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Comment se fait-il que la plupart des lois et des politiques minières canadiennes[2] ne permettent pas aux populations locales de consentir, ou non, aux projets miniers ayant un impact sur leur communauté et leur environnement ? Comment se fait-il que la vaste majorité des projets miniers au Québec ou au Canada ne soit pas assujettie à des procédures publiques d’évaluation et d’examen des impacts sur l’environnement, procédures qui, bien que fréquemment imparfaites, permettent néanmoins la consultation des populations et une forme de contre-vérification des données et des analyses fournies par les promoteurs[3] ? Enfin, plus important encore, comment se fait-il que les activités minières aient souvent préséance sur les autres formes d’utilisation du territoire, malgré la valeur et le bien-fondé des autres choix proposés (p. ex : la création d’aires protégées, l’utilisation des terres à des fins agricoles, sylvicoles ou récréo-touristiques, zones significatives du point de vue historique et culturel, etc.) ?

Ces questions vont à l’encontre d’un discours ambiant sur le Canada selon lequel celui-ci se serait doté de lois et de politiques minières parmi les meilleures au monde sur les plans social et environnemental (EIR 2003, par ex.).

Il est vrai que l’industrie minière canadienne, dans son ensemble, a fait des progrès importants depuis la fin des années 1970, notamment en ce qui concerne la santé et la sécurité en milieu de travail, la réduction de la pollution atmosphérique émise par les affineries (fonderies de Sudbury et de Noranda, par ex.), la gestion des résidus miniers (qui représentent toujours, malgré tout, des risques à long terme), la réduction de la pollution de l’eau[4] et, depuis le milieu des années 1990, l’obligation, dans la plupart des provinces et territoires canadiens, de remettre le terrain en état une fois l’exploitation minière terminée (obligation généralement accompagnée d’une forme de garantie financière préalable à l’exploitation).

Malgré ces améliorations, la régulation du secteur minier au Canada comporte encore plusieurs lacunes et déficiences importantes. Ces lacunes ne permettent pas, par exemple, de rencontrer les plus hauts standards internationaux en termes de protection des droits sociaux et environnementaux, notamment les normes mises de l’avant par le droit international et une multitude d’initiatives volontaires (p. ex. la Déclaration de Rio de 1992, la Convention 169 de 1999 de l’Organisation internationale du travail, les Lignes directrices de l’OCDE de 2000, la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones de 2007 de l’ONU, etc.). Dans certains cas, les lois et les politiques minières ne respectent même pas les principes de « durabilité » établis dans d’autres lois et politiques d’une même province ou d’un même territoire. C’est notamment le cas des principes de participation publique, de protection de l’environnement et de pollueur-payeur que l’on retrouve dans la plupart des lois de « développement durable » au pays (Manitoba, Québec, Terre-Neuve, Nouvelle-Écosse, etc.), mais que l’on ne retrouve pas explicitement dans les lois et les politiques minières. Ainsi, tel que le suggèrent les questions que nous avons soulevées ci-dessus, en introduction – l’absence quasi généralisée d’examen public et environnemental des projets miniers; l’absence d’obligations claires sur le plan de l’information, de la consultation et du consentement des populations touchées; ainsi que l’existence de lois et règlements qui privilégient encore trop souvent les activités minières au détriment d’autres formes d’utilisation du territoire –, toutes ces questions témoignent clairement de déficiences importantes dans la régulation du secteur minier au Canada. Ces déficiences vont, par ailleurs, à l’encontre des demandes croissantes de la société pour des modes de développement qui appellent à davantage de transparence, d’équité et de protection de l’environnement.

Sans doute en partie en réponse à ces lacunes, on constate depuis le milieu des années 1990 un nombre croissant d’ententes volontaires négociées entre les communautés et les compagnies minières. Ces ententes, auxquelles on se réfère communément comme à des « ententes sur les répercussions et les avantages » (ERA, ou impacts and benefits agreements [IBA], en anglais), permettent généralement une meilleure protection de l’environnement et certains avantages sociaux et/ou économiques pour les communautés touchées. Cependant, elles comportent également de nombreuses lacunes et permettent très rarement de répondre à l’ensemble des préoccupations et des aspirations des communautés touchées (Bond 2003 ; Prno 2007 ; Sosa et Keenan 2001 ; Weitzner 2006). Leur qualité est également hautement variable et dépend largement des relations de pouvoir entre les parties engagées dans les négociations (O’Faircheallaigh 2004 et 2006). Or, ces relations de pouvoir sont à la fois influencées par la capacité des communautés à mobiliser les ressources nécessaires – humaines et financières – pour faire valoir leurs droits et leurs intérêts, mais elles sont également tributaires des contextes historique, réglementaire et institutionnel dans lesquels s’inscrivent lesdites négociations (Laforce, Lapointe et Lebuis 2009; Szablowski 2007).

Susan Strange (1996, 1998), une théoricienne de l’économie politique hétérodoxe, nous invite à nous interroger sur la nature et l’évolution des cadres normatifs et institutionnels qui structurent les relations de pouvoir entre les différents acteurs – en privilégiant, par exemple, certains acteurs plutôt que d’autres. Elle nous invite notamment à interroger l’histoire et les origines de ces cadres normatifs et institutionnels, le contexte de leur création, les personnes et les groupes d’intérêts qui ont été à leur origine, les valeurs et les principes qu’ils véhiculent, ainsi que leur évolution dans le temps et dans l’espace, selon les interrelations entre les différents acteurs et les diverses structures institutionnelles (voir aussi Chavagneux 1998).

Lorsqu’on utilise ce cadre d’analyse pour cartographier l’évolution de la régulation des activités minières au Canada, il est possible d’observer la continuité de certains principes et droits qui, depuis les premières lois minières à la fin xixe siècle, persistent encore aujourd’hui. À notre avis, c’est justement cette continuité de certains principes et droits qui explique pourquoi les régimes miniers contemporains entrent fréquemment en contradiction avec les valeurs et les attentes de la société d’aujourd’hui. Les régimes miniers contemporains démontrent ainsi une forme d’anachronisme par rapport à l’évolution d’autres valeurs de la société, notamment celles qui sont associées à la promotion d’approches beaucoup plus équitables, écologiques et participatives du développement. À ce titre, nous estimons que le principe du free mining (ou free entry) est l’une des caractéristiques propres des régimes miniers passés et actuels qui méritent une attention particulière.

Le principe du free mining se définit essentiellement comme « un droit de libre accès à la propriété et à l’exploitation des ressources » d’un territoire (Lapointe 2008a ; voir aussi Laforce, Lapointe et Lebuis 2009). Une telle définition apparaît, a priori, anodine et sans conséquence ; pourtant, la portée de ce droit peut être significative. Le système du free mining permet non seulement à quiconque d’acquérir librement, avec peu de contraintes et à faibles coûts, un droit de propriété sur les ressources minérales d’un territoire, mais il permet également à l’entrepreneur minier d’obtenir des garanties de pouvoir les explorer et, en cas de découverte, de les exploiter. Selon Barton, un régime minier basé sur le free mining comprend les trois types de droits suivants : « (i) le droit d’accéder librement aux terres dont les ressources sont toujours sous propriété publique ; (ii) le droit de prendre possession de ces ressources par l’entremise d’un titre minier acquis de son propre chef, sans intervention particulière de l’État (sauf pour la reconnaissance du claim acquis) ; et (iii) le droit de procéder à l’exploitation des ressources minières découvertes » (Barton 1993 : 115). Le ministère des Ressources naturelles et de la Faune du Québec (MRNF) définit le free mining en des termes très similaires :

Le régime minier inscrit dans la loi actuelle repose sur un principe de base fondamental, le « free mining ». Ce principe, qui est bien connu des gens du secteur minier, détermine les règles d’attribution des droits miniers. Il signifie : [i] que l’accès à la ressource est ouvert à tous […] ; [ii] que le premier arrivé obtient un droit exclusif de rechercher les substances minérales qui font partie du domaine public ; [iii] que ce premier arrivé a l’assurance d’obtenir le droit d’exploiter la ressource minérale découverte dans la mesure où il s’est acquitté de ses obligations, c’est-à-dire essentiellement qu’il a réalisé des travaux d’exploration.

MRNF 2009

Au Canada, le principe du free mining s’applique toujours dans la plupart des provinces et territoires, dont la Colombie-Britannique, l’Ontario, le Québec, le Yukon et les Territoires du Nord-Ouest (Bankes 2004 ; Campbell 2004 ; CEO 2007 ; Hoogeveen 2008 ; Laforce, Lapointe et Lebuis 2009). Il fut introduit principalement durant les premières ruées vers l’or de la Colombie-Britannique (1858) et du Québec (1863), notamment en adéquation avec deux concepts clés hérités du droit britannique, soit : 1) la divisibilité (séparation) entre les droits de surface (fonciers) et les droits de sous-sol (tréfonciers), et 2) la domanialité des ressources minérales, c’est-à-dire la propriété des ressources consacrée à l’État – ou à la « Couronne » –, qui peut alors décider du mode d’attribution des droits sur les ressources (le régime du free mining étant l’un de ces modes).

Dans sa forme la plus « orthodoxe », le principe du free mining confère peu ou prou de pouvoirs discrétionnaires au gouvernement, et les entrepreneurs miniers peuvent exercer les droits susmentionnés sans « craindre » une intervention du gouvernement ou d’un tiers.

Si ces droits de libre accès au territoire et aux ressources sont aujourd’hui plus limités qu’ils ne le furent déjà (notamment en raison du développement de la réglementation environnementale et de l’affirmation accrue des droits autochtones), ils demeurent néanmoins intacts dans une large mesure, perpétuant dès lors un déséquilibre entre les droits des citoyens, des collectivités et de l’environnement par rapport aux droits des entrepreneurs miniers. Ce déséquilibre est source de tensions et de conflits entre les collectivités, les entrepreneurs miniers et les gouvernements (Bankes 2004 ; Hoogeveen 2008 ; Lapointe 2008a).

Les enjeux liés au free mining dépassent les frontières canadiennes. Bien que le free mining tire probablement son origine d’aussi loin que la Grèce antique et l’Europe médiévale (Hoover et Hoover 1912 ; Lapointe 2008a), les droits, les principes et les valeurs qui y sont associés ont aussi été adoptés dans d’autres parties du monde, et plus particulièrement au tournant du xixe siècle en Amérique du Nord, en Australie, en Nouvelle-Zélande et dans plusieurs autres anciennes colonies européennes (Barton 1993 ; Lacasse 1976 ; Leshy 1987). De plus, sous l’influence récente des programmes d’ajustement structurel de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, de nombreuses réformes de codes miniers en Afrique ont mené à l’adoption de droits, principes et valeurs similaires à ceux qui sont associés au free mining (Campbell 2009a et 2009b). Il serait également intéressant d’analyser l’évolution des réformes de codes miniers dans d’autres parties du monde au cours des dernières décennies, notamment en Amérique latine et dans l’Asie du Sud-Est, deux régions minières d’importance à l’échelle internationale.

Retracer l’évolution récente et passée du principe du free mining dans différents pays, ainsi que ses conséquences sur les droits individuels et collectifs d’accès, de contrôle et de protection du territoire et de ses ressources, est un domaine de recherche qui mériterait sans doute une attention accrue de la part des chercheurs, des organismes et des décideurs intéressés par les questions minières. En ce sens, nous appuyons les propos de Hoogeveen qui suggère que l’attention portée « aux discours de bonnes pratiques et de développement durable fait [trop souvent] ombrage aux enjeux que soulèvent le free mining et les pouvoirs associés à la régulation des titres miniers » (Hoogeveen 2008 : 17). Hoogeveen soutient également qu’il est important qu’on s’attarde davantage à l’origine du free mining et à son influence sur les régimes miniers actuels, notamment en regard des enjeux liés aux droits autochtones :

Il est vrai que l’industrie minière a énormément amélioré ses façons de faire et ses relations avec les Premières Nations. Cependant, la loi du free mining n’a pas changé, pas plus que les conflits en lien avec les droits fonciers et tréfonciers sur le territoire, qui perdurent malgré la multiplication des modes de régulation, comme les ERA et les évaluations environnementales. Plusieurs intervenants […] sont d’avis que la loi du free mining doit être complètement révisée.

Hoogeveen 2008 : 17

Le mode d’attribution et d’aliénation des droits sur les ressources d’un territoire peut avoir des conséquences importantes sur la nature des relations de pouvoir entre les collectivités, les entreprises et les gouvernements, et ce, tant lors de la réalisation des études d’impact que lors de la négociation d’ententes sur les répercussions et les avantages entre les communautés et les entreprises.

Dans cet article, nous retracerons d’abord l’histoire du free mining au Canada, après quoi nous décrirons certains exemples de conflits nés de la présence persistante du free mining au Québec et ailleurs au Canada. Nous conclurons en présentant quelques observations générales concernant des solutions de rechange possibles au régime du free mining. Le contenu de cet article s’appuie sur une revue de la documentation portant sur le free mining et les lois minières canadiennes. Il s’appuie également sur notre propre expérience en tant que géoscientifique, assistant-chercheur universitaire et citoyen engagé, travaillant pour l’amélioration des cadres et des pratiques du secteur minier au Québec et au Canada.

Le free mining au Canada

Très peu d’auteurs se sont penchés sur les origines et l’évolution du free mining au Canada (à notre connaissance, seul Barton s’y est intéressé, en 1993). Ils sont toutefois plus nombreux à s’être intéressés à l’histoire des politiques et des lois minières au Canada et aux Etats-Unis, leurs travaux faisant généralement référence, plus ou moins distinctement, au système de free mining (Eggert 1994 ; Hoover et Hoover 1912 ; Lacasse 1976 ; Leshy 1987 ; Paquette 1982, pour ne nommer que ceux-là).

Au Canada, les travaux les plus complets sur l’histoire et l’évolution des lois et des politiques minières sont probablement ceux de Barry Barton, avec son ouvrage Canadian Law of Mining, publié en 1993 par l’Institut canadien du droit des ressources (parmi les travaux précédents publiés au Canada, on trouve ceux de McPherson et Clark [1898] et de Morine [1909] et, aux États-Unis, ceux de Leshy [1987] et de Lindley [1914]). L’ouvrage de Barton s’appuie sur un examen approfondi des lois et règlements et de la jurisprudence (près de 800 cas entre le milieu des années 1800 et le début des années 1990) ainsi que sur une revue exhaustive de la documentation sur le sujet.

Comme bon nombre de ses prédécesseurs qui ont écrit sur l’histoire des lois minières, Barton s’intéresse particulièrement aux questions de propriété et d’accès aux ressources minérales. Qui sont les propriétaires des ressources minières au Canada ? Comment ces ressources peuvent-elles être acquises par des personnes et des entreprises ? Quelle est la portée des droits consentis aux entrepreneurs miniers ? Comment ces droits ont-ils évolué à travers le temps ? Que signifient-ils aujourd’hui en termes de contrôle et d’accès au territoire et aux ressources ?

Barton consacre une part plutôt importante de son ouvrage aux origines et à l’évolution du free mining au Canada, ce qui lui confère un statut unique et offre l’une des analyses les plus complètes à ce jour sur le sujet. Barton fait notamment trois observations concernant l’évolution du free mining, qui méritent, à notre avis, une attention toute particulière.

Le free mining en Europe médiévale

Premièrement, Barton observe que les lois minières canadiennes témoignent, encore aujourd’hui, de plusieurs liens de ressemblance avec les lois coutumières qui prévalaient dans certaines parties de l’Europe médiévale, notamment dans les districts miniers de Cornwall, du Devon et du Derbyshire en Angleterre (1993 : 114-117). Dans ces districts longtemps isolés de toute autorité centrale, les entrepreneurs miniers instaurent des règles qui seront par la suite reconnues et institutionnalissées dans les chartes royales du xiiie siècle (Hoover et Hoover 1912 ; Rickard 1932 ; Paquette 1982), notamment le droit du libre accès au territoire et à la ressource, peu importe s’il s’agit de terres privées ou de terres appartenant à la Couronne. Seules quelques exceptions limitent alors ce droit de libre accès, notamment les terres cultivées et les terrains occupés par des églises et des cimetières (Hoover et Hoover 1912; Paquette 1982). Si les propriétaires de ces districts miniers ne pouvaient empêcher les entrepreneurs miniers d’accéder à leurs terres, ils avaient généralement droit, par ailleurs, à une forme de compensation proportionnelle à la valeur du minerai extrait (une forme de redevance ou de partage des revenus).

Pour Paquette, la reconnaissance des droits associés au free mining dans les chartes royales représente « une victoire politique » pour les entrepreneurs miniers, « aux dépens des propriétaires terriens » (1982 : 94). La Couronne, en reconnaissant les pratiques et les droits coutumiers des entrepreneurs miniers, les libère des contraintes indésirables pouvant être imposées par les barons ou les propriétaires terriens. L’analyse de Paquette fait écho à celle de Rickard, à savoir qu’il était à la fois politiquement et économiquement avantageux à l’époque, pour la Couronne, de se ranger du côté des entrepreneurs miniers :

Les chartes royales établies au xiiie siècle semblent avoir tout bonnement confirmé une coutume immémoriale, d’autant plus que celle-ci jouait en faveur de la royauté en freinant l’autorité montante des barons et en plaçant l’industrie minière directement sous sa coupe […]. Dans cette longue bataille entre les propriétaires fonciers et les entrepreneurs miniers, il convenait aux exigences des revenus royaux que le Roi lui-même soit du côté des mineurs et contre les chefs féodaux sur les terres desquels du minerai était découvert.

Rickard 1932 : 606

En reconnaissant ainsi le principe du libre accès aux terres et aux ressources, la Couronne fait d’une pierre deux coups : elle contourne l’autorité montante des barons féodaux, devenus trop insistants à l’époque, et elle renforce son propre contrôle sur le territoire et les ressources qui s’y trouvent.

Cet épisode remontant à l’Angleterre médiévale est significatif puisqu’il marque l’institutionnalisation juridique (dans les chartes royales) de trois principes fondamentaux qui caractérisent encore aujourd’hui de nombreux régimes miniers contemporains : a) la domanialité de la propriété des ressources minérales, c’est-à-dire la propriété des ressources minérales réservée à l’État (principe aussi nommé principe régalien) ; b) la divisibilité entre les droits miniers et les droits de surface ; et c) le libre accès à la ressource pour les entrepreneurs miniers dans certaines portions du territoire (principe du free mining). Alors que le premier principe s’appliquait déjà dans l’Antiquité grecque et romaine (voir, entre autres, Hoover et Hoover 1912), les deuxième et troisième principes ouvrent la voie aux entrepreneurs miniers et leur confèrent une autorité nouvelle, en particulier vis-à-vis des barons et des propriétaires terriens. Cet épisode illustre également l’influence relativement importante des entrepreneurs miniers dans l’institutionnalisation des normes, des règles et des principes qui contribuèrent à l’avancée du free mining dans les régimes miniers subséquents (Lapointe 2008a). Selon Hoover et Hoover, des chartes royales similaires sont d’ailleurs adoptées dans la même période en Italie, en Allemagne et en République tchèque, dont « celle de l’Évêque de Trent (1185), celle des mineurs de Harz (1219) et celle de la ville d’Iglau (1249) » (Hoover et Hoover 1912 : 82-86).

Malgré l’importance de cet épisode, les percées du free mining demeurent, somme toute, relativement marginales en Angleterre et sont plutôt limitées à quelques districts miniers isolés (Hoover et Hoover 1912). Il faudra attendre les grandes ruées vers l’or du xixe siècle en Occident pour constater l’ampleur que prendra le principe du free mining dans les régimes miniers contemporains.

Expansion du free mining lors des ruées vers l’or du xixe siècle

Barton souligne ensuite que l’application du principe du free mining a pris sa forme actuelle et s’est étendue considérablement durant « les grandes ruées vers l’or qui ont balayé l’Occident, telle une poussée de fièvre, durant la deuxième moitié du xixe siècle », notamment en Californie (1849), en Australie (1851), en Nouvelle-Zélande (1857), puis au Canada (d’abord en Colombie-Britannique en 1858, au Québec et en Nouvelle-Écosse au début des années 1860, ainsi que dans le Klondike yukonnais à la fin des années 1890) [Barton 1993 : 115-116]. En d’autres mots, les premières lois minières canadiennes sont fortement influencées par des lois et des pratiques minières préexistantes, notamment celles de la Californie, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Barton illustre clairement ce lien dans les premières lois minières adoptées au Canada, soit celles de la Colombie-Britannique et du Québec (qui faisait jadis partie du Canada-Uni, avant la Confédération, en 1867).

La ruée vers l’or californienne aura une influence prépondérante sur l’expansion du free mining au Canada et ailleurs dans le monde. À la suite de la conquête américaine du Mexique en 1846, la Californie se retrouve dans un état de faible gouvernance, pratiquement sans loi, ni gouvernement ou État. Entre-temps, en 1949, une découverte d’or précipite dans la région près de 40 000 mineurs[5]. En l’absence de cadres législatifs et d’autorité gouvernementale, les mineurs établissent leurs propres lois et leurs propres instances juridiques afin de réguler leurs activités (Lacasse 1976). À l’instar des bourgades minières du Moyen-âge, cette situation a pour effet de créer un cadre normatif peu contraignant et nettement favorable aux entrepreneurs miniers. À ce titre, le libre accès au territoire et l’appropriation unilatérale (sans intervention de l’État) de la ressource via le système du claim, selon le principe du premier découvreur, deviennent la règle (Lacasse 1976 : 40). Ces principes et ces droits caractérisent encore aujourd’hui, au Canada, la plupart des régimes miniers basés sur le free mining.

Par ailleurs, il convient de noter qu’au moment de mettre en place les premières législations minières étatsuniennes, en 1866 et en 1872, soit près de vingt ans après la ruée vers l’or, le gouvernement, souligne Lacasse, « [est] alors placé devant le fait accompli de coutumes établies par les mineurs qui [ont] acquis une crédibilité telle qu’il [est] presque forcé de les sanctionner » (1976 : 39-41), faute de quoi il risque de rencontrer une forte résistance de la part des promoteurs miniers. L’article 1 de la loi de 1866 (An act granting The Right of Way to Ditch and Canal Owners over the Public Lands, and for other Purposes [14 U.S. Statutes 251]) stipule notamment que « les terres à potentiel minier du domaine public, connues ou non, sont par les présentes déclarées être libres et ouvertes à l’exploration et à l’occupation ». Cette loi est suivie, en 1872, par l’Act to promote the Development of the Mining Resources of the United States (17 U.S. Statutes 91), loi qui est considérée comme la première loi étatsunienne entièrement consacrée au secteur minier.

Avec le déclin de la ruée vers l’or californienne, au début des années 1850, les entrepreneurs miniers de la Californie se déplacent vers de nouvelles découvertes, notamment en Australie, en Nouvelle-Zélande et, plus tard, au Canada. Ils emportent avec eux non seulement leurs techniques et leur savoir-faire, mais également leurs façons de faire et leurs normes coutumières. Tel que le souligne Barton, « les ruées vers l’or sont véritablement un phénomène international » (1993 : 116) qui attire fréquemment les mêmes promoteurs miniers d’une région à l’autre.

Au Canada, les premières grandes ruées vers l’or surviennent en Colombie-Britannique (1858) et au Québec (1863[6]). À cette époque, les deux régions sont des colonies britanniques, ou sur le point de le devenir (la Colombie-Britannique ayant acquis ce statut en 1858) ; aucune d’elles ne possède de législations spécifiques au secteur minier, uniquement des « instructions impériales » et certains droits de réserve sur l’or et l’argent imposés par la Couronne et hérités du droit britannique (Barton 1993 : 66-71, 126-128). Comme ces ruées vers l’or voient l’arrivée soudaine de milliers de prospecteurs, les gouvernements de l’époque jugent devoir légiférer rapidement afin de maintenir l’ordre, de baliser les activités minières et de maintenir leur autorité, voire même parfois leur souveraineté[7] dans les régions assaillies. Les autorités gouvernementales de la Colombie-Britannique et du Québec se tournent alors vers d’autres lois minières existantes, principalement celles de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande (ibid. : 119). Comme le souligne Barton, les autorités gouvernementales jugent également souhaitable « d’accommoder les entrepreneurs miniers » (ibid. : 117) et entretiennent ainsi des liens relativement étroits avec ces derniers au moment de rédiger les premières lois minières.

L’un des meilleurs exemples pour illustrer ce processus provient de la ruée vers l’or beauceronne, au Québec. Lacasse nous informe à cet égard qu’à la suite des découvertes d’or dans la Beauce, le commissaire des terres de la Couronne envoie l’un de ses représentants sur le terrain afin qu’il fasse état de la situation et propose, à son retour, de nouvelles mesures législatives (Lacasse 1976 : 47-49). Au printemps 1864, on adopte les premiers règlements concernant l’exploitation de l’or au Canada-Uni. Ces règlements prévoient notamment la vente de concessions minières comme mode d’attribution des droits miniers. Le représentant du commissaire retourne alors en Beauce pour recueillir les réactions des promoteurs miniers, dont plusieurs avaient déjà travaillé en Californie. La grande majorité des mineurs critique alors le système d’achat de concessions et préfère un système de claim de type californien leur permettant d’acquérir librement et sans égards à leurs moyens financiers les ressources minérales des terres publiques. Les régimes de l’Australie et de la Colombie-Britannique sont également cités en exemples. Barton constate que le gouvernement de l’époque « a pris ce conseil à coeur » (1993 : 128) puisque le système du claim californien est finalement intégré à l’Acte concernant les mines d’or du Canada-Uni en juin 1864 (bien que son application se limite uniquement aux divisions minières choisies pour l’exploitation aurifère). L’influence des entrepreneurs miniers de même que celle du régime californien sont, en ce sens, fondamentales dans la définition initiale du régime minier québécois (Canada-Uni, à l’époque). Selon Lacasse, le régime minier québécois témoigne d’ailleurs « de l’influence persistante de la philosophie du free mining de la ruée vers l’or de la Californie » (1976 : 41) au xixe siècle.

L’adoption des premières lois minières en Colombie-Britannique a lieu dans un contexte similaire (Barton 1993 : 118). Somme toute, l’adoption des premières lois minières en Colombie-Britannique et au Québec a des répercussions jusqu’à ce jour et marque, en quelque sorte, l’introduction du principe du free mining au Canada.

La persistance du free mining et les enjeux associés

La troisième observation de Barton concerne la présence persistante du free mining dans les régimes miniers contemporains et les enjeux que cela suscite en termes d’orientation et de mise en oeuvre de politiques publiques. Barton argue, entre autres, que l’application du free mining contraint, voire entre directement en conflit avec des droits, principes et valeurs véhiculés dans d’autres lois et politiques publiques. Barton souligne, par exemple, que l’application du free mining limite considérablement les droits des propriétaires fonciers, lesquels ont généralement très peu de contrôle sur l’accès aux ressources situées sous leur propriété, et sur les conditions de cet accès (ibid. : chap. 8). Barton souligne également que la préséance des activités minières que consacre le principe du free mining nuit à la mise en oeuvre de politiques intégrées d’aménagement et d’utilisation du territoire, car les autres types de droits et intérêts se trouvent marginalisés (p. ex. : création d’aires protégées, utilisation du territoire à des fins récréo-touristiques ou agricoles, aménagements municipaux, etc.). C’est en partie pour cette raison que le Commissaire à l’environnement de l’Ontario (CEO) soulevait les préoccupations suivantes en 2007 :

La structure réglementaire actuelle traite les terres publiques comme un vaste territoire qui s’offre sans réserve au développement et à l’exploitation des minéraux. La prise en considération d’autres intérêts, notamment la protection des valeurs écologiques, se fait d’une manière réactive, et on ne répond pas préalablement à la question de savoir si l’exploitation minière risque d’être inopportune. En fait, il est présumé que l’exploitation des minéraux convient presque partout, et qu’elle constitue la « meilleure » utilisation des terres de la Couronne dans la quasi-totalité des cas.

CEO 2007 : 65

Mais les exemples les plus significatifs d’enjeux que suscite l’application du free mining en termes d’orientation de politiques publiques au Canada sont ceux qui sont liés 1) au respect des droits ancestraux et territoriaux des autochtones, particulièrement dans les régions qui n’ont fait l’objet d’aucun traité, ni d’aucun règlement des revendications territoriales (Bankes 2004 ; Bankes et Sharvit 1998 ; Barton 1993 ; Campbell 2004 ; Hoogeveen 2008), ainsi que 2) à la réduction des pouvoirs discrétionnaires de l’État que commande la logique du free mining, ce qui limite, par conséquent, la capacité des gouvernements à remplir certaines de leurs responsabilités sociales et environnementales (Bankes et Sharvit 1998 ; Barton 1993 et 1998 ; Laforce, Lapointe et Lebuis 2009). Les gouvernements qui appliquent le principe du free mining ne peuvent généralement pas 1) décider au préalable où, quand et comment les claims miniers seront acquis (à l’exception de la soustraction de certaines portions du territoire à toute activité minière, ce qui demeure toutefois très difficile à faire lorsque des claims miniers sont déjà en place); pas plus qu’ils ne peuvent 2) imposer des conditions additionnelles qui ne sont pas déjà prévues dans la loi, ou encore 3) refuser à un entrepreneur minier le droit d’exploiter sa découverte s’il respecte les conditions préalables – lesquelles sont généralement peu contraignantes. L’absence de certains pouvoirs discrétionnaires – notamment la possibilité de refuser des projets miniers pour des raisons d’intérêt public – fragilise le rôle et l’autorité de l’État et amène Barton à conclure que l’un des principaux enjeux du free mining est la présomption selon laquelle « toute activité minière sera permise » (1993 : 45) si elle est conforme à la réglementation.

Au Québec, par exemple, quiconque a accès à Internet ou à un bureau ministériel peut acquérir un claim minier pour moins de 100 dollars par unité (une unité équivaut à environ 50 hectares, ou 100 terrains de football). Plus de 80 % du territoire québécois est actuellement ouvert à l’acquisition de claims miniers, tant sur des terres publiques que privées. L’acquisition d’un claim ne nécessite aucun permis particulier, ni aucun avis public, consultation ou consentement préalable. Une fois acquis, les claims miniers accordent d’importants droits à leurs détenteurs, y compris le droit d’accès au claim et le droit exclusif d’y mener des travaux d’exploration, tels que des travaux de prospection, d’excavation, de forage et de levés géophysiques aéroportés. On peut détenir un claim indéfiniment, dans la mesure où l’on continue d’investir dans les travaux d’exploration selon des niveaux déjà prévus par règlements (cela représente généralement quelques centaines à quelques milliers de dollars par an, dépendamment de la taille du claim, de son emplacement et de sa durée de détention par le même propriétaire).

Le fait qu’aucune municipalité ou autorité régionale ne puisse adopter des résolutions qui auraient pour effet d’empêcher les activités minières (article 246 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme) illustre bien le pouvoir et l’autonomie accordés aux entrepreneurs miniers en vertu du principe du free mining au Québec (contrairement, par exemple, à la foresterie, à l’agriculture ou aux autres types d’aménagement du territoire, pour lesquelles les autorités municipales et régionales participent généralement à la prise de décision). Sur les terres privées (environ 8 % du territoire québécois), les entrepreneurs miniers peuvent même recourir à l’expropriation des propriétaires fonciers (article 235 de la Loi sur les mines) s’ils ne réussissent pas à s’entendre avec eux avant l’exécution de travaux d’exploration ou d’exploitation sur leurs terres (cette situation pourrait toutefois changer avec l’adoption prochaine d’une nouvelle loi sur les mines au Québec – voir ci-dessous et CPQMM 2012).

Par ailleurs, les détenteurs de claims miniers ont rarement besoin d’une autorisation environnementale ou gouvernementale avant de mener des travaux d’exploration au Québec. Les principales exceptions à cette règle concernent les travaux qui dépassent certains seuils prédéfinis (p. ex. plus de 10 000 m3 d’excavation, plus de 1 000 tonnes d’échantillons rocheux, forage dans un lac, etc.), ou encore des travaux qui se déroulent près ou à l’intérieur de certains secteurs pré-identifiés par règlements (zones urbaines, aires d’approvisionnement en eau potable, stations de recherche, terrains de golf, etc.). Mises à part ces exceptions, qui représentent moins de 5 ou 10 % des projets d’exploration au Québec (notre estimation), le ministre responsable ne détient aucun pouvoir discrétionnaire lui permettant d’imposer des conditions sociales et environnementales particulières avant l’exécution des travaux d’exploration.

Tout aussi troublant est le fait que l’État et les autorités régionales ignorent fréquemment où ont lieu les travaux d’exploration. En effet, outre les exceptions susmentionnées, les détenteurs de claims ne sont généralement pas tenus d’aviser les autorités publiques avant d’entreprendre leurs travaux. Or, les travaux d’exploration sont en pleine expansion au Québec, passant de quelques 200 millions d’investissements en 2005 à près de 600 millions en 2010; cela représente plus de 400 projets d’exploration répartis un peu partout sur le territoire québécois (MRNF 2011). Non seulement l’absence de registre public concernant la localisation et l’état d’avancement des travaux d’exploration rend difficile toute forme de planification intégrée de l’utilisation du territoire, mais cela empêche également le gouvernement de pouvoir contrôler et inspecter adéquatement les travaux en cours.

Une fois la découverte d’un gisement confirmée, le free mining garantit au détenteur de claims miniers la possibilité de pouvoir obtenir un bail minier et d’exploiter la ressource, dans la mesure où certaines conditions préalables sont respectées. Au Québec, il y a essentiellement trois conditions auxquelles doivent satisfaire les entrepreneurs miniers avant de pouvoir exploiter un gisement : 1) « [démontrer] qu’il existe des indices permettant de croire à la présence d’un gisement exploitable » (article 101 de la Loi sur les mines du Québec) ; 2) soumettre un plan de réaménagement accompagné d’une garantie financière équivalant à 70 % de la somme estimée pour assurer la restauration environnementale des sites affectés une fois l’exploitation terminée (article 232 de la Loi sur les mines du Québec) ; et 3) obtenir un certificat d’autorisation environnementale du ministère de l’Environnement et du Développement durable avant d’entreprendre l’exploitation de la mine (article 22 de la Loi sur la qualité de l’environnement du Québec).

Aucune de ces conditions n’est véritablement difficile à remplir. La première condition exige simplement d’avoir conduit des travaux d’exploration et d’avoir complété une étude de faisabilité sommaire, fondée presque exclusivement sur des facteurs géoéconomiques. La deuxième condition permet aux sociétés minières de reporter le paiement de leur garantie financière, la majorité des paiements étant versés durant les dernières années d’activité de la mine (une situation qui pourrait toutefois changer avec l’adoption prochaine d’une nouvelle loi sur les mines ; voir ci-dessous et CPQMM 2012). Le vérificateur général du Québec a d’ailleurs démontré l’inadéquation de cette condition, qui a mené à des défauts de paiement et à l’abandon de sites miniers contaminés aux frais de l’État et des contribuables (VGQ 2009). Le coût associé à la restauration de l’ensemble des sites abandonnés au Québec est présentement évalué à près de 900 millions de dollars (Fontaine 2011).

La troisième condition (c’est-à-dire l’obtention d’un certificat d’autorisation environnementale) n’est, à toutes fins utiles, qu’une simple formalité administrative, puisque la vaste majorité des projets miniers au Québec ne sont pas assujettis à une évaluation environnementale complète, avec consultations publiques, étant donné les seuils élevés à atteindre pour qu’un projet soit soumis à la procédure d’évaluation et d’examen des impacts sur l’environnement (article 2 du Règlement sur l’évaluation et l’examen des impacts sur l’environnement de la Loi sur la qualité de l’environnement du Québec – ce règlement pourrait toutefois changer avec l’adoption prochaine d’une nouvelle loi sur les mines ; voir ci-dessous et CPQMM 2012). Ainsi, sur les vingt-huit mines en opération ou en développement en 2010, seulement quatre ont été assujetties à un examen public des impacts sur l’environnement avant d’entreprendre leurs activités d’exploitation : la mine d’or à ciel ouvert d’Osisko en Abitibi-Témiscamingue, la mine de fer du lac Bloom, près de la frontière entre le Québec et le Labrador, la mine de nickel Raglan, au Nunavik, et la mine d’or à ciel ouvert Troilus dans les hautes terres de la Baie James[8]. À vrai dire, à notre connaissance, aucun projet minier n’a été refusé dans l’histoire du Québec : aucun refus sur plus de deux cents mines en opération depuis la fin du xixe siècle, dont au moins une quarantaine depuis l’adoption des premiers règlements en matière d’environnement à la fin des années 1970, pas même le projet de Niobium, à Oka, près de Montréal, qui a pourtant été jugé sévèrement, à deux reprises, par la commission du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement du Québec (BAPE 2002 et 2005). De toute évidence, il ne semble pas très difficile de remplir les conditions préalables à l’ouverture d’une mine exigées par le Québec.

Somme toute, tel que l’illustre l’exemple du Québec, la logique du free mining tend à diminuer l’autorité et les pouvoirs de l’État au profit d’une plus grande autonomie et autorité accordées à l’industrie et aux promoteurs miniers. Cette situation a pour effet de réduire la capacité de l’État d’intervenir pour assumer certaines de ses responsabilités sociales et environnementales, autrement dit, de remplir son rôle de protecteur des citoyens et de fiduciaire du bien commun. Tel que le souligne Barton, la logique du free mining exerce également de fortes pressions sur les autorités publiques afin de ne pas contraindre l’activité minière :

Il va sans dire que la réglementation minière n’exempte pas l’activité minière des obligations relatives aux lois sur l’environnement et sur l’aménagement du territoire. [...] Il semble néanmoins y avoir une présomption selon laquelle toute forme de restriction ne peut avoir pour effet de stopper ou de remettre en question les projets miniers, mais plutôt à déterminer comment ils se feront. [...] On observe d’ailleurs que les autorités acquiescent généralement à l’idée de ne pas empêcher l’activité minière.

Barton 1998 : 45-46, nous soulignons

Le principe du free mining contribue donc à perpétuer une structure de pouvoir asymétrique qui est nettement favorable aux droits et aux intérêts de l’industrie minière par rapport à ceux des citoyens, des collectivités et des autres utilisateurs du territoire. L’État et les autorités publiques se trouvent limités dans leur capacité d’assumer pleinement leur rôle de protecteur du citoyen et de fiduciaire du bien commun. Le free mining contribue ainsi à créer un contexte propice à l’émergence de tensions sociales et de conflits entre les citoyens, les collectivités, les entreprises et les autorités publiques.

Conflits associés au free mining au canada

Dans les Territoires du Nord-Ouest

À la suite des enjeux suscités par la ruée diamantaire et l’accroissement des activités minières dans les Territoires du Nord-Ouest (T.N.-O.) et au Nunavut dans les années 1990, le Comité canadien des ressources de l’Arctique (CCRA) entreprend la réalisation et la publication de sept rapports de recherche concernant les enjeux miniers. Trois de ces rapports portent spécifiquement sur les enjeux liés à la réglementation minière, notamment les problèmes qu’occasionne l’application du free mining pour les collectivités et pour l’environnement (Barton 1998 ; Bankes et Sharvit 1998 ; Taggart 1998). Le CCRA y explore également des approches de remplacement au free mining, c’est-à-dire des modes d’attribution des droits miniers qui soient davantage respectueux des droits et des intérêts des autochtones et mieux adaptés aux préoccupations sociales et environnementales des collectivités lors des projets de développement.

En 1997, Kevin O’Reilly, alors directeur du CCRA à Yellowknife, et Nigel Bankes, professeur de droit et membre du conseil d’administration du CCRA, soumettent une pétition au vérificateur général du Canada (pétition no 6, Réglementation sur l’exploitation minière au Canada, Bureau du vérificateur général, in Hoogeveen 2008 : 1). O’Reilly et Bankes critiquent le système d’attribution des droits miniers appliqué dans les T.N.-O. ; ils dénoncent notamment le régime du free mining qu’ils jugent incompatible avec les principes du développement durable. En réponse à la pétition du CCRA, le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (AINC), qui est responsable de l’application des lois et des politiques minières dans les T.N.-O., affirme, au contraire, que le régime de droits miniers fondé sur le libre accès, en combinaison avec les nombreux autres règlements applicables, est conforme aux principes du développement durable (in Hoogeveen 2008 : 2 ; voir aussi www.carc.org/resource/petresp.html).

Le CCRA est en désaccord avec l’interprétation du Ministère et continue de presser le gouvernement pour qu’il apporte des changements à la législation. Le CCRA affirme, notamment, que le principe du free mining pourrait contrevenir aux droits au titre territorial des autochtones, car, comme l’avance Hoogeveen « le free mining dépossède les Premières Nations de leurs droits associés au titre ancestral sans aucune forme de consultation préalable » (ibid. : 60). À ce titre, Bankes et Sharvit, qui s’appuient notamment sur la jurisprudence et les cas Sparrow et Delgamuukw, estiment que :

les régimes de free mining constituent une atteinte prima facie au titre autochtone puisqu’ils permettent à une tierce partie non seulement d’avoir accès aux terres ancestrales, mais également d’y acquérir un titre de propriété qui est incompatible avec le titre autochtone.

Bankes et Sharvit 1998 : 91

Cette interprétation semble avoir encore plus de force aujourd’hui, avec les récentes décisions de la Cour suprême du Canada (p. ex. les jugements Nation Haida [2004], Taku [2004] et Mikisew [2005]), qui obligent désormais les gouvernements à consulter adéquatement et, lorsqu’il y a lieu, à accommoder les premières nations avant d’entreprendre des projets de développement sur des terres pour lesquelles elles détiennent des droits ou un titre ancestral. Plus récemment, Bankes conclut d’ailleurs à la nécessité d’abolir les régimes miniers basés sur le free mining :

À mon avis, il existe une incompatibilité fondamentale entre le régime du free mining et la protection constitutionnelle des droits et du titre autochtones. Je crois également que le gouvernement ne peut justifier aucune atteinte à ces droits résultant de cette incompatibilité […] puisque la structure même de la législation minière exclut toute obligation de consultation et d’accommodation.

Bankes 2004 : 319-320

Or, malgré les interventions du CCRA, peu de changements sont survenus dans les T.N.-O. à l’exception de quelques rares exceptions. L’une de ces exceptions concerne l’adoption de la Loi sur la gestion des ressources de la vallée du Mackenzie (LGRVM) en 1998, qui permet d’établir des planifications d’aménagement et d’utilisation du territoire dans les secteurs couverts par la Loi. Bien que ces planifications aient désormais préséance sur les droits miniers, réduisant dès lors la portée du free mining, une seule a été établie en date de 2009 (Kevin O’Reilly, comm. pers., 3 mars 2009). La LGRVM prévoit également la possibilité d’assujettir certains projets d’exploration à des évaluations environnementales et à des consultations publiques (ce qui n’est pas possible dans la majorité des provinces et territoires canadiens). Par ailleurs, certaines nations autochtones des Territoires du Nord-Ouest ont obtenu le contrôle des droits de surface et des droits miniers de certaines parties de leur territoire lors d’accords conclus avec le gouvernement (p. ex. la nation tli’cho). Dans ces cas, les droits miniers peuvent être octroyés avec le consentement des collectivités touchées, notamment par l’entremise d’un système de mise aux enchères ou d’autres conditions plus strictes (partage des revenus, considérations environnementales, etc.). Ces situations demeurent toutefois rarissimes et la vaste majorité des collectivités autochtones au Canada n’a aucun contrôle concernant l’accès au territoire et la propriété des ressources minérales situées sous les territoires traditionnels (pour une analyse critique de la LGRVM et de l’accord entre la nation tli’cho et le Canada, voir Hoogeveen 2008 : 40).

En Ontario

Le libre accès au territoire pour l’exploration minière a aussi donné naissance à des problèmes et des conflits dans le sud-est de l’Ontario au cours des dernières années. Des collectivités autochtones et non autochtones se sont notamment regroupées pour lutter contre l’exploration de l’uranium dans la vallée de la rivière des Outaouais. Près d’une vingtaine de collectivités, dont Ottawa, Perth et Kingston, ont adopté des résolutions afin d’exiger un moratoire sur l’exploration de l’uranium et une réforme du principe du free mining tel qu’établi dans la Loi sur les mines de l’Ontario. Ensemble, ces collectivités représentent plus d’un million de personnes. Elles font valoir que les risques à long terme de l’exploration et de l’exploitation de l’uranium sont trop élevés comparativement aux gains potentiels. Elles se disent également préoccupées par les risques de contamination de l’environnement et des eaux souterraines. Enfin, elles estiment que diverses possibilités économiques, traditionnelles et autres (agriculture, tourisme, villégiature, énergie éolienne, industrie des services, etc.), sont plus appropriées que l’exploitation minière dans cette zone. Toutefois, étant donné que le principe du free mining donne aux compagnies minière un droit d’accès à leurs claims pour faire des travaux d’exploration, du point de vue légal il devient extrêmement difficile pour des citoyens et des collectivités d’interrompre ces travaux. C’est pour cette raison que ce conflit a mené, en 2008, à l’emprisonnement de Robert Lovelace, ancien chef de la Première Nation algonquine Ardoch et professeur auxiliaire à l’Université Queen’s, qui avait manifesté en empêchant une entreprise minière de pouvoir accéder au territoire et à ses claims miniers (pour plus de détails, voir http://www.ccamu.ca).

Un cas similaire est survenu durant la même période dans le nord-ouest de l’Ontario, alors que les membres de la communauté Kitchenuhmaykoosib Inninuwug (KI) s’efforçaient de protéger une partie de leur territoire traditionnel de travaux d’exploration indésirables. Après avoir protesté pacifiquement contre le projet de forage de la compagnie, la communauté KI a été poursuivie par la compagnie junior Platinex, qui souhaitait obtenir une injonction lui permettant de reprendre ses activités de forage, tout en exigeant dix milliards de dollars en dommages (Kerwin 2006 ; Platinex 2006). En mars 2008, six membres du Conseil de bande sont emprisonnés pour avoir refusé de se soumettre à une ordonnance du tribunal alors qu’ils empêchaient Platinex d’accéder à ses claims miniers ; les membres de la communauté souhaitaient protéger ces terres qu’ils considéraient comme faisant partie de leur territoire traditionnel. Le chef et les membres du Conseil sont relâchés dix semaines plus tard, après avoir interjeté appel. En décembre 2009, Platinex accepte de renoncer à ses droits miniers et d’abandonner ses poursuites contre la communauté et contre le gouvernement, en échange d’une indemnisation de cinq millions de dollars (Howlett 2009 ; MNDMF 2009a). Depuis, le gouvernement a retiré ce territoire des terres pouvant faire l’objet d’un claim et d’une exploration minière.

C’est principalement en réaction à ces deux conflits et au développement de la jurisprudence en matière de droits autochtones que le gouvernement de l’Ontario entreprend la réforme de la Loi sur les mines au cours de l’été 2008. La nouvelle loi est adoptée en octobre 2009, bien que de nombreuses dispositions doivent être précisées dans le cadre de règlements à venir (MNDMF 2009b et 2011). La nouvelle loi n’élimine pas le principe du free mining, mais vient le baliser davantage, particulièrement lors de l’étape de l’acquisition de claims miniers et de la réalisation de travaux d’exploration sur les terres privées ou sur des terres pour lesquelles des droits autochtones sont reconnus ou revendiqués :

  • dans le sud de l’Ontario, il ne sera plus possible d’acquérir des droits miniers situés sous des propriétés privées ; les claims et les baux miniers existants resteront actifs jusqu’à leur expiration ou jusqu’à ce qu’ils soient abandonnés;

  • dans le nord de l’Ontario, les propriétaires privés pourront demander au gouvernement de retirer la possibilité d’acquérir des droits miniers situés sous leur propriété ; la décision demeurera à la discrétion du Ministre, en considérant notamment le potentiel minéral de l’endroit désigné;

  • des planifications et des permis seront désormais exigibles avant de pouvoir réaliser certains travaux d’exploration ; les planifications viseront les travaux d’exploration d’intensité modérée, alors que les permis viseront des travaux à impacts plus importants ; les modalités concernant chacune de ces mesures demeurent à préciser ;

  • la consultation préalable des autochtones sera également exigée pour la réalisation des planifications, pour l’obtention des permis d’exploration, ainsi que pour la réalisation des plans de développement et de fermeture de mines.

Malgré ces améliorations, la nouvelle loi n’exige pas d’obtenir le consentement préalable, libre et éclairé des collectivités autochtones et non autochtones avant d’acquérir des claims miniers ou avant d’entreprendre des travaux d’exploration. Elle n’accorde pas non plus la préséance à la planification de l’aménagement du territoire sur les travaux d’exploration minière, pas plus qu’elle n’exige la tenue d’évaluations environnementales complètes, accompagnées de consultations publiques, avant le début de l’exploitation minière. C’est pourquoi plusieurs observateurs estiment que la réforme proposée est insuffisante et qu’il est fort peu probable qu’elle réduise de façon significative les risques de conflits sociaux et environnementaux associés au régime actuel et à l’application du free mining (Carter-Whitney et Duncan 2009 ; MiningWatch Canada 2009 et 2010).

Au Québec

Comme c’est le cas dans le sud-est de l’Ontario depuis quelques années, un nombre croissant de régions et de collectivités du Québec sont aux prises avec des projets d’exploration de l’uranium sans pouvoir les encadrer ou les exclure de leur planification d’aménagement et de développement du territoire. Or, ce sont aujourd’hui plus de trois cents municipalités du Québec qui réclament un moratoire sur l’exploration et l’exploitation de l’uranium (Anon. 2009 ; Anon. 2011 ; CPQMM 2011a ; Saucier 2010). Ces municipalités représentent un bassin de population d’environ 800 000 personnes et incluent la très grande majorité des collectivités les plus directement touchées par les travaux en cours (incluant des collectivités autochtones). Malgré les demandes répétées de ces collectivités, l’exploration de l’uranium y est toujours permise. Les gouvernements locaux et régionaux ont peu de marge de manoeuvre puisque la réglementation actuelle répond, dans une large mesure, à la logique du free mining et à la préséance des activités minières.

L’article 246 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme du Québec est particulièrement préoccupant, puisqu’il interdit clairement aux autorités locales et régionales d’adopter des résolutions pouvant avoir pour effet de nuire ou d’empêcher les activités minières. Dans les faits, l’article 246 retire aux autorités locales et régionales leurs pouvoirs de soumettre le développement minier à la planification de l’aménagement et de l’utilisation du territoire – tel qu’elles le peuvent, à différents degrés, pour les secteurs de la foresterie, de l’agriculture, de l’urbanisme, etc. En d’autres mots, cet article accorde la priorité à la Loi sur les mines et aux activités minières (cette situation risque de fort peu changer avec la nouvelle loi sur les mines présentement à l’étude, sauf pour une petite proportion des territoires municipalisés – voir CPQMM 2012).

Les droits limités des citoyens et des municipalités font également, par exemple, qu’une compagnie minière junior a récemment été en mesure d’entreprendre la relocalisation d’un cinquième de la population de la municipalité de Malartic, dans le nord-ouest du Québec (205 maisons et cinq institutions), avant même que les évaluations environnementales aient été complétées, que les audiences publiques aient eu lieu et que le gouvernement ait accordé les autorisations nécessaires pour la phase d’exploitation minière. Dans ce cas, la Compagnie proposait d’exploiter la plus grande mine d’or à ciel ouvert à faible teneur en minerai au Canada – la première du genre au Québec. Ce projet a suscité des débats importants dans la municipalité, dans la région, voire dans l’ensemble de la province (Ataman 2009 ; Ballivy 2009 ; Francoeur 2009). Le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) du Québec a reconnu que la façon dont le projet minier a été mis en place à Malartic soulève des enjeux sur le plan « éthique et humain » (BAPE 2009 : 48-49 et 113). Le BAPE a d’ailleurs recommandé au gouvernement du Québec de modifier certaines lois afin d’éviter que des scénarios similaires se répètent (ibid.).

Le principe du free mining nuit également à l’établissement d’aires protégées, lesquelles visent généralement des endroits valorisés sur les plans social, culturel ou écologique. Le projet communautaire de réserve de biodiversité Paakumshumwauu sur les terres traditionnelles de la nation crie de Wemindji (Baie James, Québec), auquel j’ai participé de 2006 à 2009, est un bon exemple de ce genre de situation. Pendant près de deux ans, le site du Lac du Vieux Comptoir (Paakumshumwaau) est resté exclu de la zone protégée proposée dans cette région en raison de la présence de claims miniers. Or, non seulement ce site présente des caractéristiques importantes sur le plan écologique, mais il est également hautement valorisé par la collectivité sur les plans social, culturel et historique. L’importance du site a été communiquée à de nombreuses reprises tant aux représentants du gouvernement qu’aux entrepreneurs miniers détenant des claims à cet endroit. Pour tout dire, les fonctionnaires du ministère responsable de la création d’aires protégées au Québec comprenaient l’importance du site et appuyaient le projet. Malgré cela, ni la Compagnie, ni le ministère responsable des mines, en mesure d’annuler les claims concernés, ne semblaient souhaiter répondre favorablement aux aspirations de la communauté. Pour finir, il aura fallu que la communauté déploie des efforts importants (incluant une certaine pression médiatique) pour convaincre la Compagnie d’abandonner ses claims miniers.

Mais c’est sans doute tout le débat autour de l’exploration et de l’exploitation du gaz de schiste qui a mis à jour l’ampleur et la portée des enjeux que posent la Loi sur les mines du Québec et le principe du free mining. En 2010, des milliers de citoyens et des centaines de municipalités de la grande vallée du Saint-Laurent prennent conscience qu’ils ont très peu de recours face à une industrie gazière naissante et qui tente, par surcroît, de s’implanter dans un milieu habité et à vocation agricole. Ce débat a notamment mené à la publication de deux rapports, l’un de la commission du BAPE sur le gaz de schiste (BAPE 2011), l’autre du Vérificateur général du Québec (VGQ 2011), qui observent tous les deux l’inadéquation de la Loi sur les mines du Québec par rapport aux prérogatives municipales en matière d’aménagement intégré du territoire, ainsi que par rapport à certains des principes promus par la Loi sur le développement durable du Québec – notamment les principes d’information et de participation citoyenne, de pollueur-payeur et de protection environnementale.

Outre les cas liés au gaz de schiste, à l’uranium et aux mines à ciel ouvert comme celle de Malartic, de nombreux autres conflits ponctuels sont survenus au cours des dernières années (p. ex. Saint-Camille, Saint-Hippolyte, Pointe-à-la-Croix, Saint-Élie-de-Caxton, Saint-Léon, Schefferville, etc.), qui amènent plusieurs organismes issus de la société de civile à conclure ce qui suit :

Au cours des dernières années, le principe du free mining a provoqué de nombreux conflits et brimé trop souvent les droits des citoyens, des collectivités et des autres utilisateurs potentiels du territoire […] il apparaît évident aujourd’hui que ce vieux principe de libre accès aux ressources du territoire démontre […] des failles, des lacunes et des iniquités qui ne peuvent plus être tolérées.

CPQMM 2011b

C’est d’ailleurs en partie à cause de la multiplication de ces cas que le gouvernement du Québec entreprend de réformer la Loi sur les mines du Québec à l’automne 2009. Deux ans plus tard, la réforme n’est toujours pas complétée et fait l’objet d’intenses débats entre, d’une part, les organismes issus des milieux environnementaux, municipaux et de la société civile, et, d’autre part, les organismes issus des milieux miniers et économiques. Les uns estiment que le projet de réforme actuel ne protège pas suffisamment les droits des citoyens, des collectivités et de l’environnement par rapport à ceux des entreprises minières (CPQMM 2011b ; FQM 2011 ; UMQ 2011) ; les autres estiment que le projet de réforme « va trop loin » et risque de nuire à la compétitivité de l’industrie, voire à sa « survie » (AEMQ 2011 ; AMQ 2011 ; FCCQ 2011). Plusieurs estiment également que l’ensemble de la collectivité québécoise ne retire pas suffisamment de redevances provenant de cette ressource non renouvelable (Allaire 2011 ; CPQMM 2011c ; Parizeau 2011 ; Lapierre 2011). Au moment où le gouvernement du Québec fait du Plan Nord son fer de lance sur le plan politique et économique, et considérant que ce plan est fortement axé sur le développement minier, les enjeux et les attentes sont élevés. Il faudra toutefois attendre plus tard en 2012 – ou lors des prochaines élections provinciales – pour voir comment le gouvernement du Québec décidera de trancher dans ce débat.

Problèmes liés aux compensations financières

Tel qu’indiqué précédemment, le free mining confère des droits significatifs aux entrepreneurs miniers, tout en limitant ceux des collectivités et les pouvoirs discrétionnaires de l’État. Le free mining se traduit également par la forte présomption selon laquelle toute activité minière sera permise si les conditions réglementaires de base sont respectées. Cette situation fragilise le rôle et l’autorité de l’État et l’expose à des risques de poursuites ou à des règlements financiers coûteux s’il décide de restreindre, d’interrompre ou de refuser un développement minier pour des raisons non spécifiées dans la réglementation (p. ex. pour des raisons environnementales et/ou de non-acceptation sociale d’un projet, ou tout simplement pour des raisons que l’État juge d’intérêt public).

Des règlements coûteux entre des gouvernements et des compagnies minières existent d’ailleurs déjà dans le cas d’établissement de nouvelles zones à protéger pour des raisons de conservation de la biodiversité ou pour la promotion d’une économie axée sur le récréo-tourisme. Soulignons, par exemple, le cas bien connu de la mine Cindy Craggy, dans le milieu des années 1990, qui a coûté plus de 140 millions de dollars au gouvernement de la Colombie-Britannique « en prêts, subventions et autres formes d’aide financière » consentis à la compagnie Royal Oak afin qu’elle développe un autre site minier, y compris 29 millions de dollars en compensation financière directe (Hunter 1997 ; McAllister et Alexander 1997). Durant la même période, le gouvernement de la Colombie-Britannique versait quatre millions de dollars en compensation financière à de petits exploitants de gisements de placer expropriés pour créer un parc dans le nord-ouest de la province (ibid.). Ces règlements financiers concernent spécifiquement des cas de perte de droits d’extraction (et non d’exploration) liés à l’établissement de nouvelles zones protégées.

Le cas récent du conflit entre la communauté Kitchenuhmaykoosib Inninuwug (KI) et la compagnie Platinex, en Ontario, jette, pour sa part, un éclairage nouveau sur le type de compensations financières accordées dans le cas d’une compagnie à qui on a empêché de se prévaloir de ses droits d’accès et d’exploration acquis en vertu du principe de free mining. Dans ce cas, le gouvernement de l’Ontario a accepté de verser cinq millions de dollars à la compagnie Platinex dans la mesure où cette dernière renonçait à ses droits d’exploration et abandonnait ses poursuites contre le gouvernement et la communauté autochtone opposée au projet (Howlett 2009 ; MNDMF 2009a). La communauté affirmait qu’elle n’avait pas été adéquatement informée et consultée et que le projet d’exploration était incompatible avec ses droits ancestraux sur le territoire concerné. La Compagnie arguait, pour sa part, que le gouvernement de l’Ontario aurait dû intervenir plus tôt en menant des consultations adéquates, conformément aux décisions de la Cour suprême dans les affaires Haïda [2004], Taku [2004] et Mikisew [2005].

Dans le cas de moratoires sur certains types d’activités minières (l’uranium ou les gaz de schiste au Québec, par exemple), il n’est pas clair si les gouvernements s’exposent à des risques de poursuites et de règlements coûteux. À notre connaissance, ce type de compensations n’ont pas été versées lors du décret de moratoires sur l’exploration et l’exploitation de mines d’uranium en Colombie-Britannique et en Nouvelle-Écosse, au début des années 1980. Ces moratoires sont toujours en place et ont même été renforcés récemment dans les législations de chacune de ces provinces (MEMPR 2009; UEMPA 2009).

Si le gouvernement du Québec a les pouvoirs nécessaires pour décréter des moratoires sur certaines activités minières, il affirme également craindre de devoir conclure des règlements coûteux avec les compagnies à qui l’État a déjà accordé des droits (MRNF 2010). C’est d’ailleurs un argument qu’il invoque dans son refus de décréter un moratoire sur l’exploration et l’exploitation de mines d’uranium (ibid.). Cette crainte est-elle justifiée ? Cela reste à voir. Mais cela souligne justement le fait qu’il est sans doute nécessaire de revoir et de clarifier les cadres actuels de sorte que l’État puisse mieux s’acquitter de ses responsabilités sociales et environnementales, sans craindre de faire l’objet de couteux litiges en cas de refus ou de suspensions de droits miniers accordés en vertu du principe du free mining.

Conclusion

L’application du free mining au Québec et dans plusieurs régimes miniers du Canada permet aux entrepreneurs miniers d’acquérir librement, avec peu de contraintes et à faibles coûts, un droit de propriété sur les ressources minérales du territoire, ainsi que des garanties de pouvoir les explorer et, en cas de découverte, de les exploiter, dans la mesure où certaines conditions minimales sont respectées. Or, les droits significatifs que confère le free mining limitent considérablement les droits des citoyens et des collectivités, voire de l'État, en ce qui a trait au contrôle de l'accès aux ressources du territoire et des conditions de cet accès. Le principe du free mining contribue ainsi à créer un contexte propice à l’émergence de tensions sociales et de conflits entre les citoyens, les collectivités, les autorités publiques et les entreprises. Il s’inscrit aussi en faux avec les principes et les valeurs qui appellent à une protection accrue de l’environnement et des stratégies d’aménagement et de développement intégrés du territoire.

Bon nombre de promoteurs miniers estiment, malgré tout, que « le free mining est la seule façon d’assurer le bon fonctionnement de l’exploration minière » et que l’opposition au free mining « est simplement le fait de ceux qui ne comprennent pas l’industrie minière » (Hoogeveen 2008 : 6 et 56). Pour les promoteurs miniers, le free mining assure un accès facile, peu coûteux et peu risqué aux ressources minières, conditions jugées « essentielles » pour 1) trouver de nouvelles (et relativement rares) ressources permettant de répondre aux demandes de la société, 2) permettre aux petits comme aux grands entrepreneurs d’avoir accès aux ressources d’un territoire (plus grande compétitivité), et 3) réduire les risques liés à l’investissement en garantissant le droit d’exploiter les ressources découvertes, dans le respect de certaines conditions généralement peu contraignantes (Barton 1993 et 1998 ; Hoogeveen 2008 ; Szablowski 2007 ; Taggart 1998). Du point de vue des promoteurs miniers, il est donc difficile d’imaginer un « meilleur » système que celui du free mining. Comme le souligne Barton, « en raison des garanties et des promesses inhérentes au régime du free mining, les entrepreneurs miniers ont des attentes élevées en ce qui a trait à la possibilité de poursuive leurs activités sans avoir à subir des obstructions réglementaires indues » (1998 : 47). Les entrepreneurs craignent donc que des changements au free mining limitent leur autonomie, leurs pouvoirs et leur marge de manoeuvre et qu’ils rendent, de façon corollaire, l’accès au territoire et aux ressources, de même que la transition de la phase d’exploration à la phase d’exploitation, beaucoup plus incertains. Cette incertitude est souvent perçue comme inacceptable sur le plan financier, puisqu’elle pourrait, craignent les promoteurs, rendre le financement de leurs projets beaucoup plus difficiles, voire impossible. La possibilité de faire face à un refus de leurs projets suscite également la possibilité de pertes importantes sur le plan financier si, par exemple, les entrepreneurs sont incapables d’exploiter des gisements découverts, après avoir dépensé des millions de dollars pour des travaux d’exploration et de développement.

Les promoteurs miniers semblent toutefois omettre de reconnaître que le maintien du free mining dans le contexte de la société d’aujourd’hui, qui réclame des modes de développement plus transparents et participatifs, peut aussi engendrer des incertitudes et des coûts importants pour leurs entreprises, sans oublier les risques accrus de coûts sociaux et/ou environnementaux pour la société dans son ensemble. Les cas mentionnés précédemment en témoignent clairement. Ils illustrent bien que le free mining peut provoquer des conflits entre les citoyens, les collectivités et les entreprises, lesquels conflits peuvent retarder, compromettre ou même stopper la mise en oeuvre de projets miniers. Le free mining expose également l’État à des règlements financiers potentiellement coûteux s’il décide d’interdire ou d’imposer des conditions plus strictes, non spécifiées dans la réglementation, à des projets miniers en cours.

Or, comme le rappelle Taggart (1998), la confiance des investisseurs et le succès de l’exploration minière dans une juridiction donnée ne dépendent pas uniquement des régimes miniers en place. Ils dépendent également de nombreux autres facteurs géographiques, politiques et économiques, tels que le potentiel géologique, les infrastructures existantes (transports, énergie, etc.), la disponibilité d’une main-d’oeuvre qualifiée, la stabilité géopolitique, l’approvisionnement en eau, etc. Comme le souligne Taggart :

La confiance de l’industrie minière semble être plus résiliente que les gens de l’industrie voudraient souvent le faire croire. Il est commun que l’exploration minière se fasse dans des pays politiquement très instables et sujets à des problèmes de corruption. Il est donc très difficile de croire qu’une quelconque modification des modes d’attribution des titres miniers… ferait fuir l’industrie minière.

Taggart 1998 : 29

Il existe, par ailleurs, des solutions de remplacement au système du free mining. Parmi celles déjà en place sous une forme ou une autre dans différentes régions du Canada, notons : la planification intégrée de l’aménagement du territoire, avec des zones interdites à l’activité minière et d’autres accessibles sous certaines conditions ; des systèmes basés sur la délivrance de permis qui permettent aux autorités publiques d’autoriser, ou non, certains travaux, ainsi que d’imposer des conditions particulières à différentes étapes du cycle minier; des systèmes d’appels d’offres et/ou de mise aux enchères, qui permettent à l’État d’obtenir davantage en échange de la délivrance de permis ou de titres miniers ; des systèmes s’appuyant sur le consentement préalable, libre et éclairé des populations touchées; etc.[9] La participation de l’État comme copropriétaire de projets miniers, ou encore la nationalisation du secteur minier ou de certaines de ses filières devraient aussi être considérées comme d’autres modèles potentiels (p. ex. la nationalisation du cuivre, au Chili, du pétrole et du gaz, en Norvège, etc.). Il semble donc opportun que les gouvernements et les citoyens des régions où l’on applique encore le free mining considèrent sérieusement ces autres modèles afin que les lois et les politiques minières tiennent davantage compte des droits et des intérêts des populations en matière de choix d’aménagement, d’utilisation et de protection du territoire. Comme l’indique Barton :

S’il est peu crédible d’affirmer que toutes les activités minières sont inacceptables […], il est tout aussi peu crédible d’affirmer que toutes les activités minières sont acceptables si elles sont profitables économiquement, sans égard à d’autres types de considérations.

Barton 1998 : 37, nous soulignons

Campbell conclut, pour sa part, que si le principe du free mining a pu avoir une certaine logique par le passé, alors que l’activité minière se faisait principalement à petite échelle, ce principe apparaît aujourd’hui clairement « anachronique » par rapport aux modes de production industrielle à grande échelle ainsi que par rapport à la montée des valeurs sociales et environnementales dans la société (2004 : 37). Une réforme des lois et du free mining inspirée d’autres modèles nous semble donc à la fois réaliste et nécessaire, et ce, tant pour l’industrie qui cherche à produire les minéraux dont la société a besoin que pour les collectivités directement touchées et la société dans son ensemble.