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Q — Malgré tous les préjugés véhiculés par la société québécoise aujourd’hui – on pense notamment à ceux qui dépeignent les autochtones comme des êtres accrochés au passé et vivant aux dépens de l’État –, on connaît aujourd’hui plusieurs réussites autochtones dans le domaine de l’entrepreneuriat et du développement socio-économique. On n’a qu’à penser à Air Creebec dans le Nord québécois ou au Projet Péribonka au Saguenay–Lac-Saint-Jean pour s’en convaincre. À votre avis, ces quelques réussites n’ont-elles pas pour effet de nous faire oublier les difficultés et les enjeux particuliers qui se dressent devant l’homme ou la femme d’affaires autochtones ?

R — Identifier certains enjeux au développement des communautés autochtones. C’est gros !

C’est un sujet très large qui englobe une multitude de connaissances, qui touche plusieurs disciplines. On parle d’histoire, de culture, de traditions, de relations avec le territoire, d’échanges sociaux, de notions de propriété, de blessures, et bien d’autres choses.

Certaines communautés ont connu des périodes extrêmement tragiques dans leur histoire, notamment dans leurs contacts avec les nouveaux arrivants. Histoire qui bien souvent explique des comportements, des perceptions, des réticences et de la méfiance face à l’environnement économique et d’affaires.

Pour certains, on pourrait même parler de traumatismes qui malheureusement n’ont peut-être jamais été abordés franchement et qui se transmettent de génération en génération via des blessures profondes. Des scissions se sont créées entre certains groupes, certains clans, certaines familles. Scissions qui dans le contexte de si petits groupes deviennent extrêmement perturbantes et minent le développement.

On observe également des relations particulières avec l’argent, avec le pouvoir. Relations que je qualifie même de malsaines. Relations qui minent le développement de la communauté parce que sans vue d’ensemble, sans vision à long terme.

Comme vous pouvez certainement le constater, le tableau est assez complexe et comporte de nombreuses variables. C’est une mosaïque de situations qu’il serait réducteur de ramener à une seule et unique définition : les autochtones du Québec.

Q. — Que peut-on faire, donc, pour tenir compte d’une telle mosaïque, sans tomber dans les généralisations, et identifier les conditions spécifiques auxquelles est confronté un groupe ou un individu ?

R. — C’est important lorsque qu’on travaille avec les Premières Nations de commencer par faire un tour d’horizon de ces différents éléments, de tenter de comprendre le chemin parcouru et les écueils rencontrés. Lorsqu’un entrepreneur, un chercheur planifie une intervention à l’exportation (en Asie, Amérique du Sud, Afrique), il commence en général par s’informer sur cette société, il s’inscrit à des cours permettant de comprendre l’histoire, le contexte social, le niveau de développement, etc. Ces différences existent et elles font partie intégrante du développement des communautés des Premières Nations. Pourquoi ne pas faire le même cheminement chez nous ?

Ça éviterait peut-être bien des problèmes, bien des blessures. Ça éviterait à certains d’arriver dans une communauté avec leurs gros sabots et, comme dans la chanson de Jean Gabin, avec des « JE SAIS – JE SAIS » – pour finir avec : « Aujourd’hui, je sais que je ne sais rien ».

Q. — Cette déclaration du « Je sais – je sais » doit être, jeunesse et inexpérience obligent, d’autant plus pertinente pour les jeunes autochtones. N’y a-t-il pas, d’ailleurs, certains écueils qui soient plus spécifiques aux jeunes générations, des obstacles qu’il faille d’emblée pouvoir comprendre pour faciliter l’insertion et la participation de ces générations au développement économique de leur communauté ?

R. — Au sein des communautés la pression des jeunes est énorme. On a tous entendu parler de boum démographique, de problèmes sociaux alarmants (drogue, suicide, violence), de sous-scolarisation, de sous-emploi, de chômage chronique.

Ces jeunes à qui on explique et vante les mérites de l’entrepreneuriat et l’importance pour le développement de leur communauté de créer des entreprises, comment font-ils pour s’y retrouver lorsque la famille, parents, grands-parents, racontent, et bien souvent avec raison, les problèmes qu’ils ont vécus avec ces grands capitalistes propriétaires d’entreprises qui les ont volés, ont usurpé leurs droits et ont bafoué leurs croyances et leurs traditions. Comment peuvent-ils s’embarquer sainement dans une telle aventure. On doit au départ clarifier des choses, les aider à cheminer et à démystifier bien des a priori.

Au cours des dernières décennies, le summum de l’emploi dans une communauté était le conseil de bande. On peut faire le parallèle avec le Québec où dans les années 1970 les meilleurs jobs étaient au gouvernement. Il semble que ça ait bien changé depuis. Dans les communautés c’est la même chose : alors qu’il y a trente ou trente-cinq ans les structures administratives des conseils se développaient rapidement avec le rapatriement de plusieurs responsabilités, aujourd’hui le développement est à peu près nul, les postes sont comblés, ils sont occupés par des ressources qui sont toujours dans la force de l’âge, ils sont encadrés par des structures syndicales. Donc, pour la grosse job au conseil, préparez-vous à attendre les jeunes. Et pour chaque poste qui se libère, allez savoir la quantité de postulants qui sont sur les rangs.

Donc, l’emploi : il n’y a pas d’emploi. Créons des entreprises pour créer de l’emploi. Facile à dire, pas si simple d’y parvenir. Et quel genre d’entreprises doit-on créer et dans quel secteur ?

Q. — Bonne question ! Quel genre d’entreprises doit-on mettre sur pied en milieu autochtone, et quel secteur devrait-on privilégier ?

R. — Il y a effectivement tout le secteur des ressources qui est à développer : mines, forêts, pêches, énergie. Il y a un grand potentiel dans ce domaine. Mais ici aussi on se doit de faire attention.

Une communauté ne doit pas se développer sur un seul créneau. On ne doit pas mettre tous nos oeufs dans le même panier. Je pense que plusieurs régions du Québec auraient leur mot à dire là-dessus. Et ce ne serait sûrement pas toujours rose ! Ce genre de développement prend des années. Peut-on réellement attendre si longtemps. Non, on doit avancer aujourd’hui !

Lorsque ces grosses industries s’implanteront, oui elles auront besoin d’employés et de fournisseurs. Les employés seront-ils formés ? Non pas seulement formés à effectuer telle ou telle tâche technique, mais aussi à comprendre dans quel système ils s’inscrivent ? Quelle est l’importance de respecter le temps, les horaires de travail, les délais de production, les promesses de livraison ? Allons-nous enfin prendre le temps et comprendre l’importance d’expliquer les choses dans leur ensemble ?

Oui, ces entreprises auront besoin de fournisseurs de produits et de services. Oui des ententes seront prises, signées et divulguées en grande pompe, annonçant que la priorité sera accordée aux fournisseurs de la communauté, et qu’à qualité égale un fournisseur autochtone sera toujours privilégié.

Et puis, si aucun de ces éventuels fournisseurs/entrepreneurs ne sait comment gérer une entreprise, ne connaît les différentes sources de financement, n’est pas en mesure de planifier, évaluer et corriger sa production, comment fera-t-il pour être à qualité et compétence égales ?

Je crois qu’il faut commencer aujourd’hui. Créer des petites entreprises de services et de consommation courante. Soyons créatifs ! Plusieurs modèles existent. Analysons-les et adaptons-les au contexte de la communauté.

Q. — Justement, quels sont ces modèles et comment les développer ou même les implanter ?

R. — Pratiquement toute la consommation d’une communauté se fait via des achats à l’extérieur.

Je serais curieuse de connaître le taux de rétention monétaire à l’intérieur de la majorité des communautés autochtones au Québec. À mon avis, quasiment nul. Chaque dollar qui entre en ressort aussi vite vers l’extérieur.

Que ce soit pour des services professionnels de haut niveau, pour des besoins plus techniques (construction, rénovation, entretien des routes, menuiserie, plomberie, électricité…) ou tout simplement pour le pain, le beurre, les vêtements des enfants et des adultes, la coupe de cheveux, le tissu pour coudre ou créer, le mobilier, la literie, le fil et les aiguilles, l’achat de livres, disques, matériel scolaire, les gâteaux, brioches et muffins.

C’est pour moi une règle de base ! Que l’on parle de balance commerciale, de création de richesse collective, de survie communautaire, peu importent les termes utilisés, il est important que les communautés acquièrent un minimum d’autonomie. Cette autonomie peut commencer par de petites choses, dont notamment la volonté de trouver dans son environnement un ensemble de biens de consommation courante. Ces biens, par leur acquisition à l’interne, permettront de soutenir la circulation d’argent chez soi et de limiter les fuites. En fait, c’est un peu comme une campagne d’achat chez soi. Que les entreprises soient privées, communautaires, en système coopératif, peu importe ! Achetons chez nous !

Il faut leur expliquer, les sensibiliser, leur faire comprendre comment, avec de l’argent, on crée de l’argent. Ce n’est pas une pensée magique, c’est réel.

Lors d’une formation, j’ai expliqué sommairement à des jeunes comment l’argent circulait, comment un dollar, en circulant, pouvait créer plusieurs « un dollar ». J’ai cru qu’ils allaient tomber par terre ! Ils m’ont fait répéter à plusieurs reprises, fait refaire les dessins, et ils m’ont finalement demandé d’en parler à leurs parents et même à la radio communautaire.

Je leur ai expliqué qu’un entrepreneur n’était pas un « KING », qu’un entrepreneur ne vit pas en vase clos et qu’au contraire si une personne a besoin des autres, c’est bien lui. Autant en amont qu’en aval.

Il a besoin de clients, mais il a également besoin de fournisseurs. Il a besoin d’un réseau et son entreprise commence par des liens avec son environnement. En premier, ses voisins, sa communauté, ensuite la région immédiate, la région élargie, la province, le pays et ainsi de suite.

Un entrepreneur ne peut avoir de clients s’il n’a pas de fournisseurs pour produire (électricité, équipements, matières premières, banque). Si les fournisseurs sont trop loin ça complique les choses, s’ils sont proches les négociations et discussions n’en sont que plus simples.

La meilleure façon d’avoir des fournisseurs proches (en distance et en relation), c’est de les aider, de les encourager dans leur développement d’affaires. C’est ce qu’on appelle la solidarité.

La jalousie, l’envie, les querelles de clans ancestrales n’ont pas leur place dans un développement d’affaires. Quand on prend le temps de leur expliquer, d’en discuter, d’esquisser les grandes lignes de ces nécessaires relations et interactions entre les groupes, ils sont surpris. Ils ont toujours compris que les affaires sont les affaires. C’est froid, c’est dur et c’est cruel. Mais les affaires, c’est aussi une histoire de réseau et d’amitiés.

Q. — L’entrepreneur a donc intérêt, à prime abord, à favoriser un bon climat d’affaires. Mais ça s’apprend ?

R. — De la formation et de l’information ! C’est à mon avis, le point crucial pour favoriser le développement d’un climat d’affaires et le développement d’entreprises dans les communautés.

Les jeunes se lancent en affaires sans avoir au préalable de réelles informations et connaissances sur l’économie, la nécessité de bien connaître son marché…

Dans bien des cas, l’historique familial et communautaire ne leur permet pas d’avoir acquis les notions de base du système économique dans lequel ils sont appelés à évoluer et des liens qui doivent exister entre l’entreprise et son environnement socio-économique.

Pierre Genest, PDG du Fonds de solidarité de la FTQ, indiquait, dans une interview accordée au journal Le Devoir, l’impact positif qu’une formation en économie peut avoir sur le développement des entreprises.

Pour ma part, je suis convaincue qu’une telle approche donnerait un nouveau souffle à l’économie des communautés autochtones. Cette formation doit être donnée à tous, dès le jeune âge, à l’école. On peut certainement créer des formations qui permettent à des enfants, via des jeux ou des histoires, de comprendre comment fonctionne notre économie. Cette formation doit également être donnée aux adultes, aux aînés qui ont une influence sur les jeunes et leur façon d’appréhender l’avenir.

Q. — Au-delà de cette formation de base, existe-t-il d’autres moyens de favoriser l’épanouissement économique des communautés autochtones ?

R. — Il faut bien sûr assurer un soutien aux entreprises. Nous vivons les mêmes problèmes qu’ailleurs au Québec.

Actuellement, des mesures sont en place pour aider les entrepreneurs à démarrer leur entreprise. Ils obtiennent du soutien pour la réalisation d’un plan d’affaires et des fonds pour le démarrage. Le problème, c’est après ! Qu’est-ce qu’on fait ?

Une récente étude préparée par la Chaire d’entrepreneuriat Rogers J. A. Bombardier de HEC Montréal indique ceci :

Plutôt que de se concentrer sur les seules premières étapes de la création d’une entreprise (idée initiale et préparation de projet), les organismes devraient apporter un accompagnement plus soutenu à toutes les étapes du processus, y compris la poursuite des opérations une fois l’entreprise sur pied.

Le système actuel n’est pas un échec complet. Mais, les critiques des entrepreneurs sur le terrain sont suffisamment importantes (73 % des commentaires sont négatifs) pour qu’une réflexion s’impose sur nos façons de faire.

Selon les entrepreneurs interrogés (200 de divers secteurs d’activité et régions) l’accès au financement demeure difficile, le soutien disponible n’est pas adéquat, les procédures d’accès à l’aide sont compliquées, longues et aléatoires, et les organismes de soutien manquent de personnel ayant une expérience de création d’entreprise.

L’étude fait ressortir que les principales difficultés surviennent après le démarrage de l’entreprise, lorsque vient le temps d’embaucher du personnel, de commercialiser des produits et services ou lorsque les coûts et délais imprévus apparaissent.

Il faut leur dire (aux entrepreneurs) qu’une entreprise ne se lance pas du jour au lendemain. En moyenne, les entreprises mettent onze (11) mois à vendre leur premier produit et vingt et un (21) mois à atteindre le seuil de rentabilité. Il faut le savoir ! Ça n’a rien à voir avec les six (6) à douze (12) mois auxquels se préparent la plupart des entrepreneurs.

C’est exactement la même chose en milieu autochtone.

On oublie également de retracer le contexte de création d’une entreprise, ce n’est pas si simple. Tout le monde ne peut pas être entrepreneur, avoir sa propre entreprise. C’est peut-être préférable d’être un bon employé, un bon technicien, un bon manoeuvre, un bon guide, qu’un entrepreneur qui s’épuise à évoluer dans un contexte qui ne l’intéresse pas, ou ne lui va pas.

Q. — Puisqu’il faut conclure, quelles seraient vos recommandations finales, madame Bastien, en vue d’aider les jeunes entrepreneurs en milieu autochtone à se développer ?

R. — Ce qu’il faut, c’est comprendre l’importance de la mobilisation sociale, identifier les différentes possibilités qui existent : coopérative de travailleurs, coopérative de solidarité, entreprise communautaire, entreprise d’insertion, et travailler en regard de toutes ces possibilités. On doit être créatifs !

Être créatif, c’est développer des programmes de formation sur l’économie. C’est aussi développer des actions et des programmes de formation qui aideraient les entrepreneurs à tisser leur réseau et à comprendre les aléas du processus de création d’entreprise. On doit développer également un système d’accompagnement et de suivi à toutes les étapes de vie d’une entreprise. Il faut créer la mobilisation sociale au sein des communautés afin de dégager les ressources publiques et privées en faveur de leur développement.

Finalement, il n’y a pas de modèle de développement préfabriqué. Un modèle est particulier à chaque communauté et se construit dans l’action.

Vendredi le 13 mai 2005, Université du Québec à Chicoutimi