inuits croyaient que la parole détenait des pouvoirs magiques, dont ceux de causer la mort ou au contraire de guérir (Maire 2015 : 334-337). On comprend dès lors le traumatisme que vit Markoosie et qu’il exprime dans son texte, en indiquant qu’il n’a pas de chanson en lui-même lorsque tous les autres autour en ont une. Coupé de son environnement, il est coupé de lui-même. D’un point de vue formel, la publication de cette chanson fait le pont entre une pratique totalement orale de la chanson et une pratique contemporaine, par l’écriture (un moyen moderne) d’une forme ancienne. Symboliquement, la publication de cette chanson marque le début du développement de la chanson écrite et moderne, puisque quelques années après, l’introduction de la radio dans l’Arctique a fortement encouragé la diffusion et la production de chansons. Pour bien comprendre les enjeux liés à l’écriture de chansons et à leur diffusion, il est essentiel de connaître le rôle essentiel que joue la radio dans les communautés inuites (Dorais 1996 : 203-204). La radio, qui diffuse quotidiennement (sauf le dimanche en général) des programmations locales et régionales, est allumée partout : à la maison, à la coopérative, à la mairie, à la clinique et même parfois à l’école dans les salles de classe. Dans des cas exceptionnels où la radio locale est en ondes en dehors des horaires habituels, l’animateur téléphone à plusieurs habitants pour les avertir de passer eux-mêmes le message à d’autres. La radio est la première source d’information du village, c’est une entité absolument intégrée à la vie quotidienne qui favorise le partage des savoirs et des expériences. Il y a des centaines de livres dans ces innombrables heures d’ondes, plus qu’aucun éditeur ne serait prêt à publier. Grâce à la radio et à son statut essentiel, la musique et la chanson en inuktitut trouvent une plateforme de diffusion qui leur permet de se développer rapidement. Au Nunavik, la chanson contemporaine en inuktitut sur rythme folk ou country connaît un succès notable à partir de la fin des années 1970 et devient le catalyseur d’une conscience partagée quant à la culture inuite et à son originalité au sein de la région. La chanson, surtout celle écrite en inuktitut, contribue à la consolidation d’un sentiment d’appartenance grâce à son caractère communicatif et à sa forme conviviale.

Plusieurs événements, à l’époque, ont démontré le début d’une institutionnalisation de la chanson inuite au Canada. À Inukjuak, The Northern Québec Music Festival s’est tenu pour la première fois en 1977, réunissant des musiciens du Nunavik. Le programme était éclectique puisque hard rock, country, gospel, chants de gorge et musique écossaise s’y côtoyaient. Aujourd’hui, plusieurs festivals se sont institutionnalisés au Nunavik et ont lieu annuellement : le plus connu d’entre eux est l’Aqpik Jam Festival qui a lieu à Kuujjuaq depuis 1985. Au début, donc, les festivals et la radio sont les principales institutions de diffusion et de reconnaissance de la musique inuite. Mais au début des années 1980 d’autres infrastructures émergeront, telles que des ateliers de musique comme le premier tenu à Igloolik (Nunavut) en novembre 1982, The Inuktitut Music Workshop, organisé par l’Institut culturel inuit. Pour la première fois, des musiciens inuits provenant de toutes les régions du Nord canadien se réunissent pour parler de leur musique, pour discuter de leurs difficultés communes, et jouer ensemble. Même si de nombreux disques sont enregistrés avec l’aide de la Société Radio-Canada (Canadian Broadcasting Corporation, en anglais), dans les différentes régions inuites du Canada plusieurs musiciens et compositeurs inuits enregistrent leur disque dans des maisons de production privées, surtout au Nunavik. Certains vont même jusqu’à créer leur propre maison de production, comme William Tagoona qui crée Qimuk Music en 1980, à Kuujjuaq, convaincu que la chanson en inuktitut est une façon de générer un sentiment de fierté et d’appartenance autant pour les jeunes générations que pour les plus âgées. Cette maison de production, qui a enregistré près de trente-cinq albums, est encore active à ce jour. Une autre maison de production voit le jour en 1994, à Inukjuak sous le nom d’Inukshuk Records.

À cette époque précédant l’ère numérique, la musique inuite contemporaine s’institutionnalise plus facilement que la littérature, de sorte qu’une maison de production inuite peut voir le jour avant une maison d’édition. Les concerts et les festivals qui se développent à partir des années 1980 favorisent la diffusion de la musique populaire inuite. Les chansons s’exportent plus facilement que les écrits et circulent entre les différentes régions du monde inuit. L’engouement est tel qu’en décembre 1983 la revue Inuktitut consacre un numéro (54) à la musique contemporaine inuite. Aujourd’hui, les artistes du Nunavik enregistrent souvent leur album « dans le Sud », c’est-à-dire à Montréal, à Québec ou à Ottawa, et multiplient les collaborations avec des musiciens qallunaat[4]. De nouvelles institutions de reconnaissance sont apparues, comme les Indigenous Music Awards, un événement de consécration tenu annuellement depuis 2005 ; ainsi Jaaji Okpik, originaire de Quaqtaq, a remporté le prix du meilleur album en langue autochtone en 2015.

Le groupe de rock Sugluc (Salluit), le groupe Sikumiut (Inukjuak), les chanteurs folk et country Charlie Adams (Inukjuak), William Tagoona (Kuujjuaq) et Tumasi Quitsak[5] (Akulivik) marquent les débuts de la chanson contemporaine au Nunavik. Tous ces hommes appartiennent à la même génération : ils sont nés autour de 1950, époque à laquelle le nomadisme est forcé de laisser sa place à un mode de vie sédentaire. Charlie Adams, né à Inukjuak en 1953 et considéré comme un pionnier dans la chanson pop inuite, a parcouru non seulement l’Arctique mais aussi les États-Unis et le Royaume-Uni pour donner des concerts (George 2008). Son premier album, Minstrel on Ice (1981), a connu un succès immédiat dans les communautés du Nunavik grâce à la radio. Quant à Tumasi Quitsak, il est né dans la région d’Akulivik en 1948. Artiste accompli, il est à la fois un compositeur-interprète et un sculpteur réputé. William Tagoona est né à Baker Lake en 1952. Bien qu’il soit originaire du Nunavut, il vit à Kuujjuaq depuis qu’il est jeune adulte et il est une personnalité très importante au Nunavik, surtout dans le milieu culturel. Il fut éditeur – il a fondé le magazine Taqralik –, ainsi qu’animateur et réalisateur d’émissions radiophoniques pour CBC North, et tous les Nunavimmiuts connaissent sa voix. Avant de faire carrière en solo, William Tagoona fonde avec quatre autres amis dans les années 1970 le premier groupe de rock inuit, The Harpoons.

À ses débuts, la chanson du Nunavik reprend les thématiques qui polarisent alors les autres genres littéraires (autobiographie, poésie et essai) de l’époque : identité inuite, célébration et nostalgie du passé, errance entre deux mondes. Sous l’influence du répertoire occidental, une catégorie à part prend de l’importance, la chanson d’amour. Dans la plupart des cas, les auteurs (Charlie Adams, Sugluc) décrivent une expérience douce-amère et rapportent les désillusions de l’amour. Les chansons gospels sont également une catégorie très populaire, dans lesquelles les figures de Jésus et de Dieu sont omniprésentes. Ce sont dans la plupart des cas des traductions de chants déjà existants car il existe peu de créations originales, mais il faut toutefois mentionner Johnny Oovaut, originaire de Quaqtaq, un auteur-compositeur-chanteur très connu au Nunavik pour ses chants religieux.

Les années 1990 voient apparaître un nouveau groupe de musique, le Qimutjuit Band (Inukjuak), et deux nouveaux artistes enregistrent des disques : Charlie Ningiuk et Laina Tullaugak. Quant aux artistes des années précédentes, ils sont toujours présents sur la scène musicale inuite, si bien que Tumasi Quitsaq et Charlie Adams sortent de nouveaux albums. Associées au bien-être, l’enfance, la nature et le bonheur d’être vivant sont les trois thématiques qui imprègnent les paroles de chanson de cette époque. D’ailleurs, en 1997, Charlie Adams intitule tout simplement son album Quviasupunga (« Je suis heureux »). Et, même si quelques textes évoquent des épisodes difficiles (la prison, l’école résidentielle, la mort de ses proches), dans son ensemble cet album est résolument optimiste.

La musique continue d’être au xxie siècle un outil influent pour représenter la réalité inuite dans toute sa diversité. Au Nunavik comme ailleurs dans le monde inuit, la chanson est même la forme d’expression la plus populaire et elle s’exporte au-delà des frontières des régions inuites. Par exemple, Tanya Tagaq, native du Nunavut, fera le tour du monde avec ses chants de gorge alternatifs et remportera le prix Polaris en 2014. Au Nunavik, les noms d’Elisapie Isaac, Charles Keelan (Saali), Beatrice Deer, Etua Snowball (avec le groupe Sinuupa) et Jaaji Okpik sont connus. En dehors d’Etua Snowball, qui demeure dans son village natal de Kuujjuaq, tous les artistes mentionnés vivent dans les régions de Montréal ou d’Ottawa. Ils ont quitté le Nord pour le Sud lorsqu’ils étaient jeunes adultes, et cette nouvelle urbanité leur a offert, dans leur pratique artistique, l’accès à un public élargi tout en multipliant les possibilités de collaborations et de spectacles. Néanmoins, tous et toutes retournent au Nunavik régulièrement pour donner des concerts et participer à des événements culturels. Le succès d’Elisapie Isaac est en soi un événement, car la célébrité de celle qu’on nomme « l’étoile montante de la pop polaire » au Québec, au Canada et internationalement, fait d’elle l’Inuit du Nunavik la plus connue.

Les textes de la nouvelle génération sont habités par des questions identitaires comme la vie dans le Nord et dans le Sud, la rencontre ou le choc des cultures, et par leur profond attachement à la terre d’origine – qui n’est pas seulement un lieu de contemplation, mais l’élément qui recolle les morceaux.

Plusieurs questions se posent au regard du corpus à l’étude dans cet article, représentant près de cent soixante-dix chansons enregistrées entre 1979 et 2015. La première est essentielle : par rapport à quelle pratique évaluer et étudier les chansons contemporaines ? Et quelles sont les relations entre les anciennes chansons et celles appartenant à l’époque contemporaine ? D’un point de vue littéraire et culturel, quel est le rôle joué par ces formes modernes de la chanson ?

Tradition et innovation

Dans sa version traditionnelle, la chanson inuite se subdivise en plusieurs catégories. Par exemple, au Nunavik, le pisiq (pisiit au pluriel) est un chant composé par un homme, dans lequel celui-ci relate des événements qui lui sont arrivés, souvent sur mode ironique. Mais le pisiq peut également relater des événements du passé et faire référence à un temps que le compositeur n’a pas vécu ; dans ce dernier cas, le chant se rapproche du récit oral unikkaat. Il y a aussi les pinnguarutiit, des chansons qui accompagnaient des jeux, les illukitaarutiit pour les jeux de jonglage, et aussi les chants magiques irinaliurutiit. Il faut également mentionner les katajjait, les chants de gorge performés par les femmes, qui ne sont pas des chants à proprement parler mais qui occupent une large place dans la pratique traditionnelle de la chanson inuite aujourd’hui (Dorais 2014 : 166).

En partant du principe que les textes inuits traditionnels (chansons et contes) ont une valeur artistique et critique, qu’ils portent en eux des éléments d’analyse qui éclairent les textes contemporains et qu’ils font figure d’autorité (Murray et Rice 1999), il semble tout à fait approprié de faire appel à eux comme cadre théorique initial. Il s’agit donc d’identifier autant que possible l’héritage auquel avaient accès les premiers compositeurs contemporains et les générations qui ont suivi. En d’autres termes, que reste-t-il des anciennes chansons ? Quelles sont leurs influences ?

Des traditionnelles chansons, seules quelques pièces ont traversé les époques jusqu’à aujourd’hui. Quelques pisiit et des chansons à jeux. Elles sont transmises à la maison ou à l’école, et le sens exact de certaines d’entre elles est même désormais inconnu. Dans le livret accompagnant le disque Inuit Traditional Songs & Games, publié en 1985, une série de chansons recueillies dans trois villages du Nunavik (Kuujjuaq, Kangirsuq et Ivujivik) sont retranscrites. Plusieurs de ces chants sont connus dans l’ensemble du Nunavik, avec toutefois des variantes selon les différents dialectes. En consultant les écrits d’un aîné d’Ivujivik, Mangiuk, on découvre que les chansons qu’il mentionnait dans son texte en 1966 sont celles qui ont été enregistrées au début des années 1980 dans le cadre du projet Inuit Traditional Songs & Games (1985). Encore aujourd’hui, à Ivujivik, ce sont ces mêmes chansons qui sont transmises aux enfants. Des pièces comme celles-ci, il y en a donc peu, mais elles servent de référence, localement et régionalement, et elles constituent en quelque sorte ce que nous pourrions appeler « les classiques » ou les « canons » de la chanson au Nunavik. Dans l’imaginaire des Inuits et dans la pratique actuelle de la chanson, elles représentent l’autorité. Plusieurs jeunes artistes inuits reprennent aujourd’hui ces chansons ou leur rendent hommage. À titre d’exemple, en 2014, Beatrice Deer propose sa version de l’un de ces « classiques », la chanson « Immutaa », celle-là même qui avait déjà été reprise par Tumasi Quitsaq dans les années 1981. À nouveau, Beatrice Deer rend hommage à la chanson traditionnelle, en intégrant dans son dernier opus sorti en 2015 un pisiq chanté par une aînée de son village d’origine, Quaqtaq.

En examinant le corpus moderne de la chanson inuite au Nunavik, on se rend compte que plusieurs pratiques traditionnelles présentées ci-dessus ont influencé les oeuvres de plusieurs artistes. Tout d’abord, on retrouve la tradition du pisiq en tant que chant personnel dans lequel l’auteur exprime ses sentiments ou rapporte des événements qui lui sont arrivés. Ce n’est peut-être pas par hasard que les chansons folk et country ont connu un succès immédiat et permanent dans le Nord ; c’est peut-être parce que ce genre de musique trouve des résonances dans la tradition inuite. L’utilisation du « je » par exemple est prépondérante dans le répertoire de chansons modernes, et particulièrement au début, dans les années 1970. En témoigne le nombre élevé de titres de chansons à la première personne du singulier.

Il est impossible d’en dresser la liste exhaustive ici mais en voici un échantillon pour le seul artiste Charlie Adams : « Pinguatituinauvalaurama » (« Je n’étais qu’un musicien »), « Ingingautuinananiaqunga » (« Je vais chanter »), « Quviasupunga » (« Je suis heureux »), « Ullumi isumatsiarasuarpunga » (« Aujourd’hui, j’essaie d’être positif »), « Unikaapunga » (« Je raconte une histoire »), « Anararumalipunga » (« Être chez-moi me manque »), « Tusalaksimanginama » (« Je n’ai jamais entendu »), « Tusajujarpunga » (« C’est comme si je l’entendais », « Utirumavunga » (« Je veux rentrer »).

Le répertoire de Tumasi Quitsaq se réclame également de la tradition du pisiq à plusieurs égards. Lui-même, dans l’une de ses chansons (« Inurama »), il explique qu’il va chanter « comme un Inuk », qu’il va chanter un « ayaya ». Voici un extrait d’une autre de ses chansons, « Aiguuq » (voir l’encadré), où le discours au « je », la répétition des structures de phrase, la répétition des mots et des sons, le mode ironique et l’autodérision rappellent des éléments caractéristiques du pisiq.

Les pisiit peuvent accompagner des activités routinières, mais ils peuvent également rappeler un temps ancien, rapporter des événements ou des personnes mémorables. Dans la chanson « Tungaaluk » par exemple, Charlie Adams, rapporte l’histoire de cet homme, prénommé Tungaaluk, qui, rongé par la solitude, erre la nuit à la recherche d’une femme qu’il pourrait enlever. On s’éloigne un peu plus du pisiq traditionnel, mais l’insertion du mythique dans la chanson moderne, peut également se traduire par l’évocation de personnages légendaires tels que la « déesse » Sedna dans le texte signé par Etua Snowball (1998), dans lequel il vante les pouvoirs de la spiritualité inuite traditionnelle :

I’am singing my song with no approval.

Got it cranked up really proud. Gonna send my soul right up to heaven.

And I don’t care if it’s not allowed.

I learned the mysteries of the shaman.

For a price I combed old Sedna’s hair.

She showed me the secrets of the Logos.

How to make my soul take to the air.

Sinuupa 1998 : « All the Way »

L’inscription d’un temps historique est un élément fondamental de la tradition orale inuite, une caractéristique reprise dans la chanson contemporaine. Charlie Adams introduit ainsi la chanson « Tungaaluk » : « Unikausini qaujimangilati akuninitauluni » (« Tu ne connais pas ces histoires, ces histoires d’un temps très ancien »). En ce sens, la chanson « Relocation », de Beatrice Deer, sur les exilés du Haut-Arctique, ces quelques familles d’Inukjuak déportées dans le nord du Nunavut en 1953 par le gouvernement du Canada pour assurer sa souveraineté territoriale, est un autre exemple de chanson qui se réapproprie l’esthétique du pisiq.

Les pisiit font également partie de la tradition des chants à duel. Dans la tradition inuite, « le chant à duel permettait à deux personnes en conflit de se moquer l’une de l’autre, de se faire des reproches ou de s’adresser mutuellement des insultes, jusqu’à ce que l’un des deux sente que son ironie a suffisamment ridiculisé son adversaire » (Société Radio-Canada 1985). Dans son ouvrage Canadian Inuit Literature: The Development of a Tradition (1984), Robin McGrath montre que la satire constitue un élément caractéristique de la poésie orale inuite, surtout dans les duels de chanson, et que son rôle fondamental est de détruire – elle utilise même le mot tuer – le discours de l’autre. Elle ajoute : « La satire peut être directe et amère, cordiale et sophistiquée, mais dans tous les cas, son principal effet est de détruire ou de discréditer l’inacceptable » (ibid. : 106). Plusieurs textes écrits par Etua Snowball (du groupe Sinuupa) répondent à cette esthétique, entre autres « Unique » et « Killer » (Sinuupa 2011). C’est très clair dans l’extrait suivant où Etua Snowball porte un regard féroce sur les Qallunaat qui viennent au Nord : « You act all fascinated about where I live and come from. […] So, did you have your little fun ? » Il n’hésite pas à vilipender ceux qui, selon lui, s’abreuvent de sa culture, détournent la réalité inuite (« With your story, I become so hated ») sans pour autant la comprendre (« You’ll never know who I really am »). Il utilise à nouveau la satire dans la chanson « Mamartuq », une caricature des relations entre Inuits et non-Inuits autour de la nourriture. Lorsqu’elle est utilisée aujourd’hui dans les textes de prose et dans les paroles de chanson, même si l’idée de « tuer » le texte de l’Autre – comprendre celui du Blanc – est manifeste, la satire apparaît dans plusieurs cas comme le véhicule d’une réforme sociale, et propose de créer un pont entre le réel et l’idéal. Le fait que les attaques adressées à la personne ou au groupe de personnes visées demeurent sans réponse est un élément qui force les auteurs à proposer une issue de secours, une voie de guérison.

Il existe une autre forme de chanson traditionnelle dont on retrouve des interprétations dans le corpus de chansons produites par la nouvelle génération d’auteurs compositeurs nunavimmiuts. L’aqausiq (aqausiit au pluriel) était spécialement conçu pour les enfants. Aujourd’hui encore, les parents créent un aqausiq pour chaque nouvel enfant. À force de l’entendre, l’entourage de l’enfant reconnaît le chant et l’associe à l’enfant en particulier. Les aqausiit que j’entends dans mon lieu de résidence, à Ivujivik, y compris ceux créés par la grand-mère paternelle de mes enfants, sont chantés sur un rythme rapide, avec l’utilisation de suffixes appréciateurs tels que – pik, des répétitions de sons et un vocabulaire démontrant l’affection. Dans le corpus ultra-contemporain de la chanson du Nunavik, la plupart des artistes ont écrit des chansons spécialement adressées à l’un de leurs enfants : « Arnaapik » d’Elisapie Isaac, « Uvikkaulaukagit » de Beatrice Deer, « Piarapik » de Jaaji Okpik, « Apukuu » de Saali Keelan. Ce dernier, lors d’un concert, chante a capella la version originale de l’aqausiq qui a inspiré la version contemporaine, en expliquant la signification de ce chant très particulier qui, au-delà de sa fonction sociale et affective, a une portée symbolique et même magique.

Ces quelques exemples d’utilisation de la tradition me poussent à mettre en question les présupposés de la théorie elle-même, qui rapporte une rupture entre oralité et écriture. Ne devrait-on pas repenser le terme même de littérature ? Parler de littérature orale, n’est-ce pas lui accorder déjà le statut de « littérature » ? Dans ce cas, considérer l’écrit comme le seul élément déterminant est vide de sens. La volonté d’inscrire l’oral au sein de l’écrit, par le biais de toutes sortes de procédés, est un trait caractéristique de plusieurs littératures émergentes, et celle du Nunavik est de celles-là. Volontairement, je n’ai pas utilisé le terme « hybride » pour décrire ces textes car je rejoins l’avis de Karen Langgård, c’est un terme qui tend à enfermer les pratiques dans une catégorie arbitrairement déterminée par le mélange des cultures :

Certains voudraient utiliser le terme « hybride » pour décrire la situation au Groenland, mais ce terme porte à confusion parce qu’il insiste sur le mélange des sources d’influence. Il serait préférable de nommer la culture contemporaine du Groenland, groenlandaise, et montrer ainsi que, même si c’est une culture post-coloniale qui n’est pas totalement homogène, elle n’est pas plus mixte que bien d’autres cultures non post-coloniales.

Langgård 2011 : 121

Par la langue, par les sujets traités et par la forme, en réutilisant des procédés appartenant à la chanson traditionnelle, les auteurs célèbrent leur culture en même temps qu’ils se l’approprient. Formellement, la pratique contemporaine de la chanson au Nunavik n’est pas si éloignée de la pratique traditionnelle. L’ajout des instruments de musique modernes constitue la plus grande différence. Il faut ajouter, bien sûr, le fait que les chansons sont enregistrées sur disques ou publiées sur Internet et que, par conséquent, elles sont figées. Néanmoins, la chanson a conservé son rôle de transmission et d’expression culturelle, et celle-ci s’opère dans plusieurs langues, révélant différentes modalités de discours.

Le chant des langues

« Prendre la parole comme sujet écrivant quand on est Inuit, c’est à la fois parler aux siens, parler au nom des siens et parler aux autres en fonction d’un discours sur soi, largement forgé par les autres. » (Chartier et Duvicq 2014 : 58) Cette prise de parole se trouve au coeur des débats entourant la question de la représentation culturelle : qui est en droit de parler ? pour qui ? dans quel contexte ? et enfin, dans quelle langue ? Des auteurs de chanson ont décortiqué le concept d’appropriation culturelle de leur voix pour mener à bien un combat en faveur de la publication et de la circulation de leurs textes (Taamusi Qumaq, Zebedee Nungak) mais surtout, plus largement, pour des questions de propriété culturelle, de contrôle du territoire et des ressources naturelles. À l’intérieur de ces prises de position, la langue est un élément essentiel. Dès lors, dans quelle(s) langue(s) amorcer cette réappropriation du discours ?

Au début de la chanson moderne, en 1960-1970, les auteurs-compositeurs du Nunavik écrivaient exclusivement leurs chansons en inuktitut. Comme elles étaient destinées à un public local, il semblait tout naturel d’en composer les paroles dans la langue la plus parlée dans la région. Mais, selon William Tagoona, il y avait déjà dans cette posture une intention politique. Dans les années 1970, remarque Tagoona, la chanson composée en inuktitut était un moyen de revitaliser la langue inuite et de stimuler la fierté des jeunes pour leur culture : « Je trouve, dit-il, que les jeunes ont besoin d’être fiers de leur langue, et je vois que la musique est un des meilleurs moyens de leur donner cette fierté. » (Tagoona 1983 : 34) Charlie Adams enregistre même, en 1981, une version en inuktitut de la célèbre chanson de Bob Dylan, « Blowing in the Wind », dont le titre en langue inuite est « Anurimuttittautuingnamat ». On pourrait également voir dans cet acte une revanche sur l’histoire de la part de ces auteurs-compositeurs qui ont fréquenté, autour des années 1960, les écoles fédérales au sein desquelles il leur était interdit de parler inuktitut.

Aujourd’hui, chanter en inuktitut est toujours un excellent moyen de communiquer sa fierté culturelle et d’assurer la survie d’une langue, et cela représente un engagement d’autant plus ambitieux que, d’une part, la plupart des jeunes artistes se produisent de plus en plus dans le Sud devant des publics anglophones et/ou francophones, et que, d’autre part, localement, dans les communautés inuites, la prépondérance des médias en anglais et, moindrement, en français compromet la survie de l’inuktitut. En dépit de cette invasion médiatique exogène, la proportion plus grande de chansons rédigées en langue inuite depuis une dizaine d’années aménage un espace privilégié entre les différentes générations, où la langue partagée, des plus jeunes aux aînés, agit comme un élément fédérateur.

Si certains, comme Elisapie Isaac, utilisent de moins de moins l’inuktitut dans leurs chansons, d’autres, comme Charles Keelan, choisissent de lui accorder davantage de place. En 2013, ce dernier a même changé son nom de scène pour « Saali » (la version en inuktitut du prénom Charles) de sorte qu’il colle mieux à son identité, comme il l’explique lui-même en entrevue pour UrbaNorth la même année.

Lorsqu’on regarde de plus près l’utilisation des langues en fonction des thématiques choisies par les auteurs, on découvre que l’attachement au territoire, par exemple, est très souvent évoqué en inuktitut (« Nunaga » de Beatrice Deer, « Nunaga » de Jaaji Okpik, « Salluit » d’Elisapie Isaac), de même que l’évocation de la langue et les pratiques traditionnelles inuites. Dans la chanson « Aalagit », Saali exprime sa reconnaissance d’avoir été élevé en inuktitut et que cette langue soit encore vivante aujourd’hui. Puis, il évoque sa propre utilisation de la langue lorsqu’il écrit des textes en inuktitut : « Allautimut piijaigutilimmu, unikkaatakka allasijakka, sikutsaja taanna ikualamut igialulaarmat » (« Voici mes histoires, je les écris avec un stylo, sur une feuille que je finirai par jeter au feu »). Le passage à l’écrit condamne-t-il les mots à disparaître, alors que les mots chantés, eux, résistent et demeurent ?

Peut-on voir la chanson en inuktitut comme un acte posé en faveur d’une décolonisation du discours ? de la culture ? Le cas du groupe de musique d’Iqaluit, The Jerry Cans, de plus en plus populaire auprès des Inuits mais aussi des habitants du Nord (Northerners), mérite notre attention car les membres du groupe se réclament ouvertement de ce débat. Ils ont d’ailleurs effectué une tournée durant l’été 2015, appelée « Decolonization Tour ». La plupart de leurs chansons sont écrites en inuktitut par le leader du groupe, Andrew Morrison, un qallunaat qui a grandi à Iqaluit et a appris la langue inuite. L’un de leurs morceaux les plus populaires, intitulé « Mamaqtuq », célèbre la saveur de la viande de phoque bouillie. Le fait qu’ils aient chanté cette chanson lors des festivités entourant la fête nationale du Canada à Ottawa en 2015 est pour le moins symbolique, et cela montre surtout à quel point le choix de la langue dans un cas comme celui-ci implique un discours sous-jacent. Plusieurs intentions s’y dessinent : revendication d’un langage et d’une culture uniques, revitalisation de la langue, affirmation identitaire, tout cela contribue, dans une certaine mesure, à décoloniser la représentation de la culture inuite aux yeux du public non inuit.

Récemment, plusieurs artistes autochtones et universitaires tentent de montrer que la décolonisation des savoirs et des cultures autochtones passe par la revitalisation des langues autochtones elles-mêmes (Jones 2015 ; Katsi’tsakwas 2016 : Hill 2016). Au Québec, Natasha Kanapé Fontaine, poète innue, réapprivoise dans ses textes la langue perdue. Samian clame ses textes de slam en français, mais aussi en algonquin. En véritables précurseurs, les Groenlandais ont fait de la revitalisation de la langue inuite l’une des principales mesures lors de l’autonomisation du pays en 1979. Créer des chansons en inuktitut aujourd’hui est non seulement une tactique de préservation de la langue, mais une entreprise aussi plus largement culturelle. Les chansons de rock, pop ou folk en inuktitut sont un moyen efficace de préserver et de transmettre la langue inuite et apparaissent comme des objets tangibles pour exprimer l’identité ethnique des Inuits et faire rayonner l’originalité de leur culture.

La rencontre des cultures, par contre, un thème particulièrement exploité depuis les dix dernières années, se fait souvent dans la langue de « l’Autre », en anglais ou en français. Alors que Charlie Adams intitulait son dernier album Inuit and Indians (2003), évoquant l’alliance entre deux communautés, le titre Culture Shock (2011) de l’album de Sinuupa suggère des relations plus conflictuelles. La rencontre avec « l’Autre » et l’influence de sa culture déclenchent des questionnements identitaires qui tourmentent les artistes. « It’s hard to be to be / It’s so hard not to be not to be », chante Elisapie Isaac (Isaac 2004 : « Hard to be ») tandis qu’Etua Snowball écrit « The pride I’ve known seemed to have disappeared » (Snowball 2011 : « Swirl of Life »). Cette perte, il l’évoque à nouveau dans la chanson « Culture Shock » : « Culture shock is what I feel / Loosing my pride, all just emotions » (2011). Ces préoccupations concernant l’identité s’entendent quand les auteurs puisent dans le récit oral du quotidien, s’inspirent des histoires ordinaires ou racontent l’expérience de la ville : « All the way up the mountain, she climbed / watched the city that had treated her so unkind », et plus loin « She’s still a small town girl / She will always be a small town girl » (Isaac 2012 : « The Beat »). Ces chansons sont écrites en anglais, est-ce une façon de s’assurer qu’elles soient comprises par « l’Autre » ? Celui au contact duquel le choc s’est opéré, celui au contact duquel la fierté de l’identité inuite est malmenée, celui qui ne vient pas d’un petit village du Nunavik. Dans d’autres morceaux, toujours en anglais, le discours sert à réaffirmer l’identité : « I am from the tundra. You can never take that away » (Snowball 1998 : « There comes a time »), et à défendre son territoire : « I’m just a simple man […] Ain’t been to university. Tundra’s all I know. These hands belong to me, hunter to my soul. Don’t try to govern me, sign my rights away. This is ancestral land, and here is where I’ll stay. » (ibid. : « Simple Man »)

L’usage de l’inuktitut et de l’anglais dans les textes d’Etua Snowball est particulièrement intéressant sur le plan du discours et sur le plan formel. Quelques chiffres pour commencer : dans l’album Arctic Darkness (1998), les onze chansons sont en anglais mais l’auteur a inséré des passages en inuktitut dans sept d’entre elles. Dans le livret d’accompagnement du disque, tous les passages en langue inuite sont suivis de leur traduction en anglais entre parenthèses. L’album suivant, Culture Shock (2011), contient douze chansons parmi lesquelles quatre sont entièrement rédigées en inuktitut, et l’auteur n’en fournit pas la traduction. Une seule chanson mêle l’anglais et l’inuktitut, et ce passage d’une langue à l’autre mérite notre attention. Dans cette chanson, intitulée « Forever Mine », l’auteur s’adresse vraisemblablement à l’un de ses enfants, qui a déménagé dans le Sud et qu’il ne voit plus aussi souvent. Il tente, par les mots, de rétablir le lien paternel mais aussi culturel ; il tente d’exprimer son amour, en anglais, puis soudainement cette langue ne suffit plus : « I don’t know how to explain it to you ». Il utilise alors l’inuktitut, court-circuitant les pouvoirs éloquents de la langue de « l’Autre ». Ici encore, aucune traduction du passage, il réduit l’espace de compréhension, de sorte que le dialogue est entre lui et son enfant, avec les membres de sa communauté comme témoins.

Insérer des passages en inuktitut dans un texte en anglais ou en français est une pratique commune dans la nouvelle génération d’écrivains (dans le spoken word de Taqralik Partridge, dans les blogues de Janice Grey) et chez les auteurs-compositeurs de chansons (Etua Snowball, Elisapie Isaac, Jaaji Okpik). C’est une façon de mettre activement en question la politique culturelle qui demande d’écrire en anglais ou en français, une façon de perturber la position hiérarchique que confère la langue du colonisateur en produisant plutôt un texte polyphonique. Ces mots en inuktitut insérés dans un texte en anglais agissent comme des translittérations, soit des lieux de reconnaissance pour l’auditeur maîtrisant l’inuktitut – exotisme ou porte d’entrée vers cette culture pour celui qui ignore tout des Inuits, et enfin des espaces de complicité auprès des minorités. En somme, les auteurs y trouvent un moyen de s’ouvrir aux autres, sans pour autant renoncer à leur culture ancestrale.

Le choix de la langue et son utilisation sont essentiels lorsqu’un peuple se définit lui-même en relation à son environnement naturel et social et, plus largement, en relation avec le monde entier. Pourquoi ne serait-il pas possible de créer des classiques en inuktitut ? Est-ce seulement un problème de langue ou bien celui-ci indique-t-il plutôt l’existence d’une problématique autrement plus signifiante ?

La langue est en effet, toujours et partout, un symbole secondaire, relayant ou signifiant puissamment d’autres problématiques. C’est parce qu’elle autorise la formulation d’oppositions très visibles et qu’elle démarque les groupes en conflit d’intérêt économique ou idéologique, et oriente collectivement leur action. Car ce ne sont pas les langues qui sont dominantes ou dominées : le prétendu choc entre langues n’est que le choc entre groupes ayant partiellement ou principalement fondé leur identité sur elles et s’étant construits grâce à elles.

Tels sont les propos de Jean-Marie Klinkenberg à propos des littératures mineures francophones (2003 : 46). Au regard du corpus étudié ici, le caractère distinctif de la langue représente un atout lié à la spécificité culturelle et peut augmenter l’intérêt des Inuits envers leur propre culture.

La voix des Inuits

S’il est vrai que certains codes, très précis, de la pratique orale se sont perdus ou ne sont plus utilisés, la propension naturelle des artistes inuits à raconter des histoires oralement demeure un trait distinctif de la culture inuite d’aujourd’hui. D’ailleurs, si l’on considère la littérature orale dans une perspective élargie et inclusive à la fois, les unikaat, ces histoires qui impliquent les récits personnels du conteur, la littérature orale est bel et bien encore vivante. Tous les jours, à la radio d’Ivujivik, les auditeurs peuvent écouter tel ou tel membre de la communauté relater un souvenir du passé, une histoire de chasse ou un voyage à Montréal. Souvent, cela commence ainsi : Quitsauvunga. Unikkasivunga… (« Je m’appelle Quitsaq. Je vais vous raconter une histoire… »). Il en est de même partout ailleurs au Nunavik.

À l’intérieur du champ de la vie culturelle du Nunavik, la chanson moderne est une partie essentielle de la production littéraire de cette région. Cependant, il faut dans un premier temps repousser les limites de notre définition (occidentale) de la littérature, lui accorder quelque flexibilité pour découvrir une grande partie du patrimoine poétique et littéraire inuit dans la chanson contemporaine. Dans un second temps, il convient, je crois, de ne pas opposer la chanson contemporaine aux formes littéraires orales traditionnelles, mais plutôt d’y voir une relation de réciprocité, de penser ces deux modes de communication en termes de continuité et non de rupture (Teuton 2008). En réalité, la nouvelle génération d’auteurs neutralise le débat entre tradition et modernité en intégrant la culture inuite traditionnelle à un discours contemporain. Cette extraordinaire adaptabilité des Inuits si souvent rappelée se matérialise aussi dans la pratique artistique. Si les Inuits font face à des changements accélérés depuis tant de décennies, les moyens pour les affronter sont aujourd’hui de plus en plus variés. Les propos de Karen Langgård sur la culture groenlandaise éclairent la situation au Nunavik :

Partout dans la culture groenlandaise contemporaine – paroles de chanson, rap, art visuel, cinéma, blogues, littérature –, certains voient comment la tradition a été préservée comme point d’ancrage offrant à la jeune génération un point de référence pour leur propre identité, ainsi qu’une source inépuisable d’inspiration artistique. Les jeunes ne se tournent pas vers la tradition dans le but de se protéger de la mondialisation. Au contraire, ils se tournent vers la tradition dans le but de proposer leur propre contribution dans un monde où les cultures locales ont encore une importance substantielle.

Langgård 2011 : 100

Le développement de la chanson au Nunavik depuis les dix dernières années montre que c’est non seulement un véritable phénomène socioculturel en pleine expansion, mais que c’est aussi celui qui rejoint le plus large public, inuit et non inuit. D’un point de vue esthétique, la chanson inuite contemporaine dépasse les limites posées par le concept de l’hybridité en naviguant entre les langues, en choisissant un registre traditionnel plutôt que contemporain, et vice et versa. Avec le spoken word de Taqralik Partridge, les productions littéraires du Nunavik les plus fascinantes des dix dernières années se trouvent dans les paroles de chansons, en tant qu’espace de création et de réflexion sur la restitution de la langue, de l’identité et de la culture inuites.