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L’intérêt relativement récent pour les notions d’identité et d’« habiter » en géographie culturelle et en architecture a conduit les chercheurs issus des sciences sociales et humaines à mener une réflexion élargie sur les concepts philosophiques de lieu, d’espace, d’habiter et d’imaginaire géographique. Selon Antje Ziethen, c’est le mouvement intellectuel amorcé par ces chercheurs qui propose de considérer l’espace comme un enjeu d’analyse important « dans toute construction du savoir », le spatial turn du tournant des années 1990, qui aurait préparé le terrain au foisonnement de nouvelles façons de concevoir l’espace dans le domaine des théories littéraires (Ziethen 2013 : 3). La géopoétique (White 1994 ; Bouvet 2013), la géocritique (Westphal 2007 ; Tally 2011) et la narratologie de l’espace (Dennerlein 2009 ; Nünning 2009 ; Ryan 2009) en seraient notamment des héritières. Plus qu’un simple décor, élément d’arrière-plan des péripéties, l’espace peut donc être « appréhendé comme moteur de l’intrigue, véhicule de mondes possibles et médium permettant aux auteurs d’articuler une critique sociale » (Ziethen 2013 : 4). En littérature, l’espace ne se résume donc plus « à une fonction de scène anodine sur laquelle se déploie le destin des personnages mais s’impose comme enjeu diégétique, substance génératrice, agent structurant et vecteur signifiant » (ibid. : 3-4). L’espace devient géosymbole, et son analyse concourt à parfaire la compréhension de la relation complexe que l’homme entretient avec lui, contribuant ainsi à l’enrichissement général du regard que nous pouvons porter sur la manière humaine d’habiter.

Mais qu’est-ce qu’habiter exactement ? La question n’est pas simple, et nombre de philosophes, sociologues, géographes et autres ont tenté d’y répondre, parfois de façon hermétique, sans parvenir à circonscrire le concept de manière absolue. Un constat s’impose cependant : renvoyant à des dimensions à la fois physiques, sociales et intimes, le concept d’habiter semble définitivement et intimement lié avec ceux du lieu, de l’espace et de l’identité. Évidemment, nous n’avons pas ici l’intention – ni la prétention ! – de nous lancer dans un exercice de définition de l’habiter, mais après quelque dix années de fréquentation d’écritures nord-côtières, nous nous sommes posé la question quant à savoir comment, à la suite d’un long processus de colonisation, on peut concevoir l’habiter, alors que le déracinement d’une nation, qui occupe pourtant sa propre terre, est encore palpable malgré la charge identitaire et culturelle (post)coloniale[1] menée par les communautés autochtones du Québec, surtout depuis les années 70. En ce sens, l’oeuvre de Naomi Fontaine, une jeune auteure innue de Uashat, nous semble être un point de départ intéressant pour amorcer une réflexion sur la notion contemporaine de l’habiter au sein de la nation innue. Mais pourquoi réfléchir à cette question à partir d’une oeuvre littéraire ? D’abord parce que celle-ci présente un regard depuis l’intérieur de la communauté ; ensuite parce que la littérature, « qui dépeint les relations entre l’homme, la terre et le ciel », comme l’explique judicieusement Bertrand Lévy, « est un métalangage qui infuse non seulement une saveur incomparable dans le langage de la culture, mais encore qui exprime d’une manière sensible le noeud gordien qui attache l’homme aux lieux » (Lévy 2006 : 2-3).

Par sa posture d’inventivité, Fontaine déploie une éthique de l’espace originale, tout en finesse et en sagesse, un espace « jonché d’obstacles, criblé de fissures, […] bourré de sons, de couleurs, de parfums » (Weisgerber 1978 : 19, cité par Ziethen 2013 : 10). Les allers-retours qu’elle effectue entre les espaces mis en scène proposent donc un angle de réflexion qui relève à la fois de la philosophie, de la littérature, de la géographie et de l’architecture ou du design urbain. Mais la multiplicité des outils conceptuels qui existent sur la question de l’habiter et de l’espace nous a rapidement donné le vertige[2]. Aussi, nous ne pouvons nous résoudre à n’en exploiter qu’un seul, tant les angles de réflexion sur la question, souvent interdisciplinaires, semblent se déployer à la manière d’une toile d’araignée, prenant ainsi l’allure d’un enchevêtrement infini de recoupements, de nuances et de définitions tantôt ontologiques, tantôt phénoménologiques. L’exercice est d’autant plus difficile que ces théories sont plus souvent qu’autrement développées à partir d’une pensée et d’une vision occidentales de ce qu’est ou doit être l’habiter. Généralement développées à propos de sédentaires au « nomadisme » plutôt limité, le lointain étant souvent perçu comme inquiétant parce que moins familier, la plupart de ces théories s’arriment par conséquent difficilement ou plutôt maladroitement à la pensée innue, profondément imprégnée des enseignements du Nutshimit[3]. Bien qu’aucune n’offre un modèle conceptuel véritablement et entièrement adapté, selon notre compréhension encore imparfaite de la relation essentielle qui se noue entre l’Innu et son territoire, certaines théories mettent néanmoins de l’avant des aspects qui nous semblent malgré tout faire plus facilement écho à la pensée innue, « globalisante et unifiée » (Lacasse 1996 : 37) lorsque nous les mettons en relation avec les approches privilégiées par un certain nombre d’auteurs qui ont réfléchi à la notion de territoire au sein des nations autochtones (Papillon 2013 ; Audet 2012 ; Charest et Audet 2011 ; Casault et Paul 2010-2015 ; Vincent 2009 ; Martin et Girard 2009 ; Desbiens 2008 ; Fontaine, 2006 ; Poirier 2000 ; Lacasse 1996). Prises de façon parcellaire, donc, les théories sur l’habiter peuvent alors fournir une base scientifique pertinente sur laquelle appuyer notre analyse. Ainsi, en croisant la relation consubstantielle de la culture innue avec les travaux menés par le philosophe Martin Heidegger (1958) sur la notion de l’habiter, puis avec ceux réalisés par Gaston Bachelard autour de la maison (1961 [1957]) ; en considérant l’approche du géographe Mathis Stock, qui appréhende « l’habitant comme étant fondamentalement temporaire et mobile » (Stock 2007 : 5) ; en exploitant les concepts du haut-lieu tel que présenté par Mario Bédard (2002), de géosymbolicité développé par Joël Bonnemaison (1981, 2000) et de géopoétique élaboré par Kenneth White (1994, 2003) et surtout théorisé par Rachel Bouvet (2008 ; 2013 ; 2015), nous espérons pouvoir amorcer une réflexion sur l’habiter innu contemporain à la fois juste et originale à partir du roman Kuessipan / À toi (2011) et de la courte nouvelle Puamun, le rêve (2015)[4] de Naomi Fontaine.

Lire l’espace de Naomi Fontaine

Avant d’aller plus loin, il importe d’abord de rappeler rapidement le propos des oeuvres retenues afin d’assurer un point de départ commun à la réflexion que nous proposons.

Dans le roman poétique Kuessipan / À toi, paru en 2011, l’action se déroule principalement à Uashat, une réserve innue située dans les limites de la ville de Sept-Îles. La narratrice propose d’abord aux Québécois, premiers lecteurs sciemment ciblés par l’auteure[5], une visite tout à la fois physique, philosophique et anthropologique de la réserve. Elle y convoque la réalité de sa communauté en « congédi[ant] toute trace de folklore » (Létourneau 2011 : 94), avec pudeur, sans jugement et dans le plus grand respect de la souffrance des siens (Fontaine, dans Huberman 2016 : 79-82), et ce, au point où elle arrive à faire voir que la beauté « existe même dans les choses qui n’ont pas de sens » (Fontaine, dans Huberman 2016 : 81). C’est cette beauté, qui porte en elle toute la force d’un peuple, que la narratrice souhaite aussi transmettre, ultimement, à son second lecteur, Nikuss, le fils dont le « rire [est] l’écho de [ses] espoirs » (: 111).

Avec Puamun, le rêve, on est ailleurs, sans y être complètement. Parue en 2015 dans un numéro spécial de la revue Littoral entièrement consacré à l’écriture innue, cette courte nouvelle met le doigt sur les motivations profondes de Naomi Fontaine, sur le rôle qu’elle souhaite occuper au sein de sa communauté. Ce sont souvent les mêmes lieux que ceux évoqués dans Kuessipan qui sont convoqués dans Puamun, à savoir la réserve et la ville, essentiellement, mais d’une manière différente. Si le roman offre l’opportunité de faire le tour de la réserve en passant par le territoire et en bifurquant par la ville, la nouvelle permet au lecteur de s’infiltrer dans un endroit précis de la réserve, à savoir la salle de classe où enseigne l’auteure. Aucune référence directe au territoire, si ce n’est que la narratrice situe sa solitude au Nord. Mais Naomi Fontaine convoque également dans ce texte un nouvel espace par rapport à Kuessipan, un espace protégé auquel elle a accès en fermant les yeux. Il s’agit du rêve, de la représentation idéale de la maison-refuge, comme une sorte de non-lieu qui, tout en ravivant un combat interne, confirme les choix de la jeune femme.

Selon Rachel Bouvet, ce ne sont pas tous les textes littéraires qui peuvent se prêter à une analyse géopoétique, « mais bien ceux dans lesquels l’espace occupe une place de choix, soit parce que la dimension géographique y est importante et que le dehors y est évoqué, […] ou encore parce qu’ils suggèrent des manières singulières d’habiter le monde » (Bouvet 2015 : xxi). À cet égard, la perspicacité toute en retenue de Naomi Fontaine, qui annonce dès les premières lignes de Kuessipan vouloir « dénaturer les choses » (K : 9) en mettant « un voile blanc sur ce qui est sale » (: 11), porte sans contredit le poids de la vie en réserve, cet environnement à la fois ressource et obstacle, et permet de mieux comprendre la dynamique de l’habiter innu contemporain essentiellement à travers quatre espaces qui relèvent d’une seule et même réalité. Ces espaces induisent par le fait même quatre notions différentes de l’habiter : celui de la réserve, l’Innu Assi (quotidien) ; celui de la ville (fuite) ; celui du territoire, le Nitassinan et le Nutshimit (tradition) ; et celui du rêve (imaginaire). Ces quatre espaces sont interreliés par différentes trajectoires, des chemins à la fois concrets (les routes, les chemins, la mise à mal des clôtures, la quête identitaire) et métaphoriques (la lucidité, l’espoir, l’enfant, la culture) qui donnent aux pas une valeur durable ; des chemins qui sont à leur tour alimentés par le mouvement, le paysage et la polysensorialité, des notions importantes de la géopoétique (Bouvet 2013). Depuis la perspective de la narratrice, ces trames offrent une vision immanente des lieux de la réserve, le point d’ancrage contemporain du paysage habité, arpenté et décrit par un « je » lucide qui invite l’Autre à entrer dans son univers, qui lui laisse voir la beauté d’une communauté blessée et meurtrie par des années de colonialisme tout en gardant ses « yeux dans l’espoir » (Huberman 2016 : 79). Une perspective qui, sans pour autant restreindre ou remettre en question l’héritage culturel du territoire, est néanmoins symptomatique d’une contemporanéité ontologique inhérente à la jeune génération : ses repères culturels ne sont plus principalement, voire exclusivement, forgés par une pratique très concrète du territoire, mais quotidiennement confrontés aux réalités et aux effets d’une sédentarisation imposée. En ce sens, la clairvoyance du « je » est aussi nourrie par une vision presque par procuration des lieux ancestraux, notamment ceux du Nutshimit, qui sont essentiellement présentés à travers l’expérience de ceux qui ont foulé ou continuent de fouler la terre sacrée : les anciens, qui la regrettent et continuent de la fréquenter comme un refuge pour faire vivre la tradition ; les hommes en mal de vivre, jeunes et moins jeunes ; la femme qui refusait d’entendre ce que les ancêtres avaient à lui dire, et les familles en vacances, notamment. Les trajectoires empruntées par la narratrice offrent également une vision utopique des lieux de l’univers amoureux (la maison blanche de Puamun, le rêve et le territoire dans Kuessipan) : le « je » suppose et imagine une vie à deux tantôt empreinte du mode de vie nomade (: 90-91), tantôt inscrite dans la blanche réalité nord-américaine (Puamun). Et parmi les nombreux chemins pratiqués par les personnages, il y en a qui conduisent à un quatrième espace habité dans Kuessipan, celui de la « grande ville » (: 32).

Cet espace, qui met en lumière un profond mal-être intrinsèquement lié à l’habiter imposé de la réserve, inscrit la fuite au registre des possibles. Il s’agit en fait d’un espace-entre-parenthèses offrant la perspective d’un quotidien plus respirable loin des réalités oppressantes de la réserve, une ligne de fuite cachée sous l’errance des pas ensablés de certains habitants, qui croise et recroise les nombreux chemins conduisant au territoire (: 29-32), sans pour autant proposer de résolution permanente à la quête identitaire de ces ombres qui arpentent la réserve (: 29). Mais qu’on ne s’y trompe pas! Il y a beaucoup de respect et d’empathie pour les membres de sa communauté dans le regard de Naomi Fontaine. Elle ne juge pas la souffrance dont elle est un témoin privilégié, pas plus qu’elle ne juge ceux qui la portent. Ce que traduisent d’ailleurs de façon éloquente les nombreux non-dits qui sillonnent chacun des fragments du roman. Son écriture et le regard qu’elle pose sur les siens (Kuessipan) et sur elle-même (Puamun) sont surtout empreints d’une volonté de faire « connaître un peuple inconnu et méconnu » avec son « amour de par chez [elle] » (Fontaine, dans Huberman 2016 : 80).

La ville, indépendante, offre un certain anonymat pour qui veut oublier et propose une possession des lieux (: 29) et de soi-même qui n’est pas celle de la réserve ni celle du territoire. Une possession, ou plutôt une fausse impression de possession qui, souvent, accentue la solitude et augmente la perte des repères, comme le souligne ce passage qui décrit l’environnement urbain dans lequel se retrouve un jeune Innu qui veut fuir la drogue pour se soigner :

Dans les grandes villes, il est plus facile de n’être personne. Tous ces gens que tu croises ne savent rien de toi. Te regardent distraitement. Pensent à autre chose. Quelques mois à peine que tu as quitté ta réserve, le village qui te connaît, ta famille, tes amis, pour t’installer en inconnu dans le néant de cette ville. Ton appartement t’appartient, ça et les meubles usagés que tu as achetés pour presque rien. Une table en bois ronde dans le coin de la cuisine. Deux chaises vides. Un divan en feutre bleu. Un frigidaire qui gronde et qui congèle les aliments au lieu de les rafraîchir. Dans la chambre, il y a une fenêtre qui donne sur la devanture de l’immeuble voisin. La nuit, tu entends le bruit des autos sur l’autoroute. C’est différent de là d’où tu viens.

: 29-30

Locataire d’un lieu où les objets ne remplissent pas leurs fonctions : la fenêtre offre un horizon bouché, les chaises sont vides, le réfrigérateur congèle. Un autre lieu contre-nature, avec une solitude accentuée en prime et des lambeaux d’ancrages culturels en moins. Il faudrait peut-être alors plutôt parler de dépossession ou de « contre-habiter ». La réserve, même imposée, permet au moins une certaine transposition des pratiques culturelles, fait surgir des réminiscences de la tradition par les différents rassemblements communautaires (mariage, décès, construction d’une église, départ depuis la gare de train qui conduit au territoire, etc.) et la formation d’un front commun contre la solitude :

Là-bas, en hiver, le vent est sec et glacé. La mer, le fleuve réclament l’océan. C’est dans une baie que ta maison a été bâtie. Une baie de sable, recouverte de neige six mois par année. Il y a une forêt, quelques sapins et des épinettes. Une plage et des îles. Il y a beaucoup d’enfants, ça explique les rires et les pleurs. Les maisons ont une forme rectangulaire, du sable sur leur entrée, des clôtures en bois et une porte que l’on ne barre pratiquement jamais, sinon la nuit, sinon durant les absences. Les gens ne frappent pas à la porte pour entrer, accoutumés à la chaleur d’un foyer, à la souplesse des toiles sur une tente. Seul un inconnu frapperait. Mais ils sont rares. Ils ne s’aventurent pas sur une réserve.

: 30

Mais la vie dans la réserve, trop petite pour pouvoir s’y égarer (: 38), où les « clôtures qui n’empêchent personne de passer » (: 27) n’offrent aucune sécurité contre l’agresseur pas plus qu’elles ne résistent aux marcheurs « habitués aux raccourcis » (: 47), – mais tiennent néanmoins en place, barrières persistantes entre les limites de la ville et celles de la réserve (: 47-48) –, ne coule pas comme un long fleuve tranquille.

La réserve, exemple d’un contre-habiter

La réserve est un endroit où les maisons, posées sur le sable, « se cordent et s’imitent » (: 34), où le design urbain permet qu’un CPE « ressemble à une cage à chiots peinte en orange » (: 35) ; un endroit clos où règne une proximité malsaine, comme le précise ailleurs Naomi Fontaine en parlant de son roman (Fontaine, dans Huberman 2016 : 82). La réserve est donc un lieu modeste, difficile à imaginer pour celui qui n’a pas l’habitude de le fréquenter depuis l’intérieur, selon Fontaine :

Il est difficile d’imaginer un lieu aussi modeste qu’une réserve. Un village blanc, l’hiver, froid et rigoureux. Des paysages de lune parce que l’envers ne vaut pas mieux. Un hibou qui hulule en plein soleil et des chouettes qui crépissent le printemps. Des espaces vagues, des chemins jamais desservis, un pissenlit que jamais personne ne mange. Un lieu dans lequel les chemins semblent tracés, avant même qu’ils aient été empruntés. Tous se connaissent, et connaissent le passé de chacun ; l’antécédence jusqu’à l’arrière-grand-mère. Et ils se croient dignes de dessiner l’avenir. Le plus difficile, souvent, c’est de rester muet.

: 171

Pour beaucoup d’Innus, la vie dans la réserve est marquée par un sentiment de perte et d’aliénation. La maison n’y offre pas toujours le cadre protecteur nécessaire à l’enracinement de l’être. Bien souvent, elle abrite en son sein une source de danger, de violence, généralement dirigée contre les femmes et les enfants, installant la peur, provoquant des cauchemars, un doute subit sur la certitude de l’en-dedans et sur la netteté de l’en-dehors (Bachelard 1961 [1957] : 244). Dans ce contexte, le dehors et le dedans « sont tous deux intimes ; ils sont toujours prêts à se renverser, à échanger leur hostilité. S’il y a une surface limite entre un tel dedans et un tel dehors, cette surface est douloureuse des deux côtés » (ibid. : 243). Or, les fléaux sociaux sont nombreux dans la réserve, et parmi ceux identifiés par Naomi Fontaine il y a le surpeuplement des maisons, la violence (physique et verbale), les agressions, les problèmes de consommation (alcool et drogue), le désoeuvrement de la jeunesse et des hommes adultes qui peinent à (re)trouver leur rôle au sein de la communauté. Ces fléaux qui bousculent les pratiques culturelles, poussant les habitants qui laissent les portes « ouvertes toute la journée, de juin à septembre » à les « verrouill[er] » le soir venu (: 27, 40), ces fléaux n’empêchent cependant pas Naomi Fontaine de faire surgir la poésie des lieux et des êtres qui les occupent. Le fait est que cet espace contre-nature, qui semble sur le point d’imploser, est devenu par la force des choses le nouvel espace de vie, « un espace de reconnaissance et de familiarité lié à la vie quotidienne » (Bonnemaison 1981 : 256-257). Mais parce que forcée, cette manière d’habiter grince aux détours de la culture et des traditions, dénature les fonctions sociales des habitants, perturbe la relation aux autres : dans la réserve, l’homme innu, qui est « las de ne jamais être à la hauteur », qui « se sent idiot en s’habillant le matin » parce qu’il sait « qu’il ne s’absentera que pour aller chercher du lait au dépanneur, ou bien fumer un joint chez son voisin [,] voudrait faire plus que d’attendre un chèque le premier du mois ». Le problème, c’est qu’« il ignore ce qu’il pourrait faire » (: 60). La vie dans la réserve déshumanise, perturbe l’ordre social. Dans ce drame vécu depuis l’espace intime, où doit-il donc habiter pour trouver l’équilibre ? L’approche suggérée par Caroline Desbiens permet de trouver un début de réponse à cette question : il faut en effet d’abord pouvoir « décoder l’espace culturel » et « la vaste gamme des pratiques qui permettent de le signifier » (Desbiens 2008 : 9).

La maison-territoire

Le mode d’être au monde au sein duquel l’Innu se perçoit est cosmocentrique, en ce sens qu’il est davantage « centré sur l’univers et la nature auxquels appartient l’homme » (Lacasse 1996 : 37), et se traduit dans « une relation de fusion-partenaire avec la terre, le territoire » (Audet 2012 : 47). Ce que tend d’ailleurs à confirmer cette affirmation de Natasha Kanapé Fontaine, qui correspond avec Deni Ellis Béchard dans Kuei, je te salue : « Ces territoires, cet environnement sont la base de notre identité. Comme nos ancêtres nous l’ont transmis depuis des générations, nous sommes convaincus que le territoire forge nos langues, nos cultures, nos spiritualités » (2016 : 59). Suivant cette conception, il n’est pas surprenant de lire dans Kuessipan que les ancêtres « ont laissé sur les rochers, l’eau des chutes et le vert des épinettes leur empreinte, leur regard » (: 65). L’ancestralité « comme essence et substance, et en ce qu’elle imprègne l’ensemble du territoire et des lieux nommés, représente une présence continuellement (ré)incorporée et actualisée, qui participe activement au déploiement et au devenir du monde » (Poirier 2000 : 150). Si nous pouvions résumer en quelques mots seulement l’héritage du territoire dans la culture innue, nous pourrions dire, à l’instar du géographe Jean-Paul Lacasse, que « dans l’ordre innu les hommes appartiennent à la terre » (Lacasse 2004 : 38), ou, mieux encore, que « le territoire, c’est la vie » (Lacasse 1996 : 188). Cette manière d’être est « celle de l’engagement actif dans un monde consciemment habité » (Audet 2012 : 49).

Alors si la réserve est un espace clos qui dénature ses occupants en encourageant une forme de repli sur soi, le territoire, lui, est infiniment ouvert. Le contact direct avec le territoire, le Nutshimit, qui abrite la force des ancêtres, incarne donc la possibilité d’une rédemption, dessine la reliance territoriale de l’habiter :

Il paraît que les hommes partaient à la chasse autrefois, des semaines durant […]. L’homme, même absent durant de longues périodes, était maître de sa maison ou de sa tente. Il paraît que ces hommes savouraient chaque retour avec la conviction du travail accompli, avec l’ardeur et la rigueur qu’apporte ce sentiment de fierté d’être non seulement pourvoyeur, mais aimant envers sa famille.

: 60-61

Le Nutshimit est, en fait, le plus familier des habitats. Pour bon nombre d’Innus, le retour sur les terres ancestrales convoque presque toujours la mémoire profonde et lointaine, comme venue du fond des âges, de la tradition nomade. En témoigne le respect, sacré, des Innus qui foulent leurs sols. Dans les bagages de ceux qui partent pour Nutshimit, « il n’y a pas d’alcool […] par respect pour la terre » (: 68). Les réminiscences de la vie antécoloniale qui émanent du territoire ancestral ravivent alors les corps et les esprits :

Nutshimit, un terrain inconnu, mais non hostile pour celui qui cherche le repos de l’esprit. Autrefois, ces forêts étaient habitées par des hommes, des femmes qui prenaient de leurs mains ce que la Terre leur offrait. Ils n’y sont plus, mais ils ont laissé sur les rochers, l’eau des chutes et le vert des épinettes leur empreinte, leur regard.

Nutshimit, pour l’homme confus, c’est la paix. Cette paix intérieure qu’il recherche désespérément. Ce silence après avoir hurlé des nuits durant, son angoisse sans que personne ne l’entende.

: 65-66

La violence vécue à l’intérieur de la maison et de la réserve n’est pas présente sur le territoire. Le désoeuvrement n’existe pas. L’habiter « civilisé », tel qu’il est appréhendé par l’Innu, est sauvage[6], c’est-à-dire qu’il est possible dans le respect de la tradition et du territoire, en contact direct avec la nature. Dans le territoire, pas d’errance comme on en voit dans la réserve : « Chaque famille connaît ses terres. Les lacs servent de route. Les rivières indiquent le nord. » (: 65) Cela peut s’expliquer par le fait qu’il existe une interaction causale entre la culture et le territoire d’un peuple, selon Joël Bonnemaison :

[…] c’est l’existence de la culture [qui crée] le territoire et c’est par le territoire que s’incarne la relation symbolique qui existe entre la culture et l’espace. Le territoire devient dès lors un « géosymbole » : c’est-à-dire un lieu, un itinéraire, un espace, qui prend aux yeux des peuples et des groupes ethniques, une dimension symbolique et culturelle, où s’enracinent leurs valeurs et se conforte leur identité.

Bonnemaison 1981 : 249

L’espace culturel est, dans la conception de Bonnemaison, « un espace géosymbolique chargé d’affectivité et de significations : dans son expression la plus forte, il devient territoire-sanctuaire, c’est-à-dire un espace de communion avec un ensemble de signes et de valeurs » (ibid. : 257). Le Nutshimit des Innus semble remplir cette fonction. Le rapport à la nature ainsi développé par « les sens, la pensée et l’action confère à l’espace le sens qu’en éprouvent ses habitants par la manière qu’ils ont de le construire » (Benachir 2008 : 223) et de l’habiter.

En tant qu’Innu, le seul moyen de survivre dans la réserve, initialement un lieu d’acculturation et de déracinement, serait donc de constituer un nouveau territoire, à la jonction entre la tradition et la modernité adoptée par les nouvelles générations, dans cet espace contre-nature qu’il faudrait remettre entre les mains des occupants. À travers le travail d’écriture de Naomi Fontaine, nous percevons que le nécessaire contact avec l’espace originel peut autoriser la réalisation de cette jonction des deux mondes puisqu’il offre à la culture, par son pouvoir géosymbolique, la possibilité de s’épanouir ; aux familles, la capacité de se reconnecter, loin des pressions inhérentes à la vie dans la réserve ; et aux habitants, le courage d’occuper la place qui leur revient au sein de la communauté. Comme le souligne Naomi Fontaine dans une entrevue avec Isabella Huberman, « il faut arrêter de penser qu’il n’y a que du négatif qui peut sortir de la communauté » (Fontaine, dans Huberman 2016 : 79). Il ne s’agit pas ici de reconstituer le territoire dans la réserve – ce serait de toute façon impensable vu le caractère sacré de l’espace ancestral –, mais de transformer l’espace contre-nature en un espace qui respecte la nature intrinsèque de l’Innu, ce qui le guide et le forge en tant qu’être-au-monde, comme une sorte de dépendance ou d’annexe au territoire, un continuum culturel qu’il conviendrait de libérer définitivement du joug colonial et d’ouvrir à l’autre pour contrer l’enfermement de la réserve. L’expression « tenir sa maison » (: 82), c’est-à-dire en prendre soin de l’intérieur, est à cet égard très révélatrice de la possibilité de réunir les deux mondes.

En attendant la parfaite réalisation de cette reliance des mondes, il arrive que la géographicité de l’être-au-monde ait besoin de s’inscrire en marge de la communauté en empruntant l’un des nombreux chemins de traverse qui sillonnent l’oeuvre de Naomi Fontaine, comme une « porte de secours qui donne sur l’arrière-cour de nous-mêmes » (Pardo 2015 : 53), et qui oblige à remettre en question la manière dont nous occupons les lieux en permettant de construire un monde-refuge. Le rêve offre cette opportunité. La maison onirique de Fontaine ressemble à celle « qu’on voit dans les films western » (: 171), une maison solide, profondément enracinée dans la continuité, qui abrite le bonheur d’une famille heureuse. Mais ce qu’elle imagine est « trop beau pour être vrai » (: 171), un non-lieu qui n’appartient qu’à elle et qui se superpose parfois à la réalité l’espace de quelques instants, dans un mélange de fragment de réel perçu et de souvenirs de réel vécu, le temps de laisser passer les nuages de la solitude et de la fatigue inhérente au combat qu’elle livre auprès de la jeunesse de son village. Le quotidien reprenant rapidement ses droits, la « petite maison blanche avec des fenêtres à volets et de la lumière plein la cuisine » (: 171) reste tapie sur le seuil de l’imagination, là où les trajectoires du marcheur peuvent être tracées et retracées à l’infini, les images effectuant, « avec une ruse essentielle – montrant et cachant, – les massives volontés qui luttent au fond de l’être » (Bachelard 1992 [1947] : 35). La maison rêvée, réminiscence d’un bonheur vécu et projeté, qui refait surface dans un contexte onirique fait de tension identitaire, exprime en cela le complexe socioculturel vécu par la communauté, bousculée sur son propre territoire, déchirée entre le respect de la tradition et l’adoption d’un mode de vie imposé, l’appel de « la facilité proposée » (: 95), la lutte identitaire. Ainsi, si elle infère un sens à l’habiter, la maison onirique dessine les contours d’un intérieur serein qui, par un jeu de contraste, ravive aussi l’intérieur douloureux des maisons de la réserve.

Un « habiter » géographiquement pluriel

Tous ces espaces convoqués par la plume de Naomi Fontaine sont marqués par le mouvement. Ainsi, à la lumière de ce qui précède, penser l’habiter du point de vue innu ne semble donc pas pouvoir échapper au traditionnel couple mobilité nomade/atonie sédentaire. Le titre du premier chapitre de Kuessipan est à cet égard très révélateur : « Nomade » (: 7). C’est le premier mot que le lecteur rencontre dans le roman. Lequel lecteur est par conséquent d’emblée interpelé par une injonction à la mobilité, une mobilité qui coule dans les veines de Naomi Fontaine, comme « imprimé là, dans le sang » (: 96), une « manière de vivre […] naturelle » (: 22) qu’elle n’a « pas le droit d’oublier » (: 108). La structure même du roman suggère par ailleurs cette idée du mouvement, l’occupation en alternance de plusieurs espaces. Les quatre chapitres du roman (« Nomade », « Uashat », « Nutshimit » et « Nikuss ») évoquent alors les fondements d’un habiter complexe qui assume en quelque sorte le métissage entre les visages ancien et actuel de la culture innue.

La mise en mouvement initiale (« Nomade ») signale en effet l’occupation d’un espace qui n’est ni continu, ni fini, ni homogène. Partant de la réserve (« Uashat ») jusqu’au territoire ancestral (« Nutshimit »), il y a des fissures, des points de friction qui peuvent être atténués depuis l’espace intérieur, un espace-oasis, qui unit la mère et l’enfant (« Nikuss »), offrant ainsi « une manière d’exister, de faire grandir le peuple que l’on a tant voulu décimer, une rage de vivre ou de cesser de mourir » (: 85). Mais ici encore le mouvement transcende les frontières structurelles du récit. La perméabilité des chapitres laisse libre cours à un va-et-vient continuel entre les espaces occupés. Et les multiples routes qu’il est possible d’emprunter, qui sont autant de chemins de traverse, encouragent les déplacements (: 21). Cette injonction à la mobilité transpire par conséquent dans les valeurs sociétales, influence la relation à l’autre, se lit dans les dispositifs spatiaux, s’introduit dans le quotidien intime et public de l’habitant comme dans les imaginaires (Morel-Brochet 2008). L’Innu contemporain, dans la conception de l’habiter de Naomi Fontaine, n’est pas plus confiné à la réserve qu’il ne l’est au territoire. Par elle, l’Innu est définitivement et empiriquement géographiquement pluriel.

Des volumes à habiter

Pour effectuer l’analyse géopoétique d’une oeuvre, Rachel Bouvet propose de déplier la carte de l’espace littéraire « à partir d’une démarche heuristique empruntée aux mathématiques et qui distingue les catégories géométriques du point, de la ligne, de la surface et du volume ». En lien avec notre sujet, nous avons déjà évoqué trois des quatre dimensions proposées par Bouvet : 1) « le point d’ancrage du paysage » (Bouvet 2013 : 16) à savoir la vie dans la réserve ; 2) « la ligne tracée par le parcours des personnages » (ibid. : 17), qui, en conservant bien vivante la tradition nomade, naviguent d’un espace habité à un autre, parfois avec assurance, mais très souvent d’un pas hésitant ; et 3) la « surface de la carte » (Bouvet 2013 : 17), en identifiant les espaces convoqués par Naomi Fontaine (Uashat, Nutshimit, la grande ville et le rêve). Nous voudrions à présent regarder de plus près la question des « volumes à habiter » (Bouvet 2013 : 18), la quatrième dimension géopoétique proposée par Bouvet, en transposant brièvement au mode d’être au monde des Innus les réflexions de Martin Heidegger (1958), Gaston Bachelard (1961 [1957]), Mario Bédard (2002) et Mathis Stock (2007) sur la notion de l’habiter.

Dans sa thèse intitulée Habiter : perspectives philosophiques et éthiques de Heidegger à Ricoeur, Hye-Ryung Kim résume ainsi la pensée de Martin Heidegger, premier philosophe à avoir considéré le mot « habiter » comme l’équivalent du mot « être » et pour qui « [h]abiter est la manière dont les mortels sont sur terre » (Heidegger 1958 : 175) : « la notion heideggérienne d’“habiter” s’attribue à tout lieu, au monde même où se déroule la vie humaine. En ce sens, “habiter” est, chez le philosophe, une expression poétique qui désigne, en un double sens temporel et spatial, la limite existentielle de l’être humain » (Kim 2011 : 9). L’approche heideggérienne, qui propose donc de penser l’espace habité comme mode humain d’exister au monde, ne peut pas, par définition, se limiter aux frontières des quatre murs de la traditionnelle maison occidentale. Ici, habiter ne veut pas dire avoir un logement. Avec Heidegger, le concept d’habiter concerne « tous les lieux qui rattachent existentiellement l’homme au monde » (ibid. : 43). Son idée de l’habitation n’est pas associée à la maison, mais à un monde sans toit. C’est cet espace, existentiel, englobant l’ensemble des activités humaines, qui encourage la découverte et le dévoilement de « son propre être, la vérité de l’être » (ibid.: 43). Cette façon de concevoir l’habiter offre en ce sens une perspective intéressante lorsqu’on tente de comprendre l’habiter innu contemporain, empreint d’un nomadisme réinventé ou du moins adapté. Les allers-retours effectués en ville, sur le territoire et dans la réserve, qu’ils soient concrets, imaginés ou rapportés, sont vitaux, d’un point de vue culturel aussi bien que social, de telle sorte que le concept d’habiter ne peut ici se limiter, en accord avec l’approche heideggérienne, aux quatre murs attribués à une famille dans la réserve. Les multiples façons dont la voix et le regard de Naomi Fontaine mobilisent l’espace le confirment et permettent par ailleurs d’appréhender les dimensions spatiales de l’enracinement inhérent au concept de l’habiter d’une manière originale.

L’espace de la réserve, pourtant présenté comme une mise à l’épreuve, un espace ou un habité contre-nature, qui peut bien souvent mener au désoeuvrement et au désengagement socioculturel, total ou partiel, temporaire ou définitif, n’en demeure pas moins un chez-soi (: 34, 93), tout comme l’Innu qui quitte la réserve pour le Nutshimit afin d’« entendre ce que la terre de ses ancêtres a à lui dire » (: 66) ne part pas dans le bois mais y revient, comme on rentre à la maison. Or, l’habiter d’Heidegger, qui ne prête pas attention à la vie privée, considère la maison seulement comme un outil de l’habitation. Cependant, pour Naomi Fontaine, habiter signifie davantage que simplement exister au monde. Sa conception de la maison dépasse la culture de l’utile. La maison n’est pas, avec elle, comprise uniquement au « sens de protection, de soins ou de construction » (Heidegger 1958 : 231). La maison de Fontaine – avec ou sans toit, aux murs pentus comme ceux de la tente, étroits comme ceux de la cabane ou colorés comme ceux des maisons surpeuplées de la réserve –, le chez-soi, donc, nourrit l’être ou peut le détruire s’il n’est pas apprivoisé, adapté ou entretenu, s’il emmure dans un repli sur soi l’empathie pour les siens. Cette conception rejoint la notion de l’habiter géopoétique qui « s’appuie sur une trame vitale pour ne pas se réduire à des fonctions utilitaires ». Il s’agit d’une approche qui « vise d’abord et surtout à intégrer le respect de l’existence individuelle et collective […] afin de fonder un milieu ambiant unifié entre les deux milieux, naturel et construit, sensible et physique » (Benachir 2008 : 9). Et nous pourrions également ajouter le respect de la vie en général, tel que perçue par les Innus (Poirier 2000 : 149-150 ; Audet 2012 : 47-48 ; Lacasse 2004 : 38). Ainsi, pour considérer la maison comme le possible enracinement de l’être, il faut plutôt regarder du côté de Gaston Bachelard pour qui « la maison, plus encore que le paysage, est “un état d’âme” » (Bachelard 1961 [1957] : 97). Suivant cette conception, la maison serait donc l’essence de l’habiter. L’analyser équivaut alors à topographier l’être l’intime. Mais encore faut-il pouvoir déterminer en quoi consiste la maison innue, comment elle peut contribuer à faire naître cet intime du monde.

La cabane construite sur le territoire fournit un élément de réponse en deux temps :

Trois heures de chaos pour l’intimité d’un lac cent fois trop beau pour le spectacle inconnu. C’était là qu’il avait sa terre. Trop vieux pour chasser, mais pas encore pour la délaisser. Il l’habitait, comme on habite un coin de salon, en silence, mais toujours avec le contentement d’être chez soi. Il était chez lui. Près de la nature, près des infinis que le ciel offre un soir de pleine lune, intime avec la force créatrice. […] C’était lui qui avait construit la première cabane, qui en avait fait jaillir beaucoup d’autres. Il était là, exigeant de la terre ce qu’elle lui avait toujours donné. Lui, maître de ses racines, humble devant la beauté d’un soir d’octobre sans nuages. […] Il était la promesse de ce que nous ne devions jamais quitter, une route poussiéreuse et cahoteuse, surtout l’automne, surtout pour nous.

: 21-22

Cette cabane matérialise d’abord ce que Mario Bédard appelle le haut-lieu, c’est-à-dire un lieu élevé dans l’échelle des valeurs d’une société, un lieu actif qui est à la fois « agent et témoin d’une connaissance, d’une mémoire, d’une identité » (Bédard 2002 : 52). Sur le territoire, « [t]out résiste dans l’immédiateté. Tout s’oppose au sens commun. Tout repose, les âmes anciennes et les familles en vacances » (: 94), explique la narratrice de Kuessipan. Joël Bonnemaison précise que « la correspondance entre l’homme et les lieux, entre une société et son paysage, est chargée d’affectivité et exprime une relation culturelle au sens large du mot » (1981 : 251). Le haut-lieu implique donc un investissement collectif. C’est pourquoi lire l’espace de Naomi Fontaine implique que la question de l’habiter soit non seulement conceptualisée comme rapport à la nature ou à la Terre, mais également considérée à travers le prisme du rapport à l’espace tel qu’il s’exprime par le biais des pratiques socioculturelles de la communauté. C’est là un emprunt que nous pouvons faire à l’approche du géographe Mathis Stock pour qui « le rapport au lieu n’existe [pas] en soi, de façon indépendante, mais est toujours relié à la question des pratiques » (Stock 2004 : 2).

Stock propose en fait dans ses travaux de déplacer la perspective heideggérienne de l’habiter, c’est-à-dire habiter comme être dans l’espace, vers une conceptualisation moins métaphysique, plus pragmatique, c’est-à-dire faire avec de l’espace (Stock 2004, 2007). Pour le géographe, la formulation « être dans l’espace » offre un biais conceptuel fondamental puisqu’elle focalise « sur l’“être” et sur le “dans”, rendant la conception d’espace statique et pré-déterminée », ce qui empêche de « saisir les multiples façons dont l’espace est mobilisé dans des situations variées » (Stock 2007). La perspective de Stock offre ainsi un angle de réflexion qui nous semble pertinent dans la mesure où elle peut décharger la jeune génération d’un sentiment de culpabilité vis-à-vis l’apparence d’abandon du mode de vie traditionnel. Les pratiques pérégrinales de l’Innu contemporain vers et sur le territoire visent encore la survie, même si un déplacement de sens s’est opéré : il n’est effectivement plus uniquement question d’une survie physique qui peut être assurée par la chasse et la pêche, par exemple, mais d’une survie collective et culturelle. L’Innu, homme ou femme, va sur le territoire pour se retrouver lui-même, se reconnecter à sa culture, à ses racines nomades, à la tradition, surtout, mais aussi pour s’assurer un avenir (: 95) et « continuer à exister » (: 97). Le Nutshimit nourrit l’être-au-monde, suggère une manière d’être, de vivre et de penser, donc d’habiter. En cela, il assure une base solide à l’être, pour qui le monde n’est plus étrange ou terrifiant, mais familier et chaleureux. L’Innu qui revient dans la réserve après avoir séjourné sur le territoire est transformé. Il a (re)pris de l’assurance. C’est là le rôle de la maison tel que proposé par l’approche de Bachelard dans son essai intitulé La poétique de l’espace (1961 [1957]). Une fonction que ne remplit pas à tous les coups la maison située dans la réserve, comme nous l’avons souligné plus haut, mais qui n’en est pas non plus complètement dépourvue. C’est ce qu’annonce dans un deuxième temps la cabane occupée par l’aîné qui l’habite « comme on habite un coin de salon » (: 21). Si l’on considère qu’habiter un lieu, un espace, c’est le remplir de soi (Bachelard 1961 [1957] : 163-164), au propre comme au figuré, il faut alors considérer le coin comme un espace habitable : « il est le sûr local, le proche local de [l’]immobilité » qui illustre « la dialectique du dedans et du dehors ». Il faut, selon Bachelard, « désigner l’espace de l’immobilité en en faisant l’espace de l’être » (ibid. : 164). Immobile, l’habitant peut donner vie aux images qui construisent et remplissent l’espace, donc à celles qui le construisent lui-même. Il peut ainsi « multiplier les nuances d’être ». C’est la fonction d’habiter qui « fait le joint entre le plein et le vide » (ibid. : 167). Or, c’est exactement ce que Naomi Fontaine met en pratique lorsqu’elle est seule dans sa cuisine onirique : elle remplit d’espoir et de bonheur une vie exigeante de responsabilités (: 171).

La maison-refuge qui accueille en son sein ceux qui ont besoin de réconfort (: 15), qui abrite un passé heureux (: 103), qui laisse libre cours aux gestes traditionnels, familiers et récurrents (: 82-83), qui fait se côtoyer les générations (: 36-37, 78) ; la naïveté de l’enfant, lorsqu’elle est préservée, son rire, sa simple présence… tous ces exemples sont une source de réconfort qui remplit le foyer d’une promesse d’avenir meilleur (: 111). Ils sont la preuve que l’enracinement de l’être peut aussi être possible dans la réserve. Le problème, selon Naomi Fontaine, c’est que la jeunesse de sa nation « ignor[e] encore l’ampleur de [son] potentiel ». Mais l’auteure « refuse de [la] prendre en pitié » (: 171). Elle explique ailleurs qu’« il y a beaucoup de questions qu’on doit se poser en tant qu’Innu, puis en tant que peuple aussi. Il faut arrêter d’essayer de ne pas voir, de faire comme si tout était beau. Je pense que c’est important de se regarder comme on est réellement, puis après ça, on peut avancer » (Fontaine, dans Huberman 2016 : 79). C’est pourquoi l’habiter de la réserve peut et doit aussi être considéré comme un espace en devenir. Bien plus que la cabane située dans le Nutshimit, c’est en effet la réserve qui incarne aujourd’hui le mieux cette idée de faire avec de l’espace. Ce constat est d’autant plus prégnant qu’une lecture attentive de l’oeuvre de Fontaine montre qu’un processus de déconstruction de la réserve telle qu’on la connaît est en marche. Et cette déconstruction commence par le rejet de l’appellation « réserve » dans Kuessipan au profit du substantif « village » dans Puamun.

Logé partout, mais enfermé nulle part

Parce que l’habiter que Fontaine propose est essentiellement formé par la somme des lieux et des trajets pratiqués par la communauté (les chemins de traverse étant donc inclus dans cette cartographie), il nous a semblé impératif de relier littérature, géographie et architecture pour tenter de mieux comprendre le rapport qu’entretient l’Innu avec l’habiter. Comme Hanane Benachir, nous souhaiterions qu’une approche géopoétique en architecture permette « aux aménageurs des villes et des territoires de se pencher sur l’expérience de l’habiter, sur l’importance de l’arpentage in situ et de la perception située des usagers, et de prendre en considération l’anthropologie de l’espace » (2008 : 210). Bien sûr que notre lecture soulève des questions qui demeurent sans réponse. Le paysage n’étant qu’« un premier reflet visuel [,] toute une partie reste invisible, parce que liée au monde sous-jacent de l’affectivité, des attitudes mentales et des représentations culturelles » (Bonnemaison 1981 : 256). Notre objectif n’allait donc pas dans le sens d’une proposition de solutions clés en main aux problèmes inhérents à la notion de l’habiter innu, mais visait bel et bien à proposer un angle d’analyse « géopoétisant » à la manière dont Naomi Fontaine perçoit le monde… son monde. Notre lecture n’est donc probablement pas entièrement exempte de la façon dont nous percevons nous-mêmes notre propre environnement ni complètement dénuée d’interférences culturelles malgré toutes nos précautions, la lecture en question étant réalisée à travers le regard et la compréhension d’une allochtone. Il s’agit néanmoins d’une proposition de lecture de l’espace qui, nous l’espérons, n’en demeure pas moins pertinente puisqu’elle prend appui, à partir d’une oeuvre littéraire, sur un regard positionné depuis l’intérieur de la communauté.

Si l’analyse que nous avons proposée tient compte à la fois de l’habitat, des modes d’habiter et de la pratique des lieux convoqués par Naomi Fontaine dans son roman Kuessipan / À toi et dans sa courte nouvelle Puamun, le rêve, pour continuer d’alimenter la grande réflexion sur l’habiter autochtone au Québec, nous croyons qu’une analyse globale de la notion de l’habiter innu à travers les oeuvres d’autres auteurs de la même génération pourrait offrir de nouvelles pistes de réflexions, élargir la perspective pour mieux la préciser. Il ne fait aucun doute que l’écriture de Naomi Fontaine donne à voir et à penser une culture bien vivante, animée par une multiplicité d’individualités : « J’ai toujours pensé qu’il aurait pu y avoir autant de Kuessipan qu’il y a d’Innus. Dans le sens que c’est mon regard et que chaque regard est différent et important. C’est ça qui va faire qu’on grandit en tant que peuple », confie l’auteure à Isabella Huberman (Fontaine, dans Huberman 2016 : 79).

À l’instar de leur aînée Rita Mestokosho, première Innue à avoir publié un recueil de poésie au Québec, les Naomi Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine, Mélina Vassiliou et Manon Nolin, par exemple, portent en elles toute la mémoire de leur nation, tout l’héritage du territoire. Il faudrait alors pouvoir leur prêter une oreille plus attentive afin de permettre un réel dialogue entre les altérités qui se partagent le territoire. Dans cette perspective, il nous semble à propos d’insister sur la signification du mot kuessipan :

« Kuessipan » veut dire « à toi! » C’est à ton tour. Dans un jeu, ou dans un échange, ou lorsque, avec Joséphine [Bacon], nous donnons une lecture croisée, il y a toujours ce moment où elle termine son poème, puis me glisse tout bas sur scène : « kuessipan ». Parfois, chez nous, on se lance aussi « tshin », qui veut dire « toi ». C’est ce que je dis le plus souvent. Mais dans le cas de notre échange de lettres, « kuessipan » est le meilleur terme pour dire à l’autre que c’est son tour.

Ellis Béchard et Kanapé Fontaine 2016 : 80

À la lumière de cette explication, ne conviendrait-il pas alors d’envisager la lecture du roman de Naomi Fontaine comme une invitation directe au dialogue entre les cultures ?

La difficulté de l’habiter n’est pas tellement d’inventer l’espace ni de le réinventer, mais de l’interroger avec empathie, de le lire correctement, de façon tout à la fois continue et prospective, pour pouvoir l’habiter sereinement. Toutefois, lorsqu’on ne sait plus ce que l’on est, ce que l’on veut être, comment peut-on arriver à assurer une lecture efficiente de son propre enracinement passé et à venir ? Si Naomi Fontaine semble avoir trouvé sa voie, la lecture de Kuessipan / À toi et de Puamun, le rêve montre cependant qu’il n’en n’est pas forcément ainsi pour un bon nombre d’Innus.