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L’objet de cet article est d’analyser la place que tient Wendake, la réserve de l’unique communauté amérindienne huronne-wendate au Québec. Située dans l’espace urbain de la capitale provinciale, Wendake est l’une des rares réserves autochtones insérées dans la périphérie d’une ville-centre, et elle porte l’empreinte de l’urbanité avec son paysage architectural, son économie, ses habitants et leur mode de vie. Cette urbanité particularise Wendake sur le plan économique et politique par rapport aux autres réserves autochtones. Les rapports entre ville et réserve en tant qu’entités distinctes sur le plan économique et sociodémographique sont au coeur de notre étude. Notre hypothèse est que ce sont des rapports bilatéraux et réciproques qui ont des impacts divers autant sur Wendake que sur Québec. Les effets bénéfiques de cette cohabitation sont visiblement plus nombreux que les effets négatifs et nous tentons de les examiner et de les analyser. Sans prétendre à l’exhaustivité, cet article représente la première d’une série d’études concernant la place des réserves autochtones dans la dynamique régionale urbaine.

Notre démarche méthodologique s’inscrit dans la tradition de la recherche sociologique qualitative. Ainsi, nous nous sommes largement appuyée sur des informations provenant d’entrevues semi-directives effectuées entre 2000 à 2005 avec des autochtones et des non-autochtones et destinées à mettre en évidence des perspectives culturellement variées sur les questions relatives au caractère urbain de Wendake. Ces entrevues font partie d’une recherche plus large entreprise dans le cadre de notre doctorat et qui a pour but de souligner l’importance de Wendake comme pôle touristique à l’intérieur de la ville de Québec. Les entretiens visaient à exposer les perceptions des informateurs concernant le développement socio-économique de Wendake, ainsi que sur l’évolution du paysage architectural dans un contexte de mobilisation identitaire. Également, après une revue des ouvrages spécialisés sur les relations entre Wendake et Québec, nous avons soigneusement choisi les rares renseignements disponibles sur ce sujet afin de dresser un tableau général de la place de Wendake dans la région métropolitaine de Québec. Au cours de plus d’une dizaine de visites durant les cinq dernières années, nous avons pu observer les modifications que l’espace du centre historique de la réserve a subi à la suite des travaux de revitalisation urbaine découlant des démarches d’affirmation identitaire des autochtones du Québec, auxquelles les Hurons (Wendats) participent activement.

Au cours des prochaines pages, nous tenterons de faire la lumière sur l’évolution de la communauté huronne dans son environnement urbain. Le fil conducteur de notre construction scientifique repose sur l’idée que cette urbanité joue un rôle très important dans le développement de la communauté huronne et que ce développement décrit bien le Wendake d’aujourd’hui.

Les villes, laboratoires civilisationnels

Une des caractéristiques inhérentes à la ville est sa centralité. Lefebvre (1992) fait une brillante analyse de la plus profonde nature du fait urbain. Il affirme que la notion de « centralité » est essentielle au phénomène urbain. Cette centralité est à l’origine de l’accumulation de la richesse matérielle ou intangible et est une condition cruciale pour les échanges, tant au sens matériel qu’immatériel ; elle permet l’amplification des contacts et des idées, de la création et des innovations qui, au fond, représentent le moteur du progrès scientifique et de l’épanouissement d’une civilisation. Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, la ville a toujours été un marché dans le sens des échanges et de la consommation (Poëte 1992). La ville est propice à l’épanouissement des arts et de la culture ; c’est là où ils s’accumulent, où ils sont protégés et où ils rayonnent, aujourd’hui comme hier.

Trois éléments ont toujours été fortement concentrés en ville et en font un endroit privilégié pour la production : une population considérable, la présence d’infrastructures et les acquisitions technologiques. À toutes les époques, la ville a généré et hébergé dans son espace les nouveaux savoirs et les nouvelles industries, pour les repousser par la suite et les remplacer par d’autres. Elle oubliera les anciennes, sinon pour les garder en son centre comme des reliques exotiques. C’est le sort des productions artisanales et des industries traditionnelles, et ce sera probablement le sort de ce que nous appelons maintenant les industries de pointe.

Cette centralité qui accumule matière et énergie est vouée à s’autodétruire, à éclater pour se recréer et se démultiplier. L’étalement urbain évoque le passage d’un modèle urbain monocentrique de centre et périphérie à un modèle polycentrique, de plusieurs centres en périphérie. Cette évolution est la conséquence naturelle de la logique de la centralisation qui, concentrant matière et énergie à un point de saturation, explose spatialement pour recommencer le même cycle déjà multiplié.

La ville a aussi toujours été une force et une forme de domination, un instrument universel de colonisation (Coquery-Vidrovitch 1992). Elle dominait auparavant l’hinterland qui lui servait de ravitaillement en vivres et en main-d’oeuvre (Braudel 1979 ; Hohenberg et Lees 1992). Aujourd’hui, elle propage l’urbanité, un mode de vie qui assimile des territoires qu’elle n’a pas encore réussi à engloutir physiquement.

La puissance de la ville-centre s’exprime aussi dans ses rapports avec son hinterland. Fortement influencés et modifiés par la ville, l’avenir et la prospérité des territoires adjacents dépendent de son importance socio-économique. Polèse et Shearmur démontrent, dans le contexte canadien, une tendance à la déconcentration des activités et des populations dans les municipalités situées à moins d’une heure de voiture d’une ville-centre :

L’avenir économique des petites villes et des communautés rurales du Canada est étroitement lié à leur localisation. La plupart de celles qui sont situées dans le voisinage d’un grand centre urbain conserveront sans grande difficulté des niveaux satisfaisants de population et d’emploi. Ces communautés « centrales » sont celles qui profitent le plus, non seulement de la déconcentration industrielle, mais aussi du développement des activités de loisir (tourisme de week-end, résidences secondaires, etc.) et de la poursuite du mouvement de concentration, à proximité des grandes villes, de l’agriculture ainsi que des activités de transformation et de distribution des produits alimentaires (produits laitiers, légumes et productions maraîchères surtout). La plupart des communautés périphériques éloignées des villes-centres évoluent dans un contexte bien différent, et leur avenir est beaucoup plus incertain. (Polèse et Shearmur 2002 : 77)

La ville de Québec et Wendake : deux réalités urbaines

Au Québec, la population autochtone est officiellement constituée d’Amérindiens et d’Inuits[1]. Les autochtones[2] représentent 1 % de la population de Québec (Nadeau et Chrétien 2004) et regroupent une totalité de 82 824 âmes (SAA 2005). Il existe dix nations amérindiennes et un peuple inuit[3], culturellement et linguistiquement distincts, répartis en cinquante-quatre communautés dans différentes aires géographiques et climatiques (Lévesque 2003 : 35) : les Abénaquis, les Algonquins, les Attikameks, les Cris, les Hurons (Wendats), les Malécites, les Micmacs, les Mohawks, les Innus, les Naskapis et les Inuits. Séguin (1998 : 13) classe ces communautés selon leur situation géographique comme étant de type « rural », « forestier », « côtier », « côtier nordique » ou « urbain » et elle ne considère comme urbaines que quatre communautés : Kahnawake, Kanesatake, Mashteuiatsh et Wendake.

Kahnawake et Kanesatake, qui appartiennent à la famille des communautés mohawks[4] au Québec, sont situées à 16 km de Montréal, soit en dehors d’un cadre bâti urbain. Malgré tout, leur proximité avec l’un des axes routiers les plus fréquentés de la région est très avantageuse et joue en faveur de leur développement. Mashteuiatsh, une communauté innue, est située à 8 km de Roberval, ville de petite taille. Tout comme d’autres villes de la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Roberval se situe dans l’armature urbaine des petites et moyennes villes de cette région, sans la présence dominante d’une ville-centre.

Wendake, de son côté, est la seule réserve autochtone du Québec qui s’inscrit dans l’espace immédiat d’un grand centre urbain. Située dans la couronne périurbaine au nord-ouest de la ville de Québec, à douze kilomètres de son centre, la réserve huronne s’insère, d’une part, dans le tissu périurbain en continuité avec elle et, d’autre part, avec l’ancienne municipalité de Loretteville.

Les incidences de l’urbanité sur le développement socio-économique de Wendake

La ville de Québec a une grande importance socio-économique à l’échelle régionale et occupe une place centrale sur le plan administratif et politique de par son statut de capitale provinciale. Elle est aussi la deuxième ville en importance socio-économique au Québec après Montréal.

En raison du rôle de stabilisateur économique joué par la ville de Québec, les conditions de développement socio-économique sont très favorables à Wendake. Québec représente pour la communauté une banque de ressources de tous types : informations, formations spécialisées, outil promotionnel et clientèles diversifiées.

L’infrastructure urbaine de Québec offre aussi un cadre de communication et d’échanges qui profite à la communauté de Wendake. C’est une différence et un atout majeur que ne possèdent pas les autres réserves éloignées. Leur chance de profiter de biens et de services spécialisés, ainsi que des marchés importants qui sont l’apanage de la ville, diminue sensiblement ; cela restreint aussi l’implantation d’innovations dont l’apparition et la distribution spatiale s’étendent toujours par vagues, du centre vers la périphérie (Polèse 1994) :

Un emplacement urbain ou quasi urbain offre aussi à la main-d’oeuvre de la réserve la possibilité de travailler hors réserve dans des milieux habituellement non autochtones. […] Au delà des revenus qui profitent aux familles autochtones, l’emploi dans une économie urbaine non autochtone apporte une expérience de travail précieuse, pouvant servir, par la formation d’une main-d’oeuvre, au développement économique de la réserve. (Loxley et Wien 2003 : 240)

C’est pourquoi l’insertion de la communauté huronne dans les limites de Québec est un fait positif sur le plan économique et sur le plan socioculturel. Ce positionnement central de Wendake est au coeur de la prospérité de la communauté, comme l’affirme Haskan Sioui :

Les avantages de la communauté [huronne], c’est de pouvoir profiter justement des accès aux services. Je vais vous donner un exemple. Ma mère vient de Kawawachikamach, c’est dans le Nord, à Schefferville. Tout coûte cher, l’accès aux services est extrêmement difficile, les hôpitaux ne sont pas situés très près, les docteurs et les infirmières [l’accueil] sont réduits parce que les institutions sont moins performantes. Ici, tout est proche : les hôpitaux, les écoles, les universités, et puis on a accès à de la nourriture qui est abondante. (Entrevue H. Sioui, 2003)

La situation suburbaine de Wendake marque la vie quotidienne des membres de cette communauté, dont plusieurs se déplacent quotidiennement pour aller travailler en ville (Entrevue Réjean Gros-Louis, 2001). Ces déplacements sont très caractéristiques des habitants de la banlieue résidentielle qui dépend économiquement de la ville (Muller 1992). Quoi qu’il arrive, les membres de la communauté peuvent travailler en ville, un espace où l’économie est multisectorielle. Des distorsions sociales, qui peuvent se produire dans de petites et moyennes villes axées essentiellement sur un secteur (p. ex. minier) où la fermeture d’une industrie entraînerait le déclin économique, sont improbables dans le cas de la ville de Québec. En effet, sa taille physique, son économie diversifiée et son importance comme capitale administrative empêcheraient qu’elle connaisse un tel déclin.

Bien que la communauté huronne de 1555 habitants profite de l’économie urbaine, elle développe aussi ses propres activités économiques sur son territoire, lesquelles génèrent des revenus non négligeables. En tant que communauté urbaine, les Hurons harmonisent leur économie avec celle de la ville de Québec pour profiter au maximum des clientèles et des marchés urbains. Les affaires, les finances et l’administration, les commerces, la production manufacturière et le tourisme sont parmi les secteurs les plus développés (tab. 1). Ils génèrent des revenus sur place qui permettent à la communauté de se démarquer de la majorité des réserves autochtones rurales dont l’économie est beaucoup moins diversifiée et généralement dépendante des subventions des gouvernements provincial et fédéral. Les données du dernier recensement démontrent qu’après Kuujjuaq, Wendake est la communauté ayant les revenus les plus élevés, soit 27 405 $ pour les hommes et 19 418 $ pour les femmes (Statistique Canada 2001, cité in Dialog 2006) : « À Wendake le niveau de vie est comparable avec celui des Québécois » (Entrevue R. Gros-Louis, 2001).

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Le fait de posséder le statut de réserve n’est pas sans importance pour l’orientation socio-économique de Wendake. Selon la loi, la réserve est définie comme étant une « parcelle de terrain dont Sa Majesté est propriétaire et qu’elle a mis de côté à l’usage et au profit d’une bande » (Canada 1985). Cette loi donne au conseil de bande un statut d’autonomie relative par rapport à la ville et une plus grande marge de manoeuvre décisionnelle quand il s’agit de choisir l’implantation des industries, le développement des projets, l’aménagement du territoire[5] et le choix des acteurs et des partenaires. Dans la ville, les processus économiques sont fondés sur la concurrence et le libre marché. Les acteurs publics et privés sont plus nombreux, et les rapports très complexes. Le positionnement d’une activité dans l’espace est déterminé par sa rentabilité économique ou par les politiques de développement des autorités publiques. Ces conditions sont naturelles dans une économie capitaliste où le contrôle de l’État est limité. En ville, plusieurs acteurs interagissent : les activités sont basées principalement sur un principe d’efficacité économique et sur le pouvoir financier pour ce qui est du secteur privé ; les activités reposent sur les priorités municipales et gouvernementales en ce qui a trait au secteur public.

Les conseils de bande ont donc davantage de latitude que les instances municipales. L’autonomie relative des réserves donne une plus grande liberté décisionnelle à ses occupants. Elle permet aussi un plus grand pouvoir de contrôle du gouvernement local (le conseil de bande) quant au choix des acteurs et des partenaires. En tant que structures plus petites et relativement autonomes, ces réserves ont plus de flexibilité et de liberté d’action. Cette particularité est significative pour que la disposition spatiale des activités ne suive pas tout à fait la logique du libre marché, mais plutôt une logique de développement communautaire. Toutefois, la réussite des projets communautaires dépend de stratégies diversifiées. Selon Klein et al. (2001), les cas les plus réussis de développement socioéconomique ne reposent pas toujours sur l’implantation des économies externes sur le territoire et ne signifient pas automatiquement un regain social et économique, car souvent l’argent généré par ces économies est « exporté » en dehors des localités et ce n’est qu’une très mince fraction qui profite aux communautés. Ils ne reposent pas non plus sur la simple organisation des ressources propres à la communauté qui, habituellement, sont insuffisantes pour activer une industrie. La réussite des activités locales dépend de la mobilisation la plus large possible des ressources et des acteurs autant internes qu’externes pour mettre sur pied une activité économique au profit de la communauté.

Selon Comeau et al. (2001 : 76),

Globalement on pourrait dire que le développement local tire aujourd’hui sa force de la combinaison de trois dimensions interreliées : la production de biens et de services (dimension économique), l’activité d’une population sur un territoire donné pour qui « vivre ensemble » offre de la pertinence sociale (la dimension sociospatiale) et le « communautaire » comme dispositif local de revitalisation dans une perspective où l’on ne sépare pas l’économique du social (dimension communautaire, c’est-à-dire recouvrant différentes associations). 

Qualification des ressources humaines à Wendake

Pour les Hurons, la ville est à la fois une source et un lieu de perfectionnement de la main-d’oeuvre spécialisée. En raison de la proximité avec la capitale, la communauté dispose d’effectifs très qualifiés qui comblent les besoins sur le plan administratif et sur celui de la gestion :

Je pense qu’on a vraiment une belle expertise. On peut parler du centre culturel, on peut parler du développement économique, bon, on a des gens de communication ; je trouve qu’on a vraiment des gens dans différentes sphères d’activités, ce qui fait que personne, règle générale, n’est sur le terrain de l’autre, puis tout le monde essaie d’amener sa partie au bateau. Puis je pense que c’est un point fort ici dans notre communauté, les gens ont un fort taux d’instruction aussi, c’est d’une importance capitale. C’est juste que, quand on regarde des statistiques, même si on fait le rapport avec les gens de la région de Québec qui ne sont pas autochtones, on a des études qui prouvent qu’on a un plus haut taux de diplômés en moyenne universitaire que les gens de la région de Québec, alors que quand on regarde dans d’autres nations autochtones, c’est loin d’être le cas souvent, parce qu’ils n’ont pas les moyens, mais je pense qu’on a beaucoup d’expertise en place. (Entrevue D. Laveau, 2003)

La ville proche, avec ses facilités et ses loisirs nombreux, joue le rôle d’aimant, surtout pour les jeunes autochtones qui, après avoir obtenu un diplôme, sont embauchés pour combler les postes vacants dans la communauté. Dans les cinq dernières années, le conseil administratif de Wendake a accepté des jeunes pour travailler dans le secteur culturel, en droit, en développement économique, en communication et en relations publiques.

Ce n’est peut-être pas un hasard si plusieurs des personnes interrogées lors de notre étude et résidant à Wendake avaient moins de 30 ans au moment de l’entrevue. Il faut mentionner que l’exode des autochtones des communautés rurales vers les grands centres urbains est considérable. C’est une conséquence de la très grande mobilité des autochtones entre les réserves et entre les villes et les réserves (Norris 2003). « On observe ainsi une circulation continue entre les communautés et les villes, qu’il s’agisse des grandes agglomérations comme Montréal et Québec ou des localités de la Côte-Nord, de l’Abitibi, de Lanaudière, de la Mauricie ou du Saguenay. » (Lévesque 2003 : 31) Au cours des dernières années, l’exode de certains jeunes autochtones vers les grands centres urbains, pour y travailler ou étudier, est en hausse. Compte tenu des services et des loisirs qu’elle offre, la ville devient donc un milieu de vie de prédilection pour la nouvelle génération. En tant que communauté en milieu urbain, Wendake devient un pôle d’attraction pour les jeunes diplômés : Hurons, autochtones appartenant à d’autres nations, et aussi non-autochtones. Ils sont employés surtout dans la fonction publique, dans l’éducation (enseignants) et la santé (infirmières), dans la restauration (serveurs et aide-cuisiniers) et dans les organisations associatives.

C’est un capital humain de jeunes personnes très scolarisées et qualifiées qui investissent l’espace culturel et social de la communauté, dynamisent les rapports communautaires et donnent un avantage à Wendake par rapport aux autres communautés.

Plusieurs des personnes interrogées reconnaissent que la ville les ouvre aux cultures non autochtones (québécoise et canadienne) et, grâce à la forte présence des touristes qui visitent Wendake, aux cultures étrangères. La possibilité de côtoyer régulièrement des non-autochtones permet aux jeunes de comprendre et d’apprendre des autres cultures, de partager la leur, d’échanger et de s’enrichir.

En ce temps de mondialisation, de mobilité accrue et d’échanges accélérés d’informations, d’idées et d’expériences, l’ouverture d’esprit et l’accumulation des connaissances sont des conditions primordiales pour l’avancement sur le plan économique et social et deviennent un enjeu pour la nouvelle génération autochtone.

Ce métissage culturel est très caractéristique de Wendake et donne une saveur cosmopolite à cette collectivité urbaine. Les mariages mixtes contribuent également à l’adaptation et à l’acceptation plus facile d’autrui. Les propos de Line Gros Louis sont très éloquents :

Il y a beaucoup de non-Amérindiens qui restent ici, mais ils sont mariés avec des Hurons. Mon gendre n’est pas huron, mon mari n’est pas huron, alors c’est moins raciste qu’avant, ça c’est sûr. Il reste quand même toujours du racisme, mais ça c’est un manque d’éducation, un manque d’information aussi, des préjugés. Mais les gens sont beaucoup plus ouverts dans l’entourage. (Entrevue L. Gros-Louis, 2003)

Conséquences du métissage sur l’identité huronne

Cependant, une conséquence de ce métissage est la perte de la langue huronne. La ville joue un rôle d’assimilation. Ainsi seulement 15 % de la population mohawk répartie dans les trois réserves du Québec, soit celles de Kahnawake, Kanesatake et Akwesasne, dont deux sont urbaines, parle encore la langue originelle (STAQ 2001 : 16). À Wendake, la langue huronne est une langue qui ne se parle plus depuis le début du xxe siècle (S. Vincent 1995 : 383, cité in Brunelle 2000 : 81). Seuls quelques aînés du village se rappellent encore des dizaines de mots hurons. Cela représente un problème pour les membres de la communauté, qui regrettent de ne pas pouvoir s’exprimer dans leur langue d’origine, le huron, comme leurs confrères d’autres communautés autochtones (Entrevues D. Laveau, 2003, et H. Sioui, 2003) :

J’ai beaucoup à faire avec les nations, avec les autres communautés, puis j’entends les Montagnais parler montagnais, les Inuits, l’inuktitut, les Cris, le cri… Je trouve ça toujours un peu triste de dire : moi je m’exprime en français. J’ai rien contre la langue française, c’est une belle langue que j’aime bien, mais par contre, j’aimerais avoir… je me sentirais plus autochtone d’être capable de m’exprimer un peu [en huron] à tout le moins entre Hurons. (Entrevue D. Laveau, 2003)

Les communautés plus éloignées des grands centres urbains ont eu la chance de sauvegarder davantage leur langue et de conserver également leurs coutumes et leurs traditions. Une reconstitution de la langue huronne est actuellement en cours. Des ethnologues et des linguistes hurons sont en train de préparer un dictionnaire huron-français qui inclura le savoir des aînés, les termes et les mots décrits et conservés par les jésuites et les chercheurs[6] et les emprunts auprès des Mohawks de Kahnawake. La langue mohawk et le huron sont des langues appartenant au groupe des langues iroquoiennes et ont les mêmes racines[7].

La question du métissage trop apparent suscite de vives réactions de la part des membres de la communauté de Wendake. Ce sujet est au coeur des discussions et des débats entre les Hurons, qui ne manquent pas l’occasion de souligner que, même s’ils sont urbanisés et métissés, ils gardent encore leur culture vivante. L’ardeur et la spontanéité avec lesquelles les personnes interviewées abordent la question du métissage révèlent une sensibilité élevée à cet égard. Cette sensibilité n’est pas sans fondement. Souvent, les Hurons sont la cible des feux croisés de questionnements et de discussions à propos de l’« apparentement des phénotypes avec la population canadienne environnante » (Delâge 2000 : 44), autant de la part des non-autochtones visitant la réserve que des autochtones d’autres communautés, qui souvent remettent en question l’identité amérindienne des Hurons en soulignant la perte de leur langue et l’oubli des pratiques ancestrales liées à la vie dans la nature et à la spiritualité autochtone :

Il y en a qui vous diraient que le village huron c’est pas des vrais Indiens, mais, à mon avis, les gens qui ont vécu dans le village ici […] il y a sûrement des gens qui ont encore l’authenticité de leur savoir. Je ne suis pas certain qu’il y ait une grosse différence [avec les autres communautés]. (Entrevue S. Ashini-Goupil, 2004)

Brunelle écrit à ce propos que, tout au long du xxe siècle, les Hurons ont résisté aux nombreuses tentatives d’assimilation de la part de l’État :

Sédentaires, urbains, catholiques et francophones, les Hurons demeurent des Indiens qui refusent l’émancipation. Le statut légal d’Indien constitue une importante barrière à une assimilation totale, puisque la réserve maintient une distinction entre ses habitants et le reste de la population. (Brunelle 2000 : 86)

Selon les dires et les pratiques spirituelles de certains informateurs, les Hurons n’ont pas nécessairement renié leurs pratiques spirituelles ancestrales du fait d’avoir été convertis : plusieurs Hurons ont en effet reconnu qu’ils se sentent plus à l’aise avec la cosmogonie de l’animisme autochtone, plus proche de leur compréhension du monde que de celle du catholicisme[8]. Les discours ont mis en évidence deux tendances de pensée : celle des traditionalistes et celle de ceux qu’on appelle pour la circonstance des universalistes.

Les traditionalistes prônent la pureté de la culture huronne en essayant de la préserver des influences occidentales déjà tangibles dans le quotidien et l’histoire des Hurons. Ils se veulent les gardiens de la spiritualité et du savoir mystique autochtone et essayent de faire un retour vers ces pratiques spirituelles, de rétablir et de redonner vie à la langue et à certaines pratiques culturelles comme les fêtes, les danses et les contes traditionnels (Entrevue Marc Sioui, 2004). Certains parmi eux vont même jusqu’à l’idée du sang pur, trop dilué par les mariages mixtes, et considèrent le métissage racial comme un processus qui doit être freiné pour préserver la pureté raciale, la culture et le statut légal des autochtones. Ce repli est un phénomène commun chez les peuples autochtones et s’exprime parfois avec une nostalgie passéiste « du bon vieux temps ». Pour les Hurons, c’est aussi une suite de la lutte historique contre les politiques étatiques d’assimilation (Brunelle 2002).

De l’autre côté, il y a le discours des universalistes, qui trouvent que le métissage est une conséquence logique de l’évolution de l’humanité et qui considèrent que l’avenir est aux amalgames culturels et raciaux. Ces amalgames sont partie intégrante de la mondialisation, avec sa caractéristique de mobilité croissante des populations :

Ma mère est Écossaise et mon père est Huron. J’ai eu les deux cultures, puis je ne suis pas gênée ; au contraire, ça donne une force, parce que tu peux comprendre ton voisin. Si tu restes dans la pure et dure ligne, tu vas peut-être avoir de la difficulté à comprendre les autres. On est des gens qui habitent la mère terre, on va partir de là, on est tous sur le même point d’égalité. Le Créateur a créé les gens pour habiter la terre, la mère terre, pas pour dire « Toi tu es noir, tu es rouge, tu es vert, tu es jaune ». Il en a fait de différentes couleurs, mais c’est peut-être pour faire des belles couleurs dans le monde. C’est pas pour se séparer. Quand on regarde l’automne, les belles couleurs d’automne, Il a fait des séparations, mais c’est pour faire un beau tableau, puis les gens, c’est pareil. Il faut pas se mettre des barrières puis se dire « Moi je suis pur et je suis le meilleur », parce qu’on va se tromper. (Entrevue L. Gros-Louis, 2003)

Les recherches effectuées en 1991 par la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA) montrent bien l’unanimité dont les peuples autochtones font preuve quant il s’agit de sauvegarder leur l’identité culturelle, qu’ils estiment essentielle à leur existence. La préservation et la valorisation de cette identité constituent donc un objectif primordial à leurs yeux, surtout pour les autochtones vivant en milieu urbain. Ces derniers insistent sur le fait que leur culture distincte n’est pas incompatible avec la vie urbaine occidentale. Selon eux, la solution réside plutôt dans leur intégration au mode de vie occidental tout en s’assurant de la sauvegarde des valeurs traditionnelles plutôt que de subir une assimilation complète et, conséquemment, perdre leur identité. Cependant, cette solution demeure difficilement applicable. En effet, bon nombre d’entre eux admettent avoir traversé une crise identitaire. Certains restent coincés entre les deux mondes, incapables de s’identifier à l’une ou à l’autre culture. Cette ambivalence crée chez eux de nombreuses tensions entremêlées de sentiments d’aliénation. D’autres réussissent néanmoins à adopter certaines valeurs appartenant aux deux cultures. Ils deviennent alors « biculturels » puisqu’ils gardent un fort sentiment d’appartenance autochtone tout en intégrant des éléments de la culture non autochtone (Canada 1996, vol. 4 : 679-694). On retrouve souvent, au fond de cette crise, la quête d’un mode d’existence qui a changé dans l’espace d’une vie humaine, d’un passé perdu, d’une identité bousculée par une rupture intergénérationnelle violente. Ainsi, plusieurs questions existentielles restent souvent sans réponse pour les autochtones qui ont dû s’adapter en une très courte période à la vie moderne. Une évolution qui a pris des millénaires aux peuples européens et qui a imprégné leur histoire autant avec des moments de paix et de gloire que des moments sombres de guerres et d’oppression. Le retour vers la source, vers les racines autochtones, donne un sentiment de stabilité et permet de retrouver son sens dans une quête souvent douloureuse de son chemin, perdu dans une modernité propre à l’Occident.

Il faut dire que pendant de longues années beaucoup d’autochtones ont vécu avec un lourd complexe d’infériorité, préférant cacher leur identité quand l’occasion se présentait (Iankova 2005). Toutefois, depuis les deux dernières décennies, on remarque une effervescence, une véritable renaissance culturelle et économique autochtone (Proulx 2005). Cette prise en main aide les premières nations à retrouver leur fierté.

Les Hurons de Wendake, habitués à côtoyer d’autres cultures depuis des générations, sont moins atteints par cette crise identitaire. Un des indicateurs indirects de ce fait est le bien-être social et économique de la collectivité, laquelle témoigne d’une adaptation évolutive à la culture dominante s’étalant sur une période de quelques siècles. En fait, nos répondants reconnaissent « avoir moins de problèmes sociaux, d’alcoolisme, de suicides et de délinquance dans la réserve, en comparaison à d’autres communautés » (Entrevue I. Picard, 2004).

Wendake, capitale amérindienne

Si la communauté se démarque aujourd’hui par une hétérogénéité ethnique, il est à noter que c’est une tradition dont les racines remontent au xixe siècle, car Wendake a toujours été une terre d’accueil pour les diverses populations amérindiennes. L’historien Jean Tanguay parle « de la présence à Lorette [Wendake] de Micmacs, de Malécites, de Montagnais [Innus], retracée dans les archives. Wendake était un lieu de rencontre tout comme l’était Pointe-Lévis, l’endroit où les Amérindiens se rassemblaient au xixe siècle pour obtenir les présents du roi » (Entrevue J. Tanguay, 2001).

Cela peut s’expliquer par la proximité de la capitale, laquelle a permis à Wendake de se créer, au fil du temps, une place particulière comme centre culturel de toutes les nations amérindiennes du Québec. La réserve de Wendake « a toujours été un centre de ralliement de tous les peuples amérindiens qui, pour des raisons politiques, culturelles ou économiques devaient se rendre dans la capitale » (Noël 1996).

Aujourd’hui, Wendake est devenue un centre administratif pour les autochtones du Québec. Cette centralité s’exprime surtout par la concentration, sur le territoire de la réserve, de sièges sociaux, culturels et politiques importants pour les premières nations du Québec, comme l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL), la Société touristique des Autochtones du Québec (STAQ), le Conseil d’éducation des Premières Nations, l’Institut de développement durable des Premières Nations du Québec et du Labrador (IDDPNQL), l’Association d’affaires des Premiers Peuples (Lamontagne 1996 ; Lévesque 2003). C’est ainsi que Wendake émerge comme un centre décisionnel autochtone sur le plan politique. Mario Polèse (1994 : 197), se référant à Paul Claval (1992), affirme que l’espace est un lieu de pouvoir politique et économique : « Le fait d’être la capitale d’un pays n’est pas sans importance. Les réseaux de pouvoir et d’influence sont sensibles à la distance, comme les autres flux. Mieux vaut être près que loin. » La proximité immédiate d’institutions politiques provinciales siégeant à Québec favorise l’installation de leurs homologues autochtones à Wendake. La concentration d’infrastructures à vocation sportive, ludique et entrepreneuriale (notamment des salles de rencontres et de conférences) fait de Wendake un endroit de choix pour les visites d’affaires ou les congrès. Son emplacement géographique rend naturelle la place centrale qu’elle occupe, comme l’indique ce commentaire de Serge Ashini-Goupil :

C’est la capitale des Autochtones du Québec sur le plan politique. Il ne faut pas penser que Wendake est seulement un spot dans la ville de Québec ; Wendake est un point important de la ville de Québec, qui, à mon avis, se compare avec elle au niveau politique. (Entrevue S. Ashini-Goupil, 2004)

Une autre tendance à noter – conséquence de l’importance politique croissante de Wendake – est que l’élite politique de l’administration provinciale et municipale prend Wendake de plus en plus en considération lors d’événements importants. Selon le sénateur Aurélien Gill, c’est le témoignage d’un respect mutuel qui grandit entre voisins autochtones et non autochtones. Les autochtones participent dorénavant aux forums, aux sommets et aux congrès de portée internationale ayant lieu à Québec, par exemple le Sommet mondial du développement durable en 2002. L’interprétation des habitants de Wendake à propos de cette attention particulière de la part du gouvernement est différente. Selon Serge Ashini-Goupil, la présence des Hurons à ces événements d’envergure est incontournable, car le territoire de leur déroulement est sur un sol originellement huron, selon les membres de cette communauté.

Au niveau politique, les principaux intervenants gouvernementaux s’aperçoivent qu’ils n’ont pas le choix d’inviter les Premières Nations, soit le village huron, à ces événements parce qu’on est sur le territoire des Hurons. Donc, c’est intéressant la place que la communauté huronne prend ici au niveau politique – pas rien qu’en étant un joueur parmi les autres, mais un joueur important, et pas rien qu’au titre d’arrondissement. C’est vraiment un joueur qui va être là. (Entrevue S. Ashini-Goupil, 2004)

Cela reflète la nouvelle orientation des politiques gouvernementales des dernières décennies en éducation, en économie et en culture. Il s’agit de réserver une place importante aux autochtones, de souligner leur présence dans la mosaïque multiculturelle du Canada et du Québec et de rendre hommage à leur apport à l’histoire et à la culture du pays. Cela représente aussi une réponse à l’intérêt marqué de la part de la communauté internationale pour les premiers peuples du Canada.

Urbanisation et industrialisation à Wendake

Grâce au voisinage de la capitale, l’histoire de la communauté a été bien documentée au cours des siècles, notamment par les jésuites et l’administration royale[9], une documentation riche qui contribue actuellement à la reconstitution de la langue et des traditions huronnes, ainsi qu’à l’acquisition des droits d’exploitation de territoires ancestraux. C’est le cas du secteur Tourilli dans la réserve faunique des Laurentides et d’un autre secteur dans le parc Jacques-Cartier, lesquels ont été alloués aux Hurons par le gouvernement provincial, en cogestion avec la SEPAQ[10], pour une exploitation touristique et de jardinage forestier. Ces territoires étaient jadis investis par les Hurons et sont maintenant réutilisés autrement par eux. Au lieu de la chasse et de la pêche de subsistance ou commerciale, ces territoires sont maintenant exploités pour des nouvelles industries soutenant le développement durable.

L’usage de ces espaces naturels est aussi une sorte de compensation à l’urbanisation de l’environnement des Hurons.

Les Hurons qui habitent l’actuelle réserve indienne de Wendake se sont établis dans la région de Québec il y a un peu plus de 350 ans. Les premiers Hurons à venir s’établir à proximité des établissements français le font peu de temps après l’ouverture de la mission de Sillery en 1637. Depuis que les jésuites avaient ouvert cette mission pour la conversion des « Sauvages » de la Nouvelle-France, Sillery était devenu un endroit de prédilection pour bon nombre d’Amérindiens de différentes nations alliées à la Couronne française. On retrouve également à Sillery des Algonquins, des Montagnais et quelques Abénaquis.

À cette population viennent se joindre en 1650 les « rescapés » de la Confédération huronne, après la destruction des villages de la Huronie en 1648 par les Iroquois.

Les jésuites, les religieuses hospitalières et les ursulines accueillent d’abord sur leurs terres de Beauport certaines familles catholicisées. Les Hurons vont demeurer pendant huit mois dans l’enceinte de Québec, à proximité de leurs monastères. En 1651, les Hurons se retirent sur l’île d’Orléans. La population huronne à la fin de la même année est estimée à 600 personnes. Ils y demeurent jusqu’en 1657. Se réfugiant derrière les murs de Québec en raison des constantes menaces de la part des Iroquois, ils y resteront jusqu’à 1667. Après un bref passage de quelques mois à Beauport, les Hurons se sédentarisent finalement dans la seigneurie de Sillery. En 1673-1674 ils se déplacent progressivement vers l’ancienne Lorette où ils se fixent pour plus de vingt ans. Finalement, en 1697, les Hurons se déplacent plus haut sur la rivière Saint-Charles, sur le site de la Jeune Lorette (l’actuel Wendake) [Tanguay 2000 : 1-4].

Agriculteurs traditionnels, au cours des xixe et xxe siècles, les Hurons furent obligés de changer leur mode de subsistance, passant progressivement de l’agriculture à la chasse et la pêche, à la production artisanale et aux industries urbaines (Delâge 2000 : 42). Cette industrialisation est directement reliée au processus d’urbanisation de la région, à la densification démographique et à l’épuisement graduel des ressources naturelles (terres arables, forêts et gibiers), autant de facteurs ayant fait perdre leurs moyens de subsistance traditionnels aux Hurons (Paul 2000 : 18). Plus tard, au milieu du xixe siècle, l’artisanat sera industrialisé grâce à la demande accrue du marché proche que représente Québec et à l’importation de peaux de l’étranger, laquelle permettra une production à plus grande échelle (Tanguay 2000 : 11). La production manufacturière de cuir deviendra l’économie principale de Wendake à l’aube du xxe siècle.

Au cours du xxe siècle, en empruntant et en utilisant le savoir-faire huron, des manufacturiers non autochtones reprendront les productions des Hurons dans les municipalités avoisinantes de Saint-Charles, Saint-Émile et Loretteville, ôtant ainsi au village huron son hégémonie dans ce domaine (Savard 2005). Une raison principale du déclin de cette activité à Wendake est l’« extrême petitesse » du territoire de la réserve qui ne permet pas l’expansion des entreprises et fait perdre son leadership à Wendake, au profit de Loretteville. Toutefois, comme le souligne Savard, l’industrialisation des productions traditionnelles a permis à la communauté huronne d’atteindre un niveau de prospérité peu commune dans une réserve amérindienne aux xixe et xxe siècles (ibid. : 76). C’est ainsi que Wendake va être touchée et intégrée économiquement dans le processus du passage progressif de la ruralité à l’urbanité de la région de Québec.

Paysage urbain né du choc des cultures

Aujourd’hui, l’insuffisance d’espace à habiter est indiquée comme un point négatif, dû au fait d’être si près de la ville de Québec qui a progressivement « avalé » la communauté de Wendake, laquelle habite aujourd’hui un territoire de 1,46 km2 et se trouve ainsi incluse physiquement dans ses limites. Cet étalement de Québec a fortement influencé le paysage architectural de Wendake. Pierre Larochelle soutient la thèse que la structure morphologique du village huron résulte du choc des cultures autochtone et européenne. Le Vieux-Wendake a une organisation spatiale unique :

La forme urbaine dérive du mode proprement iroquoien de penser le village et d’occuper l’espace tandis que les formes architecturales appartiennent à des types importés en Amérique sous le Régime français. La structure du tissu urbain du Vieux-Wendake met en évidence une logique sociale de l’espace qui témoigne d’un mode de vie et de valeurs propres à la tradition huronne-wendat. L’orientation commune des maisons témoigne par exemple de la relation spirituelle qu’entretient la communauté huronne-wendat avec la nature. De même l’absence originelle de lotissement correspond bien à la notion de propriété collective du sol chez les Hurons. (Larochelle 2002 : 48)

Ce mélange des cultures est surtout visible dans la vieille partie, le coeur du village huron. Les ruelles étroites et tortueuses témoignent des moyens de transport de l’époque. Une organisation spatiale qui se démarque de la morphologie suburbaine de Québec conçue en damiers avec une largeur de rues supérieure à celle du secteur central de Wendake.

C’est pourquoi Larochelle écrit :

Le Vieux-Wendake a une valeur patrimoniale exceptionnelle, même s’il ne correspond pas à la notion traditionnelle d’« arrondissement historique », où l’on retrouve habituellement une concentration d’édifices remarquables pour leur intérêt esthétique historique ! (ibid. : 47)

Toutefois, l’architecture des maisons unifamiliales rend le paysage de Wendake peu distinctif par rapport à la banlieue avoisinante, selon Pierre Labrie (comm. pers. 2003). Cette apparence, au tournant du xxie siècle, « d’une réserve où fort peu d’indices vous indiquent que vous êtes en territoire indien » (Bousquet 1996 : 537) est au coeur du projet huron de la mise en valeur du Vieux-Wendake qui avait été conçu dans les années 1990 et fut exécuté entre 2002 et 2005. Ce projet a pour but de moderniser le paysage, notamment par l’enfouissement des fils électriques, mais aussi d’embellir et de « wendatiser » l’environnement, de le rendre différent non seulement des voisins de Loretteville et de Québec, mais aussi des autres réserves autochtones (Nation huronne-wendat, 1999). Dans les discours entourant ce projet ressort souvent une comparaison, une fascination sincère à l’égard de la restauration et de la mise en relief de l’architecture du Vieux-Québec pour souligner son caractère unique. La restauration de ses remparts et des maisons historiques, l’utilisation de la signalisation touristique et routière pour la gestion des flux touristiques motorisés et piétonniers, l’utilisation de babillards old fashion qui s’inscrivent dans le paysage constituent une source d’inspiration pour l’aménagement du centre historique du village huron.

Photo 1

À Wendake, la signalisation routière est en français et en huron

(Photo Katia Iankova, 2004)

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La sauvegarde et la restauration de leur propre patrimoine sont réalisées dans une mise en perspective évolutive qui rejoint l’idée de Lainé qui, en 1980, écrivait :

Sauvegarder suppose parfois réhabiliter le sens des valeurs passées, transformer, muter, faire à nouveau… Promouvoir les valeurs précédentes et les compléter sans les trahir ou les dégrader par les apports nouveaux issus des modes du présent. (Lainé 1980 : 142)

Dans le centre historique, le mariage de la modernité et des traditions est palpable. Des matériaux contemporains et des techniques découlant de la tradition européenne sont utilisés pour réanimer les légendes, les symboles, les couleurs propres à la culture huronne. Le pavage en mosaïque multicolore dessine des motifs floraux et géométriques inspirés des wampums hurons. L’investissement symbolique du paysage avec des emblèmes hurons (tortue, tournesol, maïs) incrustés dans le pavage, le logo de la communauté sur les pancartes d’information touristique et l’usage des noms de rues autochtones qu’on peut remarquer sur la signalisation routière donnent une singularité au centre. La conception architecturale de l’hôtel-musée[11] près de la chute est tirée elle aussi du patrimoine intangible huron. Ce musée reproduit l’image de la fameuse légende huronne du serpent géant « avec une longue crinière en flammèches, […] des écailles argentées brillantes […] et une gueule armée de dents semblables à des baïonnettes » (Tehariolina 1995 : 262). L’originalité du centre de Wendake depuis les opérations d’aménagement témoigne d’un plan bien réfléchi qui rehausse l’esthétisme du cadre bâti et augmente pour les visiteurs l’attractivité du centre historique. C’est une technique classique quand une municipalité veut développer le tourisme et attirer des investisseurs importants pour renforcer l’économie de la communauté.

Ce processus de patrimonialisation, comme l’écrit Laplante (1992 : 57), est d’abord et surtout « au profit des héritiers, de ceux qui ont reçu une culture en héritage et veulent se souvenir ». Différente mais apparentée au processus de sacralisation touristique de l’espace, orientée vers les étrangers « qui ne disposent pas des connotations […] pour comprendre et apprécier les réalités qui les entourent » (ibid. : 57), la patrimonialisation de l’espace historique de Vieux-Wendake a tout de même pour but d’exposer aux Hurons et aux visiteurs l’essence de la culture, de l’âme autochtone huronnes. Ce processus de patrimonialisation de l’espace historique de Wendake est particulier : il s’agit non pas de restauration ou de réhabilitation d’un patrimoine caché, oublié, perdu, mais d’une véritable construction d’une identité moderne inspirée du passé, d’un héritage reconstruit, remodelé, modernisé qui deviendra à son tour la référence culturelle de la nation huronne pour les prochaines générations.

En conclusion de son étude sur le tourisme et l’authenticité chez les Abénaquis d’Odanak, Gauthier écrit :

Mais cette authenticité de la culture et de l’identité se confronte à la question plus complexe du métissage. Ce dernier est tantôt revendiqué, tantôt défavorisé. Ce qui frappe à Odanak, c’est l’originalité de l’appropriation spatio-culturelle. En effet, peut-être dû à la petitesse de la superficie géographique que le gouvernement leur octroie et en raison de l’expropriation de leur territoire d’origine, les Abénaquis ont choisi de se créer un microespace culturel, en l’occurrence le nouveau Musée des Abénaquis, dans lequel s’incarne une identité abénaquise jugée authentique, du moins chez une partie de la population. (Gauthier 2004 : 113-114)

Le même processus, mais à une échelle spatiale plus large, englobant la partie centrale de la réserve, est observable à Wendake. Les Hurons refont un espace qui met en relief leur culture, leur passé réinterprété pour créer un paysage vital investi autant par la tradition que par la modernité.

Avec l’aménagement du Vieux-Wendake, les politiques publiques sont orientées vers l’embellissement et la consolidation du coeur de la réserve en tant que pôle touristique important. L’idée est de présenter un territoire marqué et investi symboliquement pour le rendre plus attrayant et ainsi aider les commerçants locaux à « se greffer dans ce projet », comme l’explique Réjean Gros-Louis, pour tirer meilleur profit des flux touristiques qui doivent augmenter dans les années à venir. Ainsi, le projet de la construction de l’ensemble hôtelier et du musée augmentera sensiblement le nombre et la diversité des infrastructures touristiques. Il sera conceptuellement entretenu dans le même style et consolidera sans doute le Vieux-Wendake comme pôle touristique central dans les limites de la réserve.

L’aménagement du Vieux-Wendake a été amorcé en 2002 dans le cadre du plan directeur d’aménagement du Conseil de la Nation. Les travaux réalisés sur le boulevard Bastien, y compris l’enfouissement des réseaux câblés, ont fait l’objet d’ententes diverses avec les gouvernements du Canada et du Québec de même qu’avec la Ville de Québec et les compagnies de services publics. La maison Tsawenhohi, l’église et son parvis ont retrouvé un lustre remarquable et peuvent maintenant être considérés comme les joyaux du Vieux-Wendake[12].

Photo 2

L’église Notre-Dame-de-Lorette dans le Vieux-Wendake

(Photo Katia Iankova, 2004)

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Photo 3

Les pavages des trottoirs rappellent des motifs de wampums

(Photo Katia Iankova, 2004)

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Avec les démarches de la patrimonialisation du Vieux-Wendake, cet espace réinventé en périphérie est encore une preuve de cette vague de transformation de la ville contemporaine qui devient de plus en plus une mosaïque des espaces ludiques, réservés à la culture, à la récréation et au divertissement. Matérialiser et incorporer dans le paysage urbain un héritage historique, un patrimoine culturel intangible est, à notre sens, assez particulier et inhabituel à voir comme exécution artistique d’aménagement touristique observable à Wendake.

Photo 4

Les mosaïcultures créées en 2004-2005 au coeur de Wendake : structures métalliques en trois dimensions remplies de terre et plantées de végétaux qui représentent les animaux de quatre clans de la nation huronne, soit la tortue, le loup, le chevreuil et l’ours

(Source : www.wendake.ca)

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Conclusion

Comme nous l’avons vu, certains aspects liés à la situation urbaine de Wendake sont à la base des particularités du développement socio-économique de cette communauté. Sans aucun doute, la proximité d’une ville-centre telle que Québec joue un rôle positif important pour ce développement et assure à Wendake une position de centre politique pour les nations autochtones du Québec. La situation géographique de Wendake dans une région fortement développée économiquement influence et entretient l’économie huronne. La mixité culturelle et sociale crée une dynamique sociale dans le village huron, laquelle se reflète dans les politiques et l’économie communautaires. La communauté, qui a évolué dans un contexte urbain, a subi des pertes importantes sur le plan culturel : extinction de la langue, traditions presque oubliées et culture originelle fortement modifiée. Ce même contexte a cependant aidé la communauté à passer progressivement dans la modernité avec moins de distorsions sociales et de difficultés économiques que dans bien d’autres communautés autochtones au Québec. L’hétérogénéité sociale fait de Wendake une collectivité dynamique attirante pour les autochtones. L’économie huronne reste autonome et stable en raison de sa connexion à celle de la ville de Québec qui, avec ses clientèles, ses marchés et ses possibilités de promotion favorise le développement économique de la communauté huronne. Celle-ci est un point incontournable sur le plan politique en tant que réserve qui accueille sur son territoire des institutions autochtones d’importance nationale. Cette centralisation du pouvoir politique et économique, parallèle à l’effervescence culturelle, donne à Wendake l’importance d’une capitale amérindienne de facto.

Au point de vue du développement régional, à part Wendake, d’autres communautés sont en train d’émerger comme pôles régionaux pour les autochtones du Québec. Mentionnons Chisasibi, Kuujjuaq, Mashteuiatsh et Kahnawake. Chisasibi a réussi, au cours des trois dernières décennies, à accumuler une infrastructure variée et à développer son économie, surtout grâce aux subsides financiers considérables du gouvernement, recevables à la suite de la signature des conventions de la Baie James et de la Paix des braves en 1975 et en 2001. Avec sa forte démographie de 4000 personnes rassemblant deux communautés, crie et inuite, Chisasibi représente un pôle de développement pour les communautés cries. Kuujjuaq, un centre administratif et économique, représente indéniablement la capitale nordique des Inuits du Nunavik. Comme pôle de développement qui va jouer dans l’avenir un rôle important dans l’urbanisation du Grand Nord, elle représenterait aussi un point stratégique avec l’ouverture éventuelle de nouvelles voies maritimes nordiques vers l’Europe et la Russie (Huebert 2002). Mashteuiatsh, située dans la région la plus développée économiquement du Moyen-Nord/Saguenay–Lac-Saint-Jean, émerge comme centre local pour les communautés innues et devient un pôle de développement de seconde importance, après Wendake, pour les communautés autochtones francophones du Québec. Kahnawake, située près de la couronne sud montréalaise et dont la réalité socio-économique est semblable à celle de Wendake, est un point central pour les communautés amérindiennes anglophones du sud du Québec. L’émergence de ces pôles de croissance démographique et économique démontre que des processus de formation de pôles de développement autochtones dans l’espace québécois sont en cours. Un des facteurs évident de leur croissance est l’influence des régions urbaines sur les réserves situées à proximité des villes (p. ex. Wendake, Mashteuiatsh, Kahnawake). Quant aux centres comme Chisasibi ou Kuujjuaq, éloignés de l’influence de ces régions centrales, d’autres facteurs sont en jeu, notamment le poids démographique, les politiques gouvernementales de développement régional et les ententes entre le gouvernement et les autochtones. Ces facteurs méritent une nouvelle étude plus approfondie pour estimer la place des pôles autochtones dans le développement régional ainsi que dans les économies autochtone et québécoise.