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Santa María, municipe[1] d’Ixtacamaxtitlán, Puebla, un soir de mai 2015

Les paysans arrivent lentement sous la véranda couverte à l’arrière de la maison de ferme. À deux mille mètres d’altitude, le temps rafraîchit rapidement sur le haut plateau : les femmes sont enveloppées dans leurs châles et les hommes (chapeaux de paille pour les plus âgés, casquettes pour les plus jeunes) portent de grosses vareuses de laine. Des bâtiments attenants proviennent les bruits du soir : meuglements des vaches qu’on trait, hennissement d’un cheval, bêlements de moutons. Les fermes respirent une modeste aisance, beaucoup plus que dans d’autres villages des hauteurs : la terre, en longues bandes séparées par des haies vives d’agave, est fertile. Les jeunes pousses de maïs s’alignent dans les sillons : « On n’attend plus que la pluie », a laissé échapper le fils du fermier. Car l’eau est rare, comme presque partout sur le haut plateau mexicain. Pas question d’irriguer, sauf de minuscules parcelles de luzerne, pour les vaches laitières. Dans les robinets, l’eau arrive un jour sur trois. Les paysannes en profitent pour remplir trois barriques : une pour la cuisine, une autre pour la lessive, la dernière pour les bêtes.

Les sources sont situées dans le mont voisin, le Miquixochiyo. Notre conductrice nous en a signalé plusieurs dans la pinède, à partir de la route qui contourne la montagne : « L’eau est très propre, on peut la boire ! » Les paysans utilisent des puits et les sources les plus rapprochées, grâce à une tuyauterie rudimentaire. Entre la montagne et le village de Santa María il y a une colline, La Uno : parmi les broussailles, notre guide me montre de larges échancrures blanchâtres : « C’est là que ton compatriote réalise ses forages. » Voilà donc le fameux Ixtaca Site, dont M. Morgan Poliquin, président-directeur général d’Almaden Minerals, vante les mérites depuis des années sur son site Internet. Avec plus de trois grammes d’or par tonne de roche, Ixtaca est un vrai Klondyke[2] !

Des membres de l’organisation Tiyat Tlali, qui regroupe des communautés nahuas et totonaques opposées à l’exploitation minière et aux barrages hydroélectriques[3] sur leurs territoires, m’ont offert de les accompagner dans cette tournée d’information en haute montagne. On sait que la communauté de Santa María, la seule où les activités de forage ont effectivement commencé, est divisée. Almaden a embauché quelques travailleurs, et elle paie un loyer aux propriétaires des lopins où elle creuse. Et puis, el señor Morgan a fait repeindre la façade de l’hôtel de ville, il a ajouté une salle à l’école maternelle… Beaucoup de paysans se demandent ce que cette générosité suspecte peut cacher. D’où l’invitation qui a été faite à l’organisation Tiyat Tlali d’envoyer des gens pour donner de l’information.

Dès le début de la rencontre, les questions sont directes. On me demande : « Quels sont vos rapports avec les compagnies minières ? – Dans mon pays, il y a cinquante ans, j’ai travaillé pendant trois mois pour une entreprise minière, la Quebec Cartier Mining. Ils m’ont payé ce qu’ils me devaient, pas un sou de plus. Je ne leur dois rien, ils ne me doivent rien non plus. Je peux donc parler librement. » Jusqu’à présent les résidents de Santa María n’ont connu que les forages car l’entreprise en est encore à la phase d’exploration. Leurs fils et leurs frères, employés par Almaden, leur ont raconté comment ils retirent du sol les carottes d’échantillon, classées et numérotées avant d’être envoyées pour analyse. Il y a eu peu de dommages… Un vieux paysan déclare : « Ce n’est pas vrai. Ils ont foré à deux cents mètres de chez moi. Mon puits s’est asséché. Je suis allé voir l’adjoint du Señor Morgan pour lui demander de quoi acheter un tuyau de caoutchouc, pour faire venir l’eau d’une source, plus loin. Il a refusé. » Un autre paysan explique : « Sous la terre, c’est plein de grottes par où l’eau coule. On creuse et l’eau change de direction. »

Une paysanne s’inquiète : « Comme on n’a pas assez d’eau chez nous, je descends laver au ravin. Mais l’eau contient maintenant une espèce de cendre noire qui flotte et, en surface, comme de l’écume. Je ne peux plus m’en servir. »

Un jeune homme explique : « J’ai travaillé aux forages. Ça prend beaucoup d’eau. À chaque étape, il faut nettoyer les foreuses et les scies à diamant. En plus des produits de nettoyage, on se sert de diesel. Et on balance l’eau de vidange dans les ravins ! »

C’est moi qui interroge maintenant : « De combien d’eau avez-vous besoin pour un forage ? – Un forage dure un minimum de quatre jours, et il faut généralement entre soixante et soixante-dix mille litres d’eau. Environ trente mille litres se perdent dans le sol. Le reste, c’est l’eau de vidange. – Et où prenez-vous l’eau ? – Dans les sources du Miquixochiyo, bien sûr ! Où voulez-vous qu’on la prenne ? Morgan a déclaré 270 puits de forage ; en fait il en a plus de 400. Comme personne ne va vérifier… ! Les travailleurs camouflent les puits clandestins avec des agaves desséchés ou des branches. »

À ce stade de la réunion, la situation m’apparaît de plus en plus claire. Alors que les paysans n’ont de l’eau qu’un jour sur trois, l’entreprise canadienne utilise l’eau des sources (« On pourrait la boire ! » réitère la conductrice) pour effectuer ses forages et nettoyer son équipement…

« Et qu’est-ce qui vient après les forages ? » C’est à mon tour de raconter ce à quoi ressemble une mine à ciel ouvert, depuis mon expérience à la Quebec Cartier Mining, jusqu’aux mines de la Minera San Xavier, à San Luis Potosí, et de Carrizalillo, au Guerrero. Deux fois par jour, l’explosion. Le nuage de poussière qui retombe lentement. Les grues géantes chargeant les blocs de rocher dans les camions de dix tonnes qui remontent le cratère et vont les porter au broyeur. Le torrent d’eau qu’il faut, additionnée de cyanure de sodium, pour centrifuger cette masse de pierre moulue assez rapidement afin que se dépose au fond de la cuve les trois grammes d’or par tonne : l’eau de toutes les sources du Miquixochiyo, plus celle des nappes phréatiques, sera à peine suffisante pour alimenter l’usine ! L’eau résiduelle, toxique, sera ramassée dans un bassin dont on assurera qu’il est absolument étanche… jusqu’à ce que le mur de soutènement s’écroule, libérant des milliers de tonnes d’eau contaminée comme ce fut le cas dans le fleuve Sonora au Mexique (ou cinq mille kilomètres plus au nord, dans un affluent du fleuve Fraser)[4].

« Mais qu’est-ce qu’on peut faire contre ces millionnaires ? » demande quelqu’un. Plusieurs réponses fusent. « D’abord, il faut bien les connaître. Almaden Minerals n’est pas un poids lourd dans l’industrie minière internationale. C’est un petit, de ceux qui «préparent la table» pour les gros comme New Gold ou Gold Group. Le travail de M. Poliquin, c’est de faire l’exploration, de chercher l’évaluation d’experts concernant la teneur du minerai, d’obtenir les certificats environnementaux de la SEMARNAP[5], l’accord du gouverneur de l’État de Puebla et celui du maire pour le changement d’usage du sol. Avec tout ça en mains, l’entreprise vend ses droits à un gros joueur comme Gold Corp, qui possède les centaines de millions de dollars requis pour réaliser la mise en exploitation. »

Mais les choses vont mal pour la compagnie Almaden, présentement, entre autres grâce aux luttes entreprises par les voisins du village de Tecoltemic, qui sont inclus comme vous dans sa concession minière et ont obtenu une injonction. Sur son site Internet, elle demandait 399 millions pour mettre la mine en opération; dans sa mise à jour récente, elle réduit la mise à 244 millions[6]. D’une part, le prix de l’or a baissé, passant en un an, de son sommet de 1800 $ l’once, à 1300 $. Almaden a dépensé beaucoup et elle veut vendre au plus tôt. « Il s’agit de savoir qui va lâcher le morceau le premier : lui ou nous, les paysans de Santa María. »

« C’est donc pour ça qu’elle a mis des ouvriers à pied. Elle menait de front quatre forages l’an dernier; elle n’en fait plus qu’un à la fois ! »

Après un silence, un paysan reprend : « Nous sommes une trentaine ici, et nous ne sommes pas en faveur de la mine. Ce sont les autres qu’il faudrait convaincre. Quand Almaden est arrivée, les salaires étaient de 50 pesos par jour (environ 4,80 $ à l’époque). Elle a proposé dix fois plus ! Avec l’argent, l’un a retapé sa maison, l’autre a acheté une moto, un autre, une télé à écran de plasma. Mon beau-frère m’a montré une liasse de billets, l’autre jour ! »

« Ça leur servira à quoi cet argent, reprend une femme, si on doit partir d’ici parce qu’on n’a plus d’eau à boire et si les enfants tombent malades à cause de la poussière. Il va nous arriver comme à ceux de Carrizalillo, qu’on a vus dans la vidéo[7] : la moitié du village est partie parce que ce n’était plus vivable. »

« Et puis, poursuit une autre, il faut les voir, ceux qui travaillent aux forages. À trente ans ils semblent en avoir quarante ; ils ont l’air finis… »

« Là-dessus, il n’y a pas que les forages, enchaîne un paysan, goguenard. Dès qu’ils ont touché la paie, le samedi, ils s’en vont dans les bars, à Chignahuapan. Quand je vais livrer mes fromages, le dimanche matin, ils sont encore à trinquer ! Quand ils sont mis à pied, ils doivent mettre la moto en gage ! »

« Revenons à l’injonction, reprend un homme d’âge mûr. Comment pourrait-on l’obtenir ? – Le gouvernement du Mexique a ratifié la Convention n˚ 169, de l’Organisation internationale du travail (OIT 1989), ce que le Canada, n’a pas fait[8] ! La Convention établit qu’il ne peut y avoir de grands projets d’exploitation des ressources dans les territoires autochtones sans consultation préalable informée. Avez-vous été consultés ? – Jamais ! On a appris l’affaire quand les machines sont arrivées ! »

« Mais… nous ne sommes pas autochtones[9]. – Cette terre où vous habitez, de qui l’avez-vous reçue ? – De nos parents, bien sûr, qui l’ont héritée des aïeux ! Nos familles ont toujours vécu et cultivé ici, dans la vallée à côté du Miquixochiyo. »

Je poursuis : « Donc, vous vivez depuis toujours sur le territoire de vos ancêtres, qui faisait partie de l’ancien cacicazgo d’Ixtacamaxtitlan[10]. Cortés en parle dans ses lettres. Sur le mont Acolhua, on m’a montré les ruines de la forteresse de Temamascuicuil, le cacique qui l’a accueilli ici. C’est un territoire autochtone ancestral que vous n’avez jamais cédé à personne. D’ailleurs la loi mexicaine parle de «communautés autochtones ou équivalentes». Ça vous inclut aussi, et c’est comme ça que vos voisins de Tecoltemic – qui, comme vous, parlent espagnol – ont réussi à obtenir une injonction contre les forages réalisés par Almaden. » (cité dans Conseil Tiyat Tlali et al. 2015)

« Certains ont peur, avance quelqu’un. C’est pourquoi ils ne sont pas ici ce soir. » – « Il faut leur expliquer que el señor Morgan a encore plus peur, réplique notre hôtesse. Vous vous souvenez l’autre jour, quand un groupe de pèlerins qui s’en allaient au sanctuaire du Cristo de la Buena Muerte, à Texocuixpan, sont arrêtés pour se reposer, devant son bureau, au chef-lieu ? Il a cru que c’étaient des manifestants et il a appelé sur son cellulaire tous ses employés pour qu’ils viennent défendre les installations ! Ce connard vit au Mexique depuis douze ans et il ne parle pas encore assez l’espagnol pour distinguer une bannière religieuse d’une pancarte de protestation ! Pourquoi aurions-nous peur de lui ? »

Les paysans restent pensifs. Ils savent que la partie n’est pas gagnée. Ils sont certes impressionnés par les victoires remportées par les membres de Tiyat Tlali. Dans le municipe voisin de Zautla, des milliers de protestataires ont forcé le départ d’une entreprise chinoise, JDC Minerales, qui s’apprêtait à mettre une mine en opération. Dans la basse montagne voisine, les assemblées et les manifestations regroupent des milliers de paysans contre les mines et les barrages. Les Nahuas de Cuetzalan ont obtenu une injonction contre une autre entreprise, mexicaine celle-là, Minera Autlán. Les Totonaques d’Olintla ont bloqué les bulldozers de Grupo México qui traçaient une piste d’accès pour la construction d’un barrage hydroélectrique.

« Mais là-bas ils sont unis ; ici nous sommes divisés… – Alors il faut que nous soyons encore plus nombreux à la prochaine réunion, conclut une des organisatrices. Nous savons que nous pouvons l’emporter et qu’il ne faut pas lâcher maintenant. » 

Après que chacun eut serré rituellement la main à chacun, hommes et femmes se sont dispersés dans la nuit froide.

Plus tard, nous savourons un bol de lait chaud avec des petits pains sucrés. À l’extérieur, on n’entend que les aboiements des chiens, qui se font écho d’une ferme à l’autre. « Sais-tu pourquoi les chiens aboient la nuit ? » me demande soudain mon hôte. « Un homme se posait la question, alors un soir, il a pris de ces saletés que les chiens ont au bord des yeux et il les a mises dans ses yeux à lui. Pendant toute la nuit, il n’a pu dormir : il voyait les fantômes et les forces du mal qui essayaient d’entrer dans les maisons du village. Les chiens les mettaient en fuite en aboyant. Il a compris alors pourquoi les chiens aboient la nuit. »

Parmi ces forces diffuses et malveillantes, qui mettent leur existence en cause, il y a désormais, pour les paysans, les compagnies minières, très souvent canadiennes. Ils savent qu’ils ne peuvent pas compter sur les aboiements des chiens pour mettre celles-ci en déroute. Ce n’est pas la première fois qu’ils doivent se battre contre des envahisseurs. Comme le déclarait un aîné nahua de Cuetzalan : « Ils ont essayé par trois fois de nous vaincre. D’abord, les Espagnols : ça nous a pris onze ans, onze mois et onze jours pour en venir à bout. Après sont venus les Français, et on les a retournés de l’autre côté de la Grande Eau, d’où ils venaient. Puis des bandits qui se faisaient appeler villistas : on les a exterminés jusqu’au dernier. Et s’il vient encore des étrangers pour nous sortir d’ici, avait-il ajouté en me regardant droit dans les yeux, ils connaîtront le même sort, et encore plus vite, car nos jeunes sont débrouillards et ils ont de bonnes armes ! »