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Souvent reconnu comme l’un des premiers textes qui apostrophe les Québécois et fait le procès de leurs pratiques coloniales contemporaines, Eukuan nin matshimanitu innu-ishkueu / Je suis une maudite Sauvagesse (1976) de l’écrivaine innue An Antane Kapesh est un texte fondateur de la littérature autochtone au Québec. Dans cette oeuvre à forte dimension politique, Kapesh dénonce la colonisation et le racisme à partir de son expérience personnelle et familiale des systèmes scolaire, juridique et policier qui régissent la vie innue au quotidien. Les pensionnats et les écoles sont présentés par Kapesh comme des lieux de déculturation d’une grande violence, entre autres raisons parce qu’ils causent l’éclatement des familles innues en séparant physiquement les parents des enfants, une séparation renforcée (et perpétuée longtemps après la fin de la scolarisation des enfants) par la création d’une différence culturelle et linguistique entre les générations qui se répercute sur un rapport dénaturé au territoire. Les oeuvres plus récentes de Virginia Pésémapéo Bordeleau, métisse crie, et de Naomi Fontaine, Innue, abordent la question des rapports intergénérationnels de façon différente. Bien que la colère devant les injustices criantes de la situation territoriale, économique, culturelle et linguistique autochtone d’aujourd’hui trouve toujours une place où s’exprimer dans Ourse bleue (2007) et dans Kuessipan (2011), Pésémapéo Bordeleau et Fontaine mettent surtout en scène des pratiques de guérison de soi qui passent par une reconnexion avec les proches et avec le territoire. En retrouvant leur place dans la suite des générations, leurs personnages apprennent à poursuivre leur marche (voir Lacombe 2014 : 160) là où tout semblait bloqué.

Dans un premier temps, je me pencherai sur le traitement des rapports entre générations dans l’oeuvre engagée de Kapesh, ce qui me permettra de faire une mise au point sur le démembrement des relations intergénérationnelles causé par les pratiques coloniales québécoises et canadiennes du xxe siècle. Kapesh présente la relation entre parents et enfants ainsi qu’entre grands-parents et petits-enfants principalement en termes d’enseignement de savoir-faire et de savoir-vivre essentiels à l’existence ; la fracture de ces rapports est par conséquent des plus graves et est responsable de la fragilisation de la relation entre l’enfant innu, son territoire, sa langue et sa culture. Je discuterai ensuite de deux romans contemporains, Ourse bleue de Pésémapéo Bordeleau et Kuessipan de Fontaine, qui mettent en scène des remembrements, c’est-à-dire des reconnexions avec la parenté menant à une guérison individuelle et collective.

Dans un texte en partie autobiographique, Pésémapéo Bordeleau relate un parcours vers la guérison qui passe par la réparation des corps et celle des esprits, que la narratrice atteint en retournant en territoire cri, en parlant sa langue ancestrale, en redécouvrant sa parenté et en renouant avec la spiritualité crie. Comme nous le verrons, dans Ourse bleue, le corps des morts est brisé et dispersé ; il doit être réparé par la réunification des restes afin de réinstaurer la paix. Le corps des vivants n’échappe pas pour autant à la scission et à la dispersion ; c’est l’expérience du plaisir – que ce soit en faisant l’amour avec un partenaire tendre ou en mangeant des chanterelles découvertes dans le bois comme un cadeau offert par le territoire – qui permet de « réparer » les corps autochtones brisés par les traumas. Vu dans cette perspective, Ourse bleue raconte comment un réenracinement dans la lignée intergénérationnelle inséparable du territoire ancestral permet à une femme autochtone de se guérir elle-même tout en accompagnant ses proches et en les menant eux aussi vers la guérison.

Dans Kuessipan – sur lequel nous nous arrêterons dans la troisième section –, Naomi Fontaine présente elle aussi des personnages en perte de repères qui cherchent à réparer les liens brisés entre les générations, entre les hommes et les femmes, et entre les Innus et leur territoire ancestral. En mettant en relief l’engagement généreux des Aînés et des Aînées dans la vie de la communauté ainsi que les rapports tendres entre mères et enfants, Fontaine propose que les pratiques de soin envers l’autre (le care) constituent le coeur de la réparation physique et psychique des vivants. De la sorte, dans Ourse bleue comme dans Kuessipan, la guérison est représentée comme un processus réciproque et holistique, qui ne peut se faire que dans la relation avec la parenté et avec le territoire. L’étude des oeuvres de Kapesh, de Pésémapéo Bordeleau et de Fontaine permettra de dégager deux fonctions centrales des relations intergénérationnelles en milieu autochtone : l’apprentissage et la transmission des connaissances en contexte familial ; la guérison personnelle et communautaire atteinte par la réparation des liens de parenté ainsi que par la pratique du soin envers l’autre, notamment le soin des enfants.

An Antane Kapesh : dénoncer l’interruption des relations

Dans son témoignage politique Eukuan nin matshimanitu innu-ishkueu / Je suis une maudite Sauvagesse, An Antane Kapesh s’élève publiquement contre les multiples facettes de la violence coloniale des Québécois envers la communauté innue de Matimekush, en particulier la scolarisation forcée des enfants innus et ses conséquences désastreuses au sein de la famille. Kapesh voit très bien que le système des pensionnats amérindiens est lié à une entreprise de destruction culturelle ; elle dit à propos de la construction de l’école à Sept-Îles :

Pour ma part, j’incline à penser que c’était uniquement pour nous faire du tort, pour nous faire disparaître, pour nous sédentariser, nous les Innu, afin que nous ne dérangions pas le Blanc pendant que lui seul gagne sa vie à même notre territoire. [...] D’après moi, tout ce que planifiait le Blanc quand il a construit un pensionnat pour instruire les enfants innu, c’était de détruire leur vie culturelle innu.

Kapesh 2015 [1976] : 93

Comme nous le verrons, non seulement le mode de transmission du savoir se trouve-t-il profondément transformé par suite de la scolarisation occidentale imposée aux enfants, mais aussi le rapport que les Innus entretiennent à la famille et au territoire, puisque ces trois éléments sont indissociables dans leur culture (du moins telle qu’elle est présentée par Kapesh).

La posture d’écrivaine de cette dernière est particulièrement délicate, puisqu’elle reconnaît en préface qu’écrire un livre est contraire aux traditions innues et qu’elle a longtemps hésité avant de se plier à cet exercice (ibid. : 89) ; toutefois, elle explique plus loin que le médium du livre peut être détourné afin de devenir un moyen de résister à l’entreprise coloniale de désinformation et de déculturation (ibid. : 99)[1]. Les livres demeurent un objet de méfiance de la part de l’énonciatrice, qui remet plusieurs fois en question la validité de ce qui y est inscrit et leur usage dans la propagation de renseignements erronés qui affectent l’existence des Innus. Quand elle parle de la découverte du minerai de fer dans le Nord, par exemple, Kapesh contraste ce qui est écrit dans les livres avec ce qu’elle a toujours su en entendant son père et les autres Aînés raconter l’histoire de Tshishenish Pien, le véritable découvreur du minerai. Les colons prétendent que le minerai de fer présent sur le territoire ancestral innu a été découvert par deux des leurs, les pères Babel et Arnaud. À la fausseté du récit correspond la fausseté du tableau immortalisant cet événement, où la famille innue accompagnant le père Babel « est habillée à la mode des Indiens qu’on voit au cinéma » (ibid. : 102) et non à la façon dont les Innus de l’époque s’habillaient réellement. Dans son propre livre, Kapesh corrige le récit de l’histoire que les Blancs font circuler en s’appuyant sur le récit de son père, qu’elle cite sur six pages entières, concluant en replaçant le récit dans sa chaîne de transmission intergénérationnelle : « Voilà l’histoire que mon père a entendu raconter par ses parents, par sa mère, par sa grand-mère et par d’autres Vieux. » (ibid. : 105) Cette version des événements ne fait aucun doute pour elle, Kapesh considérant la transmission orale comme une source bien plus fiable que la transmission écrite, étant donné qu’elle lui permet de remonter jusqu’aux témoins oculaires des faits relatés. On le constate notamment dans la façon dont la narratrice indique l’autorité de son père sur l’histoire de la découverte du minerai en le positionnant comme témoin :

Étant donné son grand âge mon père a vu, dans sa jeunesse, Tshishenish Pien : « Moi j’étais encore jeune alors que l’Innu Tshishenish Pien était déjà très vieux », dit mon père. C’est pour cela qu’il dit : « Cela doit faire aujourd’hui presque deux cents ans que nous, les Innu, entendons raconter l’histoire de Tshishenish Pien qui a découvert le minerai. [...] »

ibid. : 102 ; italiques dans l’original

La deuxième partie de cette citation présente en outre le récit oral comme ancien (puisque répété depuis presque deux cents ans), ce qui contraste vivement avec la nouveauté du récit des colons : « “Voyons, n’écoute pas ce mensonge. L’histoire que tu as entendue aujourd’hui, l’étranger vient de l’inventer.” » (ibid. : 101) La nouveauté du récit blanc sur la découverte du minerai est également mise en scène dans l’incrédulité de la narratrice, qui répète à plusieurs reprises que les autres Innus de sa communauté et elle-même n’avaient jamais entendu cette histoire avant la fête du centenaire organisée par les colons (ibid. : 100).

À mon sens, ce chapitre portant sur la découverte du minerai a la double fonction de rectifier l’histoire telle qu’elle est relatée par les colons et d’illustrer par l’exemple comment le savoir innu est construit et perpétué dans l’échange entre au moins deux personnes, l’une qui parle et l’autre qui écoute[2]. Dans un tel contexte de transmission du savoir par voie orale où chaque récit compte en s’enfilant sur la chaîne de récits qui l’ont précédé et qui suivront, la scolarisation occidentale représente une double perte pour les enfants autochtones qui, en étant coupés de leur langue maternelle, se trouvent éjectés hors de la chaîne de transmission des récits et donc des savoirs traditionnels.

Le rapt des enfants innus qui les place sur les bancs d’école a pour conséquence une déstructuration du système familial et communautaire, puisque Kapesh raconte que les parents, s’inquiétant du sort de leurs enfants, décident de rester au village près d’eux plutôt que de partir dans le bois comme ils avaient l’habitude de le faire. Le contraste que Kapesh établit entre la vie d’avant et celle d’aujourd’hui met en relief le bouleversement de la vie familiale, qui a des échos dans toutes les autres sphères de la vie de la communauté :

Quand l’Innu vivait sa vie à lui, sa culture ne lui permettait pas d’être séparé de ses enfants plusieurs années. [...] Quand on prit l’enfant innu pour l’éduquer et pour le garder pensionnaire, l’Innu n’était pas heureux de voir que son enfant était sous la garde d’étrangers. Nous avons essayé de vivre comme autrefois, de monter dans le bois malgré tout [...]. Mais [...] nous ne sommes pas habitués, nous Innu, à ce que chaque famille vive séparée de ses enfants. L’Innu ne pouvait donc plus monter dix mois dans le bois parce que ses enfants étaient détenus dans les pensionnats. [...] Et c’est pour cette raison, à mon avis, que l’Innu a alors songé à prendre un gagne-pain de Blanc.

ibid. : 108

Pour illustrer la fourberie des fonctionnaires des Affaires indiennes, Kapesh établit un contraste entre les apparences de la nouvelle école qui « avait l’aspect d’un magasin » et sa fonction de prison : une fois « enlevé[s] », les enfants y sont « détenus » (ibid.), injustement punis de n’être pas blancs. Dès l’entrée des enfants dans le système scolaire des colons, Kapesh considère la relation entre parents et enfants comme « saboté[e] » (ibid. : 110), puisque l’écart entre les générations s’accompagne désormais d’une différence culturelle (ibid. : 113). Kapesh attribue la souffrance et le désarroi de la jeune génération au fait d’être pris « dans l’entre-deux » (ibid. : 111) et de n’avoir les ressources pour véritablement intégrer aucun des deux mondes. Selon elle, l’enseignement traditionnel innu était meilleur pour les enfants innus et pour le bien-être de toute la famille, entre autres raisons parce que chaque parent innu s’investissait personnellement dans l’éducation de ses enfants pour leur transmettre des valeurs et des savoir-faire essentiels à leur survie sur le territoire (ibid.).

L’on retrouve d’ailleurs cette même idée dans un texte de la poète innue Joséphine Bacon où la locutrice enfant est coincée au pensionnat, ce qui la prive des leçons irremplaçables qu’elle aurait reçues auprès de ses parents sur le territoire :

[...]

Septembre, je pars avec mes parents

Sur le territoire

Je suis le saumon qui remonte les chutes

Et fraie les eaux pour la pondaison

Cette fois, impossible

Car je dois apprendre à lire et à écrire

Mon savoir devra apprendre à prendre le temps

Je dois être absente

De l’enseignement de mon identité

[...]

Bacon 2013 : 72

À la suite de Kapesh, Bacon présente l’enseignement prodigué dans un cadre familial comme un maillon essentiel à l’inscription de la femme innue dans le territoire et à l’élaboration de son identité, ce qui lui est aussi indispensable que les eaux originelles pour le saumon qui fraie. Ajoutons qu’en contexte autochtone la relation d’apprentissage est souvent marquée comme réciproque entre le parent et l’enfant – par exemple chez Leanne Simpson (Anichinabée), qui indique que c’est son fils de deux ans qui lui a appris le pouvoir des histoires (2014a : 109), chez Lee Maracle (Stó:lō), qui apprend à rire, à chanter et à danser à travers ses enfants (1996 : 7), ou encore chez Naomi Fontaine (2012 : 48) où la jeune mère apprend son nouveau rôle grâce à son fils. Dans une telle conception de l’enseignement, tout le monde est perdant lorsque les familles sont séparées et que les enfants sont pris en charge par des étrangers (voir Simpson 2014b).

Dans Tanite nana etutamin nitassi ? / Qu’as-tu fait de mon pays ? le conte philosophique qu’An Antane Kapesh publie trois ans après Eukuan nin matshimanitu innu-ishkueu, il n’y a à l’origine qu’un enfant innu et son grand-père dans le bois, et leur façon de vivre est décrite comme « remarquable tellement elle était ingénieuse » (Kapesh 2015 [1979] : 45). Kapesh met l’emphase sur le savoir du grand-père, responsable de l’éducation de l’enfant (ibid. : 46). Le grand-père n’enseigne pas seulement à l’enfant un savoir-faire technique, mais aussi un savoir-interpréter ; il inscrit en outre son petit-fils dans l’histoire et dans la communauté à travers les récits du passé qu’il lui lègue. Dans son enseignement, l’Aîné insiste beaucoup sur la continuité de ce mode de vie, par exemple en expliquant un voyage vers la côte avec le commentaire : « C’est ce que faisaient nos pères et nos grands-pères au début de l’été. » (ibid. : 47) Toutefois, cette continuité est rompue par l’arrivée des « Polichinelles », qui occupent le territoire de l’enfant, le volent et lui mentent, l’envoient à l’école, à l’hôpital et en prison, et lui font perdre son chemin afin qu’il ne retrouve plus la route vers chez lui. Naïvement, l’enfant suit leurs conseils plutôt que ceux de son grand-père ; maintenant seul avec eux, sans famille ni communauté, le savoir de son grand-père ne peut plus lui servir de guide dans ce monde transformé et aliénant. Au coeur du monde paisible présenté dans les chapitres précédant l’arrivée des Polichinelles, Kapesh place donc une relation familiale intergénérationnelle marquée par l’enseignement et l’apprentissage, qui permettent l’inscription du jeune Innu dans son territoire en lui montrant les relations qu’il doit développer avec les autres vivants. Dès ses débuts avec les oeuvres de Kapesh, la littérature autochtone qui entre en dialogue avec l’espace francophone s’attache ainsi à identifier le coeur de la « maladie » causée par les pratiques coloniales québécoises et canadiennes : le démembrement des familles et des communautés, qui produit des individus souvent désorientés et déracinés parce que mis à l’écart des chaînes intergénérationnelles de transmission des récits et des valeurs.

Virginia Pésémapéo Bordeleau : réparer les corps et les esprits

Une bonne partie d’Ourse bleue de Virginia Pésémapéo Bordeleau est plus ou moins contemporaine des événements relatés dans Eukuan nin matshimanitu innu-ishkueu de Kapesh et, bien que les contextes innus et cris diffèrent, plusieurs des éléments critiqués par Kapesh sont visibles aussi dans l’univers où a grandi Victoria, la protagoniste d’Ourse bleue, dans les années 1960. En plus de la souffrance causée par l’inceste et la violence, le poids de nombreux deuils pèse sur ses épaules – elle qui a perdu plusieurs membres de sa famille proche en raison de l’alcool, de la dépression et du suicide. Cette souffrance est attribuée en large part aux pratiques racistes institutionnelles déjà dénoncées par Kapesh telles que l’envoi en pensionnat des enfants autochtones. En outre, le roman de Pésémapéo Bordeleau attribue clairement la dévastation de la spiritualité des Premières Nations et du « pouvoir de vision » (Pésémapéo Bordeleau 2007 : 84) – auparavant présent chez plusieurs Eenouch (Cris) – à l’héritage colonial et aux pratiques modernes qui le perpétuent (notamment la religion chrétienne et les valeurs matérialistes). Enfin, dans le présent de la narration, l’occupation coloniale du territoire ancestral cri fait encore des ravages, puisque le succès de la quête de Victoria est menacé en raison de la création imminente de nouveaux barrages hydroélectriques, qui mènera au détournement de la rivière Rupert et à l’inondation d’une immense partie du territoire cri.

Le parcours de Victoria est à la fois géographique (voir Laporte, dans ce numéro) et spirituel, puisqu’en visitant le territoire cri de son enfance et de ses ancêtres, Victoria se transforme : elle se met à parler cri et à redonner foi à des croyances spirituelles qu’elle avait tenues en échec la majeure partie de sa vie. Ourse bleue est une sorte de roman d’apprentissage, mais ici la narratrice a une cinquantaine d’années – elle est une koukoume, une grand-mère, un statut qui l’aidera à résoudre sa quête (ibid. : 95) – et elle cherche à se rapprocher d’une partie d’elle-même qu’elle a dû tenir à l’écart pendant de longues années. Lorsqu’elle dit : « ce voyage me mènerait en des territoires occultés, tapis au fond d’insondables mémoires ataviques » (ibid. : 15), le terme atavique laisse entendre que les mémoires qu’elle porte avec elle sont un héritage de ceux qui l’ont précédée sur ce territoire. En raison de ce legs, elle se sent responsable de ces mémoires et de ces destinées douloureuses, et elle se doit de répondre à leur appel – notamment à celui du grand-oncle George qui a besoin d’elle pour se libérer de ce qui le garde errant sur le territoire longtemps après sa mort.

Le lien entre la famille étendue de Victoria et le territoire de la Baie James est très fort et, une fois là-bas, « il ne semble pas y avoir d’endroit qui n’ait de sens pour Victoria » (Nadeau-Lavigne 2012 : 87). Par exemple, malgré la destruction du territoire de trappage ancestral de l’oncle Jos et de sa femme qui ont été expropriés lors de la construction de Matagami, à son arrivée, Victoria ressent fortement leur présence. La ville minière est hantée par les générations de Cris et d’Algonquins qui ont traversé et habité ce territoire depuis des temps immémoriaux, et la narratrice sait que leur esprit « marche encore ce territoire étendu, comme les racines de leurs parents et grands-parents » (Pésémapéo Bordeleau 2007 : 18), qui reposent sous la terre et l’habitent encore. Ce rapport intime entre la famille et le territoire fait que Victoria en vient toujours à se sentir chez elle lorsqu’elle traverse l’Eeyou Istchee, et son arrivée dans les terres cries est accompagnée d’une bouffée de bonheur marquant les retrouvailles (ibid. : 19). Chaque lieu qu’elle traverse en Jamésie est associé à des membres de sa famille. Cette géographie vivante inscrit le rapport privilégié de sa famille à la terre qui se trouve sous ses pieds : si elle peut y marcher aujourd’hui, c’est qu’ils l’ont habitée autrefois, s’en sont occupés, l’ont chérie. De la sorte, être physiquement sur place est essentiel à sa quête de racines et de parenté.

Le but initial du voyage de Victoria à la Baie James est de rencontrer la grand-tante Carolynn, une Aînée qu’elle présente comme seule dépositaire des souvenirs de la famille (ibid. : 19). Elle cherche donc à retrouver un récit avant qu’il se perde. Toutefois, elle se laisse guider en route et décide de suivre la piste indiquée par un ours qu’elle croise sur son chemin : « J’aime croire que mes ancêtres, symbolisés par l’ours, nous guident dans ce périple vers le nord » (ibid. : 26). Victoria s’ouvre aux signes, se laisse porter et fait confiance à ses ancêtres ; elle trouvera ce qu’elle est venue chercher, mais pas de la façon dont elle l’avait envisagé. Se laisser guider, c’est reconnaître les relations qui l’unissent aux autres – ici, sa parenté avec l’ours. Cela lui permet de retrouver le chemin menant à ses racines, jusqu’à ce que son nom véritable, « Ourse bleue », lui soit redonné (ibid. : 165) en même temps que sa place dans le réseau des relations intergénérationnelles cries.

D’une certaine façon, le roman est structuré à partir de l’extension des liens relationnels de la protagoniste : au départ, Victoria est seule avec son conjoint allochtone et erre dans un territoire à la fois familier et étranger ; progressivement, elle recouvre une multitude de liens familiaux étendus qui, un à un, la lient avec le territoire cri – et par extension avec la langue et la spiritualité cries. Cette progression personnelle de l’errance et de la solitude vers l’enracinement et la communauté dépend des relations affectives établies en cours de route, relations qui s’apparentent à des formes d’accompagnement. En effet, dans son apprentissage pour devenir femme-médecine, les épreuves de Victoria relèvent toutes d’une façon ou d’une autre de l’accompagnement : elle doit accompagner d’abord son conjoint Daniel dans la transition difficile entre la vie et la mort, puis ses ancêtres cris dont le lieu de repos sera saccagé par la construction des barrages hydroélectriques, et enfin son grand-oncle George, qui s’appuie sur elle pour se libérer de ses attaches terrestres. Elle-même est accompagnée tout au long de son parcours, que ce soit par son conjoint, sa famille, ses amis, son chien ou par les Aînés cris qui, tous, la guident et l’encouragent dans les moments cruciaux. Dans Ourse bleue, l’accompagnement est présenté comme une pratique de guérison qui permet le remembrement simultané de l’individu et de la communauté, puisqu’il restitue la personne esseulée, perdue et souffrante, dans un réseau de parenté qui la soutient.

À mon sens, le roman de Pésémapéo Bordeleau devance l’appel qui sera lancé par le chercheur cri Neal McLeod quelques années plus tard lorsqu’il écrit qu’« un des défis de la poétique autochtone contemporaine est de quitter un état d’errance et de déracinement pour en arriver à une poétique d’être chez soi » (McLeod 2014 : 10 ; ma traduction). Pour Victoria, le territoire cri est au début un endroit à la fois étranger et familier, un endroit qu’elle aimerait pouvoir reconnaître comme un chez-elle mais auquel elle n’est pas certaine d’avoir droit en raison de ses origines métissées, de son éloignement géographique et avec la langue crie, qu’elle n’a plus parlée depuis longtemps. Bien vite, toutefois, Victoria accepte qu’elle est bien chez elle puisque le territoire a été et est toujours habité par les siens ; c’est grâce aux liens de parenté qu’elle redécouvre un à un qu’elle y trouvera sa place. À chaque rencontre qu’elle fait dans l’Eeyou Istchee, Victoria cherche à découvrir le lien qui l’unit à ces personnes ; quand elle fait la connaissance de Stanley Domind, par exemple, elle note : « Son nom m’indique que nous pourrions être petits-cousins » (Pésémapéo Bordeleau 2007 : 31) et, effectivement, Stanley se révèle être le petit-fils de George, le grand-oncle dont elle cherche les restes. La même chose arrive plus tard à Wemindji lorsqu’elle croise un homme nommé Capississit dont elle retrace habilement la parenté pour le découvrir, lui aussi, cousin (ibid. : 55). En territoire cri, Victoria part de l’idée que la parenté, la relation entre les personnes, existe et qu’il faut simplement la déterrer. Ces rencontres sont capitales pour le parcours de la narratrice, puisque chacune lui révèle des pans de son histoire familiale qu’elle ignorait. C’est la découverte du passé, avec ses joies et ses souffrances, qui lui permet de poursuivre sa route, illustrant les mots de Duncan Mercredi (Cri/Métis) lorsqu’il propose que « pour savoir où nous allons, il faut savoir où nous sommes allés » (Mercredi 2014 : 20 ; ma traduction). Pour Victoria, cela implique de se réinsérer dans une famille dispersée, morcelée et souffrante comme le territoire cri sous l’avancée des appropriations territoriales québécoises.

Son parcours en territoire cri et le remembrement de sa mémoire rendent également possible la progression spirituelle de Victoria, bien que la piste des rêves – la ressource la plus précieuse dont elle dispose, selon Martin Hébert (2011 : 36) – et des visions qui accompagnent son parcours lui demeure assez obscure. C’est pourtant cette piste qui l’amène à l’Aîné Humbert Mistenapéo, en qui Victoria trouvera un guide pour sa quête du corps de George, mais aussi plus largement pour son devenir de femme-médecine. Sentant qu’il s’agit d’une rencontre déterminante pour elle, la narratrice éprouve de l’appréhension lors de sa première conversation avec Mistenapéo. Ce dernier lui révèle qu’il l’appelle depuis longtemps à lui : « J’ai eu du mal à te convaincre de venir vers moi... J’ai dû faire appel à l’esprit de tous les caribous du territoire. » (Pésémapéo Bordeleau 2007 : 83) L’on pourrait interpréter cet échange comme une allusion à la fissure qui sépare les générations et les isole : l’Aîné doit presque forcer la main de Victoria pour qu’elle vienne à lui. D’ailleurs, les chamans Malcolm et Patricia, qui seront d’une grande aide à Victoria, sont chargés de rétablir le respect envers les Aînés au sein de la communauté crie (ibid. : 164) ; c’est donc que celui-ci s’était perdu.

Pour Mistenapéo, la passation des connaissances cries est des plus importantes et il lui dit que « les survivants comme lui mourront bientôt et qu’ils veulent transmettre leur savoir avant le grand départ » (ibid. : 85). La narratrice s’inquiète elle aussi de « [t]out ce savoir qui disparaît » (ibid. : 105) ; cependant, lorsque Mistenapéo lui explique sa mission de libération de l’esprit de George, on sent la résistance de Victoria, qui se replie sur des réflexes de déni, par exemple en commentant qu’elle « nage en pleine science-fiction » (ibid. : 85). Cette ambivalence devant la spiritualité crie – qui l’attire mais dont elle se méfie – se présente comme la marque d’une souffrance liée à son métissage, qui la tient coincée entre rationalité occidentale et spiritualité autochtone. Victoria n’est pas certaine de pouvoir vraiment quitter la position de l’entre-deux et plonger dans la croyance. Mistenapéo lui désigne la voie à suivre en lui enjoignant de « guérir ces deux parties [d’elle]-même », « le rouge et le blanc », et de « les réunir » afin de devenir « comme le roc face à toutes les tempêtes » (ibid. : 106). Il lui faut opter pour l’unité, la conciliation, plutôt que pour la fragmentation, c’est-à-dire qu’elle doit créer, soigner et renouveler ses relations. Dans le roman, les moments où Victoria ressent le plus de joie sont ceux où elle se voit réintégrée dans l’axe intergénérationnel cri, par exemple lorsque son cousin lui offre une copie de l’arbre généalogique de leurs ancêtres communs.

Au fil de son parcours, elle en vient à accepter que son métissage ne l’empêche pas d’être crie. Dans un article sur l’hybridité dans Ourse bleue, Marie-Hélène Jeannotte observe que les deux identités de Victoria « semblent inconciliables au début du roman, pour apparaître de plus en plus complémentaires à mesure que Victoria avance dans sa quête à la fois spirituelle et identitaire » (2010 : 306). La guérison de Victoria ne peut donc passer que par la réconciliation avec chacune des parties d’elle-même, et ce travail de réconciliation ne peut pas se faire dans l’isolement. Au contraire, Victoria a besoin de s’appuyer sur d’autres Cris et sur le territoire cri pour trouver son chemin intérieur. Comme l’indique Leanne Simpson à propos de l’apprentissage en milieu autochtone : « En fin de compte, nous atteignons la connaissance à travers la qualité de nos relations et le contexte personnalisé que nous créons collectivement – le sens se dégage du contexte et du processus, pas du contenu. » (Simpson 2014a : 112 ; ma traduction) C’est pour cette raison que l’apprentissage de Victoria ne pouvait se faire que sur place, dans l’Eeyou Istchee, et à travers ses relations avec sa famille ainsi qu’avec les Aînés et les Aînées qui la guident et l’accompagnent.

Naomi Fontaine : aimer et transmettre

Dans son roman Kuessipan (2011), Naomi Fontaine présente une série de vignettes portant sur la vie quotidienne de la communauté innue de Uashat. Si la vie dans la réserve semble dure, deux espaces-temps associés à des groupes d’individus se présentent comme des oasis de douceur et d’espoir pour l’avenir du peuple, soit l’espace extérieur du Nutshimit – les terres ancestrales – où règne la sagesse des Aînées et des Aînés, ainsi que l’espace intérieur tissé entre la mère et l’enfant. Dans un court texte publié dans le recueil Les bruits du monde (2012), Fontaine fait d’ailleurs se rejoindre les deux âges aux extrémités de la vie en décrivant son nouveau-né sous les traits d’un vieillard : « Le front ridé. Une petite tache sur le bas de ton dos, bleue, mongolienne, celle qu’on concède aux ancêtres. Les cheveux bruns, clairsemés. Les yeux fermés, les poings aussi. Rien n’était idéal ou parfait lorsque tu es venu. Mis à part toi. » (Fontaine 2012 : 45) Dès sa naissance, l’enfant innu est lié aux ancêtres, la permanence de son identité culturelle inscrite à même son corps grâce à un signe lisible pour qui sait le voir. Plusieurs des personnages du roman de Fontaine recherchent cette même assurance de leur filiation aux ancêtres, que ce soit à travers le lien affectif[3] unissant les générations d’une même famille ou grâce à la passation des savoirs en lien au territoire.

Kuessipan s’ouvre sur des images de détresse : un accident d’auto, une adolescente enceinte qui crie, une femme confrontée à la mort d’un proche, une enfant prise en charge par les services sociaux, etc. Le premier fragment empreint de calme est celui qui montre un vieil homme qui parcourt un long chemin pour se retrouver dans « l’intimité d’un lac » (Fontaine 2011 : 21). Bien que l’homme soit « [t]rop vieux pour chasser », il est prêt à faire trois heures de route pour aller sur sa terre, qu’il habite comme « un coin de salon, en silence, mais toujours avec le contentement d’être chez soi » (ibid.). Pleine d’admiration pour l’Aîné, la narratrice souligne la force de son corps et le décrit comme un arbre, avec une écorce froissée par le passage du temps mais des racines solides ; le vieil homme devient métaphoriquement un « crépuscule d’or » (ibid. : 22), puisque sa vie qui s’achève illumine tous ceux qui le côtoient. Le crépuscule de la vie de l’Innu n’est pas celui de sa nation puisque Fontaine souligne que l’Aîné veille sur ses petits-enfants, heureux de les voir s’amuser sur le territoire ; ce passage insiste donc, non sur une fin, mais sur un renouveau, sur la continuité et la filiation entre les générations. Pour la narratrice, l’Aîné est tourné à la fois vers le passé et vers l’avenir, puisqu’il « était la promesse de ce que nous ne devions jamais quitter » (ibid.), une inspiration pour elle et pour l’ensemble de la communauté.

Kuessipan présente les Aînés et les Aînées comme des sources de savoir et de paix, ainsi que des acteurs importants dans la préservation de la langue et de la culture innues – par exemple cet autre vieillard qui joue du tambour et entraîne tout le monde dans la danse avec son « chant du passé » (ibid. : 44). Les Aînés dont Fontaine et Pésémapéo Bordeleau font le portrait dans leurs récits correspondent parfaitement aux traits que Simpson prête à ceux de sa communauté dans son article « Land as Pedagogy » : ce sont « des intellectuels, philosophes, théoriciens, hommes- et femmes-médecine, et historiens ancrés dans la terre, qui incarnent l’intelligence anichinabée » (Simpson 2014b : 13 ; ma traduction). En eux et en elles bat le coeur de la nation, puisque seule leur connaissance du passé et du territoire peut ouvrir la porte à un avenir décolonisé.

La mémoire joue un rôle central dans le roman de Fontaine, parce qu’elle tisse des liens entre les Innus d’hier et d’aujourd’hui ainsi qu’entre le territoire et le peuple qui le parcourt depuis toujours. C’est ainsi que plusieurs axes mémoriels se croisent au sein de l’oeuvre : la jeune narratrice se souvient de ses grands-parents disparus, les Aînés et les Aînées se souviennent des pratiques traditionnelles et de la langue, le territoire se souvient des Innus qui l’ont habité. En effet, comme dans Ourse bleue, les terres ancestrales – Nutshimit – portent encore la trace de ceux qui les ont arpentées pendant des millénaires : « Autrefois, ces forêts étaient habitées par des hommes, des femmes qui prenaient de leurs mains ce que la Terre leur offrait. Ils n’y sont plus, mais ils ont laissé sur les rochers, l’eau des chutes et le vert des épinettes leur empreinte, leur regard. Nutshimit, pour l’homme confus, c’est la paix. » (Fontaine 2011 : 65) Cette paix est causée par un sentiment de coïncidence avec l’espace naturel, transmis par une mémoire du territoire et du peuple. Dans Kuessipan, Nutshimit est présenté comme un remède pour les jeunes déracinés, qui reviennent de ce voyage transformés, guéris (ibid. : 66). Dans un autre fragment, une femme dans la quarantaine fait un périple en canot pour « suivre le chemin de ses ancêtres » ; malgré sa détermination, vivre en nomade est très difficile et elle se décourage, jusqu’à ce qu’elle voie dans un miroir, non pas son propre reflet, mais celui de sa mère (ibid. : 74-75). Découvrir de façon inattendue cette ressemblance lui redonne du courage et lui permet de continuer le voyage, parce qu’elle est réintégrée dans la suite des générations : seule, elle était trop fatiguée pour marcher, ramer, porter, mais lorsque la reconnexion avec les ancêtres se produit, qu’elle devient « [h]éritière par choix », elle n’a qu’à se laisser guider par les rythmes du passé puisque le « chemin était déjà tracé par les milliers d’autres portages » (ibid. : 76). La mémoire agit donc comme un baume dans la mesure où elle réinscrit l’individu innu dans la succession des générations et dans le territoire.

Cette quête de réinscription dans la mémoire de la nation semble avant tout individuelle dans Kuessipan. À la lecture du roman de Fontaine, on note que les personnages ont assez peu d’interactions les uns avec les autres ; Cassandre Sioui observe d’ailleurs l’absence totale de dialogues dans Kuessipan et elle l’interprète comme un reflet du « marasme » de la vie dans la réserve (2014 : 78). Il me semble toutefois que ce silence pourrait être interprété de façon plus positive dans le contexte d’une familiarité calme où les individus peuvent être ensemble et jouir d’une intimité autrement que par la parole, entre autres par le toucher – comme c’est le cas pour une mère avec son enfant. De plus, le roman semble plus intéressé à représenter la relation des Innus avec le territoire (ainsi qu’avec l’espace de la réserve) que celle des individus entre eux. Ce rapport au territoire passe par l’intermédiaire d’autres Innus – notamment les Aînés et les Aînées – mais est le fruit d’un parcours et d’un choix personnels, comme c’était le cas pour Victoria dans Ourse bleue. Par exemple, quand la narratrice parle d’un homme souffrant qui part pour Nutshimit afin de se guérir (Fontaine 2011 : 97), d’autres Innus sont aussi présents à la gare, mais le voyage n’est pas présenté comme un voyage collectif : chacun part pour ses propres raisons et trouvera au Nutshimit ce qu’il ou elle est venu y chercher. La plupart des fragments de Kuessipan s’attachent ainsi à faire le portrait d’un seul personnage à la fois et l’explorent dans sa singularité. À mon sens, il s’agit là d’une stratégie pour contrer les stéréotypes qui circulent sur les Premières Nations, une stratégie différente de celle identifiée par Jonathan Lamy (2013) dans la poésie amérindienne contemporaine[4], mais tout aussi efficace : l’accumulation de portraits où les Innus apparaissent comme des personnes uniques bloque les généralités sur « les Amérindiens » ou « les Innus », puisque ceux-ci composent une mosaïque d’expériences différentes et non une seule image duplicable à l’infini.

Un autre type de relations entre les personnes est essentiel dans Kuessipan, et il est lui aussi lié à l’inscription mémorielle. Sioui remarque avec raison que la « notion de legs demeure prédominante dans l’oeuvre de Fontaine » (2014 : 96), et l’on pourrait selon moi mettre en parallèle plusieurs relations de legs a priori différentes : les Aînés et Aînées qui lèguent leur savoir aux plus jeunes, Nutshimit qui lègue aux Innus tout ce dont ils ont besoin, ainsi que les mères qui lèguent à leurs enfants – en même temps que la vie – une place dans la lignée ancestrale. Un grand nombre de personnages de jeunes filles enceintes et de jeunes mères peuplent les pages de Kuessipan, et la narratrice indique que, dans la réserve, « [l]e risque de ne pas tomber enceinte est plus grand que celui de l’être », et que les jeunes filles « veulent toutes enfanter » (Fontaine 2011 : 85). La narratrice est elle-même une jeune mère, qui considère avec tendresse non seulement son fils, mais tous les enfants innus. Chez Fontaine, l’enfant innu sert de réconfort et de compagnon pour la jeune fille seule, mais représente aussi la meilleure résistance contre les mesures assimilatrices des colons, « une manière d’exister, de faire grandir le peuple que l’on a tant voulu décimer, une rage de vivre ou de cesser de mourir » (ibid. : 85). Comme le remarque Marie Carrière, dans Kuessipan, « la maternité est un modèle [...] du souci de soi et de l’autre » et le fait que la narratrice se positionne elle-même en tant que mère affectueuse aligne son acte d’écriture avec les « geste[s] de care » représentés dans l’oeuvre (Carrière 2015 : 213 ; italiques dans l’original). En effet, Carrière (ibid.) voit le roman de Fontaine comme étant en lui-même un geste généreux, une « réponse » à un appel à l’aide, un « secours » offert à ceux qui souffrent, et une « consolation ».

La dernière section de Kuessipan fait une grande place au rapport intime entre mère et enfant ; malgré son inquiétude et son sentiment d’inadéquation, la mère se régale de cette proximité avec l’enfant, dont chaque geste l’émerveille. Devant l’enfant à la peau foncée, sa mère rayonne parce qu’elle voit en lui la continuité de la famille et du peuple : « Il est pareil à son grand-père, la peau brune d’un Indien. [...] Les bébés aujourd’hui, ils sont pâles. C’est un vrai Innu, c’est certain. » (Fontaine 2011 : 110) Le roman de Fontaine se clôt sur un fragment paisible, où la narratrice s’imagine montrer à son fils la baie où elle a grandi, en insistant sur « le regard neuf », l’« enfance », le « rire » et les « rêves d’avenir » (ibid. : 111). Pour la jeune narratrice de Kuessipan, les deux pôles porteurs d’espoir pour l’avenir de sa nation sont donc les enfants et les Aînés, dans la mesure où elle s’inscrit dans un réseau de relations intergénérationnelles qui s’étend à la fois devant et derrière elle, ce qui lui permet de s’enraciner dans la culture et le territoire innus.

Prendre soin des proches et guérir

Dans les premières pages de son essai I Am Woman, Lee Maracle (1996) explique que sa passion pour son peuple a pris deux formes au cours de sa vie : « Dans les premières années de mon militantisme, la passion s’exprimait sous la forme d’une haine virulente du système qui détruisait nos vies, nos familles ; aujourd’hui, la passion s’exprime sous la forme d’un souci intense [deep caring] pour les autres. » (1996 : 3 ; ma traduction) Il me semble que l’on pourrait retrouver dans les oeuvres étudiées ici les deux temps de cette passion : la haine virulente du système telle qu’exprimée par An Antane Kapesh qui attaque le colonialisme de front, puis le « deep caring » de Virginia Pésémapéo Bordeleau et de Naomi Fontaine, qui s’attachent à réparer, à soigner, à rétablir les liens. Je crois également que l’on pourrait attribuer une dimension littéraire à la pratique de deep caring de Maracle. Dans son premier chapitre, « I Want to Write », Maracle parle du poids des histoires de souffrance que ses proches lui ont confiées au fil des années et elle dit qu’elle ne savait pas quoi faire pour les honorer. Elle décide d’essayer d’en déterminer l’essence pour tisser une nouvelle histoire, dans laquelle la souffrance ne sera plus au centre des vies autochtones (ibid. : 6). Si Ourse bleue et Kuessipan laissent tous deux une grande place à la souffrance (comme Maracle le fait dans son essai d’ailleurs), Pésémapéo Bordeleau et Fontaine tissent aussi une voie de sortie pour leurs personnages. Après avoir traversé un grand nombre d’épreuves, Victoria parvient à rester dans la compassion (et non dans la colère) et à devenir femme-médecine ; le dénouement du roman la voit en train de faire des plans pour l’avenir en rétablissant des relations – elle se réconcilie avec une amie, retrouve sa complicité avec son chien, décide d’emménager avec sa meilleure amie, et communique avec les Aînés qui l’avaient aidée dans son cheminement. Dans un fragment au futur simple (donc un avenir envisagé avec certitude), la narratrice de Kuessipan et son fils occupent la baie comme « un coin de salon, [...] avec le contentement d’être chez soi » (Fontaine 2011 : 21), reproduisant l’attitude calme et respectueuse des Aînés qu’elle avait admirée tout au long du roman. Dans un entretien avec une journaliste du Devoir, Naomi Fontaine indique que sa mère lui dit souvent : « À moi la colère, à toi la lumière. » (Durand 2015), reconnaissant par là, à mon avis, les deux mouvements inséparables de la passion décrite par Maracle.

Déjà, en 1976, An Antane Kapesh dédiait son ouvrage à « [s]es enfants qui sont au nombre de huit » (2015 [1976] : 87) qui, l’espérait-elle, bénéficieraient de sa lutte pour défendre leur culture. Trente-cinq ans plus tard, Naomi Fontaine dédie Kuessipan à sa mère et à son fils (2011 : 5), s’inscrivant entre les deux comme une passeuse. Virginia Pésémapéo Bordeleau dédie quant à elle son roman à « [s]es enfants, [s]es petits-enfants et toute [s]a famille » (2007 : 9), positionnant son geste d’écriture comme un don, un geste de passation qui permet de rétablir le contact rompu. Comme le grand-oncle George qui continuait à souffrir de son démembrement même après sa mort, le dommage causé par les blessures découlant de l’éclatement des familles et des communautés hante toujours les nouvelles générations. En remembrant ce qui était brisé, Pésémapéo Bordeleau et Fontaine participent toutes deux à une entreprise de guérison communautaire qui passe avant tout par la famille : reconnaître et admirer le don légué par les Aînés et les Aînées, trouver le chemin de la compassion et pardonner aux parents, célébrer le lien intégrant l’enfant dans la succession des générations. Dans ces romans, la « réconciliation » en jeu n’est pas tant celle entre les Premiers Peuples et les Canadiens (telle que promue officiellement par le gouvernement canadien au cours des dernières années) que celle entre les personnes issues des Premières Nations d’aujourd’hui et leur héritage afin de dessiner un avenir vivable pour les individus et les nations autochtones. L’injonction « Mind your relations » (Soigne tes relations), répétée dans le roman de Thomas King (Cherokee) Green Grass, Running Water, (2007 [1993] : 39), semble inscrite en filigrane dans les romans de Pésémapéo Bordeleau et de Fontaine : c’est en soignant ses relations avec sa parenté que l’individu parvient à s’inscrire dans le monde et à rétablir ce qui était brisé.