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Depuis plus d’une dizaine d’années, d’importants travaux de recherche ont porté sur l’expérience des Premières Nations dans les pensionnats, mais celle des Métis a souvent été laissée dans l’ombre et même considérée comme de seconde importance. En 1996, Le Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones mentionnait pourtant bien que les pensionnats avaient également été fréquentés par des Métis (Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1 chap. 10). Depuis les années 2000, la Fondation autochtone de guérison se donne pour objectif de recueillir des informations et des témoignages concernant les expériences des Métis dans les pensionnats pour ensuite publier les avancées de la recherche dans ce domaine.

Cet ouvrage présente trois rapports préparés pour la Fondation par Larry Chartrand, professeur de droit à l’Université d’Ottawa, Tricia Logan, de la Fédération des Métis du Manitoba, et Judy Daniels, de la Métis Nation of Alberta. Ils mettent en lumière l’expérience unique des Métis de l’Ouest dans ces institutions, cherchant ainsi à dévoiler un pan méconnu de leur histoire collective à un moment où, selon Tricia Logan, les Métis qui ont survécu aux pensionnats sont de plus en plus enclins à partager leur expérience et à se réapproprier cet épisode de leur histoire collective. Les « pensionnats » sont définis dans ces trois rapports comme des établissements scolaires mis sur pied par le gouvernement et souvent gérés par l’Église.

Ces trois rapports replacent dans un cadre plus large les pressions assimilationnistes qu’ont subies les Métis dans les pensionnats, en revenant sur les bouleversements politiques, sociaux et économiques auxquels ont dû faire face les Métis depuis le début du xixe siècle. Le rapport de J. Daniels propose la mise en contexte la plus large et la plus substantielle des trois, et il conviendrait peut-être, pour le lecteur peu averti, de commencer par ce rapport qui figure pourtant à la fin de l’ouvrage, car il revient dans un premier temps sur des moments cruciaux de l’histoire des Métis de l’Ouest et permet ainsi de mieux saisir les enjeux liés à l’épisode des pensionnats. L’approche méthodologique de ces trois rapports diffère : Chartrand s’intéresse presque exclusivement aux sources écrites (documents d’archives, sources publiées ou non), Tricia Logan et Judy Daniels ont également effectué un dépouillement des sources écrites mais en plaçant au coeur de leurs analyses les témoignages de survivants. Tous trois s’accordent sur le manque de documents faisant directement référence à la présence des enfants métis dans les pensionnats ou à la façon dont ils y étaient traités, en expliquant que les documents consultés, anciens ou récents, font le plus souvent référence aux individus qui ont fréquenté les pensionnats comme étant « autochtones », sans faire de distinction entre Indiens inscrits, Inuits ou Métis.

Ces trois rapports mettent en avant la singularité des expériences vécues par les Métis dans les pensionnats, une singularité largement liée au fait que ces institutions avaient à l’origine été créées pour « civiliser » les Indiens et n’étaient en théorie pas ouvertes aux enfants métis, et ce pour deux raisons principales : d’une part, parce que le gouvernement fédéral disait ne pas posséder les ressources nécessaires pour prendre en charge l’éducation de tous les Métis et, d’autre part, parce que les Métis qui avaient grandi avec leurs parents européens paraissaient parfois « suffisamment civilisés » pour que la fréquentation des pensionnats leur fût interdite (p. 20). Ainsi, les efforts fédéraux en matière d’éducation se concentraient principalement sur les réserves indiennes et sur les Indiens inscrits, les Métis ne bénéficiant souvent d’aucune forme d’éducation, comme le mentionnait le rapport Ewing de 1935 portant sur la population métisse d’Alberta (p. 22). Les recherches menées par Chartrand, Logan et Daniels montrent que la politique fédérale ne fut cependant pas scrupuleusement observée par les autorités scolaires qui, pour permettre à certains enfants métis d’être éduqués, demandaient souvent des dérogations au ministère des Affaires indiennes. En général, l’acceptation d’enfants dont le père possédait le statut d’Indien inscrit ne posait pas de problème. De même, lorsque les parents des enfants métis pouvaient payer les frais d’inscription à l’école ou lorsque le nombre d’étudiants indiens était faible, les enfants métis pouvaient être acceptés pour s’assurer que l’école ne ferme pas et pour qu’elle continue à être financée par le Ministère. Tricia Logan insiste davantage sur la nature des critères développés par les responsables des pensionnats et le ministère des Affaires indiennes pour juger du niveau de civilisation des Métis : degré de ressemblance physique par rapport aux Indiens, proximité géographique avec des communautés ou des réserves indiennes et degré de similarité entre leur mode de vie et celui des Indiens, ceci reflétant clairement les préjugés racistes que l’on pouvait avoir à l’époque. Plus ils partageaient de traits que l’on tenait pour caractéristiques des Indiens (mode de vie, situation géographique, situation sociale), plus les Métis avaient de chances d’être acceptés pour être « civilisés ». Il s’ensuit qu’il n’y avait pas de procédure officielle concernant l’acceptation ou le traitement des enfants métis qui fréquentèrent les pensionnats, d’où la difficulté de trouver des documents faisant référence à l’acceptation de ces enfants, ou à la façon dont ces derniers étaient considérés et traités par les autorités scolaires. Cela suggère qu’il conviendrait, dans le cadre de futures recherches, de procéder à des études au cas par cas d’institutions, comme l’a fait J. Daniels dans son rapport, plutôt que de tenter de dresser un tableau général des modalités d’acceptation des enfants métis ou de la façon dont les Métis étaient traités dans les pensionnats indiens, à l’échelle provinciale par exemple.

Un autre aspect de la singularité des expériences vécues par les Métis et qui ressort plus particulièrement des entrevues menées par Logan et Daniels, réside dans le fait qu’ils furent, d’une part, traités différemment des enfants indiens par le personnel enseignant, mais aussi mis à l’écart par leurs camarades de classe. Ainsi, le fait que les Métis soient considérés comme « à demi civilisés » justifiait, par exemple, « leur affectation à des travaux d’entretien à l’école […] cela n’était pas le cas pour les enfants indiens » (p. 23). Les Métis ayant fréquenté les pensionnats ont évoqué lors d’entrevues le sentiment de s’être sentis « étrangers », la difficulté à trouver leur place dans ces pensionnats, que Tricia Logan résume ainsi :

Dans les courants dominants de la société canadienne et dans le système scolaire, on a fait sentir aux Métis qu’ils étaient inférieurs à chacune de leurs moitiés, pas assez Indiens pour bénéficier des droits des Autochtones, mais pas suffisamment « Blancs » non plus pour être considérés comme des égaux par la société. On inculquait aux Métis la honte de ce qu’ils étaient et de leurs parents. (p. 84)

Ces trois rapports constituent des travaux recherches exploratoires concernant l’expérience des Métis de l’Ouest dans les pensionnats. Ils mettent tous en avant la nécessité de mener des recherches plus approfondies sur la question et proposent des pistes intéressantes. Chartrand et Logan soulignent notamment l’importance de mener des recherches plus conséquentes sur les répercussions intergénérationnelles de l’expérience des pensionnats chez les Métis. Daniels propose d’approfondir les questions liées à la nourriture, à la santé et aux conditions d’hygiène dans ces établissements. Face à la quantité limitée de documents écrits portant sur ces questions, les trois chercheurs insistent sur l’importance d’organiser des ateliers et de recueillir les témoignages de survivants pour mieux comprendre l’expérience qu’ils ont vécue.

Soulignons par ailleurs la qualité des documents qui figurent en annexe des trois rapports : une bibliographie analytique très détaillée sur la présence des Métis dans les pensionnats, les transcriptions de plusieurs documents d’archives non publiés jusqu’alors, et plusieurs grilles d’analyse pilote visant, d’après les entrevues menées, à recenser les diverses traces que cette expérience a laissées chez les survivants.

On peut toutefois regretter que, malgré ce qu’annonce le titre de l’ouvrage, ces trois travaux de recherche portent uniquement sur les Métis de l’Ouest, suivant implicitement la définition du Métis National Council (MNC), qui ne reconnaît pas l’existence de Métis à l’est de l’Ontario. Pourtant, depuis ces dernières années, un nombre croissant de communautés de l’est du Canada dont les membres s’auto-identifient comme Métis cherchent à faire reconnaître leurs droits et leur culture, remettant ainsi en cause la définition du MNC, d’autant plus que, selon la Constitution canadienne, les Métis sont reconnus comme peuple autochtone du Canada sans restriction géographique. Enfin, la volonté de plus en plus palpable, chez les Métis de l’Ouest, de regagner leur fierté et de célébrer leur culture en dénonçant les pressions subies pour s’assimiler à la société dominante, est également un élément central du processus de reconnaissance mené par les communautés de l’Est qui viennent de s’éveiller, tout aussi désireuses de prendre la parole, et chez qui les thèmes de la honte et du secret des origines sont omniprésents. Ainsi ne conviendrait-il pas de jeter un pont entre Ouest et Est qui permette une réelle réappropriation de l’histoire collective des Métis à l’échelle du Canada ?