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Wachiya,

J’aimerais remercier la famille Diamond, et plus particulièrement Elizabeth et Ian, pour l’honneur qui m’est donné de parler de la vie du Grand Chef Billy Diamond, ce géant de l’histoire qui a accompli de si grandes choses pour son peuple. Toutefois, malgré ma bonne volonté, je ne serai pas en mesure de rendre justice à son oeuvre. Comme Billy me l'a si souvent répété, nous pouvons seulement faire de notre mieux.

Le Chef Crowfoot, Chef des Pieds-Noirs, a posé la question suivante : « Qu’est-ce que la vie ? » À son avis, la vie est l’éclat d’une luciole dans la nuit. C’est le souffle d’un bison (les Cris diraient un orignal) en hiver. C’est la petite ombre qui court dans l’herbe et se perd au coucher du soleil.

Billy a pourtant laissé une très grande ombre sur son passage. Le Créateur crée parfois de grands hommes et les invite à réaliser de grandes choses. Ce fut le cas de Billy.

En offrant mes sincères condoléances à la famille de Billy, particulièrement à son épouse, Elizabeth, et à Lorraine, Christopher, Ian, Sanford, Philip et Kevin, je sais que je parle au nom de plusieurs. Je suis bien conscient des sacrifices que la famille Diamond a dû faire pour la Nation crie et j’espère que vous pourrez trouver un peu de consolation en pensant à la différence, une différence tellement positive, que Billy a créée entre hier et aujourd'hui, pour son peuple et pour la vie d’un si grand nombre de Cris des générations passées, présentes et futures.

Je sais que plusieurs de ses anciens collègues non autochtones, qu’ils aient été ses alliés ou autrefois ses adversaires, se joignent à moi pour offrir également leurs sympathies à la famille. Leur présence ici aujourd’hui est un témoignage éloquent du respect qu’ils ont pour ce grand Chef autochtone et de l’admiration pour ses accomplissements très significatifs pour le peuple cri, les peuples autochtones, le Québec, le Canada et tous les pays où il y a une population autochtone[1].

Quand on pense à Billy, deux chansons nous viennent en tête.

La première est une chanson d’amour qui commence de la façon suivante : « Where do I begin to tell the story[2]… ». Comment puis-je décrire cet extraordinaire personnage historique, dirigeant autochtone charismatique et pionnier ? Laquelle de ces caractéristiques devrais-je souligner : Billy le Cri, Billy l’homme, Billy le combattant, Billy le stratège, Billy le visionnaire, Billy le diplomate ou Billy l’un des pères fondateurs de la Nation crie moderne ?

La deuxième chanson, popularisée par Frank Sinatra, caractérise très bien Billy : « I did it my way[3]… ». Il m’est impossible de décrire avec justesse une personne qui cumulait autant de talents et qui a obtenu des résultats à ce point significatifs à l’intérieur d’une si courte période de temps, et il l’a fait à sa manière.

Au cours des années 1970 et 1980 plus spécifiquement, j’ai eu le privilège de travailler très étroitement avec Billy, principalement dans les luttes politiques et judicaires qu'il a menées pour la préservation du mode de vie des Cris, la reconnaissance de leurs droits et la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ). Billy n’était pas seulement un « leader » naturel, il était aussi un véritable frère pour moi, un frère d'armes et de coeur. Il était également mon mentor.

Pour plusieurs Cris et autres autochtones, de même que pour plusieurs conseillers non autochtones, il était un frère et collègue apprécié. Certains d’entre eux ont été mes associés, dont Bill Grodinsky, Peter Hutchins, Monique Caron, Diane Soroka, John Hurley, Robert Mainville et Johanne Mainville. De plus, il admirait et respectait le Chef Max Gros-Louis, qui est ici aujourd’hui. Il avait aussi en haute estime John Ciaccia, qui ne peut pas être ici aujourd'hui pour cause de maladie mais qui a envoyé un ­message à sa famille, de même qu’Armand Couture.

Même si plusieurs éminents ­leaders cris ont été et sont toujours engagés dans la lutte pour la reconnaissance de la société, des valeurs et des droits des Cris, c’est Billy qui a mis en place les plus hauts standards. C’est grâce à Billy, qui fut le premier Grand Chef de la Nation crie, si le leadership de cette nation est demeuré si fort depuis quatre décennies.

Feront toujours partie du testament de Billy les rôles clés et couronnés de succès qu’il a joués dans cette lutte gigantesque pour la préservation du mode de vie des Cris et de leur territoire traditionnel. Que l'on pense, en particulier, au projet hydroélectrique de la Baie James, aux négociations relatives à la Convention de la Baie James et du Nord québécois, au contenu de cette convention, à l’élaboration des législations fédérale et provinciale adop­tées pour faire suite à cette convention, au développement des amendements constitutionnels de 1983 et aux luttes pour la mise en oeuvre de la Convention de la Baie James et du Nord québécois.

Je reviendrai tout à l'heure sur certaines des qualités particulières de Billy. Mais tout récit sur sa vie serait incomplet sans une référence aux événements ayant mené à la forte opposition des Cris au projet hydroélectrique de la Baie James, au procès mémorable de la Baie James et à la Convention de la Baie James et du Nord québécois.

En 1971, avec l’annonce du projet de la Baie James, les mondes autochtone et non autochtone sont, dans le Nord, entrés en collision.

Durant des milliers d’années, les Cris avaient survécu grâce aux fruits de leur territoire, jouissant d’une culture et d’une société distinctes, largement préservées de l’influence non autochtone. Pour eux, il était inconcevable que la société non autochtone du Sud puisse détruire impunément une partie de leur terri­toire et ainsi compromettre leur existence en tant que peuple.

Pire encore, la « vérité » dont tous convenaient alors était que, selon le droit canadien, les Cris (et les Inuits) n’avaient aucuns droits sur leurs terres et leurs ressources.

Voici donc le contexte dans lequel le jeune chef Billy Diamond a été catapulté et appelé à jouer un rôle central et crucial.

Pour Billy, la lutte contre ce projet ne visait pas seulement à protéger et à préserver la société crie et le mode de vie des Cris ; elle visait la survie même des Cris.

Billy a tout fait pour arrêter le projet de la Baie James. Sous sa gouverne, les Cris et les Inuits ont réussi à obtenir de la Cour (présidée par le juge Malouf) une injonction temporaire sans précédent, paralysant ainsi le projet sur la base de l’existence des droits des Cris et des Inuits. Il s’agissait d’une première en Amérique du Nord en ce qui concerne un projet d’une telle ampleur.

Cette injonction fut de courte durée et sa dissolution fut, pour les Cris, une amère pilule amère à avaler. Toutefois, la reconnaissance de leurs droits était désormais acquise. Et, qui plus est, les gouvernements et Hydro-Québec avaient brusquement pris conscience de ces droits.

À la suite d’une décision de la Cour suprême du Canada – à trois contre deux – à l’encontre du rétablissement de l’injonction temporaire (en décembre 1973), les Cris ont dû faire face au fait que même les tribunaux laisseraient fort probablement les travaux se poursuivre. Les Cris et particulièrement Billy, Robert Kanatewat, Philip Awashish et d’autres dirigeants, tels que Smally Petawabano et Lawrence Jimiken, ont soudainement eu à décider s’il était possible de concilier, de quelque manière, la continuité de la société crie avec l'intrusion et les projets des sociétés du Québec et du Canada.

Billy s’est alors rendu compte que les enjeux étaient trop élevés pour que son peuple renonce à la bataille ou accepte ce que les ­gouvernements proposaient. Tout d'abord, sous sa gouverne, des con­sultations intensives eurent lieu dans les différentes communautés cries afin de déterminer quel pouvait être l'avenir des Cris. C’est seulement lorsque les Cris en donnèrent la permission à leurs dirigeants que les négociations de la Convention de la Baie James commencèrent.

Rétrospectivement, on peut dire que ce qui a suivi fut véritablement remarquable. Billy a joué un rôle essentiel en interprétant les aspirations fondamentales de son peuple, en les combinant à une vision unique et innovatrice de l'avenir et en ­persuadant les gouvernements non autochtones qu’il pourrait, et devrait, y avoir une nouvelle constitution, laquelle s'appliquerait à plus des 3/5 de la superficie du Québec. Ainsi est né le premier traité global et moderne au Canada, la Convention de la Baie James et du Nord québécois, laquelle restera à tout jamais marquée de l’empreinte de Billy.

Billy faisait souvent référence à la Convention comme étant la « Charte » des droits des Cris. Il n’avait pas peur d’insister auprès de René Lévesque et d’autres premiers ministres et ministres pour que les droits des Cris tels que définis dans la Convention soient intégralement respectés. Pourtant, Billy savait et m’a répété à plusieurs occasions que, tout en étant une base solide, la Convention demeurait une oeuvre inachevée. Billy et d’autres Cris qui lui ont succédé en tant que dirigeants de la nation ou de différentes communautés ont su relever le défi de poursuivre cette oeuvre.

J’aimerais maintenant parler des qualités particulières de Billy Diamond.

Billy le Cri était un Cri jusqu’au bout des ongles, et il était fier de son héritage. Il était respectueux des chas­seurs et trappeurs et de leurs familles qui subvenaient à leurs besoins grâce à la terre. Il respectait cette terre et les animaux qui y vivaient et il est toujours demeuré fidèle aux valeurs fondamentales des Cris. C’est d’ailleurs ce qui lui a donné la force intérieure et l'assurance dont il a eu besoin dans les batailles qu’il a dû entreprendre. Billy respectait les Aînés et suivait leurs conseils. Il a toujours prisé les enseignements de son père, Malcolm, et il estimait et respectait l’autorité et la responsabilité qui incombaient à son frère Charlie en tant que ­tallyman et protecteur du territoire de trappe de la famille Diamond. Billy l’homme était très humain, très drôle et très changeant. Il était dévoué à sa famille et à ses amis, mais je pense qu’il considérait aussi devoir accomplir certaines missions pour le bien de tous les Cris. Nous savons tous qu’il n’était pas parfait…

Je vais vous donner un exemple de son sens de l’humour. Lors d’un voyage que nous avons fait dans les communautés de la Baie James à la fin de 1973 ou au début de 1974, nous étions à Eastmain et le seul endroit disponible pour notre hébergement était un petit bâtiment. En entrant dans la chambre, nous nous sommes aperçus, Billy et moi, qu’il n’y avait qu’un seul lit. « Jim, m'a-t-il dit, je sais où je vais dormir, mais je ne sais pas ce que, toi, tu vas faire. » Comme orateur, Billy était sans égal. Il avait la faculté de ­fasciner son auditoire, que ce soit en cri ou en anglais. J’ai été témoin de la puissance de son discours à de nombreuses reprises, y compris lors d’assemblées dans les communautés cries.

Avec persévérance et contre vents et marées, Billy le combattant n’avait pas peur d’affronter quiconque se mesurait à lui, incluant les plus puissants gouvernements de l’époque.

Billy était un brillant et habile stratège. Il savait avec précision quels objectifs il voulait atteindre et comment les atteindre. Son « timing » politique était étonnant. Rares sont ceux qui ont su combiner avec des résultats aussi positifs les actions juridiques et politiques et ce, tout en captant l'attention du public.

Billy était un visionnaire. Dans son livre publié en 1989 et intitulé Chief, the fearless vision of Billy Diamond, Roy McGregor en fournit plusieurs exemples : Billy a conceptualisé ou aidé à conceptualiser un « plan de sécurité du revenu » pour les chasseurs, pêcheurs et trappeurs cris, une commission scolaire crie, une compagnie aérienne détenue et exploitée par les Cris et un gouvernement fonctionnant hors de la Loi sur les Indiens.

En dépit du fait qu’il était déterminé et parfois agressif, Billy savait très souvent se montrer diplomate. Ce sens inné de la diplomatie lui a bien servi lors de ses discussions avec le Premier ministre, M. René Lévesque, le ministre Jean Chrétien, le ministre John Munro et aussi, pen­dant les négociations qui ont mené à la Convention de la Baie James, avec John Ciaccia, le représentant du Québec, et Armand Couture, le représentant d’Hydro-Québec/SEBJ. Mais, quel que soit le contexte, Billy a toujours été un diplomate avec une main de fer dans un gant de velours.

Peu de gens connaissent ­l'exploit qu'il a réalisé en 1983 lorsqu’il a réussi à convaincre le Premier ministre, M. René Lévesque, de ne pas s’opposer à un amendement à la Constitution qui devait permettre d'enchâsser dans celle-ci des droits reconnus en vertu d'ententes réglant des revendications terri­toriales. Une disposition qui bénéficia non seulement aux Cris mais aussi à toutes les nations autoch­tones qui ont signé des traités depuis 1983. Malgré l’opposition du Québec à l’ajout d’amendements constitutionnels, Billy a su con­vaincre René Lévesque de rester neutre et ce, principalement en utilisant l'argument que la quête de la nation crie et celle de la nation québécoise avaient beaucoup en commun.

Enfin, Billy est incontestablement l’un des pères fondateurs de la nation crie moderne. Tout en préservant l'âme de sa société, il lui a donné l'impulsion qui a fait éclore chez elle une force nouvelle et puissante lui permettant de compter aujourd'hui parmi les plus grandes nations autochtones du monde.

Les affrontements du début des années 1970 à la Cour, sur la place publique et dans l’arène politique, avaient déjà établi Billy comme l’un des plus éminents dirigeants autochtones au Canada. Toutefois, ses réalisations ne se sont pas limitées à la signature de la Convention de la Baie James et du Nord québécois. Billy a aussi participé à la conception de plusieurs conventions ayant permis d’amender la CBJNQ, à celle de plusieurs conventions parallèles et à un nombre considérable de lois relatives aux droits des Cris. Il a aussi été l'un des principaux artisans d’un amendement à la Constitution du Canada, lequel a formellement constitutionnalisé les droits issus des traités « modernes », créant du même coup un statut spécial pour les Cris en vertu du droit international. Ensemble, ces instruments forment, avec les coutumes cries, une constitution unique en son genre et offrent aux Cris un statut juridique très particulier.

Avant de conclure, j’aimerais vous raconter un incident survenu à la fin des négociations de la Baie James et du Nord québécois et qui illustre l’esprit et la logique de Billy. Le 10 novembre 1975, Ted Moses et moi nous étions heurtés à maints obstacles qui auraient pu faire remettre en question la conclusion de l'entente. Nous avions alors insisté pour voir Billy afin d’obtenir ses instructions. Billy était en pleine fête avec les chefs et les conseillers. Nous lui avons demandé ce qu’il était en train de faire et lui avons mentionné le fait que les négo­ciations étaient arrivées à un point critique et risquaient d'échouer.

Billy nous a répondu que les chefs et conseillers avaient passé les trois semaines précédentes à réviser ligne par ligne le projet de convention et que la date limite pour la signature était fixée à la nuit ­suivante. Si la convention n’était pas signée, nous dit-il, il fallait considérer que la fête soulignait les efforts déployés par les chefs et les conseillers et qu'elle était bien méritée. D’un autre côté, si la convention était signée, cette fête en constituait la célébration puisque les chefs et conseillers devaient partir pour la Baie James aussitôt après la signature.

Même si nous avons l’habitude de dire que personne n’est irremplaçable, je crois que cela ne s’applique pas à Billy. Il a rejoint les rangs des grands dirigeants autochtones, et même les rangs des grands personnages historiques. Je crois qu’il se range aux côtés de Martin Luther King et de Nelson Mandela. La grandeur de Billy ne se compte pas en termes de décennies, mais d’éternité. Il est maintenant une légende.

Il nous manquera beaucoup, mais son souvenir restera vivant très, très longtemps.