Corps de l’article

On n’a pas l’habitude d’associer John Locke aux Amérindiens. Ceux-ci sont pourtant à la base de sa conception de l’état de nature dans le second Traité du gouvernement civil (2008 ; 1690 pour l’édition originale anglaise). Thomas Hobbes avait déjà décrit l’état de nature comme « la guerre de tous contre tous » tandis que Montaigne avait inventé le mythe du bon sauvage. Nous verrons en quoi les notions de Locke se distinguent de celles de ses prédécesseurs. Mais d’abord, quelques mots sur sa biographie.

John Locke (1632-1704) a vécu sous cinq gouvernements. D’abord, celui de Charles Ier, qu’il voit peut-être décapité alors qu’il étudie à Londres. Puis le régime puritain de Cromwell, pour une dizaine d’années. Ensuite, la restauration des Stuarts avec les deux frères Charles II et Jacques II. Enfin, le rétablissement du protestantisme avec Guillaume et Marie puis la reine Anne. Locke a donc connu la monarchie absolue, la dictature militaro-religieuse et la monarchie constitutionnelle, sans parler de la guerre civile ! Au cours de sa carrière, il a occupé les fonctions suivantes : professeur de grec, de rhétorique et de philosophie morale à Oxford, médecin, diplomate, conseiller du Lord Chancelier d’Angleterre puis de Guillaume d’Orange, commissaire du Conseil au commerce et aux plantations. Mais sa vie n’a rien d’un long fleuve tranquille. Il a aussi connu l’épreuve de l’exil politique par deux fois, en France de 1675 à 1679 puis en Hollande, de 1683 à 1689.

L’intérêt de John Locke pour les colonies américaines se manifeste entre 1668 et 1675, quand il est secrétaire des lords propriétaires de la Caroline et qu’il contribue à la rédaction de la constitution de cet établissement. Il devra à nouveau s’occuper activement des colonies à partir de 1691 quand il devient commissaire du Conseil au commerce et aux plantations. La rédaction de son second Traité du gouvernement civil précède de peu cette dernière nomination. Voyons donc ce qu’il y dit de l’état de nature et des Indiens d’Amérique.

John Locke est familier de la Bible autant que des lettres classiques. Aussi, son état de nature réfère-t-il d’abord à Adam et Ève chassés du paradis et à leur descendance. Dieu leur donne la terre en partage mais aussi la raison, d’où la loi naturelle qui gouvernera leurs rapports avant que, réunis dans des communautés plus importantes, ils ne sentent le besoin de se doter d’un gouvernement et de lois formelles pour régler leur vie en société. Il n’en reste pas moins que l’état de nature précédent n’est pas l’anarchie mais qu’il repose sur trois piliers qui sont la liberté, l’égalité et la fraternité des individus et des familles en cause. Non seulement Locke tire-t-il ses arguments de la Bible mais il utilise aussi l’exemple de sociétés contemporaines de la sienne, à savoir les tribus amérindiennes du xviie siècle. Ces « naturels » vivent toujours dans l’état de nature et se soumettent à la loi naturelle.

Les Indiens vivent de cueillette, de chasse et de pêche, et non d’agriculture ou d’élevage. Un chef indien est ainsi plus mal logé, nourri et vêtu qu’un simple ouvrier en Angleterre. La terre en Amérique a peu ou pas de valeur puisqu’elle n’est pas mise en culture et la plupart des produits de subsistance ne s’y prêtent pas à la conservation. Il n’y a pas de monnaie. Dans les tribus où les couples se séparent, ce qui est fréquent, les enfants sont laissés à la mère. Locke cite le jésuite péruvien Joseph Acosta (1979)[1] selon qui les Indiens n’ont souvent pas de chefs permanents mais des capitaines qu’ils élisent et renvoient au gré des circonstances. Dans d’autres cas, ils préfèrent un chef coutumier, héritier du dernier chef décédé. Mais le chef n’a d’autorité absolue qu’en temps de guerre, les décisions communes étant habituellement du ressort du peuple ou du conseil.

Telles sont les références explicites de Locke aux conditions de vie matérielles et sociales des Indiens d’Amérique. Bien sûr, les ethnohistoriens auront beaucoup à redire de cette description pour le moins sommaire. Par ailleurs, certaines descriptions générales nous permettent de mieux cerner sa compréhension de l’état de nature. Ainsi Locke établit-il

la différence qu’il y a entre l’état de nature et l’état de guerre, lesquels quelques-uns ont confondus, quoique ces deux sortes d’état soient aussi différents et aussi éloignés l’un de l’autre, que sont un état de paix, de bienveillance, d’assistance et de conservation mutuelle, et un état d’inimitié, de malice, de violence et de mutuelle destruction. (2008 : 193, paragr. 19)

Un peu plus loin, Locke précise que la liberté de l’homme consiste à être son propre maître tout en obéissant à la loi naturelle. Il précise que l’égalité des hommes n’est pas totale, l’âge et la vertu donnant quelque supériorité à certains, de même que le lignage et les alliances familiales. Il ajoute que dans l’état de nature, chacun doit personnellement protéger sa vie, sa liberté et ses richesses contre tous. Bien plus, chacun peut juger et punir ceux qui transgressent la loi naturelle en fonction de la gravité de la faute commise. Locke en arrive ensuite à affirmer que dans l’état de nature, « tous les hommes étant Rois, tous étant égaux et la plupart peu exacts observateurs de l’équité et de la justice, la jouissance d’un bien propre dans cet état est mal assurée et ne peut guère être tranquille » (ibid. : 291, paragr. 123). Car il y manque des lois établies, un juge reconnu et un pouvoir capable d’appliquer les sanctions.

Est-ce à dire que l’état de nature disparaît avec l’institution du contrat social et du gouvernement civil ? Locke conclut plutôt que l’état de nature continue à prévaloir entre les États eux-mêmes et entre les États et les individus qui sont membres d’autres communautés. « C’est sur ce principe qu’est fondé le droit de la guerre et de la paix, des ligues, des alliances, de tous les traités qui peuvent être faits avec toutes sortes de communautés et d’États » (ibid. : 313, paragr. 146-147).

Bref, l’état de nature n’est ni la jungle ni le paradis terrestre mais la condition naturelle des plus petites communautés humaines et, paradoxalement, celle de la très grande communauté des États. Ainsi, les États pratiquent entre eux le type de rapports qu’entretenaient les Indiens d’Amérique au sein de leurs tribus, en tout cas dans la perception qu’en avait John Locke. Reste aux ethnologues et aux historiens d’aujourd’hui le soin de corriger cette perception. Il n’en demeure pas moins que la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique est en bonne partie inspirée du second Traité du gouvernement civil… et de la Confédération des nations iroquoises, de l’aveu même de son auteur, Thomas Jefferson[2].