Corps de l’article
Ce livre est une charge à fond de train d’abord contre les défenseurs (advocates) des droits des autochtones et aussi contre les leaders autochtones, mais surtout contre les cultures autochtones. Ce que les auteurs appellent l’« industrie autochtone », c’est le travail que font aujourd’hui surtout des consultants – essentiellement des avocats et des anthropologues – auprès des organismes et communautés autochtones afin de les aider à obtenir des fonds pour financer différents programmes et services. Ainsi, des sommes énormes d’argent seraient versées par les gouvernements – principalement le gouvernement fédéral – à peu près sans résultats positifs pour les personnes directement concernées, les « pauvres » autochtones, mais essentiellement au profit de leurs défenseurs et de leurs leaders. La « thèse » des auteurs à ce sujet peut se résumer dans la phrase suivante : « The legal and “culturally sensitive” bureaucratic solutions to aboriginal problems the Industry proposes continue to keep natives isolated and dependent, justifying demands for more funding and programs for the Aboriginal Industry. » (p. 9)
Plus que les avocats, à peu près jamais cités, ce sont surtout les anthropologues et autres défenseurs des droits des autochtones qui servent de têtes de Turc à Widdowson et Howard, qui démontrent une certaine connaissance de nombreux auteurs classiques (Boas, Jenness, Radcliffe-Brown, Mead, Lévi-Strauss, Sahlins, etc.) ou de ceux qui travaillent avec des groupes autochtones du Canada (Brody, Feit, Nasdady, Usher, Waldran, Weinstein, etc.). Mais ils semblent n'avoir aucune notion de l’anthropologie appliquée, se référant plutôt à une mystique de la « vraie science » neutre et objective qui devrait dénoncer les leaders autochtones et les abus de toutes sortes plutôt que de les couvrir et de les excuser sous le couvert de la conservation de la culture traditionnelle. Fréquemment les auteurs font référence aux accusations de racisme dont seraient victimes ceux qui, comme eux, osent dénoncer des situations et des comportements jugés inacceptables et que l’on retrouverait vraisemblablement partout en milieu autochtone.
Les informations fournies en quatrième de couverture sur les deux auteurs nous apprennent très peu sur leurs compétences respectives. Frances Widdowson est professeure au département des études politiques (policy) du Mount Royal College (de Calgary, non indiqué). Albert Howard a été « consultant pour le gouvernement [lequel ?] et des groupes autochtones et vit actuellement à Calgary ». Selon leur dire, ils ont une expérience de quinze ans dans « l’observation des politiques autochtones » (p. 254). On en apprend davantage si on cherche sur Google. Widdowson est une spécialiste de l’analyse des politiques concernant les autochtones, et Howard est un enseignant spécialisé en audiovisuel qui a enseigné à l’Arctic College et dans le système scolaire de Yellowknife. Il semble bien que leur expérience directe de la réalité autochtone concerne uniquement les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut. Mais leur livre est une analyse destructrice des politiques concernant, en principe, tous les autochtones du Canada, et de la persistance (preservation) de leurs cultures traditionnelles qui empêcherait (partout et en tout lieu ?) leur développement et leur entrée dans le monde moderne (sous entendu eurocanadien).
Le matérialisme historique (ou marxisme) est le cadre théorique d’analyse adopté par les auteurs, bien que ceux-ci ne s’attardent pas beaucoup à l’expliquer, pas plus qu'ils ne s'intéressent – encore moins – à la méthodologie qui pourrait en découler. On se souviendra qu’il était à la mode dans les années 1970-1980 mais qu’il a laissé la place au courant postmoderniste que les auteurs ne manquent pas de critiquer de façon virulente dans plusieurs passages de leur livre. De fait, la seule référence un peu détaillée à Marx se retrouve dans le dernier paragraphe de la conclusion : c’est la disparition des conflits entre les détenteurs des moyens de production et les producteurs de valeur (i.e. les travailleurs) et l’élimination de différences qui mèneront à un monde unifié (p. 264). Malgré cette référence finale de formulation plutôt ésotérique, c’est plutôt l’évolutionnisme – primaire pourrait-on dire – à la Lewis Henry Morgan qui semble les avoir inspirés dans leurs analyses : les cultures primitives doivent disparaître si on veut atteindre le stade de la civilisation : « Conservation of obsolete customs deters development, and cultural evolution is the process that overcomes these obstacles. » (p. 25)
Le terme disrobing fait référence au conte de Hans Christian Andersen « Le roi est nu », où les conseillers de celui-ci prétendent qu’il est habillé des plus beaux vêtements alors qu’il est nu et que ses sujets n’osent pas le lui dire. Cette allégorie est utilisée par les auteurs pour accuser les consultants travaillant avec les autochtones de cacher et de perpétuer leur situation réelle plutôt misérable pour en tirer des profits personnels tels que de plantureux contrats. Leur dénonciation s’étend sur dix chapitres faisant le tour des principaux secteurs des politiques concernant les autochtones : revendications territoriales, autonomie gouvernementale, justice, bien-être des enfants, soins de santé, éducation, gestion de l’environnement. Les deux premiers étant, selon les auteurs, le domaine privilégié de l’« industrie autochtone », ils nous serviront d’exemples pour illustrer brièvement la façon dont les auteurs l’analysent et la dénoncent.
Le titre du chapitre 3, « Land claims: dreaming aboriginal economic development », associe directement les revendications territoriales au développement économique. Ainsi, selon les leaders politiques et leurs consultants, les compensations monétaires, les terres et leurs ressources obtenues par suite du règlement d’une revendication territoriale doivent fournir aux groupes signataires les moyens pour assurer leur futur développement économique. Or, ce ne serait là qu’une illusion entretenue par les consultants, car de multiples blocages empêchent que les autochtones comblent l’immense écart (gap) qui les sépare du reste de la société eurocanadienne. Le principal blocage vient du fait qu’ils sont encore des primitifs ou des demi-civilisés pas vraiment sortis de l’âge néolithique et possédant des cultures non adaptées au monde moderne. Leur situation misérable découle justement du fait qu’au lieu de se départir de leur culture traditionnelle mésadaptée, ils veulent plutôt la conserver et s’en servir comme base de leur développement. Ainsi, leur économie traditionnelle non viable, leurs connaissances anciennes, leurs compétences limitées et leur main-d’oeuvre mal formée ne peuvent répondre aux exigences d’une économie moderne. De plus, l’incompétence de leurs leaders et le népotisme qui régnerait en maître dans les communautés empêcheraient une juste redistribution des retombées économiques provenant des règlements de revendications entre leurs membres. Dans ces conditions le « rêve » du développement économique pour tous ne peut se réaliser.
Le chapitre 4 est coiffé d’un titre encore plus provocateur : « Self-government: an inherent right to tribal dictatorship ». Dans ce chapitre plusieurs fondements des systèmes politiques traditionnels autochtones sont remis en question : l’existence de nations et de leur souveraineté, les décisions par consensus, l’utilisation de la tradition orale, le modèle iroquois de démocratie par délégation de pouvoir à des membres élus, les droits collectifs. Sont plutôt mis en évidence la dépendance des gouvernements et de leurs sources de financement, la non-imputabilité des autorités politiques, l’autocratie des leaders, la non-reconnaissance des droits individuels et le rejet de toute critique des nombreux abus de toutes sortes qui existeraient dans (toutes ?) les communautés.
Le contenu des autres chapitres est du même ordre comme on peut en juger par leurs titres : chap. 5 : « Justice: rewarding friends and punishing enemies » ; chap. 6 : « Child welfare: strenghtening the abusive circle » ; chap. 7 : « Health care: a supertitious alternative » ; chap. 8 : « Education: honouring the ignorance of our ancestors » ; chap. 9 : « Environmental management: the spiritual sell-out of ‘’Mother Earth’’ » ; chap. 10 : « Traditional knowledge: listening to silence ». Ce dernier chapitre se veut une critique totalement dévastatrice par rapport à un champ d’étude devenu des plus populaires, mais sans contenu réel, selon les auteurs.
Bien des comportements, pratiques et discours des autochtones irritent aussi Widdowson et Howard : leur idéalisation du passé et le « romantisme » qui y serait associé; leur renforcement des différences existant entre autochtones et non-autochtones en référence à un cheminement parallèle selon l’interprétation du wampum à deux rangs ; leurs références à une spiritualité animiste, aux esprits des animaux, au Créateur et à leurs origines américaines plutôt que faisant suite à des migrations ; leur utilisation de médecines traditionnelles et leurs « supposées » connaissances ethnobotaniques ; les cercles de guérison ; l’importance accordée aux rapports de parenté et leur difficulté à établir des rapports sociaux sur d’autres bases ; leur système d’éducation traditionnel fondé sur le laisser-faire ; leurs langues ne favorisant pas l’utilisation de concepts abstraits ; leur pensée holistique ; leurs discours sur l’harmonie avec la nature ; les justifications de leurs « problèmes » en faisant référence soit au colonialisme qu’ils ont vécu soit à l’alcool que les Blancs leur ont apporté ; les discours accusateurs des intellectuels autochtones dénonçant entre autres le « génocide culturel » et la pensée « raciste » des allochtones ; et ainsi de suite. Chez les deux auteurs, le refus de l’acceptation de l’Autre autochtone et de sa culture semble total.
En conséquence, leur analyse des politiques concernant les autochtones est entièrement négative. On y cherche vainement quelque chose de positif. Chez les autochtones, rien ne va – rien ne plaît aux auteurs en tout cas –, tout est négatif, il n’y a rien de positif. En fait il s’agit, selon moi, de généralisations à outrance basées sur des expériences personnelles limitées et des analyses de cas tirés de la littérature et d’articles de journaux et non d’une analyse globale de l’ensemble de la situation des autochtones au Canada. Il n’y est à peu près pas question, sauf dans quelques brefs passages, des autochtones de l’est du Canada (Ontario, Québec, Maritimes). Quelques paragraphes (p. 225-226) concernent les Cris du Québec, et les Montagnais sont mentionnés au passage (p. 219). Quant aux Micmacs et aux Malécites des Maritimes, ils ne sont nommés nulle part, comme s’ils n’existaient pas. Au total, outre les deux signalés précédemment, seulement quatorze noms de groupes (nations, communautés) autochtones du Canada sont mentionnés dans le livre : Aishishiks, Anishnawbes, Chipewyans, Dakotas, Denes, Dogribs, Gitksans, Heiltsuks, Inuits, Iroquois (Six Nations), Ktunaxa-Kinbaskets, Métis, Musqueams, Ojibwas. Ces groupes ne sont certes pas représentatifs de l’ensemble des autochtones du Canada. Les auteurs citent aussi plusieurs leaders politiques et leaders d’opinion autochtones, dont plus particulièrement le plus célèbre d’entre eux, Vine Deloria Jr, ainsi que David Ahenakew, Harold Cardinal, Matthew Coon-Come, Olive Dickason, Donald Marshall Jr, Ovide Mercredi, Paul Okalik, Mary Simon, George Sioui. S’ajoutent aussi les noms de plusieurs personnes qui ont fait les manchettes des journaux dans des causes criminelles. Ainsi, il apparaît évident que l’analyse que font Widdowson et Howard des politiques concernant les autochtones est fondée sur l’étude de quelques cas localisés surtout dans le nord-ouest du pays et n'offre pas un portrait représentatif de la situation canadienne. Elle n’est surtout pas un portrait objectif, prétention que semblent pourtant avoir les deux auteurs.
Cette vision des plus négatives ne correspond pas à la mienne après trente-cinq ans de contacts avec des milieux amérindiens. Elle n’est pas complètement sans fondement, car les communautés amérindiennes actuelles connaissent certains problèmes ou « dysfonctionnements », selon un terme privilégié par les auteurs, mais le portrait sans nuance et apparemment universel qu’ils en dressent est probablement faussé par des expériences négatives vécues dans un contexte géographique particulier. On pourrait écrire un livre tout à fait différent démontrant ce qui se fait de positif dans de nombreuses communautés autochtones à travers le pays, à commencer par le Québec, mais ce n’est manifestement pas ce que voulaient les auteurs, tout intéressés qu’ils sont à débusquer et à exagérer tous les grands et petits problèmes que rencontrent les autochtones dans un contexte de transformation de leurs pratiques culturelles et de leurs rapports avec la société eurocanadienne en général.
Tel qu’on peut le voir sur Google, ce livre – et aussi certaines conférences à son sujet – a suscité la controverse ailleurs au Canada. Dans la conclusion, les auteurs indiquent qu’ils ont eu de la difficulté à trouver un éditeur. Ce n’est guère surprenant, vu son contenu sans nuance et de caractère quasi diffamatoire, tel que l’illustre parmi tant d’autres la phrase suivante : « But what if the various values, beliefs and practices making up native culture encourage the criminal behaviour they are supposed to prevent ? » (p. 158) Sa parution semble être passée inaperçue au Québec, peut-être parce que les autochtones d’ici ne sont pas mis en cause. Il est cependant dans la lignée du First Nations ? Second Thoughts / Premières nations ? Seconds regards de Tom Flanagan – dont les auteurs sont les dignes émules, si l'on se fie au nombre de fois qu’ils le citent*. Aurons-nous droit à une version française des éditions du Septentrion pour ajouter une autre pièce au dénigrement (bashing) des autochtones ?