Corps de l’article

Dans son ouvrage Making Native Space: Colonialism, Resistance and Reserves in British Columbia (UBC Press, 2002), Cole Harris aborde avec ses lecteurs deux domaines distincts mais connexes. Le premier est une étude très détaillée de la manière dont plus de 1500 réserves de la Colombie-Britannique furent établies – ou, comme Harris préfère le formuler, délimitées et mises à part. Le second, quoique beaucoup plus brièvement abordé, est une étude minutieuse des pistes à explorer pour mettre un terme à un siècle et demi de dénégation des droits territoriaux autochtones.

L’exégèse historique de la création de réserves en Colombie-Britannique débute dans les années 1850 avec « l’achat » par James Douglas, alors gouverneur de la colonie de l’île de Vancouver, de quatorze terres qu’il réserverait aux communautés autochtones. Pour une raison encore inconnue, Douglas abandonna cette pratique dès qu’il fut nommé gouverneur de la Colombie-Britannique ; Harris soupçonne que cette cessation est imputable à un refus de la part du British Colonial Office de débloquer les fonds nécessaires. La reconnaissance des droits territoriaux autochtones et l’exigence, de la part du gouvernement britannique, que ceux-ci soient éteints à travers l’achat formel des terres – pratique généralisée ailleurs au Canada – furent par la suite ignorées par le gouvernement provincial, qui rejoignit la Confédération en 1871. Or, l’article 13 de ladite Confédération obligeait le gouvernement du Dominion à suivre, vis-à-vis des autochtones, le précédent établi par les gouvernements britanno-colombiens antérieurs. C’est cette condition si vaguement formulée qui fut interprétée par une succession de gouvernements britanno-colombiens comme les déchargeant de la responsabilité de reconnaître les titres autochtones ou d’établir des réserves étendues. Le gouvernement du Dominion souhaitait une superficie de quatre-vingts acres par famille ; le gouvernement provincial n’accepterait d’en octroyer que dix.

Avec pour cadre l’opposition entre la vision du Dominion et celle de la province, Harris présente une analyse intéressante et très instructive en mettant l’accent sur les individus qui exercèrent la fonction de commissaires des terres, commençant par Sproat dans les années 1870 et concluant par la commission McKenna-McBride de 1912-1916 (dont le rapport ne fut accepté par les deux gouvernements qu’en 1924). Quoique Sproat soit le seul « héros » de cet ouvrage, il est vrai que d’autres commissaires, malgré leur association aux colons et à leur élite, s’inquiétèrent également de la petitesse des parcelles de terre dévolues aux autochtones et statuèrent quelquefois en leur faveur. D’autres fois, par contre, les réserves furent réduites, voire carrément éliminées. À la fin, les sociétés autochtones, divisées en 1 536 réserves, détenaient un tiers de un pourcent des terres de la Colombie-Britannique (p. 261). Aujourd’hui, la province compte 1 629 des presque 2 300 réserves du Canada (Dickason 1992 : 325). Il va sans dire que cette discussion de l’allocation de terres aux peuples amérindiens a, pour toile de fond, les évaluations que faisaient les colons de l’application au travail des autochtones, de leur capacité à se gouverner, des processus civilisateurs et ainsi de suite. Tout en rappelant au lecteur sa dette intellectuelle envers Fanon, Foucault et Saïd, Harris situe son enquête dans le contexte du colonialisme idéologique des colons, dont il examine le discours plutôt que la forme ou le fonctionnement.

La dernière section de l’ouvrage contient les suggestions de Harris pour en finir avec ce très long affrontement entre des positions diamétralement opposées. Dans son dernier chapitre, il expose les prémisses sur lesquelles il base ses recommandations. Par exemple, les anciens colons, dans le foyer d’immigration qu’est devenue la Colombie-Britannique, refuseraient de reconnaître les titres autochtones en raison de la primauté qu’ils accordent à l’individualisme sur les droits collectifs ; les identités des autochtones demeurent fortes, quoiqu’elles aient évolué depuis le temps de leurs ancêtres ; le pouvoir d’attraction des réserves dépasse celui de la ville ; et enfin, la question du territoire demeure pour les autochtones plus puissante que le désir d’autogouvernement. Harris propose donc que l’on accorde plus de terres aux autochtones afin qu’ils puissent subsister de pêcherie et de foresterie, deux industries importantes en Colombie-Britannique (p. 307). C’est avec précaution que Harris propose ces idées, mais il n’en a pas moins bon espoir que puissent se développer, entre autochtones et non-autochtones de Colombie-Britannique, des rapports plus respectueux et plus généreux.

Pour complet et enrichissant que soit cet ouvrage, et quoiqu’il soit plus long que ne l’aurait voulu l’auteur, j’aurais souhaité qu’il aborde deux autres questions pouvant conduire à une plus profonde compréhension du conflit qui entoure le problème des terres. Harris amorce son enquête par une remarque destinée à justifier que son livre soit « basé sur des archives plutôt que sur des données ethnographiques » (p. xiii) mais, comme l’a si bien démontré la sous-discipline de « l’ethno-histoire », les archives peuvent s’avérer de riches sources de détails ethnographiques. Bien que son enquête ait pour éléments centraux les correspondances d’individus clés – les commissaires des terres – et qu’elle enrichisse notre compréhension de leurs raisonnements et de leurs actions, elle n’instruit pas assez le lecteur sur les sociétés autochtones et colonisatrices, qui forment la toile de fond de cette histoire. Harris fait souvent référence aux élites gouvernantes dépositaires des intérêts et de la mentalité des colons. Mais ces colons, qui sont-ils ? L’auteur donne à entendre qu’ils étaient tous britanniques (voir p. 48-50), mais la ruée vers l’or du fleuve Fraser, en 1868, a amené entre vingt-cinq et trente mille hommes et femmes, dont plusieurs demeurèrent sur place et devinrent colons. Combien furent-ils ? Est-il possible que les colons américains aient apporté avec eux une approche plus violente à la « gestion » de la population autochtone ? Harris en affirme autant des politiques générales américaines vis-à-vis des autochtones (p. 303). La mentalité frontalière qui a dominé lors des ruées vers l’or britanno-colombiennes s’est-elle par la suite transportée à la société des colons ? Les références à l’importance des journaux portent le lecteur à s’interroger sur l’identité de leurs propriétaires ; il appert que les premiers firent leur apparition avec les mineurs américains. Ailleurs au Canada, les colons furent d’abord agriculteurs, mais en Colombie-Britannique ils se convertirent rapidement à la récolte et à la mercatique des ressources naturelles de la province. Leur situation de producteurs ou de marchands a-t-elle pu influencer leur appréciation au sujet de leurs voisins autochtones et de leur besoin de terres ?

De même, on en apprend à peine sur la nature des sociétés autochtones. On nous dit que les frontières des réserves furent tracées autour de leurs villages et que certains, dont Douglas lui-même, maintenaient que cela suffisait. Était-ce le cas ? Ces peuples, dont la pêche était le moyen de subsistance, n’avaient-ils pas besoin d’autres ressources, par exemple de vastes quantités de bois comme combustible ou comme matériau de construction, de gibier pour se vêtir et se nourrir, ou encore de plantes pour se médicamenter, et ainsi de suite ? Quelle était la dimension de leurs villages ? Dans le cas des villages populeux, les résidents devaient-ils parcourir de longues distances pour se rendre dans leurs terres traditionnelles et s’approvisionner ? Les villages se subdivisaient-ils parfois en camps saisonniers pour augmenter l’efficacité de la production alimentaire ? De plus, comment formulaient-ils leur sentiment de propriété de leurs terres ? Était-ce par famille, par clan, par bande, ou par village ? L’ouvrage contient aussi plusieurs cartes représentant les minuscules réserves dessinées par les autorités gouvernementales, mais celles-ci auraient beaucoup gagné en efficacité à être superposées à celles des terres traditionnelles, beaucoup plus étendues. Une connaissance des territoires traditionnels, conjuguée à une compréhension du mode d’exploitation des ressources, aurait grandement contribué à un meilleur entendement de la perturbation politique et socio-économique subie par les peuples autochtones, ainsi que de la persistance de leur sentiment d’injure et de perte. L’unique indice de ce bouleversement n’apparaît qu’à la page 234, et encore sous la forme d’un discours du chef Amos Gosnell prononcé en 1915. De plus, il s’avère que l’histoire de l’emploi des terres par les autochtones est plus complexe : Harris mentionne « leur dispersion antérieure en groupes restreints » (p. 291), mais cette facette du mode de vie autochtone n’est pas non plus abordée.

Je préfère généralement les études comparatives, car elles nous permettent à la fois de développer une conception plus solide de l’histoire canadienne et d’approfondir notre compréhension des récits régionaux. Harris a choisi de ne pas offrir cette perspective et a plutôt décidé de soutenir que l’intransigeance des gouvernements de la Colombie-Britannique leur était particulière. L’était-elle vraiment ? Bien que le gouvernement fédéral ait opté pour une politique de reconnaissance des titres autochtones et fourni aux familles vivant en réserve des terres de superficie cultivable, en réalité une bonne partie du Canada (la majeure partie ?) ne pratiquait pas l’extinction des droits territoriaux autochtones ; ce processus ne fut entamé qu’en 1973, après que la Cour suprême du Canada eut accordé une quasi-reconnaissance aux droits des Nisga’as de Colombie-Britannique. Toutes les Maritimes, le Québec, la Colombie-Britannique et les Territoires du Nord-Ouest n’avaient jusqu’à cette date pas été cédés au gouvernement du Canada. Par exemple, on avait exigé du Québec qu’il éteigne les droits autochtones en 1912 à l’occasion de l’extension de ses frontières par le gouvernement fédéral, mais il n’a pas obtempéré, soutenant comme la Colombie-Britannique que l’extinction des titres avait eu lieu (pour le Québec, lors de l’établissement des colons français). Il est probable que les colons des autres provinces aient entretenu des sentiments analogues. Il ne se trouvait personne pour distribuer des titres ou des terres aux autochtones, sauf le gouvernement fédéral – et là encore, par cupidité.

Les autochtones de Colombie-Britannique ont souffert de maladies liées aux insuffisances du système sanitaire, à des logements viciés et surpeuplés, à la malnutrition et aux pensionnats, ainsi que de taux de mortalité élevés aussi bien dans les réserves que dans les pensionnats. Selon Harris, c’était là « l’héritage du système des réserves en Colombie-Britannique. En les dépossédant de leurs terres, il était passé à un cheveu d’éradiquer les populations autochtones » (p. 291). On nous dit que les réserves albertaines « sont beaucoup plus étendues » (p. xxv), mais tous les témoignages indiquent que les autochtones de l’Alberta, comme d’ailleurs les autres de par le Canada, ont aussi subi ces conditions destructrices (voir, par exemple, Buckley 1992). Le dépérissement des sociétés autochtones n’est donc pas imputable à la seule pratique du système des réserves en Colombie-Britannique.

La seconde partie du livre est une discussion d’une solution potentielle, à savoir « une distribution plus généreuse des ressources territoriales » (p. 294) qui permettrait aux nations autochtones « d’être à nouveau autonomes et fières » ainsi qu’une société britanno-colombienne qui sache « apprécier sa diversité sociologique » (ibid.) ou la « politique de la différence ». Il n’y a pas matière à contester cette approche, mais il est intéressant de constater que Harris minimise la revendication immémoriale de la reconnaissance des titres autochtones, en raison justement du fait que la société britanno-colombienne n’en accepterait jamais la primauté (p. 322). Il reproche aux autres auteurs d’avoir ignoré « l’esprit d’une société de colons », c’est-à-dire les « structures et mentalités dont s’accompagne le colonialisme » (p. 297) et qui ont constitué l’influence déterminante sur l’évolution des politiques territoriales relatives aux autochtones. Il est compréhensible que l’on s’interroge sur le caractère tolérant des citoyens de la Colombie-Britannique en matière de titres et de terres autochtones, à l’heure même où le gouvernement libéral actuel a soumis la province à un référendum sur les principes de la négociation de traités – une entreprise unique. Toutefois, l’histoire des rapports Autochtones-Blancs si lucidement décrite dans cet ouvrage nous porte à nous questionner sur la disposition d’une telle mentalité à consentir à la concession de lots aussi vastes – sauf si, comme dans le cas du règlement nisga’a, les terres litigieuses se trouvent loin des agglomérations. Cette étude n’indique pas d’où ni à qui les terres devraient être prises pour être restituées aux autochtones.

Malgré l’absence d’une perspective comparative, Harris fournit ici un examen déconcertant des premiers colons et des procédés par lesquels ils ont garrotté l’émergence de sociétés autochtones autonomes et valorisantes en leurs propres terres ancestrales. Nul besoin d’imagination pour soutenir qu’il y a dans cet ouvrage des leçons d’histoire sur le pays tout entier, pour lesquelles nous lui sommes reconnaissants.