Corps de l’article

Dans son introduction à un numéro thématique de Recherches amérindiennes au Québec de 1975 sur le logement amérindien, Sylvie Vincent proposait un bref diagnostic qui ressemble étrangement à celui qu’on fait encore aujourd’hui : le logement amérindien est une « une honte nationale ». L’auteure parlait alors du manque de logements, de logements de mauvaise qualité, de logements culturellement inappropriés, avec des effets dramatiques sur la santé, sur le bien-être et sur l’acculturation. Elle suggérait deux principales voies vers des solutions : 1) repenser les modes de financement du logement et assurer la libération économique, car sans autonomie économique, le logement sera toujours dépendant de politiques externes ; 2) repenser les plans d’habitations en considérant les pratiques et les aspirations des communautés, ce qui exige que les maisons soient « conçues, construites, entretenues et financées par des Amérindiens qui ne seraient plus les mineurs de la nation […] » (Vincent 1975 : 3). L’auteure terminait sur une note utopique, en s’inspirant de Ganienkeh, une communauté mohawk de l’État de New York qui se veut complètement autonome, en suggérant qu’on pourrait (devrait ?) dire aux Amérindiens : « voici assez de terres et de rivières, de mines et de forêts pour vivre, construisez les habitations que vous voudrez » (ibid. : 3).

L’habitation autochtone : toujours « une honte nationale » ?

Plus de quarante années plus tard, malgré diverses améliorations tant dans la conception, la production et la gestion de l’habitation, le logement demeure toujours un problème pour les Premières Nations, les Inuits et les Métis. Pour ne donner que quelques chiffres, le recensement canadien de 2011 (Statistique Canada 2015) indiquait que la population ayant une identité autochtone était presque trois fois plus nombreuse que le reste de la population (11,2 % contre 4 %) à vivre dans un logement surpeuplé et que c’est sur les réserves des Premières Nations et chez les Inuits vivant dans le Nunangat que la proportion de la population affectée était de loin la plus importante, avec respectivement 27,2 % et 38,7 %. Il en est ainsi pour la population vivant dans des logements nécessitant des réparations majeures, soit 21,5 % pour la population ayant une identité autochtone contre 6,8 % pour la population non autochtone : c’est 42,7 % chez les personnes des Premières Nations vivant dans une réserve et 35,6% chez les Inuits vivant au Nunangat[1].

Le manque de logement, et son corollaire le surpeuplement, ne s’atténue pas. Les réinvestissements récents dans le logement ne comblent pas ce déficit. Ils ne tiennent pas compte non plus des coûts de production qui augmentent au-delà de l’inflation ; de la croissance démographique qui connaît un rythme élevé, à la fois parce que les taux de fertilité dans les communautés sont élevés et que, dans le cas des réserves, des jugements sur le caractère discriminatoire d’un article de la Loi sur les Indiens ont pour effet de rétablir le droit à l’inscription au statut d’Indien pour de nombreuses femmes et leur descendance[2] ; ni du fait que, comme partout au Canada, la proportion de ménages d’une ou deux personnes augmente. Enfin, il ne faut pas oublier que l’habitation est indissociable des infrastructures en matière d’accès, d’eau potable, de services sanitaires, d’électricité et de télécommunications, une dimension de la construction qui n’est pas toujours bien coordonnée avec l’habitation.

Ce bref portrait suffit pour rappeler, quantitativement, la réalité du manque de logements sains et de ses effets chez les autochtones, au Canada (pour le Québec, voir Statistique Canada 2016 ; Latouche 2014 ; SHQ 2014), puisque les objectifs poursuivis dans le présent numéro sont d’une autre nature.

Comprendre et imaginer

En effet, ce sont davantage les pistes de solutions suggérées par Vincent que nous avons voulu explorer dans ce numéro. À son inquiétude au sujet des effets des maisons sur l’acculturation des communautés et de leurs membres, on peut associer le thème de l’Habiter[3] : repenser les plans de maisons implique qu’on comprenne comment les communautés autochtones et leurs membres habitent aujourd’hui leur cadre bâti. Il faut aussi mieux comprendre les modes de production actuels du logement pour en repenser les modes de financement et de production : c’est le deuxième thème du numéro, Produire. Enfin, le troisième thème, Innover, traduit la volonté et la recherche de changement exprimées par les communautés autochtones et leurs membres. Sans exclure l’imaginaire utopiste de la société autarcique sur son territoire comme source d’inspiration, le numéro présente ici des actions qui visent à changer l’état des choses[4].

Cette division du numéro en trois grands thèmes nous permet de tisser un fil narratif entre les contributions autour de trois problématiques de recherche pertinentes pour parler d’habitation autochtone. C’est dans cet esprit que nous parlerons plus précisément, dans ce qui suit, de chacun des trois thèmes. Mais, avant de poursuivre, deux précisions s’imposent. Premièrement, même si chacun des articles porte sur des communautés ou un ensemble particulier, nous n’avons pas tenu compte ici de l’ordre dans lequel ils sont présentés, ce qui nous permet de mettre l’accent sur les transpositions possibles d’un cas à l’autre plutôt que sur les différences. Néanmoins, il faut souligner que plusieurs contributions portent sur les communautés innues de la Côte-Nord et sur les Inuits du Nunavik, dont un bon nombre sont issues d’une série de projets de recherche en partenariat ayant leur origine à l’Université Laval. Deuxièmement, parce que les articles s’intéressent le plus souvent à plus d’un des thèmes choisis, une large part d’arbitraire a prévalu dans l’affectation des articles à l’un ou l’autre.

Habiter

Depuis les années 1960, les concepts, les approches et les connaissances empiriques autour de l’habiter contemporain se sont multipliés sous l’impulsion de philosophes comme Heidegger (1958a, 1958b [1951]) et Bachelard (1957) et de travaux de recherche en sociologie sur la crise du logement et la reconstruction de la ville européenne dans l’après-guerre (pensons à Chombart de Lauwe [1952], pour la France) et sur les relations sociales qui se nouent, durant la même période, au sein des reconfigurations urbaines américaines (Ervin Goffman, Anselm Strauss et William F. Whyte, par ex.). Toutes les sciences humaines, de la philosophie à la géographie, de la sociologie à la psychologie, sont interpellées par la nature de l’habiter dans un contexte généralisé de construction de masse, de flux migratoires et de mobilité. Dans le foisonnement des réflexions et travaux, on peine à identifier des courants théoriques bien structurés (Segaud 2007 ; Paquot Lussault et Younès 2007), à tel point que les concepts clés utilisés pour parler de l’habiter semblent constamment glisser de sens et s’entremêler d’un l’auteur à l’autre.

Sans viser à l’exhaustivité, revoyons quelques notions de la littérature sur l’habiter contemporain qu’on retrouve dans les articles présentés sous cette section. La psychologie de l’environnement nous a donné la notion du chez-soi (home en anglais) qui fait référence à l’habiter intime – avec des continuums de relations intimité/sociabilité et privé/public – ainsi qu’à l’attachement, ce lien affectif qui se développe avec des lieux particuliers. La géographie propose l’espace de vie pour désigner le cadre dans lequel s’inscrit l’habiter, et l’espace vécu pour faire référence aux activités menées par les personnes dans ce cadre, à la manière dont elles l’appréhendent et aux représentations qu’elles en forgent. Cet espace vécu s’est éclaté dans divers concepts comme l’espace agi, qui comprend à la fois les manières de pratiquer les lieux (le « faire avec l’espace » ou « faire avec de l’espace » de Stock 2004 et 2007) et leur appropriation ; l’espace appréhendé, tel qu’il est perçu sensoriellement et connu ; et l’espace représenté, tel qu’il prend une signification particulière et tel qu’il est rêvé et désiré. Toutes ses notions se traduisent concrètement dans des modèles culturels, qui ont intéressé l’anthropologie de l’habiter : l’habitant organise en effet sa vie selon des acquis d’ordre culturel, des habitus, soit « des manières de faire, voire des bonnes manières, comme des modes opératoires, des recettes qui préforment les pratiques de tout un chacun dans une société » (Segaud 2007 : 89), et aussi selon des manières d’appréhender l’espace, d’y donner une signification.

Ces notions permettent-elles de guider une compréhension de l’habiter contemporain autochtone, marqué par la désappropriation, le déracinement, l’enfermement, la pénurie et l’imposition d’un cadre bâti ? Peut-on s’approprier un espace imposé par le colonialisme où les activités quotidiennes et l’imaginaire ne trouvent pas d’assise ? Quelle est cette habitation que déplorent les associations autochtones et les personnes qui ne s’y retrouvent pas ? Des maisons « conçues, construites, entretenues et financées par des Amérindiens » seraient-elles d’emblée mieux adaptées ? À quelles conditions ? En tenant pour acquis que l’humain résiste, agit et se recrée un habitat, car il n’échappe pas à sa condition d’humain sur la terre, comment se refait-il un monde dans un univers étranger ? En d’autres mots, comment la tradition et la résilience autochtones s’expriment-elles dans l’habiter contemporain ?

Les quatre articles que nous avons regroupés sous le thème de l’habiter témoignent de la diversité des angles sous lesquels l’approcher. Les matériaux disponibles sont variés : archives (Charest ; Brière et Laugrand), entretiens (Charest ; Brière et Laugrand ; Hervé et Laneuville), observation (Brière et Laugrand) et parole littéraire (Vaillancourt) sont autant de moyens à travers lesquels l’habiter peut se révéler. Tous font entendre la difficile transition d’un passé nomade vers une sédentarisation brutale, d’un temps où bâtir découlait du mode d’habiter vers la période où un cadre bâti conçu selon les canons du fonctionnalisme et de la rationalité a été imposé de l’extérieur. La plupart des notions présentées plus haut sont interpellées, directement ou indirectement : l’appropriation pratique et symbolique et la création d’un chez-soi (Vaillancourt ; Brière et Laugrand), l’espace vécu et les modèles culturels (tous les articles), les représentations et la signification (Charest ; Vaillancourt). Enfin, Hervé et Laneuville, pour traiter des effets du surpeuplement pour les femmes inuites, passent par son impact sur le niveau de contrôle qu’elles ont sur les rapports intimité/sociabilité au regard de rapports culturels entre les sexes.

Un profond malaise devant la maison contemporaine, pour ne pas dire son rejet, s’exprime dans l’ensemble des propos rapportés : les constructions sont toutes pareilles, alignées comme dans un camp militaire, elles ne correspondent pas aux besoins des familles, elles ne correspondent pas à la culture innue, elles ne sont pas belles (Charest), elles ne correspondent pas à notre façon inuite de vivre (Brière et Laugrand), elles sont facteurs d’individualisme, de perte de liberté, de stress de maladie (Charest), multiplicatrices de violence et de dislocation familiales (Charest ; Vaillancourt ; Hervé et Laneuville). La réserve chez les Innus peut être vue comme un contre-habiter (Vaillancourt), un lieu marqué par un sentiment de perte et d’aliénation et par une impossible identification : « vivre en réserve, c’est vivre comme les Blancs », disent les Innus rencontrés par Charest. En même temps, cette relation à l’habitation contemporaine est ambiguë : même si, dans l’imaginaire, la tente, le bois, le territoire peuvent représenter un âge d’or – « le temps où nous étions heureux » – et même si les Innus et les Inuits habitent encore le territoire, pour plusieurs la maison offre confort et protection (Charest ; Brière et Laugrand). Il faut ajouter qu’elle est la seule, ou du moins la principale, forme d’habitation connue directement de la majorité des habitants des communautés amérindiennes et des villages nordiques, le lieu où se déroule la vie quotidienne, où s’inscrivent dans l’espace les relations sociales et le point d’origine à partir duquel chacun construit sa vie, comme le souligne si bien Marie-Pierre Bousquet (2016) dans son étude des Anicinabeks.

Comment les communautés concilient-elles cette habitation avec la manière dont elles se définissent ? Brière et Laugrand, et plusieurs des articles des autres sections, montrent bien que leurs membres expriment en gestes et en paroles comment ils entendent vivre leur quotidien. L’écrivaine Naomie Fontaine (Vaillancourt) entrevoit un réseau de lieux entre lesquels se tissent des chemins pour former un nouveau territoire à la jonction entre tradition et modernité, en lien avec la nature, ouvert à l’autre, remis entre les mains de ses habitants qui prendraient soin d’une habitation marquée par un nomadisme nouveau qui inclut la ville et le monde. Hervé et Laneuville en arrivent à une conclusion très similaire pour le milieu inuit.

Produire

C’est intentionnellement que nous avons choisi le terme « produire » plutôt que « bâtir » pour parler de la création des réserves et des villages nordiques. Il s’agit de mettre l’accent sur la fabrication du logement dans un contexte colonial et de marché restreint, sans égard pour l’habiter autochtone. Cette perspective s’oppose au « bâtir dans la perspective de l’habiter » qui, pour Ingold, implique que « […] les formes que les gens construisent, que ce soit en imagination ou dans la réalité, émergent au sein de leur activité courante, dans les contextes relationnels de leur engagement pratique avec leur environnement » (2000 : 186). Hervé et Laneuville posent avec acuité cette distinction entre la maison (produit) et l’habitation. La première est un objet attribué par des intervenants externes sans égard à la culture alors que la seconde est un projet de société et un projet de vie qui s’incarnent dans du bâti. Comme elles le notent, dans la mesure où plus de 90 % des logements dans les villages nordiques sont du logement social, l’acquisition d’un nouvel habitat n’est pas liée à la capacité des individus à démontrer leur autonomie, mais plutôt au dénuement et à la pauvreté financière des « ménages dits en “besoins impérieux” ». Acquérir un logement dans ce contexte consacre plutôt la dépendance.

La recherche et la parole autochtone s’accordent sur le poids du colonialisme, et particulièrement celui du colonialisme d’établissement, dans l’ampleur des ruptures et des dépossessions imposées aux sociétés autochtones. On n’en a toutefois pas encore cerné tous les ressorts et comment ils se jouent encore aujourd’hui, ni du côté du cadre bâti et des milieux produits par le régime colonial, ni du côté des habiletés que, par nécessité, les habitants autochtones y développent. Les quatre articles réunis sous cette section en font avancer la connaissance en analysant la façon dont le régime colonial, encore bien présent de nos jours, conçoit et produit l’habitation, et la marge de manoeuvre qu’il laisse aux communautés autochtones pour « penser » et « bâtir » leur habitation. Deux articles se penchent sur la création de réserves innues sur la Côte-Nord, le premier telle qu’elle est comprise par les habitants (Maltais-Landry), le second en cherchant à cerner le rôle joué par les politiques et les intervenants externes dans la détermination de la forme bâtie qu’elles prennent (Déborbe et Vachon). Les deux autres articles, qui portent sur les villages nordiques, se penchent, l’un sur le cadre institutionnel qui y régit la production du logement (Therrien et Duhaime), et l’autre sur l’enchevêtrement de structures qui s’occupent d’aménagement du territoire et de l’urbanisme des communautés (Breton et Cloutier). Tout en différant dans les approches et les méthodes mises de l’avant, dans la définition de l’objet investigué et dans la période couverte, ces contributions montrent l’intérêt d’un examen multidimensionnel de l’évolution de la production de l’habitation.

Maltais-Landry indique qu’il est difficile de cerner l’histoire des débuts d’une réserve comme celle de Nutashkuan, les archives ne fournissant pas d’information très précise à ce sujet. Une version de cette histoire existe toutefois à travers les souvenirs des « acteurs » plus âgés et ce qu’ils en ont entendu des générations précédentes. Or, cette histoire (orale) témoigne du vécu de l’indigence et de l’insuffisance des maisons produites par des intervenants externes. La signification de ces maisons, pour les anciens, est indissociable d’une prise de contrôle externe du territoire, des modes de vie et des structures communautaires innus par le truchement de la création d’un lien de dépendance à l’aide gouvernementale. L’habitation qui devait compenser la dépossession du Nitassinan n’est qu’une suite de promesses brisées : tout a été mis en place, non pas pour loger les Innus, mais bien pour faciliter la mainmise des Affaires indiennes tout en limitant le plus possible les coûts de l’opération.

Les trois articles suivants s’intéressent à la production de l’habitation telle qu’encadrée par des intervenants externes aux communautés. Déborbe et Vachon passent par la morphogenèse et la sériation comparative pour proposer une histoire de la forme physique de quatre réserves innues de la Côte-Nord et avancer des hypothèses sur le rôle qu’y ont joué divers intervenants et sur l’impact de l’évolution des orientations politiques et administratives publiques jusqu’à nos jours. Leur recherche permet notamment de cerner le rôle des corps professionnels en structuration au début du xxe siècle dans la détermination de la forme géométrique des réserves[5] et leur influence au sein des instances gouvernementales responsables des affaires autochtones et de l’habitation. Breton et Cloutier ainsi que Therrien et Duhaime rendent compte de la complexité des cadres institutionnels mis en place pour le Nunavik depuis la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois et les conflits qu’ils génèrent en matière de rôles et de responsabilités. Therrien et Duhaime concluent qu’en dépit d’une dévolution de la construction à des instances inuites, celles-ci produisent et gèrent le logement à l’intérieur des balises financières et réglementaires imposées par les gouvernements fédéral et provincial. Alors que les acteurs régionaux sont des exécutants des décisions centrales, et donc peu engagés dans la gouverne, les acteurs locaux (municipalités) sont presque absents des tables de négociation. Dans ces conditions, on peut s’interroger sur les possibilités d’une véritable politique du logement au nord, qui planifierait le rattrapage dans un délai raisonnable tout en tenant compte de l’évolution démographique, et qui donnerait aux Inuits la parole, pour ne pas dire une voix déterminante, sur les manières de diversifier et d’adapter l’offre de logement et les modes d’accès. Il semble qu’on s’en tienne jusqu’ici à faire rouler un système établi à coup de négociations et d’injections de fonds ponctuelles.

Est-ce à dire que les modes de production du logement et du cadre bâti qui, avec l’urbanisation, l’industrialisation et l’emprise de l’économie capitaliste, s’éloignent de plus en plus de l’intervention directe de l’habitant, sont inconciliables avec la perspective de l’habiter d’Ingold et d’autres penseurs contemporains ? Bien sûr que non. Dans la mesure où les habitants peuvent s’engager pratiquement dans leur environnement, ils l’habitent et contribuent à le penser et à le bâtir, notamment en le modifiant. Et, comme l’écrit Ingold, ils le font grâce à des habiletés, des sensibilités et des dispositions particulières issues d’une habitation forgée par les générations précédentes, qu’ils modifient à leur tour pour les générations futures. Certes, ces dispositions internalisent le logement issu des modes contemporain de production, mais tel qu’il a été habité et transformé sous l’action des générations antérieures[6]. Le passage de la production à l’habitation passe donc par l’appropriation du cadre bâti par des personnes et des ménages, mais aussi par le contrôle collectif sur les moyens de sa production. Le premier niveau est abondamment traité dans ce numéro : le cadre bâti contemporain est bel et bien habité, bâti (modifié) et pensé par les habitants des communautés étudiées, que ce soit à travers l’exercice des activités domestiques, le marquage de la maison, la création de chemins de traverse ou l’appropriation d’un coin de territoire par la construction de cabanes.

Le contrôle collectif sur les moyens de production est abordé dans les articles de Déborbe et Vachon et de Breton et Cloutier. Ils concluent que la dévolution progressive de l’habitation et du cadre de vie vers les institutions autochtones, aussi limitée soit-elle, offre aux communautés des opportunités pour reprendre en main la production de leur cadre bâti. Aujourd’hui, les conseils tribaux et les conseils de bande des Premières Nations développent leurs propres services professionnels et ils engagent et mandatent des professionnels de l’aménagement. Leur cadre d’action est restreint par les règles et programmes gouvernementaux, mais il permet de penser de nouvelles matières de faire : Déborbe et Vachon donnent l’exemple de Kauatshinakanashkasht, le nouveau quartier de Uashat, dont le plan proposé par des consultants a été modifié pour mieux répondre aux valeurs et pratiques collectives. Au Nunavik, même si l’État québécois maintient son emprise sur les processus décisionnels, Breton et Cloutier observent que les nouvelles institutions régionales et locales constituent des espaces d’apprentissage et de nouveaux lieux de discussion qui permettent progressivement d’en arriver à un aménagement plus réfléchi, mieux adapté et accepté localement.

Innover

La dernière partie de ce numéro veut justement mettre en valeur divers types de recherche et de pratique qui explorent ou permettent d’explorer de nouvelles idées et façons de faire dans le but d’améliorer l’emprise que les communautés ont sur leur cadre bâti. Idéalement, dans ce numéro, nous aurions évité de distinguer articles et témoignages, car tous présentent une forme ou l’autre d’innovation. Dans la présente introduction, nous parlerons sans distinction de la contribution des articles et des témoignages aux connaissances sur l’habitation.

Deux textes présentent des réalisations novatrices en matière de logement autochtone. Nathalie Kermoal s’intéresse à l’histoire de l’entreprise coopérative Canative, créée en 1971 par un entrepreneur métis pour construire du logement pour Métis et Autochtones à Edmonton. L’auteure présente un personnage, sa pensée et ses réalisations, en les analysant dans le contexte de la condition urbaine métis et de la politique fédérale de logement de l’époque. Guillaume Lévesque témoigne, de l’intérieur, de son initiative avec les Architectes de l’urgence pour améliorer l’habitation à Kitcisakik, une communauté anichinabée située dans de la Réserve faunique La Vérendrye, jugée par les pouvoirs publics en occupation illégale et, pour cela, coupée des services publics essentiels. Il décrit l’approche adoptée avec la communauté, les réalisations et les orientations qui les guident. Inventorier, analyser et diffuser de telles innovations est nécessaire pour mieux appréhender l’action des communautés, pour donner des points de repère et des sources d’inspiration et pour enrichir l’histoire architecturale des milieux autochtones. Pour ce qui est du Québec, on retrouve quelques travaux pertinents dans ce qu’il est convenu d’appeler la littérature grise : pensons à l’histoire de la Corporation Waskahegen, qui a connu au Québec une évolution parallèle à Canative (Beaulieu 2010), à la réalisation de la communauté d’Oujé-Bougoumou (Landreville 2009) et à l’histoire déjà plus ancienne de l’habitation au Nunavik (Duhaime 1985). D’autres semblent avoir été oubliés : par exemple, les constats de Zrudlo (1975) sur l’habiter et l’habitation inuits n’étaient pas très éloignés de ceux que font encore Brière et Laugrand dans ce numéro ; qu’est-il advenu des leçons de la création de Chisasibi (voir notamment Lessard, Chicoine et Ouellet 1986 ; Bhatt et Chagny 2003) ? Mais, dans l’ensemble, il reste un énorme travail de recherche sur les petites et les grandes réalisations en matière d’habitation autochtone et d’intervention sur le cadre bâti. La matière brute, heureusement, abonde : pensons aux comptes rendus des rencontres entre les services techniques des communautés, aux archives et personnels des firmes, associations et institutions autochtones ou qui travaillent avec elles sur des questions d’aménagement, aux réalisations sur le terrain et aux plans de telles réalisations.

Deux autres textes présentent des recherches-action et des recherches-création telles qu’elles sont utilisées dans la formation et la recherche en architecture et en urbanisme. Elles ont la particularité de s’intéresser à l’organisation physique et spatiale du cadre de vie dans une perspective prospective, et donc à la résolution de problèmes par la projection d’états futurs. Elles s’appuient sur un processus de travail en spirale où les connaissances acquises à travers plusieurs méthodes (par exemple, synthèse des connaissances et données disponibles, analyse de projets et de réalisations exemplaires, analyse du milieu à l’étude) nourrissent un travail collaboratif nécessitant des experts de différents types de savoir appelés ensemble à définir les problèmes à résoudre, à discuter des orientations à privilégier, à élaborer des scénarios et à évaluer les projets et les plans développés tout au long du processus (Després, Vachon et Fortin 2011 ; Futures, 2015). Le texte de Vachon, Rivard et al. et celui de Vachon, Pinard et al. adaptent une telle démarche appliquée à trois problèmes différents : l’adaptation de maisons existantes aux pratiques et souhaits des habitants de la communauté innue de Uashat, le développement de principes de réaménagement urbain pour la même communauté et le développement de scénarios de développement de l’habitation et de réaménagement de l’espace public à Kuujjuaq et à Inukjuak au Nunavik. Chaque cas visait un transfert de connaissances entre les parties prenantes, durant le processus de travail et au terme de celui-ci, sous la forme de présentation/discussion, d’ateliers, d’expositions, de guides pratiques, etc. Cette forme de recherche ne propose pas de projets clés en main ; elle explore plutôt l’univers des possibles dans les transformations à prévoir dans le cadre bâti de façon à faciliter les représentations, la prise de décision et l’action. L’évaluation des résultats demeure encore aujourd’hui le talon d’Achille de telles approches parce que le changement qu’elles génèrent se réalise dans le long terme et pas toujours de la manière anticipée.

Les textes de Lashuk et Doucet et d’André Casault se fondent sur des démarches qui s’inspirent de la même logique de recherche-action et de recherche-création. Le premier présente une intervention auprès des personnes sans abri, autochtones et allochtones, à Montréal. Elle visait à permettre à ces personnes de parler de leur expérience et de s’exprimer sur le type et les qualités de milieux dans lesquels elles aimeraient vivre. Bien que l’intervention ne prétendît pas mener à des propositions concrètes de logement, l’exposition, dans plusieurs milieux, des productions des participants contribue à faire connaître les personnes sans abri, et les résultats de leur analyse pourraient nourrir la conception de logements et de refuges. Après des années de recherche et de présence auprès des communautés innues – ainsi qu’une longue expérience comparée des maisons des humains dans de nombreux milieux culturels –, André Casault partage sa façon d’entrer en communication avec l’autre humain et d’observer sa manière d’habiter, et ce qu’il a appris sur l’habitation des Innus, notamment l’importance de « se voir et communiquer ».

Enfin, Caroline Desbiens propose une réflexion sur l’« effet urbain » et son intérêt pour aborder les communautés nordiques sous un angle nouveau, soit leur intégration dans des réseaux translocaux. Elle rejoint ainsi une prévision déjà ancienne d’Henri Lefebvre (1970), pour qui le phénomène urbain était en passe de devenir une réalité globale, et qui est reprise aujourd’hui dans les débats de nature épistémologique sur l’urbanisation planétaire (Brenner et Schmid 2015). Pour l’auteure, comprendre l’effet urbain sur la transformation du sens du lieu inuit permettrait d’échapper au cadre binaire tradition/modernité, une proposition qui s’avère tout aussi juste pour les communautés des Premières Nations.

L’habitation autochtone, un objet de recherche stimulant, prometteur et pertinent

Ce numéro n’a pas la prétention de faire un état des connaissances sur l’habitation autochtone, ni sur chacun des trois thèmes qui le structurent. D’abord, la sélection de travaux présentés porte sur un petit nombre de communautés, surtout innues et inuite, alors que, juste au Québec, les communautés sont très diversifiées par leur histoire, leur culture, leur localisation, leur cadre bâti et leur expérience de l’habitation. Ainsi, les communautés établies sous le Régime français, telles que Kahnawake et Wendake, ont des trames urbaines plus complexes que celles des communautés fondées relativement récemment, telles que Pikogan et Maliotenam (Mani-Utenam) ; les communautés situées en territoire urbanisé telles que Uashat et Kitigan Zibi diffèrent de celles des régions éloignées telles que les communautés cries de l’Eeyou Istchee. Même les communautés inuites diffèrent entre elles par leur taille, leur milieu géographique et leur histoire. Ensuite, les membres des Premières Nations vivent majoritairement en dehors des communautés. Or, seulement deux articles du numéro portent sur l’habitation hors communauté, en milieu urbain. Enfin, les communautés ont une population jeune, qui s’est donné une voix à travers la littérature, les arts, la musique et le cinéma : l’a-t-on suffisamment interrogée sur la manière dont elle vit et perçoit son milieu de vie ? Plusieurs dimensions de l’habitation ne sont pas traitées directement dans le numéro : pensons aux préoccupations environnementales, aux modes de financement et au cadre constitutionnel et légal qui s’applique aux autochtones et à l’interaction entre l’habitation et le développement économique.

La richesse du numéro réside plutôt dans l’originalité et la diversité des angles de vue proposés et, par le fait même, dans les perspectives qu’ils ouvrent sur l’habitation contemporaine autochtone autour de trois questions particulièrement pertinentes et sous-explorées :

  • Comment l’habiter autochtone contemporain se caractérise-t-il ?

  • Quels sont les rouages qui président aujourd’hui à la production du logement autochtone et à l’aménagement des communautés ?

  • Que peut-on apprendre des innovations passées et actuelles dans l’habitation et l’aménagement autochtones et comment envisager le travail sur de nouvelles manières de faire ?

Une recherche bibliographique rapide sur l’habiter autochtone contemporain au Québec donne encore aujourd’hui des résultats très limités, probablement parce que le sujet est rarement posé comme objet principal des recherches. L’ouvrage récent de Marie-Pierre Bousquet (2016) sur l’habiter contemporain des communautés anichinabées fait une percée notable (voir le compte rendu de cet ouvrage dans le présent numéro), tout comme le travail pionnier de l’Alliance de recherche Odena sur « Les Autochtones et la ville au Québec » (voir http://www.odena.ca) et l’habiter hors réserve. Ce n’est pas à dire que la littérature soit dépourvue d’informations utiles pour décrypter cet habiter, mais en faire une revue systématique pour en dresser un portrait d’ensemble constitue un énorme défi. Elles se cachent en effet tantôt sous des thèmes qui ont une filiation avec l’habitation comme les relocalisations (Laugrand 2011), tantôt dans des monographies qui à première vue ne s’intéressent pas à l’habitation. Les articles du présent numéro proposent des concepts, des méthodes et des constats, qui ouvrent de belles pistes pour développer la recherche et faire avancer les connaissances sur l’habiter contemporain autochtone.

La recherche sur la production du logement autochtone s’est concentrée jusqu’ici principalement sur les obstacles inhérents aux cadres institutionnels et légaux qui la régissent et aux limites des programmes de financement gouvernementaux[7]. Les articles de ce numéro, sans négliger ce type d’obstacles, proposent également un examen de la marge de manoeuvre et des actions des communautés elles-mêmes. Ils lèvent le voile sur un autre univers à étudier. Les pratiques de l’industrie de la construction, les pratiques et l’expérience des services techniques autochtones en matière de logement et d’infrastructures, leurs réseaux de collaboration, notamment avec les municipalités voisines, les pratiques des consultants autochtones et allochtones, l’action des intervenants qui oeuvrent dans les organismes gouvernementaux, la participation des habitants aux décisions sont tous des sujets qui méritent davantage de recherche.

Le traitement de l’innovation dans la recherche d’une habitation et d’un aménagement contemporains autochtones constitue une contribution originale, et même inédite, du numéro. Alors que les travaux, réflexions et actions sur le sujet explosent dans le monde anglophone, ce sujet était jusqu’ici quasi absent de la recherche universitaire et même des milieux de la pratique professionnelle au Québec (Piché 2016)[8]. Les contributions ont mis l’accent, d’un côté, sur l’étude des actions novatrices mises de l’avant par le milieu autochtone et les professionnels, le plus souvent allochtones, et de l’autre sur la recherche collaborative transdisciplinaire de solutions appropriées aux problèmes d’habitation et sur le transfert multilatéral de connaissances.

En terminant, à la question du début de cette introduction : « L’habitation : une honte nationale ? » la réponse est sans équivoque. Il n’y a aucune raison d’avoir tardé – ni de retarder encore davantage – au Canada, à construire suffisamment d’habitations de bonne qualité dans les communautés autochtones et de ne pas leur assurer immédiatement l’accès à l’eau potable et aux services publics. Le gouvernement canadien a récemment donné le mandat à la SCHL d’élaborer une Stratégie nationale du logement, qui semble s’orienter vers l’abordabilité et l’inclusion (Siddall 2017), et l’Assemblée des Premières Nations est également à l’oeuvre sur une Stratégie nationale pour le logement des Premières Nations (APN 2013, 2016). On peut espérer que cette fois soit la bonne, que les acteurs des deux stratégies vont se parler et qu’il y aura bientôt une véritable politique de l’habitation autochtone qui tiendra compte de la diversité des situations et qui facilitera la prise en main de l’avenir par les communautés. En même temps, les deux stratégies et les actions qui en découleront profiteraient assurément d’une réflexion sur le souhait des communautés d’avoir du logement et un cadre de vie qui leur ressemblent, d’une appréhension plus juste et plus complète des modes de production actuels et d’une perspective large sur les expériences novatrices passées et en cours et sur celles qui sont possibles. C’est justement dans ces directions que le présent numéro a été structuré en souhaitant qu’il contribue à l’avancement d’un champ de recherche à la fois stimulant, prometteur et pertinent.