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Je tiens à remercier chaleureusement Recherches amérindiennes au Québec de m’avoir offert une tribune, ainsi que Ghislain Otis et Avigail Eisenberg pour leurs critiques tout aussi élégantes que rigoureuses.

L’obscurité de mon propos est peut-être à l’origine de plusieurs des critiques qui me sont adressées. Si c’est le cas, j’en assume l’entière responsabilité. Ainsi, il ne fait aucun doute à mes yeux que le langage des droits représente un « moyen puissant et légitime » d’obliger l’État à modifier son comportement, ou encore, que le concept d’« identité » – ou encore de « nation » ou de « souveraineté » – est un vecteur de mobilisation politique d’une puissance parfois inouïe. On peut – et on a souvent, et on le fera encore demain – donner sa vie en sacrifice au nom de ces concepts. Cependant, mobiliser l’identité à des fins politiques est une chose, en faire une unité de mesure constitutionnelle de l’existence et de la portée d’un droit en est une autre.

Je ne conteste pas non plus que le recours au référent identitaire, sous la plume des juges de la Cour suprême, participe d’une volonté de légitimer le rapport de forces existant actuellement, comme le démontre brillamment Ghislain Otis ; qu’il a été imposé aux autochtones et non réclamé par eux ; qu’il n’est dicté ni par l’histoire – qui nous enseigne bien souvent le contraire de ce qu’affirment les magistrats – ni par notre héritage constitutionnel.

En fait, mon propre point de vue est qu’une reconnaissance de cet héritage nous permettrait d’accorder aux peuples autochtones du Canada le statut d’acteurs collectifs constituants. À mes yeux, ce constat s’impose, non pas tant en vertu d’un droit abstrait (le droit à l’autodétermination) ou d’un concept politique dont le temps a passablement bousculé le caractère absolu auquel il a toujours vainement prétendu (la souveraineté, autochtone en l’occurrence) que de la nature des rapports politiques et juridiques que le temps a tissés entre les peuples autochtones et les allochtones canadiens depuis la période du contact (Leclair 2006 ; Leclair 2011b).

Il n’entrait pas dans mon intention d’examiner « en détail » la question de savoir si les demandeurs autochtones avaient lieu de se réjouir ou de se désoler des résultats obtenus par le biais de cette instrumentalisation de leur identité. Leur parcours judiciaire, gardons-nous de penser le contraire, n’est pas qu’une longue suite de défaites. En outre, je ne prétends nullement que les « droits » sont à bannir. Je n’entends donc pas jeter le bébé avec l’eau du bain. D’ailleurs, compte tenu de l’enchâssement constitutionnel des « droits » ancestraux et issus de traités – un état de fait et de droit fort probablement irréversible – ainsi que de l’hégémonie du droit dans nos sociétés modernes, loger la différence autochtone dans l’alvéole des « droits » est fort probablement la seule avenue dorénavant possible.

Comme je le dis dans mon article, « au-delà de l’interprétation donnée au paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, j’entend[ais] m’intéresser […] aux caractéristiques les plus saillantes du problème de la saisie, par le droit, et le droit constitutionnel en particulier, de ce qu’on pourrait appeler, de manière générique, la réalité autochtone ». Autrement dit, ce qui m’intéresse, c’est la manière dont le « langage du droit constitutionnel » structure le débat relatif aux rapports entre autochtones et allochtones, ainsi qu’entre les autochtones eux-mêmes.

En ce sens, il est vrai, comme le dit Avigail Eisenberg, que les travers de l’essentialisme, de la domestication et de la manipulation par les élites ne sont pas exclusifs aux revendications identitaires. Ce que je soutiens, en revanche, c’est que le discours constitutionnel n’a pas la même charge symbolique et normative qu’un autre discours, ce dernier fût-il juridique. Il s’agit d’une « arme symbolique » autrement plus puissante, car elle assure au concept enchâssé tout le prestige de son association à la « loi fondamentale. » Ainsi, il est vrai que la Loi sur les Indiens a essentialisé l’identité autochtone. Cependant, dans une société occidentale comme la nôtre, où la Constitution fait bien souvent figure de point d’appui absolu, l’inscription de l’identité autochtone dans la loi fondamentale assure à celle-ci une prééminence et une légitimité dont ne bénéficient pas les autres. Et c’est à l’aune de cette authenticité constitutionnalisée qu’on doit dorénavant prendre la mesure des initiatives législatives relatives aux peuples autochtones. Un jour viendra d’ailleurs où la Loi sur les Indiens sera passée au fil de ce glaive constitutionnel.

En outre, la prééminence des normes constitutionnelles dans la hiérarchie normative emporte des conséquences bien concrètes sur la dynamique des rapports politiques. Certaines parties sont nettement favorisées par rapport à d’autres. Ainsi, bien que les Gitanyow, dont le territoire traditionnel chevauche celui des Nisga’as, puissent avoir une revendication territoriale tout aussi légitime que ces derniers, qui niera que les « droits issus de traités » reconnus à ceux-ci ont eu pour effet de dépouiller la revendication gitanyow d’une grande partie de sa force de frappe, cette dernière ne bénéficiant pas d’un tel statut constitutionnel ?

Bref, l’interprétation donnée par la Cour aux droits autochtones, parce qu’elle s’ancre dans la loi fondamentale du pays, vient donner au discours de l’essentialisme identitaire des lettres de noblesse dont les autres discours ne bénéficient pas. Quant au fait que l’intervention des experts est un phénomène qui prend de l’ampleur en matière constitutionnelle et qu’il n’est pas confiné au contentieux autochtone, je ne peux que le constater. Mais cela ne m’empêche pas de penser que, compte tenu précisément du statut reconnu à la norme constitutionnelle, ce recours aux experts soulève un ensemble de problèmes qui nous obligent à réfléchir à la nature du salut qu’on peut attendre du pouvoir judiciaire (Leclair 2009b).

Ghislain Otis soutient que le travail des juges ne vise pas tant à « exhumer “ce qui était” selon la méthode des sciences sociales » qu’à « affirmer une valeur normative jugée cardinale ». Plus spécifiquement, ce travail serait guidé par « une idéologie néocoloniale » au nom de laquelle les juges chercheraient à promouvoir une redistribution des richesses et du pouvoir entre autochtones et allochtones qui ne remettrait pas en question les acquis essentiels de la colonisation (Otis). Je reconnais qu’il a en très grande partie raison. Abigail Eisenbert va encore plus loin en disant que le raisonnement de la Cour « n’a strictement rien à voir avec la culture » (ma traduction).

On me permettra cependant de retourner contre mes interlocuteurs l’argument qu’ils m’opposent. Je pense qu’on jette le bébé avec l’eau du bain si on limite l’impact du discours judiciaire aux seules finalités subreptices qu’il poursuit, si importantes soient-elles. Il ne fait aucun doute que les justifications avancées importent tout autant que les résultats obtenus ou désirés, avouables ou inavouables. Le droit constitutionnel contribue à légitimer certains discours et à en discréditer d’autres. Pensons par exemple à l’indubitable impact qu’a eu le Renvoi sur la sécession du Québec (1998 2 R.C.S. 217) sur les discours dorénavant tenus par les autorités fédérales et québécoises.

Dire des décisions de la Cour suprême en matière autochtone qu’elles n’ont rien à voir avec la culture, comme le fait Abigail Eisenberg, est pour le moins stupéfiant et dérouterait un grand nombre d’auteurs, et non des moindres, qui en ont fait reproche aux juges. Il ne fait strictement aucun doute que la Cour justifie son raisonnement – néocolonial, si l’on veut – sur la base, du moins en partie, d’une réflexion sur l’identité autochtone. Elle appose donc un sceau de légitimité sur les discours qui réduisent la différence autochtone à sa dimension précolombienne. Je ne dis pas que d’autres discours ne sont pas possibles, mais que leur charge symbolique n’est pas la même.

Peut-être, comme le dit Avigail Eisenberg, que la solution pourrait passer par une plus grande ouverture de la Cour à des discours plus sensés à propos de l’identité autochtone, et ce, par le moyen d’une meilleure consultation par exemple. C’est une avenue possible. Mais mon objection porte sur autre chose. J’estime qu’il est inapproprié – ou trop « risqué », pour faire écho à l’argumentaire d’Abigail Eisenberg – de faire dépendre le sort des autochtones d’une définition substantielle de leur identité dictée par le pouvoir judiciaire, aussi bien intentionné ou informé pourrait-il être. Je serais tout aussi irrité de voir la Cour suprême disséquer l’expression « société distincte » pour y trouver l’essence de ma « québécitude ». Je le répète : « Si la Cour avait préconisé une définition plus politique de la différence [autochtone], … le tracé des frontières entre pouvoirs autochtones et non autochtones aurait été nettement plus facile à réaliser. Il va de soi que cet exercice aurait lui aussi comporté sa part de difficulté, mais il s’agit là d’un type de délimitation que les tribunaux sont accoutumés à faire. »

À tout prendre, je préfère l’honnêteté intellectuelle d’un juge Binnie qui, dans l’arrêt Mitchell (2001), délaissant l’alchimie identitaire prétorienne, a rejeté la demande des Mohawks en reconnaissant que la question en litige ne soulevait pas une question de fait, mais une question de droit (ibid. : 73). Mitchell fondait son droit de faire commerce sur sa qualité de « citoyen non pas du Canada, mais de la Confédération haudenosaunee » (ibid. : 137). Bref, la question était politique et non culturelle. Le juge a conclu que le droit réclamé était « incompatible avec les attributs historiques de la souveraineté canadienne » (ibid. : 163). On peut bien sûr contester cette décision, mais elle a tout de même le grand avantage de ne pas obliger les tribunaux à tenter d’épingler, comme sur le velours d’un présentoir de musée, la quintessence identitaire d’une communauté humaine.