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L’anthropologue québécois Claude Gélinas propose ici une synthèse générale de l’histoire – peu connue somme toute – des autochtones du Québec entre la Confédération et les années 1960, doublée d’une étude détaillée de leurs rapports idéologiques, politiques, sociaux et économiques avec le reste de la société québécoise. L’auteur cherche avant tout à nuancer le récit bien connu de la marginalisation complète des autochtones à partir du début du xixe siècle. Afin d’y parvenir, Gélinas met en lumière certains éléments qui témoignent de la réelle « participation de ces derniers dans la société nationale de l’époque » (p. 11). Selon l’auteur, il existerait un clivage important entre le discours historiographique « qui tourne autour des concepts de marginalisation, d’isolement, de pauvreté et de dépendance » (ibid.) et un grand nombre de données historiques et ethnographiques qui laissent plutôt penser que les autochtones étaient très présents dans la société nationale et que leur pauvreté n’était pas si marquée par rapport à la majorité. C’est le clivage entre les différents discours véhiculés à l’époque par la majorité eurocanadienne et la réalité que Gélinas propose d’étudier pour la période 1867-1960.

Le premier chapitre brosse un portrait d’ensemble des rapports entre autochtones et non-autochtones. On y apprend que la population autochtone s’accroît tout au long de la période étudiée, mais qu’en même temps son poids démographique et la proportion de ceux qui résident dans la vallée du Saint-Laurent (près des populations blanches) diminuent, « comme si, de plus en plus nombreux, les autochtones devenaient parallèlement de moins en moins visibles aux yeux des autres citoyens du Québec » (p. 28). Gélinas fait aussi dans cette section l’histoire de l’application des politiques fédérales dans la province, politiques assimilationnistes qui étaient pour la plupart formulées en fonction des réalités propres à l’Ouest canadien et dont les impacts au Québec auraient été mineurs.

Aux deuxième et troisième chapitres, l’auteur tente de reconstituer la « représentation d’ensemble que les citoyens de la province pouvaient se faire des autochtones » (p. 14) à partir des discours d’intellectuels canadiens-français et de l’idéologie générale de l’époque. Au sujet du discours des intellectuels, Gélinas démontre que les autochtones y font office, au même titre que les anglophones et les immigrants, de repoussoir identitaire. Les autochtones semblent ainsi absents du grand récit national dans l’historiographie dominante, sinon pour y être présentés comme des témoins moribonds d’une époque révolue. Cet ensemble de représentations ne semble toutefois pas être le résultat d’un projet concerté. Car, si chaque auteur a sa propre manière de traiter l’histoire autochtone, certains, nous dit Gélinas (citant les oeuvres de Léo-Paul Desrosiers et de Léon Gérin), en brosseraient un portrait plus objectif et rationnel. Pour ce qui est des représentations générales des autochtones, promues par les politiciens, les religieux, les intellectuels et les citoyens, Gélinas distingue deux grandes périodes. De 1867 à 1920, on considère que les autochtones sont en voie de disparition et que leur culture est un obstacle au progrès. En revanche, de 1930 à 1960 ils font l’objet d’une curiosité accrue, qui commencera à prendre la forme d’un certain militantisme à partir des années 1950. Selon l’auteur, ce sont les contextes particuliers de la cohabitation entre autochtones et Blancs qui font ressortir un système plutôt que l’autre :

en situation de conflit, d’hostilité et d’insécurité [la position minoritaire des Canadiens français à partir du milieu du xixe siècle], l’image du mauvais sauvage s’imposait plus facilement, alors qu’en situation de cohabitation paisible, voire de domination occidentale [perte de confiance dans le progrès après la crise, diminution du poids démographique des autochtones], le bon sauvage se laissait plus aisément percevoir. (p. 117-118)

Dans le quatrième chapitre, Gélinas évalue l’attitude des autochtones à l’égard de la société québécoise en étudiant leur positionnement politique et leur « participation effective à l’intérieur de la société québécoise » (p. 14). Il affirme premièrement que, malgré toutes les mesures d’assimilation promues par l’État, les autochtones ont toujours tenu à conserver leur culture et leur identité. Les Iroquois et les Abénaquis, entre autres, n’ont jamais cessé d’affirmer leur indépendance politique, les habitants de Caughnawaga allant même jusqu’à refuser les chèques d’allocation familiale du gouvernement fédéral. De leur côté les Hurons ont accueilli maints invités prestigieux, affirmant ainsi symboliquement une forme de souveraineté territoriale. Néanmoins, malgré ces mécanismes de différenciation symbolique, les autochtones du Québec ont tout de même tenté de s’intégrer à la société nationale, selon l’auteur. Cela passera, entre autres, par le travail salarié. En effet, Gélinas relate, bien que d’une manière un peu rapide (n’y consacrant que quelques pages), l’ampleur qu’ont pris le travail salarié et la production d’artisanat commercial dans différentes communautés du Québec, affirmant même que leurs conditions de vie auraient souvent été « plutôt enviables » (p. 200) en comparaison avec la majorité d’ascendance européenne. Cette situation de relative prospérité aurait prévalu jusque dans les années 1930, alors que la crise force l’arrêt du travail salarié et ferme le marché de l’artisanat :

Or, paradoxalement, c’est également cette intégration et cette participation marquées dans la société nationale qui allaient précipiter le déclin des conditions socioéconomiques et la marginalisation des collectivités autochtones dans le sillon de la Grande Dépression. Touchés tout autant que les autres citoyens par la crise, les autochtones, à quelques exceptions près, ne sont jamais parvenus à s’en relever complètement. Pourquoi ? Essentiellement parce que, pour la première fois vraiment, leur condition juridique d’autochtones est venue se poser comme un obstacle sérieux entre eux et le reste de la société nationale. (p. 177)

En conclusion, l’auteur revient entre autres sur le clivage entre l’évolution de l’idéologie majoritaire et la réalité des interactions entre autochtones et Canadiens français, clivage représentatif selon lui de rapports fondés sur l’imaginaire plutôt que sur les faits. Il nous apparaît pertinent ici de le citer longuement :

Alors qu’à l’époque où on les disait ou voulait en voie de disparition, les autochtones les plus en vue dans la société québécoise, à savoir les Hurons, les Iroquois et dans une moindre mesure les Abénaquis, connaissaient une croissance démographique continue et côtoyaient étroitement les autres citoyens du Québec dans de nombreuses sphères de la société. Par contre, à l’époque où l’on recherchait une certaine identification culturelle avec eux, ceux-ci se retrouvaient de plus en plus confinés dans leurs réserves et à l’abri du regard de la société nationale. Autrement dit, plus grande était la proximité entre les deux groupes, plus grand était l’effort de démarcation identitaire de part et d’autre, d’abord en marginalisant l’autre puis en accentuant ses propres particularismes culturels. À l’inverse, plus la distance était grande, moins il devenait compromettant de porter intérêt à ce que l’on enviait chez l’autre, qu’il s’agisse de vertus écologistes ou d’éléments de modernité. (p. 228)

S’il est particulièrement novateur, ce livre est malheureusement aussi souvent décevant. Bon joueur, Gélinas prévient dès le début que son étude et ses principales conclusions « se veulent à bien des égards prématurées » (p. 13). Cette affirmation découle des lacunes historiographiques majeures qui pèsent sur la période à l’étude ainsi que de l’étendue des sources disponibles. Ce dernier facteur force l’auteur à tirer des conclusions qui sont parfois un peu boiteuses. Par exemple, les calculs sur lesquels repose le gros de son analyse sont souvent basés sur des données statistiques fournies dans les rapports annuels du Département des affaires indiennes, données qui sont au mieux très approximatives et qui auraient mérité une réflexion critique plus poussée. De plus, de façon générale, les méthodes d’analyse statistique sont utilisées de façon maladroite. Un exemple assez révélateur de cette lacune est l’emploi de la moyenne pour mesurer la superficie des réserves créées après 1870. Toutefois, un examen plus approfondi de ses données montre que l’écart type de son échantillon correspond presque au double de la moyenne (p. 30-31), ce qui laisse un doute quant à l’utilisation de ce calcul à des fins d’analyse.

Même les analyses économiques de l’expérience atikamekw, qui sont pourtant la spécialité de l’auteur, invitent au scepticisme (voir Gélinas 2000 et 2003). À titre d’exemple, Gélinas construit deux tableaux à partir des prix moyens payés pour les fourrures ainsi que ceux qui étaient chargés pour plusieurs produits de consommation en Haute-Mauricie entre 1883 et 1919. À partir de ces tableaux, l’auteur affirme que « le pouvoir d’achat de certaines communautés algonquiennes aurait pratiquement triplé » (p. 199-200). Or, ce calcul est essentiellement théorique et ne rend aucunement compte de l’expérience vécue par les Atikamekw. Gélinas ne précise ni les quantités de peaux qui ont été véritablement achetées, ni celles de chaque produit de consommation vendu. L’argument aurait été bien plus convaincant s’il avait reposé sur des tableaux précisant les habitudes de vente et de consommation d’un échantillon de familles comparables pour chaque année.

À ces problèmes d’ordre technique s’en ajoutent d’autres d’ordre structurel. D’abord, l’organisation du livre se prête difficilement à l’analyse de l’expérience autochtone. Gélinas divise son étude en chapitres thématiques recouvrant chacun la période allant de la Confédération à la Révolution tranquille, entraînant une certaine redondance dans le propos. Mais le défaut fondamental de cette étude réside dans la distance entre les ambitions de l’auteur et les résultats réels qu’il offre. Alors que Gélinas affirme vouloir analyser « les autochtones dans la trajectoire historique du Québec », il centre pourtant son analyse essentiellement sur le discours eurocanadien à l’égard des autochtones. Le manque de sources qui permettraient de saisir le point de vue des autochtones est évidemment un obstacle de taille ; mais alors, pourquoi l’auteur se compromet-il s’il sait pertinemment que le résultat promis ne sera à peu près jamais livré ? Mentionnons aussi qu’après avoir annoncé dans l’introduction son intention d’étudier le discours tenu par les autochtones au sujet de la majorité pour ensuite examiner la réalité de leur participation dans la société québécoise, Gélinas semble confondre ses propres catégories et présente cette même participation comme un élément constitutif de leur discours.

En somme, même s’il lève le voile sur une période de l’histoire autochtone québécoise jusqu’ici négligée, ce livre utilise une série d’approches qui ne permettent pas à l’auteur d’atteindre ses objectifs. En raison de ses sources et de ses méthodes, Gélinas dresse un tableau historique présentant de multiples distorsions. Tant mieux si cela pousse de futurs historiens à mettre ses conclusions en question. Par contre, dans un contexte où la publication d’une synthèse consacrée à l’histoire autochtone est toujours un peu un événement en soi, l’existence même de cette étude pourrait empêcher les chercheurs d’apporter des correctifs. La connaissance de l’histoire autochtone s’en trouverait, nous le craignons, un peu dépréciée.