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Le présent livre de Guy Laflèche constitue le douzième ouvrage publié par les Éditions du Singulier dont l’auteur est lui-même fondateur. Professeur retraité du département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, le chercheur pose d’entrée de jeu le cadre de son étude et les fondements de son travail d’édition critique qui, selon lui, comprend l’application de quatre sciences des études littéraires : l’étude bibliographique, l’étude du texte, la recherche et l’étude de ses sources ainsi que l’étude de sa genèse ou de sa rédaction (p. 23).

Sept chapitres solidement documentés et contextualisés, à savoir le cadre de recherche (chap. I), l’étude diachronique de l’ethnonyme désignant les Innus (chap. II), la mise en perspective des compétences linguistiques de Paul Lejeune (chap. III), l’édition critique du chapitre 11 de la Relation de 1634 (chap. V), le travail de grammairien et de lexicologue du missionnaire de la Compagnie de Jésus en Nouvelle-France (chap. VI) et le travail de rédaction en langue innue (VII), nous donnent accès au portrait du missionnaire jésuite à l’intérieur du contexte de son époque et font saisir l’impact de son travail.

Réalisé « par morceaux » (p. 24), ce livre, dont chacun des chapitres pourrait tenir et être publié individuellement, est ainsi consacré au linguiste, au lexicologue et au grammairien Paul Lejeune qui, comme le démontre justement Guy Laflèche, peut aussi être considéré comme le premier rédacteur européen en innu. Comme le précise l’auteur, le point de départ de l’ouvrage a en fait été un article ayant pour thème l’édition critique du chapitre de la Relation de 1634 qui porte sur la langue innue, comportant entre autres étapes celle consistant à localiser les formes utilisées par Lejeune dans les dictionnaires dits historiques de l’innu (ceux de Silvy et Fabvre au xviie siècle et ceux de Laure et de La Brosse au xviiie). Le travail d’analyse de Laflèche l’avait amené à deux constats qui donnent lieu à deux affirmations clés du livre. Le premier de ces constats est que le dictionnaire de Paul Lejeune, réalisé entre 1632 et 1639, doit être considéré comme étant à la source d’au moins les trois premiers de ces dictionnaires (démonstration détaillée de la minutieuse étude menant à ce constat est faite au chapitre VI). Le deuxième constat, issu des lectures de travaux portant sur lesdits dictionnaires, nous amène à une confrontation autour de l’utilisation inappropriée par « des linguistes » (p. 27) des mots « Nêhiraw », désignant les Innus et étant appliqué aux Naskapis, aux Attikameks et aux Cris du Québec, et « nêhirawêwin » (appellation de langue regroupant supposément quatre dialectes : l’innu, le naskapi, l’attikamek et le cri, p. 56). Cette confrontation qui, selon l’auteur, a fini par conduire au refus de publication de sa note de recherche réaménagée en article, vise en fait, on le comprendra rapidement à la lecture du récit de la suite des événements (chap. II), les chercheurs John E. Bishop et Kevin Brousseau, ancien coordonnateur de la langue crie au Grand Conseil des Cris du Québec, et par ricochet également Lynn Drapeau, la directrice de mémoire de Brousseau et linguiste spécialiste de la langue innue.

Le fond de la critique faite par Laflèche est la déformation des entrées des dictionnaires historiques du montagnais, comme, notamment, nehira8irini8, « Montagnais », pour les « transformer en un nouveau vocable, avec une nouvelle signification, soit Nehiraw-Iriniw, « Nehiraw person » » (p. 56). Il qualifie cette démarche de « dérive lexicale » (p. 55), en plus de pointer la fausse affirmation, selon l’auteur, que le mot « Innu » serait une invention moderne apparaissant dans le dictionnaire de Georges Lemoine en 1901, tandis que l’étude minutieuse du dictionnaire d’Antoine Silvy fait ressortir des indications contraires (p. 36, 57). Ainsi, le terme Nehirawewin utilisé par Brousseau serait simplement une reconstruction approximative, dans la graphie du cri, de nehira8irini8 du dictionnaire d’Antoine Silvy (p. 58 ; pour une présentation plus élaborée de ces termes historiques, voir Bishop et Brousseau 2018).

Conscient d’être généralement reconnu comme polémiste au sein du milieu universitaire (Laflèche 1992), l’auteur confirme cette réputation en revenant, sans mâcher ses mots, sur le refus de publication, en décembre 2016, d’une note de recherche proposée à la revue Recherches amérindiennes au Québec (p. 27-30). Même si Laflèche juge que ce refus n’était pas justifié et donne certains arguments pour soutenir son propos de manière scientifique, le lecteur de cet ouvrage éprouvera peut-être un certain malaise en lisant certains commentaires provocateurs, à tendance diffamatoire envers d’autres chercheurs (p. 26, 55, 58, 79), dont l’un des deux qui avaient évalué et commenté le texte soumis, bonifié et finalement refusé.

Mais le style polémique de Guy Laflèche ne doit pas occulter l’immense travail d’analyse, d’édition et de vulgarisation accompli ici, laissant entrevoir effectivement la culture et le bagage intellectuel de son auteur, malgré quelques rares imprécisions ou généralisations, comme celle stipulant qu’« un Innu et un Cri ne peuvent pas se comprendre mutuellement » (p. 56), affirmation qui serait à nuancer, considérant les liens entretenus par plusieurs générations entre des familles de Mashteuiatsh et de Mistissini, pour ne nommer que ces deux communautés-là.

D’une part, cet ouvrage positionne le travail de rédaction et de compilation du missionnaire Paul Lejeune dans une perspective historiographique à l’intérieur du corpus d’écrits de la Nouvelle-France, et d’autre part, dans une perspective de linguistique diachronique, il situe le travail du rédacteur et lexicologue Paul Lejeune en relation avec notamment les autres dictionnaires et textes historiques concernant la langue innue. Considérant que plusieurs communautés issues de différentes zones dialectes de l’innu ont entrepris la documentation de leur patrimoine linguistique immatériel, par exemple la toponymie locale, à l’aide des dictionnaires historiques de l’innu-montagnais (Tipi, Boivin et al. 2014), l’analyse critique de la structure et surtout de la genèse de ces ouvrages de référence est plus que pertinente pour guider les personnes-ressources locales dans leur méthodologie de travail de documentation.

Pour terminer, même si la rigueur observée de la documentation linguistique tout au long du livre en témoigne déjà bien assez, notons la motivation sérieuse de Guy Laflèche pour étudier la langue innue de manière approfondie. C’est peut-être justement ce travail de longue haleine entamé depuis 1991 qui amène le chercheur à reconnaître d’une part la contribution essentielle de personnes-ressources expertes dans la langue innue, notamment celle d’Yvette Mollen et de sa mère, la regrettée Desneiges Mestokosho Mollen, et, d’autre part, l’aide et les commentaires reçus de l’Institut Tshakapesh.