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La Loi constitutionnelle de 1982, si essentielle pour la reconnaissance des droits autochtones et les revendications qui s’y rattachent, a été mise en place par le gouvernement Trudeau qui souhaitait rapatrier du Royaume-Uni la Constitution canadienne et l’a complétée par une charte des droits et libertés et une procédure de modification de la Constitution. L’article 35 de la Loi constitutionnelle reconnaît les Métis en tant que peuple autochtone sans définir qui ils sont, ce qui mène à différentes interprétations. À l’origine, les Métis regroupent les descendants d’unions mixtes principalement entre les Amérindiennes et les commerçants de la fourrure britanniques ou canadiens-français, et entre les pêcheurs européens et les femmes inuites. Les degrés de reconnaissance des communautés métisses diffèrent selon les gouvernements provinciaux, et nombre de communautés revendiquent être métisses, mais sans succès. Tel est le cas des communautés de Colombie-Britannique qui se déclarent métisses et où le gouvernement provincial affirme qu’il n’existe pas de Métis originaires de cette province. À cause de cette non-reconnaissance, les Métis n’y ont pas le même statut et les mêmes droits que les Métis reconnus officiellement, tels que les Métis des provinces des Prairies et de l’Ontario. Ces droits, tels que reconnus par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, incluent l’exploitation des ressources, les pratiques culturelles et l’autonomie gouvernementale (Canada 1996). Cependant, la majorité des Métis n’ont pas accès aux avantages offerts aux autres peuples autochtones car ils ne sont pas, comme ceux-ci, sous la responsabilité du gouvernement fédéral : par exemple, aucun territoire ne leur est réservé (à l’exception des colonies métisses en Alberta), leurs droits de chasse et de pêche ne sont pas reconnus dans toutes les provinces, de plus ils paient des taxes, et leurs médicaments, hospitalisation, soins dentaires et soins optiques ne sont pas gratuits (Sealey et Lussier 1978).

En outre, même si les Métis de Colombie-Britannique font partie du Ralliement national des Métis[1] (RNM), de nombreux Métis originaires des Prairies estiment qu’il n’existe pas de Métis en Colombie-Britannique. La carte du territoire des Métis présentée par le RNM ne comprend qu’une partie de la Colombie-Britannique (voir www.metisnation.ca). Toutefois, il faut tenir compte du fait que la carte du territoire officiel métis n’est pas définitive : « […] dresser la carte du territoire officiel est difficile, en particulier les frontières. Le RNM et les membres du gouvernement n’ont pas encore officiellement accepté de carte comme définitive » (Greg Taylor, employé du RNM, comm. pers., janvier 2010). À cause de leur ignorance de l’histoire de la Colombie-Britannique, beaucoup de Métis des Prairies considèrent que les Métis issus de cette province sont de faux Métis, ce qui engendre de nombreuses animosités entre les deux groupes. Confrontés à ces obstacles, les Métis britanno-colombiens ont recours à différentes stratégies pour mettre en valeur leur identité métisse et leur culture afin d’être en mesure d’obtenir une reconnaissance officielle.

L’objectif de cet article est de présenter la formulation des discours identitaire des Métis de Colombie-Britannique face à ce manque de reconnaissance de la part du gouvernement provincial et de certaines associations métisses, de dévoiler les différentes stratégies de reformulation culturelle et identitaire mises en place pour mettre en valeur leur culture, mais aussi d’observer le rôle que joue le sentiment de manque de reconnaissance exprimé par ces personnes dans les processus de mobilisation sociale, culturelle et identitaire qui les mettent de l’avant.

Cet article est basé sur des interviews effectuées en 2005 lors d’un terrain d’un mois en Colombie-Britannique dans la vallée du Fraser au sein d’une association métisse locale, la Fraser Valley Métis Association (FVMA). Mon statut d’invitée de l’association a été essentiel pour mon étude mais a toutefois posé problème. D’un côté, j’ai eu le droit d’assister aux réunions et de consulter les papiers administratifs de l’association. Un membre de la FVMA m’a introduite dans la société métisse de Colombie-Britannique à travers des associations comme la Métis Family Services ou le Métis Provincial Council of British Columbia (MPCBC). Comme j’étais dépourvue de contacts et de moyens de transport, je me suis laissé guider par la personne membre de la FVMA que je connaissais, n’ayant ainsi aucun contrôle sur le choix des personnes que j’interviewais. Les résultats de ma recherche ont sûrement été influencés par son choix des personnes à interroger ; néanmoins ce statut d’invitée m’a beaucoup facilité le travail. Sur le plan de la méthodologie, l’analyse qualitative des données primaires se base sur la transcription de dix-neuf entrevues, je me suis appuyée sur des interviews à questions ouvertes. J’ai interrogé douze hommes et sept femmes.

Sur le plan théorique, je m’intéresse au concept d’agency ou d’agencéité issu de l’anthropologie de la pratique (Ortner 2006). Comme son nom l’indique, l’anthropologie de la pratique s’est formée à partir du concept de pratique (ou « praxis ») et de la théorie de la pratique. La pratique correspond à une action ou une activité, ou comme dirait Ortner, « tout ce que les gens font » (Ortner 1984 : 149). Il est possible d’analyser les relations entre l’action humaine et le système en prenant en considération le milieu physique, les acteurs sociaux, les événements, les pratiques, les processus de production historique et de la dimension symbolique. Les anthropologues de la pratique étudient les acteurs individuels et leurs actions pour comprendre le déroulement des événements ou pour examiner le processus inclus dans la reproduction ou la modification d’un éventail de caractéristiques structurelles. Ortner analyse l’action reliée aux choix et aux prises de décisions pragmatiques et/ou aux calculs et aux stratégies actives. Cependant, Ortner conseille également d’étudier les actions effectuées dans le domaine du comportement routinier dans une reproduction systémique, comme dans le domaine domestique où les acteurs reproduisent les activités qu’ils sont habitués d’effectuer sans y penser. Elle présume que c’est dans ce domaine du comportement routinier que le conservatisme d’un système est préservé (Ortner 1984).

Ortner tient compte des réseaux de relations et d’interactions entre les acteurs qui composent la vie sociale. Elle conçoit l’agent comme étant toujours enchaîné à des relations sociales multiples : les relations de solidarité (la famille, les amis, les conjoints, les parents, les professeurs, les alliés) et les relations de pouvoir, d’inégalité et de compétition (le pouvoir, la compétition, la résistance).

L’agencéité est utilisée sur deux domaines de significations. Le premier est « l’agencéité de projet », il correspond à l’analyse de l’intentionnalité et à la poursuite de projet (culturellement définis). Le second est l’étude du pouvoir, la conduite dans des relations d’inégalités sociales, d’asymétries et de force. Cette définition de l’agencéité est pertinente pour la domination et la résistance. Les deux domaines sont distincts mais ne s’excluent pas l’un l’autre.

Ces deux domaines de significations sont reliés. En effet, les désirs culturels ou intentions résultent des différences de catégories sociales et de différentiels de pouvoir. L’agencéité de projet sous-entend, presque toujours et presque nécessairement, des relations de pouvoir internes. L’agencéité en termes de pouvoir est structurée autour de l’axe de domination et de la résistance. Quant à l’agencéité de projet, elle est construite par ce que l’acteur veut et les moyens qu’il va utiliser pour obtenir ce qu’il veut. En outre, le pouvoir et la subordination, mais aussi la résistance, sont utilisés dans la poursuite des projets. Ainsi, le projet et le pouvoir sont reliés par ce qu’Ortner (2006) appelle la structure élémentaire de l’agencéité.

J’opérationnalise ce concept d’agencéité en tenant compte de ses deux composantes : l’intentionnalité et la poursuite de projet. Il existe quatre indicateurs permettant d’établir si une action comporte une intentionnalité : la motivation, l’action préméditée, la prise en considération des conditions sociales et des limites de l’action, les conséquences non intentionnelles des actions. Trois indicateurs signalent qu’une action provient d’une poursuite de projet : le but, la distinction des relations de pouvoir internes ainsi que les ressources et les moyens.

Une action découle d’une agencéité de pouvoir si elle englobe les deux composantes du pouvoir et de la conduite dans des relations d’inégalité sociale. Pour savoir si une action réunit ces deux composantes, il est nécessaire d’identifier leurs indicateurs : les différentes formes de pouvoir accessibles aux individus, leur capacité d’agir, l’influence sur les autres gens et les événements, la maîtrise sur sa vie pour la composante du pouvoir, et la domination et la résistance pour la composante de la conduite dans des relations d’inégalité sociale.

Grâce à ce cadre théorique, je souhaite me rendre compte de l’agencéité de projet et de l’agencéité de pouvoir découlant de la non-reconnaissance du gouvernement provincial à cet égard. Quelles sont les réactions des Métis de Colombie-Britannique face à cette non-reconnaissance ? Essaient-ils de résister d’une manière ou d’une autre à cette non-reconnaissance ? Quels sont leurs projets et processus de résistance ? Quels moyens et ressources ont-ils à leur disposition ?

Conséquences de l’absence de reconnaissance des Métis de colombie-britannique

Les Métis de Colombie-Britannique retracent leurs origines comme remontant aux unions entre Amérindiennes et Européens travaillant dans le commerce de la fourrure sur le territoire de l’Oregon, aux États-Unis, au xixe siècle. Dès 1805, le fort McLeod Lake, construit en Colombie-Britannique, est le premier d’une longue série de forts liés au commerce de la fourrure en Colombie-Britannique (Inkster 2001). Le 25 juin 1846, l’Oregon fut divisé le long du 49e parallèle par le traité de Washington. La partie Sud fut accordée aux États-Unis, tandis que la Grande-Bretagne reçut la partie Nord, qui forme la Colombie-Britannique actuelle.

Dans tous les postes de traite d’Amérique du Nord, les employés de la Hudson’s Bay Company (HBC) et leur famille partageaient tous le même mode de vie tout en conservant quelques différences régionales. Ainsi les postes de la HBC sur la côte nord-ouest du Pacifique, situés dans une zone au climat modéré, se différenciaient des autres postes en développant comme ressources principales, en plus de la traite de la fourrure, l’agriculture et la pêche au saumon. En revanche, ces postes, comme tous les forts, étaient dotés du même type de gouvernance, soumis à la même structure de rang et de classe sociales. À cause de l’absence de femmes européennes dans cette région, les commerçants de la fourrure épousèrent et fondèrent des familles avec les seules femmes présentes sur ce territoire, les femmes amérindiennes. Rapidement une culture du commerce de la fourrure émergea. Les enfants nés et élevés dans ce contexte étaient dotés d’une identité fortement liée au commerce de la fourrure (Pollard 1990).

La population métisse de la côte nord-ouest du Pacifique augmenta non seulement avec les naissances, mais aussi avec les vagues d’immigration. Les commerçants de la fourrure de la Rivière Rouge migrèrent vers la Colombie-Britannique (Jackson 1995). Après les événements de 1869 et de 1885 (voir encadré), d’autres familles métisses des Prairies s’y installèrent également (Evans 1999). Après la Seconde Guerre mondiale et la mécanisation de l’agriculture, de nombreux ouvriers métis trouvèrent du travail dans la pêche, l’exploitation forestière et l’exploitation minière et s’établirent dans la province (MacIvor 2007).

Comme il a été mentionné précédemment, le gouvernement provincial refuse de reconnaître l’existence de Métis historiquement issus de cette province et n’accorde donc pas les droits de chasse et de pêche autochtones spécifiques aux Métis. L’affaire Willison, en 2005, n’a malheureusement pas joué en la faveur des Métis. Le 26 novembre 2000, près de Falkland (Colombie-Britannique), Greg Willison a été arrêté pour avoir chassé un cerf sans permis de chasse provincial. Ce dernier affirmait qu’en étant détenteur d’une carte du statut de métis de la Colombie-Britannique, il avait le droit de chasser pour se nourrir, même sans permis de chasse (Teillet 2005).

Durant le procès de R. v. Willison en 2005, la défense prouva que dès 1776 le commerce de la fourrure incita des Métis à s’établir en Colombie-Britannique et à faire des allers-retours jusqu’à la rivière Rouge. Entre 1810 et la fin du processus de colonisation en Colombie-Britannique, qui s’étendit de 1858 à 1864, les Métis travaillaient le long de la piste de la Brigade de Fort Kamloops jusqu’au Fort Okanagan (qui est situé dans l’État actuel de Washington), en tant qu’ouvriers, guides et interprètes dans le commerce de la fourrure, et pratiquaient un mode de vie nomade ou semi-nomade (Weinstein 2007). À la suite de cette démonstration, le juge Stansfield reconnaissait qu’une communauté métisse historique existait durant cette période en Colombie-Britannique :

[…] pendant 40 à 50 ans, en lien avec le commerce de la fourrure de Colombie Britannique, qui a joué un rôle central dans l’évolution de la Colombie-Britannique d’une région exclusivement composée de communautés de Premières Nations à ce que nous appelons le “contrôle européen”, les Métis étaient en fait des acteurs “indispensables” dans les partenariats économiques autochtone/non autochtone de la Colombie-Britannique. Il serait juste de conclure qu’ils “ont contribué de façon massive” à la pénétration européenne de la Colombie-Britannique.

R. v. Willison 2005, BCPC 0131, paragr. 85, notre trad.

Lorsque la province fit appel, la Cour suprême de Colombie-Britannique revint sur la décision du juge Stansfield. Selon le juge d’appel, seule une minorité de Métis s’était installée pour travailler dans le commerce de la fourrure et avait quitté la région après le déclin du commerce de la fourrure ; il remettait en question le degré de continuité et de stabilité de la communauté métisse dont est issu Willison. Or, la continuité et la stabilité constituent deux critères essentiels pour prouver si une communauté constitue véritablement une communauté métisse historique ou non (Weinstein 2007). Cependant, il faut tenir compte du fait que l’utilisation et l’occupation du territoire traditionnel métis ont connu beaucoup de changements à travers l’histoire métisse. En effet, l’histoire des Métis est marquée par leur nomadisme lié à l’économie du commerce de la fourrure, ainsi que par la dépossession de leurs terres, la désorganisation de la distribution des scrips et leur dispersion lors du processus de la colonisation (Weinstein 2007).

Or, la chasse et la pêche sont au coeur de la culture ancestrale métisse, quelle que soit la province (Légaré 1997). De fait, les Métis de Colombie-Britannique estiment qu’en tant qu’autochtones, ils sont supposés pouvoir exercer leurs droits autochtones de pêche et de chasse, en toute saison, pour subvenir à leurs besoins (AINC 2008[2]).

Cette bataille pour les droits de chasse et de pêche ne se limite pas aux Métis de Colombie-Britannique. Seules les communautés métisses de l’Alberta, du nord de la Saskatchewan et du nord de Sudbury en Ontario ont les mêmes droits de chasse et de pêche que les premières nations. Néanmoins, les Métis du Manitoba, du sud de la Saskatchewan et de la région au sud de Sudbury en Ontario essaient de négocier avec leur gouvernement provincial pour faire reconnaître ces droits. Chaque association provinciale donne des cartes de chasse et de pêche aux Métis de leur province. Elles les encouragent à chasser et à pêcher avec ces cartes. Si une personne métisse est arrêtée pour braconnage ou pêche illégale, l’association provinciale qui les représente les soutiendra en justice. Ces droits de chasse et de pêche dépendent entièrement des accords entre les communautés métisses et le gouvernement provincial ainsi que des résultats des procès portant sur cet enjeu entre le gouvernement provincial et les Métis (Métis National Council 2006).

Les Métis se retrouvent donc dans une structure élémentaire de l’agencéité. En effet, à travers l’agencéité de projet des Métis dans laquelle ils essaient de se faire identifier comme étant originaires de la Colombie-Britannique par le gouvernement provincial, ils réalisent également une agencéité de pouvoir où ils sont dominés par celui-ci et entament une résistance contre lui dans l’espoir d’être reconnu. Les Métis mettent en place une agencéité de projet afin d’obtenir les mêmes droits que les Métis des provinces des Prairies, c’est-à-dire essentiellement des droits de chasse et de pêche autochtones.

Comme ces deux types d’agencéités sont liés, certaines de leurs composantes sont les mêmes. Ainsi, les cours de justice et les associations métisses constituent une forme de pouvoir accessible aux Métis dans le cadre de l’agencéité de pouvoir, mais aussi des ressources dans l’agencéité de projet. De cette manière, les Métis ont résisté contre le gouvernement provincial lors de l’affaire Willison en utilisant divers moyens, par exemple en engageant des avocats et en démontrant qu’il existe des communautés métisses historiques en Colombie-Britannique. Les associations métisses représentent un outil de résistance des Métis, mais aussi un instrument pour réaliser leurs projets. Un autre des moyens utilisés pour la reconnaissance et la résistance est d’inciter les Métis à chasser et pêcher sans permis de chasse ou de pêche mais avec leur carte de statut de métis, en espérant se faire attraper par les autorités et aboutir à un autre procès. Cette incitation peut être considérée comme une action préméditée afin de conduire les Métis à nouveau dans un procès, en espérant être enfin reconnu à l’issue de l’audience. Cet appel à la chasse avec le permis métis peut être aussi vu comme la capacité d’agir des associations ; celles-ci sont si influentes qu’elles arrivent à persuader leurs membres d’accomplir une action perçue comme illégale par les autorités, pour se faire arrêter et poursuivre en justice afin de résister contre le gouvernement provincial.

La conséquence non intentionnelle de cette agencéité de projet est l’échec des Métis dans l’affaire Willison et leur retour à la case départ. Les Métis ne sont toujours pas reconnus par le gouvernement provincial, et le Métis Provincial Council of British Columbia (MPCBC) encourage toujours les Métis à chasser et pêcher sans permis de chasse ou de pêche mais avec leur carte de statut de métis, en comptant sur la possibilité que l’un d’entre eux se fasse arrêter et qu’un nouveau procès soit mis en place.

Problèmes de définition du terme métis

Les associations métisses

Les Métis du Canada sont groupés à travers diverses associations. L’institution métisse la plus importante est le Ralliement national des Métis (RNM) – Métis National Council (MNC). Le RNM est composé de cinq organisations métisses provinciales : le Métis Provincial Council of British Columbia, la Métis Nation of Ontario, la Manitoba Métis Federation, la Métis Nation of Alberta, la Métis Nation–Saskatchewan. Ces dernières groupent diverses organisations régionales et associations locales implantées dans des villes ou des quartiers des grandes métropoles.

Selon Sawchuk, les organisations ethniques contemporaines ont pour but d’obtenir des avantages et avancées économiques et sociales pour leurs membres (Sawchuk 1978). Néanmoins, les membres des associations provinciales et régionales perçoivent aussi ces organismes comme constituant une communauté métisse (Frideres et Gadacz 2001). Ces organisations peuvent accepter ou refuser de donner la « citoyenneté métisse ». Or, le problème est qu’il est difficile d’identifier qui est métis !

Définir le peuple métis, un défi

La définition des Métis en tant que groupe ethnique est problématique car ils ne partagent pas de traits d’identification spécifiques, ils ont différents modes de vie, différentes langues maternelles, font partie de différentes classes sociales et n’ont pas de phénotypes distincts. Alors qu’au xixe siècle la grande majorité était francophone et que seule une faible minorité de Métis parlaient le mitchif[3], aujourd’hui, à cause de l’assimilation canadienne, la majorité des Métis a pour langue maternelle l’anglais, même si certaines communautés parlent le français ou une langue autochtone, ou le mitchif (Sawchuk 1978).

Lors de notre enquête de terrain nous avons constaté que quelques Métis tentent de conserver un mode de vie ou des traditions métisses. Certains sont des citadins, d’autres habitent dans des régions rurales ou dans les communautés métisses. De nos jours, 69 % des Métis résident dans des régions urbaines (Statistique Canada 2006). Il est rapidement devenu évident pendant l’enquête de terrain que la grande majorité des Métis vit de la même façon que les Eurocanadiens. C’est pourquoi, les Métis sont un groupe difficile à cerner et à définir.

Discrimination

Cette diversité au sein des Métis engendre de la discrimination. Il est fréquent que des Métis affirment que d’autres personnes soient des « faux-Métis ». Les communautés métisses de l’Ouest sont réticentes à reconnaître les personnes qui s’identifient comme étant Métis mais qui ne descendent pas des Métis de la Rivière Rouge (Gagnon 2006b). Certains Métis des Prairies considèrent qu’il n’existe pas de Métis à l’extérieur de ce territoire « officiel » (Sealey et Lussier 1978, v. 3). Souvent, des Métis des Prairies, dont certains sont inscrits dans des associations métisses en Colombie-Britannique, considèrent les Métis provenant de la Colombie-Britannique comme des Métis « wanna be », c’est-à-dire des personnes qui veulent être des Métis. Un Métis du Manitoba se moquait d’un Métis de la Colombie-Britannique, affirmant que ce dernier venait non seulement de la Colombie-Britannique, mais qu’en plus il avait un physique « eurocanadien ». D’après lui, ce dernier était la caricature du Métis « wanna be » (un membre de la FVMA, comm. pers., février 2005).

D’un côté, pour s’inscrire dans une association métisse, les Métis de Colombie-Britannique doivent prouver qu’ils descendent des Métis de la Rivière Rouge à travers une généalogie établie par un généalogiste. D’un autre côté, ils doivent démontrer que leurs ancêtres sont originaires de la Colombie-Britannique pour que le gouvernement provincial les reconnaisse. Ces deux démarches sont contradictoires. En effet, si le RNM déclare officiellement que les Métis de Colombie-Britannique ne sont pas de vrais Métis du fait qu’ils ne seraient pas les descendants des Métis historiques de la Colonie de la Rivière Rouge, le gouvernement provincial n’aura aucun mal à nier l’existence de Métis issus de la province, étant donné que la Nation métisse elle-même ne leur accorde pas le statut de Métis. À l’inverse, si le RNM déclare que les Métis de Colombie-Britannique appartiennent à leur nation parce que leurs aïeux provenaient de la Rivière Rouge, le gouvernement provincial pourra toujours justifier que les Métis qui sont sur son territoire viennent de la Colonie de la Rivière Rouge, et non pas de la Colombie-Britannique.

L’imprécision de la définition du terme « Métis »

Le terme « Métis » est caractérisé par son imprécision. Il existe de nombreuses définitions de ce terme. Selon le RNM, une personne métisse est une personne qui s’auto-identifie comme métisse, qui descend de la communauté métisse historique et qui est acceptée par une communauté métisse contemporaine (voir www.metisnation.ca).

Le critère le plus accepté et utilisé pour prouver qu’une personne est autochtone, qu’elle soit amérindienne, inuite ou métisse, est l’autodétermination. Ce critère peut être divisé en quatre éléments : le lien familial ancestral (génétique ou d’adoption), l’auto-identification, l’acceptation de l’individu par le peuple autochtone auquel elle est supposée appartenir et le lien rationnel (par exemple, des contacts fréquents entre la personne et son peuple, son lieu de résidence, ses liens culturels, sa langue, sa religion) [Canada 1996].

La plupart du temps, pour établir si une personne est métisse, le gouvernement fédéral ne tient pas compte de tous ces éléments et se contente de conserver le critère d’auto-identification et celui de l’acceptation de la personne par son peuple. Malheureusement, l’article 35 omet de définir les termes « Métis », « peuple » et « nation », et maintient la définition de « Métis » dans le vague. À cause de cet aspect évasif, c’est au gouvernement fédéral de déterminer quelles communautés métisses sont « vraiment métisses » et par conséquent autochtones. Dans le cadre de ce processus, le gouvernement se tournera de préférence vers la voie juridique plutôt que vers la voie législative (Gagnon 2009).

En 1992, la recommandation 4.5.2. de la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA) déclare :

[…] que toute personne a) qui se présente elle-même comme Métisse et b) qui est acceptée comme telle par la nation métisse à laquelle elle désire être rattachée, en fonction des critères et des modalités déterminés par la nation, soit reconnue comme membre de cette nation pour les négociations de nation à nation et en tant que Métisse à cette fin.

Canada 1996 : 230

Les critères indiquant si une communauté est métisse sont la cohésion sociale, la conscience de soi collective, l’originalité culturelle et une organisation politique efficace (Gagnon 2009).

L’arrêt Powley résultant du jugement R. v. Powley a engendré une autre définition du mot « Métis ». Le procès Powley a jugé Steve et Roddy Powley de Sault Ste. Marie, Ontario, qui avaient été arrêtés pour avoir chassé un orignal sans permis de chasse. Ces derniers affirmaient qu’ils pratiquaient leur droit autochtone de chasse. Le 19 septembre 2001, la Cour suprême du Canada a annoncé que la communauté métisse de Sault Ste. Marie et de ses alentours avait le droit ancestral de chasser pour se nourrir, sous l’article 35(1) de la Loi constitutionnelle (Weinstein 2007). L’arrêt Powley a élaboré une liste censée aider à identifier une personne en tant que Métis ou non. Depuis 2004, les ministères de la Justice du Canada et du Québec ont recours à cette liste. Cependant, seuls les Métis de Sault Ste. Marie répondent aux critères de définition résultant de l’arrêt Powley et peuvent bénéficier des droits autochtones liés à ces indices. Les autres communautés qui revendiquent l’identité métisse ont beaucoup de mal ou ne sont pas en mesure de satisfaire à tous ces critères. Ainsi, la communauté de Colombie-Britannique se revendiquant métisse a perdu l’affaire Willison, car elle ne répondait pas aux critères de l’arrêt Powley. La Cour suprême du Canada déclare que le terme « Métis » s’applique

[…] aux peuples d’ascendance mixte qui possèdent « leurs propres coutumes, façons de vivre et identité collective distinctes de celles de leurs ancêtres indiens ou inuits d’une part et de leurs ancêtres européens d’autre part » et elles doivent faire preuve d’« un degré de continuité et de stabilité » et être rattachées à un lieu précis, vivre ensemble dans la même région, avoir vu le jour avant que les institutions politiques européennes et l’influence des colons soient devenues prédominantes.

Gagnon 2009 : 292

Or, il faut reconnaître que les membres de la communauté de Sault Ste. Marie ne sont pas les descendants de la nation métisse historique de la Rivière Rouge. Cependant cette absence de lien avec la nation métisse historique de la Rivière Rouge, supposée former le vrai peuple métis, n’empêche pas les associations métisses de l’Ouest de reconnaître la communauté de Sault Ste. Marie comme étant une communauté métisse (Gagnon 2006b). Depuis la victoire des Métis de Sault Ste. Marie en 2003, aucune autre communauté métisse n’a joui des droits autochtones. Ce procès a provoqué la judiciarisation de l’identité métisse. Pour avoir une chance de bénéficier de leurs droits autochtones, les communautés métisses sont obligées de démontrer leur existence devant les tribunaux en se basant sur les critères de l’arrêt Powley (Gagnon 2009).

Selon Étienne Rivard (2007), le jugement Powley a mis en place une limite temporelle et conceptuelle pour définir la période la plus ancienne pour laquelle des pratiques culturelles peuvent être reconnues par la constitution (Rivard 2007). Pour les juges, cette époque se situe « avant le moment de la mainmise effective des Européens sur le territoire » (R. c. Powley 2003 : paragr. 18). Cette limite temporelle et conceptuelle imposée fige les cultures autochtones et leurs pratiques dans le temps tout en reniant leur évolution et leur dynamisme (Otis 2004 et Rotman 1997, cités dans Rivard 2007). Toutefois les juges de l’arrêt Powley déclarent qu’une « certaine marge de manoeuvre pourrait être requise pour permettre aux pratiques autochtones d’évoluer et de se développer avec le temps » (2003 : paragr. 45, cité dans Rivard 2007). À cause de cette limite temporelle et conceptuelle, certaines pratiques autochtones importantes sont tout de même perçues comme non authentiques car elles sont apparues après la colonisation, et les cultures autochtones se voient imposer une immobilité (Rivard 2007).

En dépit de ces complications, Powley a eu un résultat positif non négligeable, en effet, la communauté métisse de Sault Ste. Marie qui ne descend pas de la nation métisse de la Rivière Rouge est désormais incluse dans la Nation métisse (Rivard 2007 : 102) :

[…] en raison tout particulièrement de l’immensité du territoire qui est aujourd’hui le Canada, il ne faut pas se surprendre que différents groupes de Métis possèdent leurs propres caractéristiques et traditions distinctives. Cette diversité au sein des groupes métis permet peut-être de parler de « peuples » métis, possibilité que suggère le passage suivant du texte anglais du par. 35(2) : « Indian, Inuit and Métis peoples of Canada ».

R. c. Powley 2003 : paragr. 11, cité dans Rivard 2007 : 102

Toutefois, cette imprécision du terme « Métis » et son impact sur l’application des droits autochtones constituent les conditions sociales et les limites de l’action prises en considération dans l’agencéité de pouvoir des Métis de Colombie-Britannique face au gouvernement provincial.

Différences entre les organisations provinciales au sein du Ralliement national des Métis

Au sein du Ralliement national des Métis, lors des assemblées générales, la Colombie-Britannique et l’Ontario n’ont que cinq sièges chacune, contrairement à quinze pour chacune des provinces des Prairies (un membre de la FVMA, comm. pers., janvier 2005 ; une employée de la branche régionale nord centrale du Metis Provincial Council of British Columbia [MPCBC] et un autre de la Métis Nation of British Columbia [MNBC], comm. pers., février 2008). Seuls les territoires des provinces des Prairies possèdent un réel pouvoir de décision au sein de l’association nationale métisse. Le chef de direction du MNBC a expliqué que cette décision avait été prise dans les années 1990. À l’origine, les trois membres fondateurs du Ralliement national des Métis étaient l’Alberta, le Manitoba et la Saskatchewan. La Colombie-Britannique et l’Ontario se sont ensuite ajoutées à ces trois membres. Comme ces deux organisations provinciales n’étaient pas des membres fondateurs, ces derniers ont convenu que ces organisations auraient quinze sièges quand elles auraient le même nombre de membres métis que celui des organisations provinciales de la Saskatchewan, du Manitoba ou de l’Alberta. Actuellement l’employée de la branche régionale nord centrale du MPCBC citée ci-dessus a affirmé que le MPCBC a le même nombre de membres que l’association provinciale de la Saskatchewan. Ils espèrent bientôt pouvoir obtenir quinze sièges au Ralliement national des Métis. Certains ont l’impression que cette différence est une discrimination de la part des organisations provinciales des Prairies. Ils pensent que ces organisations ne leur accordent que cinq sièges car ils ne les considèrent pas « aussi Métis » qu’eux. Un membre de l’association FVMA déclarait dans une interview qu’il avait l’impression que la Colombie-Britannique et l’Ontario étaient perçues comme des marionnettes (interview avec un membre de la FVMA, février 2005).

Le problème qui prévaut entre les Métis de Colombie-Britannique et le Ralliement national des Métis est similaire à la bataille pour leur reconnaissance par le gouvernement provincial. Le MPCBC ne possède que cinq sièges au sein du RNM, et non quinze sièges comme les associations métisses des provinces des Prairies, et les Métis de Colombie-Britannique sont considérés comme des « wanna be » par de nombreux membres de la Nation. Les Métis se retrouvent à nouveau dans une structure élémentaire de l’agencéité. Ils mettent en place une agencéité de projet pour être perçus comme des Métis authentiques et ils résistent contre le RNM et la majorité des Métis provenant des Prairies. Leur agencéité de projet a pour but d’obtenir le même nombre de sièges au sein de RNM. Les conditions sociales et les limites de l’action que les Métis prennent en considération viennent aussi du caractère vague du terme « Métis » et de son impact sur l’application des droits autochtones, mais aussi de la discrimination au sein des Métis eux-mêmes.

La Revalorisation de la culture métisse

Assimilation des Métis de Colombie-Britannique

Après les résistances de 1869 et 1885 au Manitoba et en Saskatchewan (voir encadré), les Métis de Colombie-Britannique ont acquis une mauvaise réputation. Le pays se développant, le métissage n’était plus tolérable dans une société « civilisée » (Jackson 1995). Selon le site Internet de l’Organisation nationale de santé des Autochtones, les années 1885 à 1930 furent les pires années dans l’histoire des Métis du Canada.

Nous n’avons malheureusement trouvé aucune source sur la situation des Métis de Colombie-Britannique après les années 1870, mais uniquement des ouvrages sur leur histoire (Jackson 1995 ; Evans 1999 ; Inkster 2001 ; Pollard 1990). Jackson affirme que les Métis du nord-ouest de la région du Pacifique se perdirent dans la masse des immigrants ; ils étaient désormais victimes de discrimination et devinrent marginaux. Le développement du Canada les força à faire d’importantes adaptations (Jackson 1995 ; Pollard 1990). Contrairement à ce qu’il en était vis-à-vis des Premières Nations, le gouvernement fédéral n’avait aucune responsabilité envers les Métis (Sealey et Lussier 1975). De plus, le Canada mit en place deux politiques violentes pour assimiler les autochtones de force : les pensionnats autochtones et les Sixties Scoop (Rafle des années 60). Dans le cadre de ces politiques, un nombre important d’enfants autochtones, dont des Métis, furent enlevés de force à leur famille afin, soit les placer dans des pensionnats autochtones lointains durant l’année scolaire, soit de les faire adopter par des familles eurocanadiennes ou les mettre en foyers d’accueil (Inkster 2001). Pour échapper à ces discriminations et à ces politiques d’assimilation ou pour s’intégrer dans la société dominante, un certain nombre de Métis renièrent leurs origines autochtones – voire changèrent leur nom de famille, qui risquait de révéler leurs origines –, ou encore épousèrent des Eurocanadiens et ne transmirent pas leur culture à leurs enfants. Toutefois, de nombreux Métis conservèrent tout de même leur culture. En dépit de ces nombreuses tentatives d’assimilation, la majorité des Métis (essentiellement dans les Prairies) ont toujours su qu’ils étaient des Métis. Un nombre non négligeable de Métis cependant (en particulier en dehors des Prairies) n’ont appris leur identité qu’entre trente et quarante ans, ou même plus tard. Ils découvrent la vérité, soit quand les grands-parents le révèlent, soit en fouillant dans les affaires des grands-parents, trouvant des certificats de baptêmes ou des scrips (voir encadré) [interviews avec trois membres de la FVMA et un employé du MPCBC, janvier 2005].

Après des décennies de dissimulation de l’identité métisse, les personnes qui revendiquent être métisses sont de plus en plus nombreuses. Pour de nombreux Métis, affirmer leur identité métisse après avoir été si longtemps dans l’ignorance représente l’exigence du retour à leurs racines, à leur héritage. Certains Métis, cependant ne voient dans cette nouvelle identité qu’un accès à des avantages auxquels ils n’avaient pas droit en tant que citoyens eurocanadiens (interviews avec un employé du MPCBC, avec deux membres de la FVMA et avec une aînée, janvier 2005).

Reformulation culturelle et les actions des associations

L’association est une ressource essentielle dans la politique métisse et a un impact considérable sur la formulation de leur identité. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’augmentation du nombre et de la puissance des organisations volontaires contribua en partie à l’augmentation de l’identité ethnique parmi les autochtones du Canada (ibid.). Dans le milieu des années 1960, comme la situation économique des Métis du Canada était désastreuse, comparable à celle d’habitants des pays en voie de développement, ils prirent la décision de reformuler et restructurer leur identité ethnique (Sawchuk 1978). Les Métis se sont regroupés en formant des associations provinciales, régionales et locales pour essayer de changer leurs conditions de vie (Frideres et Gadacz 2001). Ces organismes métis sont des groupes d’intérêts. Les associations métisses provinciales et l’association métisse nationale correspondent à des groupes de pression politiques qui représentent les Métis et sont leur porte-parole aux niveaux provincial et fédéral (Légaré 1997).

Non seulement ces organisations métisses sont les acteurs de la politique métisse, mais elles constituent également une communauté métisse urbaine. Dans le cas de la région de la vallée du Fraser, c’est à travers les associations que les Métis peuvent retrouver d’autres membres de leur communauté. Effectivement, les Métis sont éparpillés dans des petites villes, où les Canadiens et les autochtones cohabitent. Sans ces associations, ils ne sauraient pas dans quel lieu se rendre pour rencontrer d’autres Métis. Ces institutions composées exclusivement d’individus du même groupe favorisent l’apparition d’un sentiment identitaire.

Avec la socialisation, l’intention principale des associations métisses en Colombie-Britannique est la reconnaissance de l’existence de communautés métisses historiques, tant par le RNM que par les Métis des Prairies. À cet effet, les associations métisses de Colombie-Britannique mettent en place une reformulation culturelle dans le cadre de leur agencéité de projet.

Processus de revalorisation culturelle

L’emprunt culturel

En Colombie-Britannique, les Métis sont dispersés, isolés et submergés par la population canadienne, ce qui rend le processus de valorisation de la culture métisse plus difficile. En premier lieu, les Métis de Colombie-Britannique, comme tous ceux du Canada basent leur identité métisse sur la culture, l’histoire et les origines familiales (Légaré 1997). Or, comme mentionné précédemment, certains n’ont pas connu leur culture, car leurs parents ne l’ont pas transmise. En outre, il est difficile pour des Métis urbains de pratiquer quotidiennement certains éléments culturels tels que la danse ou les broderies de perles, car ces pratiques ne s’accordent plus avec l’emploi du temps de la population active[4] d’aujourd’hui. Ces traditions deviennent des activités occasionnelles. Seules la chasse et la pêche sont des pratiques qui ne sont pas occasionnelles, car elles permettent aux Métis de subvenir à leurs besoins. C’est à partir des associations métisses que les Métis urbains vont pouvoir rencontrer d’autres Métis, continuer à pratiquer certaines traditions, voire avoir de l’aide pour certaines difficultés économiques.

Une des difficultés rencontrées dans ce processus de reformulation culturelle est le manque d’ouvrages sur l’histoire des Métis de Colombie-Britannique, ce qui amène les Métis à se raccrocher d’abord au folklore et à l’histoire des Prairies pour raviver leurs traditions. En effet, moins dissimulées, les pratiques culturelles métisses dans les Prairies sont restées « plus vivantes ». Selon Jackson (1995), comme les Métis de cette région étaient des pêcheurs, des chasseurs, des guides, des explorateurs qui vivaient essentiellement sur les sentiers de chasse, dans les brigades de transports et les camps, ils ne développèrent pas de « culture matérielle distincte » contrairement aux Métis des Prairies. C’est pourquoi des associations locales métisses organisent des ateliers d’apprentissage du mitchif – qui correspond à la langue de certaines communautés métisses des Prairies –, ou mettent en place un événement estival annuel, appelé Red River West Rendez-Vous alors qu’il a lieu en Colombie-Britannique et qu’une unité de pompiers métis s’appelle les Red River Rangers. Ironiquement, dans l’agencéité de projet des Métis effectuée pour être reconnus en tant que Métis par l’ensemble de la Nation métisse dans le but d’avoir le même nombre de sièges au RNM, les associations métisses de Colombie-Britannique incluent la culture des Métis des Prairies afin que les Métis de Colombie-Britannique aient l’air plus authentiques. Or, comme indiqué précédemment, en se rapprochant des Métis des Prairies au détriment de leur propre culture, les Métis de Colombie-Britannique ne favorisent pas leur bataille pour être reconnus par leur gouvernement provincial.

En plus de devoir s’identifier en fonction de la perception culturelle des Métis des Prairies, les Métis de Colombie-Britannique doivent également définir leur culture et leur identité en fonction des termes utilisés par les « Eurocanadiens », rendant le statut de « Métis » encore plus vague. De fait, les Métis de Colombie-Britannique se retrouvent dans une agencéité de projet qui a pour but de les faire reconnaître comme peuple autochtone, afin d’obtenir les mêmes droits que les Premières Nations. Leur ressource est l’association métisse. Cette dernière a recours à la reformulation culturelle. Dans ce processus de formation culturelle, elle intègre en partie des éléments culturels amérindiens de la Colombie-Britannique à la culture métisse « révisée ». De cette manière, les Métis s’affirment comme culture distincte en opposition à la société dominante canadienne. Il est plus logique de revendiquer sa culture comme étant « amérindienne » plutôt qu’« eurocanadienne » pour exiger des droits autochtones.

Ainsi, lors notre enquête de terrain, nous nous sommes aperçue que les Métis de Colombie-Britannique étaient souvent influencés par la culture amérindienne environnante. En effet, lors du pow-wow de Chilliwak au printemps 2007, de nombreux Métis étaient présents. Les membres de la FVMA avaient pour projet de construire une tente de sudation, qui est une pratique amérindienne et non métisse. Ils ont également mis en place, plusieurs années de suite, un atelier de fabrication de tambours amérindiens. Certains vont jusqu’à accepter et mettre en pratique le cliché eurocanadien selon lequel les Métis vivent comme des « Amérindiens ». Selon Sealey et Lussier (1978, v. 2 : 190) : « Pour eux, être Métis n’était pas suffisant. En mettant l’accent sur leur origine amérindienne, ils étaient en train de renier leur statut unique et, du même fait, promouvoir le pan-indianisme. »

Une des conséquences est que souvent les Métis de Colombie-Britannique se plaignent que les Premières Nations et les Métis des Prairies les considèrent comme des Amérindiens ou comme des Métis « wanna be ». Or, les Métis savent parfaitement qu’ils ne sont pas Amérindiens, mais Métis, originaires de la Colombie-Britannique, et ils sont très fiers de leur distinction et ne veulent absolument pas être confondus avec des Amérindiens par les Eurocanadiens, et encore moins être traités de « wanna be » par les Premières Nations ni par les membres de leur propre peuple. Ils en ont assez d’être perçus comme faisant partie du « problème amérindien » au Canada, de souffrir des mêmes préjugés que les Premières Nations et des mêmes discriminations que les Métis des Prairies (interviews avec deux membres de la FVMA, janvier 2005).

Ainsi, dans l’agencéité de pouvoir, le MPCBC possède une influence non négligeable sur ses membres, sur leur fierté identitaire, mais aussi sur leur définition de la culture et de l’identité métisse. Effectivement, la reformulation culturelle est un élément essentiel dans le cadre de l’agencéité de pouvoir et de l’agencéité de projet. Elle correspond à la capacité d’agir des associations, qui arrivent à remanier la culture et l’identité métisses afin qu’elle s’insère mieux dans les critères eurocanadiens, mais la reformulation culturelle forme aussi les ressources et les moyens utilisés pour obtenir la reconnaissance du gouvernement provincial. C’est pourquoi les Métis de Colombie-Britannique ont intégré des éléments culturels amérindiens de la Côte-Nord-Ouest dans leur processus de reformulation, de manière à se faire percevoir comme une culture autochtone authentique dans le but d’obtenir les mêmes droits que les Premières Nations, ou du moins que les Métis des Prairies. La conséquence involontaire de cette agencéité est la perception des Métis par certains Amérindiens comme étant des « wanna be » et la valorisation de la culture amérindienne au détriment de la culture métisse de la Colombie-Britannique.

Tout comme dans cette structure élémentaire d’agencéité, l’agencéité de pouvoir entre les Métis de Colombie-Britannique et le RNM, ainsi que l’agencéité de projet ayant pour but d’être reconnus comme des Métis authentiques par le RNM et les Métis des Prairies, présentent des similarités. Les associations métisses sont toujours une forme de pouvoir pour les Métis mais aussi une ressource. La reformulation culturelle est aussi une capacité d’agir pour résister contre le RNM et les Métis des Prairies, de même qu’un moyen pour être considérés comme des « vrais » Métis. Comme indiqué précédemment, il y a très peu de livres sur la culture métisse de Colombie-Britannique, et il n’existe pas véritablement de culture matérielle distincte des Métis dans cette province (Jackson 1995), sans oublier que de nombreux Métis ont été assimilés. Pour étoffer la culture métisse de la Colombie-Britannique et la rendre plus authentique, le MPCBC s’inspire des cultures des Métis des Prairies pour organiser ses ateliers culturels, ses fêtes et événements. En obtenant le même nombre de sièges que la Métis Nation-Saskatchewan, le MPBC a une capacité d’agir qui est essentielle dans sa résistance contre le RNM ainsi qu’un moyen important pour obtenir enfin quinze sièges au RNM. La conséquence naturelle de cette structure élémentaire de l’agencéité est la mise en valeur de la culture métisse des Prairies au détriment de la culture métisse de la Colombie-Britannique.

Les adaptations aux anciennes traditions, c’est-à-dire leurs emprunts culturels aux Métis des Prairies et aux Amérindiens, ne signifient pas que leur culture n’est pas authentique. Comme l’affirment Hobsbawm et Ranger (1983 : 8) : « La force et l’adaptation des traditions authentiques ne doivent pas être confondues avec l’invention de la tradition. Là où les anciennes traditions sont vivantes, les traditions n’ont besoin ni d’être ravivées ni d’être réinventées. » Il faut également tenir compte du fait que la culture n’est pas statique mais s’adapte à son environnement. Cette reformulation identitaire permet aux Métis de survivre en tant que groupe qui doit s’ajuster à la situation actuelle. La survie d’un groupe dépend de sa flexibilité.

Cette reformulation culturelle est indispensable, car elle permet de renforcer le sentiment d’appartenance des Métis, et celui d’être acceptés en tant que peuple à part entière par les Canadiens. En effet, les Eurocanadiens affirment souvent que les Métis ne sont pas un peuple à part entière car ils n’habitent pas dans des réserves et vivent comme des Eurocanadiens et non pas de la même manière que les Métis du xixe siècle. De plus, dans toute revendication globale[5] des Autochtones du Canada, ces derniers doivent démontrer en premier lieu qu’ils sont et ont été un groupe organisé (AINC, s.d.). Toutefois, pour les Métis le processus d’affirmation identitaire est ardu car ils doivent se distinguer non seulement de la population canadienne, mais aussi des Amérindiens et même des Métis des Prairies pour prouver qu’ils sont originaires de la Colombie-Britannique.

Les ateliers culturels

Les associations métisses organisent des ateliers culturels, en particulier des ateliers d’apprentissage du mitchif ou d’artisanat, des colonies de vacances ou des rassemblements estivaux. Certaines associations envoient des bulletins d’information et renouvellent leur site Internet chaque mois pour diffuser les actualités associatives. Au sein de l’association FVMA, les dirigeants se sont engagés à mettre en place une bibliothèque sur l’histoire des Métis et de la Colombie-Britannique. Certains weekends, les aînés apprennent aux jeunes à cultiver la terre de façon traditionnelle. Cette volonté de retour au mode de vie traditionnel se retrouve dans les réunions et les fêtes entre autochtones ou les événements regroupant uniquement les Métis (interviews avec trois membres de la FVMA, janvier 2005). Par exemple le Red River West Rendez-Vous, du 7 au 11 juillet 2005, valorisait les traditions par l’intermédiaire de jeux traditionnels, de nourritures métisses (bison, bannock, saumon). Les participants étaient encouragés à se vêtir des habits traditionnels, il y avait des ateliers de musique, de danse, d’artisanat (tissage de ceinture fléchées, fabrication de tambours) et de danse traditionnelle ainsi que des compétitions dans ces domaines, de même que de lancers de tomahawks et de couteaux et du tir au fusil (à la poudre noire).

Les moyens de communication

L’histoire orale a toujours été et demeure un élément fondamental de la culture métisse. Il est vrai que la majorité des Métis connaît les épisodes qui ont jalonné les vies de leurs arrière-grands-parents, arrière-grands-oncles (interviews avec un employé du MPCBC et deux membres de la FVMA, janvier 2005).

Aujourd’hui, en Colombie-Britannique, les Métis utilisent divers moyens de communication pour diffuser leur culture. De nombreux Métis commandent des ouvrages de l’Institut Gabriel Dumont ou de la maison d’édition Pemmican[6]. Il existe également des magazines ou des journaux gratuits exclusivement Métis, tels que le Sash, ou globalement autochtones, une partie du journal leur étant réservée, comme le Kiwetin. Ces magazines décrivent des personnages et événements historiques métis, font de la publicité pour les associations et entreprises métisses, donnent des mots de vocabulaire mitchif et informent les Métis sur les programmes futurs. Outre les journaux, les Métis de Colombie-Britannique réalisent une émission sur une station de radio (The Métis Matters Radio Show sur CFRO 102.7 FM) qui diffuse aussi de la musique traditionnelle. Les Métis utilisent les nouveaux moyens de communication pour transmettre leur histoire et leur culture, et se socialiser.

L’aide et la solidarité

L’association provinciale métisse, le MPCBC, reçoit du financement du gouvernement fédéral et du RNM. Avec cet argent, le MPCBC finance des programmes sociaux destinés aux Métis. Ces programmes sont surtout axés sur l’emploi et la formation professionnelle, l’éducation, la santé et la famille. L’association véhicule aussi des informations concernant des offres d’emploi, de logements, d’assistance légale et d’aide financière urgente. Elle met en place des partenariats avec des entreprises, telles que la firme de pétrole Enbridge, l’entreprise BC Hydro et BC Construction, afin de faire embaucher de plus en plus de Métis. Cela encourage les Métis à se tourner vers leur organisation.

Par ailleurs, durant la période des fêtes ou lorsqu’un membre est dans le besoin, il est fréquent que les associations métisses locales décident d’aider les Métis dans le besoin à travers des récolte de fonds ponctuelles (interviews avec le président de la FVMA et le secrétaire/trésorier de la FVMA, février 2005).

L’esprit de communauté

La famille étendue tient une place importante dans la vie de la communauté métisse. Dans le milieu urbain où les Métis sont plus dispersés et isolés, les associations essaient de remettre en place une communauté, qui servira à élaborer une solidarité sociale. En outre, à travers les associations, les Métis rencontrent des personnes qui ont vécu des expériences et des problèmes similaires, tels que l’alcoolisme, la drogue, la pauvreté, des adolescents déjà parents, la discrimination. Une position marginale donne aux individus l’impression d’appartenir au même groupe (Sawchuk 1978), et des buts et intérêts politiques communs rapprochent les individus. Cela aide à créer un sentiment d’appartenance à une famille élargie.

La Nation métisse a créé l’association Métis Child and Family Services, pour éviter que les enfants soient à nouveau enlevés de la communauté comme lors de la Rafle des années 60. Lorsqu’un enfant métis doit être retiré de sa famille pour une raison quelconque, l’association place l’enfant dans une famille d’accueil métisse. En Colombie-Britannique, la Métis Family Services offre à l’enfant un accès à des ateliers culturels (tels que la danse traditionnelle) et le garde dans un environnement métis. Elle cherche aussi à voir s’il est possible, plus tard, de le réintégrer à sa famille. Ainsi, les enfants ne sont plus déracinés et n’entrent pas dans un environnement totalement étranger.

Le respect à l’égard des aînés est fondamental dans la culture métisse. Les aînés ont un statut spécial dans la communauté et une place importante dans la hiérarchie des associations. Il existe un système où les gens peuvent « adopter un aîné », c’est-à-dire s’engager à s’occuper de lui, le divertir. C’est la communauté qui décide qui est considéré comme un aîné ou pas, non pas en fonction de son âge, mais en fonction de ce qu’il représente. Les aînés sont le lien entre les Métis actuels et la tradition métisse. Par exemple, dans le rapport annuel de 2003-2004 du MPCBC (p. 19), il est déclaré que, pour mettre en place une politique de chasse et de pêche pour les Métis, les employés du British Columbia Métis Assembly of Natural Resources (BCMANR) vont délimiter les endroits où les chasseurs, et en particulier les aînés, chassent, pour élaborer une carte des modèles migratoires et des terrains de pêche et de chasse traditionnels.

Conclusion

La reformulation culturelle est essentielle dans les deux structures d’agencéité élémentaire des Métis de Colombie-Britannique, autant pour se faire reconnaître par le gouvernement provincial que par le reste de la Nation métisse. Cependant, le processus de remise en valeur de la culture métisse n’est pas facile. En effet, il faut d’abord définir quels sont les « éléments culturels métis ». La culture métisse qu’ils mettent en valeur est la culture métisse du xixe siècle, qui est considérée par les Métis du Canada comme la « véritable » culture métisse (Légaré 1997). Le MPCBC s’aide de l’histoire orale, des livres d’histoire sur les Métis, des aînés et des membres continuant à pratiquer les traditions métisses pour déterminer les éléments culturels métis. On emprunte parfois des éléments culturels amérindiens ou provenant de chez les Métis des Prairies pour bien se différencier des Eurocanadiens. Il est nécessaire de se rappeler que l’emprunt culturel est une pratique sur laquelle se sont basés les Métis pour se construire. Ils ont tout d’abord adopté des pratiques européennes et amérindiennes avant de se distinguer en tant que peuple. Ensuite il était important de réadapter ces pratiques au mode de vie moderne. De plus, il fallut la transmettre aux Métis, qui étaient devenus une population dispersée et citadine. Pour diffuser leur culture, ils utilisent des supports modernes (Internet, DVD, émissions de radio et CD).

La socialisation des membres des associations se fait également autour de la culture et des traditions avec les fêtes et événements à thèmes traditionnels et les ateliers culturels. La culture et les traditions sont au centre de la vie associative et sociale des Métis de Colombie-Britannique. Ils souhaitent que cette reformulation culturelle leur permette d’être reconnus comme Métis et d’avoir la possibilité de faire valoir leurs droits autochtones. Cette reformulation culturelle n’est pas une construction superficielle. Elle permet aux Métis de se reconstruire en tant que peuple et de renforcer leur sentiment d’appartenance. Toutefois, ce processus de reformulation culturelle engendre un cercle vicieux. En ne tenant pas compte de l’histoire du commerce de la fourrure propre à la Colombie-Britannique, le RNM et le gouvernement provincial incitent les Métis de cette province à remanier leur culture selon les termes de ces deux institutions. Or, ces termes sont contradictoires. Pour obtenir le statut de Métis, l’association nationale exige que les Métis aient des ancêtres originaires de la Rivière Rouge, tandis que pour prouver leur existence, les Métis de Colombie-Britannique doivent démontrer que leurs ancêtres étaient originaires de cette province (et non pas de la Rivière Rouge). Comment les Métis de Colombie-Britannique peuvent-ils se faire reconnaître par le gouvernement provincial et par les autres Métis comme des Métis « authentiques », tout en conservant leur culture ?