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Cet article porte sur les transformations récentes qui ont touché les Eeyouch de Washaw Sibi. Washaw Sibi, « la rivière qui coule vers la baie », est l’expression crie désignant la rivière Harricana. Celle-ci naît au lac Blouin, au nord de Val-d’Or, traverse la frontière avec l’Ontario et aboutit dans la baie Hannah, au sud de la baie James. Eeyou (pluriel, Eeyouch) est le mot cri par lequel les Cris s’autodésignent et désignent les autres autochtones. Les Eeyouch de Washaw Sibi sont un groupe autochtone, autrefois chasseur-cueilleur et semi-nomade, dont le territoire traditionnel couvre le bassin de la rivière Harricana et de ses affluents. Aujourd’hui, l’Association Washaw Sibi Eeyou (AWSE) compte environ 600 membres.

Ceux-ci vivent dans différents villages et communautés de l’Abitibi, Québec, et du Nord-Est ontarien, séparés par de grandes distances. Certains sont membres de communautés autochtones de la région, comme Wahgoshig et Moose Factory, en Ontario, et Waskaganish, au Québec. Environ la moitié résident à Amos, Québec (14 000 habitants), ou à Pikogan, une réserve à moins de cinq kilomètres au nord d’Amos où vit la Première Nation Abitibiwinni, ou bande Abitibi-Dominion (Algonquins), qui compte plus de 600 personnes. Les Eeyouch de Washaw Sibi ne sont associés à aucune réserve indienne ou terre de catégorie I[1].

L’AWSE a entrepris de contester cette situation. Depuis 2004, l’Association reçoit une assistance financière et politique du Grand Conseil des Cris-Eeyouch Istchee (GCC-EI) et travaille à la reconnaissance du groupe. Ses objectifs sont : 1) compiler une liste complète des membres ; 2) définir leurs droits et responsabilités envers le GCC-EI ; 3) faire valoir l’Association localement et régionalement auprès des communautés autochtones et non autochtones ; et 4) obtenir une section de terre de catégorie I pour la construction d’un village résidentiel, suivant le modèle des autres communautés cries. L’AWSE espère ainsi permettre à ses membres de vivre dans des conditions favorables à l’affirmation de leur identité et mieux adaptées aux réalités contemporaines.

Le terme « communauté » réfère généralement à un groupe partageant des caractéristiques socioculturelles, un territoire ou une forme d’organisation politique. En 2004, la direction de l’AWSE a organisé un atelier intitulé « Vision Session », où les membres ont discuté de leurs aspirations et projets communs. Selon le compte rendu de cet atelier (Washaw Sibi Eeyou Association 2004), le groupe tient à préserver et à valoriser la langue, la culture et l’identité cries ; il habite le bassin de la rivière Harricana depuis des temps immémoriaux, et les interactions entre ses membres sont basées sur la « loi naturelle », ou « modèle autochtone », un mode d’organisation collective qui valorise le partage intergénérationnel des connaissances et vise la paix et l’auto-responsabilisation (WSEA 2004 : 2-3). Toutefois, ses mécanismes spécifiques ne sont pas définis.

Les Eeyouch de Washaw Sibi parlent principalement un dialecte du cri en -y- aussi parlé à Rupert’s House, mais la diversité linguistique est remarquable au sein du groupe. Des membres qui ont grandi à Moose Factory rapportent avoir d’abord appris le dialecte en -y- dans leur famille, pour apprendre le dialecte en -l- de Moose Factory, plus tard, au contact de la communauté. Une enquête auprès de 100 membres de l’AWSE rapporte que 37 d’entre eux parlaient le cri et le français et/ou l’anglais, 19 parlaient au moins le cri et l’algonquin, une personne ne parlait que l’algonquin, 14 personnes parlaient l’algonquin et le français et/ou l’anglais et 30 parlaient le français et/ou l’anglais mais aucune langue autochtone (Torrie et Lejeune 2008 : 33).

Les groupes autochtones ont souvent revendiqué la reconnaissance de statuts ou droits particuliers, ou de certaines formes d’autogouvernance, en liant ces notions à celles d’unité sociale et d’authenticité culturelle, et au besoin de les protéger par la préservation culturelle et l’autodétermination nationale (Niezen 2010 ; Schouls 2003). Étant donné que l’AWSE n’a pas finalisé l’établissement de la communauté et que ses membres sont dispersés, ses revendications semblent paradoxales : des membres se disent cris alors qu’ils vivent dans des communautés algonquines ou ojibwas, ou bien se considèrent comme « Cris du Québec » alors qu’ils vivent en Ontario. Ces conditions de vie divergentes sont les résultats de leurs différents parcours historiques. Les enjeux des revendications des Eeyouch de Washaw Sibi varient selon les contextes, ce qui illustre comment les revendications des autochtones visent souvent, au-delà de la préservation, la redéfinition d’un mode de vie et des limites du groupe, en relations avec d’autres groupes, autochtones ou non (Schouls 2003).

Pour comprendre l’aspect multidimensionnel des changements affectant les autochtones de Washaw Sibi, j’utiliserai le concept d’émergence. L’anthropologue Michael Fischer (2003) définit les formes contemporaines d’émergence sociale comme des mutations collectives ou institutionnelles associées à des reconfigurations profondes des perceptions et interprétations de la réalité. Les origines de ces mutations sont souvent multiples, ce dont il est important de tenir compte, surtout lorsqu’il s’agit de communautés émergentes. En effet, les origines multiples de celles-ci finissent souvent masquées par des discours se voulant unificateurs (ibid.). Au nombre des exemples, on compte les manières dont les communautés autochtones peuvent taire les impacts variables de transformations sociopolitiques sur certains sous-groupes sociaux ou culturels (Li 1996). Ces processus ont été notamment discutés dans le cas des groupes d’ascendance mixte ou métisse : Peterson et Brown (1985) montrent comment une tendance, en historiographie canadienne, à obscurcir les métissages a voilé l’histoire de ces groupes, marginalisant du coup ces collectivités. De même, Spry (1985) considère que les récits historiques construits lors de revendications identitaires métisses continuent de dissimuler la complexité et les multiples dimensions de la genèse de ces groupes.

Le groupe de Washaw Sibi traverse actuellement un processus d’émergence. J’adopterai donc une approche pragmatique qui traite l’émergence comme un processus. Cette approche peut révéler les aspects instables et déstabilisants, mais aussi originaux, innovateurs et constructifs, de changements sociaux donnés (Dwyer et Minnegal 2010). Je m’attarderai particulièrement aux mécanismes (ou chaînes d’acteurs et d’événements orientant et définissant le changement social en cours) et aux déclencheurs (ou situations problématiques menant à des réactions plus ou moins habituelles à la source de changements plus importants ; Neil 2009). La première section de cet article présente un survol de l’organisation sociale autochtone de la région et explique comment les membres peuvent partager le sentiment de former une collectivité malgré leur dispersion. Les deux sections suivantes exposent l’émergence de l’Association Washaw Sibi et de la mobilisation du groupe.

Cet article est basé sur une expérience de terrain ethnographique multi-site mené de juin 2009 à juillet 2010. Je suis d’abord resté quatre mois à Amos pour participer aux activités des Eeyouch de Washaw Sibi, discuter avec les membres et passer du temps au bureau de l’Association avec les membres du conseil et les employés. En août 2009, j’ai commencé à visiter des personnes liées à l’AWSE pendant des événements sociaux ou familiaux dans différentes localités d’Abitibi, dont Pikogan. J’ai ensuite passé trois mois chez des membres de l’AWSE (novembre 2009 à février 2010) habitant la région de Timmins, Ontario, et Waskaganish, Québec (mars-avril 2010). J’ai participé à la vie sociale locale et visité des membres alors qu’ils étaient chez eux, dans leur camp de chasse ou au travail, selon l’accessibilité, le temps à ma disposition et les invitations d’amis ou d’informateurs. Durant ce terrain ethnographique, j’ai réalisé des entrevues en profondeur semi-dirigées avec cinquante membres de l’Association Washaw Sibi.

Agrégation

Les autochtones du Subarctique ont formé des collectivités qui, historiquement, se sont étendues sur des distances remarquables. Lanoue (1992) a caractérisé l’organisation sociale des bandes athapascanes avant leur sédentarisation d’une manière applicable aux Cris. Selon lui, la structure des bandes oscillait entre un pôle atomiste (les micro-relations des groupes domestiques quasi-autonomes) et un pôle unitaire (les assemblages régionaux basés sur des alliances plus larges). Les groupes se décomposaient et se recomposaient de manière cyclique et pragmatique, formant des agrégations de différentes tailles, allant de groupes réduits d’une vingtaine d’individus apparentés à des rassemblements de centaines de personnes. Cette oscillation se résume brièvement ainsi : l’hiver, les familles se dispersaient dans des régions entières par petits groupes pour trapper sur les territoires de chasse, et l’été les bandes régionales se rassemblaient à l’embouchure des rivières plus importantes (Cummins 2004 ; Dunning 1959 ; Leacock 1973).

Les Algonquiens du Subarctique étaient semi-nomades. L’établissement et le maintien de partenariats entre groupes familiaux, l’unité de base de réseaux plus vastes, dépendaient de la configuration des mouvements sur le territoire et d’une tenure particulière des terres. Au début des années 1930, le prêtre anthropologue John Cooper a interrogé le chasseur cri Simon Smallboy au sujet des mouvements dans le sud de la Baie James et dans le nord du bassin de l’Harricana. Selon Cooper, contrairement aux peuples chassant des troupeaux migrateurs (par exemple, de bisons ou de caribous) et qui dépendaient d’un nomadisme communal, les groupes chassant et trappant des espèces sédentaires dans les zones forestières, comme ceux de la rivière Harricana, ont développé des formes plus statiques, comme le territoire de chasse familial (Cooper 1939), un concept défini par l’anthropologue Frank Speck plus de vingt ans auparavant et référant à un territoire spécifique de taille variable hérité au sein d’un groupe familial, où les membres ont le droit de chasser, trapper et pêcher (Speck 1915).

Les origines, la gestion et la succession des territoires de chasse familiaux ont été des sujets de débats houleux en anthropologie sociale durant le xxe siècle. En fait, les caractéristiques de ces territoires varient d’un groupe à l’autre, et leur existence n’empêche pas des mouvements plus larges sur le territoire. Leur accès peut être négocié. Par exemple, Turner et Wertman (1977) ont montré que les familles algonquiennes du Subarctique négociaient et transformaient constamment les partenariats de chasse pour former de vastes réseaux coopératifs et améliorer leur connaissance du territoire. Les gens ne chassaient et ne trappaient donc pas toujours avec les mêmes partenaires ou au même endroit. On a avancé que les territoires de chasse étaient en fait un système de gestion du gibier (Tanner 1986), ou maintenaient l’efficacité des chasseurs et la réciprocité des échanges entre chasseurs et entre familles (Feit 2004). En résumé, les interactions individuelles et collectives permettaient l’émergence d’ordres sociaux dynamiques et non planifiés basés sur des alliances socialement pertinentes, même quand les gens vivaient en petits groupes dispersés et en apparence isolés (Murdoch 2007). Aussi, cette forme d’organisation sociale permettait aux individus de développer des sentiments d’appartenance à plusieurs collectivités à la fois, voisines ou enchâssées, un élément important de l’expérience coloniale des autochtones de Washaw Sibi.

Mentions historiques et (dés)apparitions

La colonisation a graduellement imposé un modèle de communauté sédentaire. Les Eeyouch de Washaw Sibi ont été historiquement reconnus en tant que groupe distinct et ensuite exclus de certaines politiques étatiques, menant graduellement à leur invisibilité virtuelle.

Dans le Subarctique, la présence coloniale a longtemps été limitée à l’infrastructure et au personnel nécessaires au commerce des fourrures. Dès le xviie siècle, la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) a établi des postes à l’embouchure de grandes rivières, utilisées comme routes pour le transport et la communication. Trois postes étaient situés autour du bassin de l’Harricana : Rupert’s House (aujourd’hui Waskaganish), Moose Factory et Fort Abitibi (près de La Sarre). Un poste secondaire a été établi à la baie Hannah, mais il n’était pas toujours ouvert et a été fermé en 1830 à la suite d’un épisode violent (Chabot 2001).

Plusieurs postes sont devenus des lieux de rassemblement attirant les chasseurs autochtones et leur famille, surtout l’été. Les traiteurs identifiaient les chasseurs et leur famille au poste de traite qu’ils fréquentaient et nommaient les ensembles qui se rassemblaient régulièrement à un poste donné « bande régionale », un terme repris plus tard par les administrateurs de l’État (Morantz 2002). De leur côté, les familles autochtones ne s’identifiaient pas nécessairement aux postes : en fait, elles choisissaient souvent le poste qui leur convenait le mieux. Certains chasseurs ont stratégiquement ouvert des comptes dans plusieurs postes afin d’étendre leur réseau et d’optimiser leur contrôle de la traite. Au début du xixe siècle, les traiteurs ont élaboré un système comptable où les chasseurs ne pouvaient être crédités qu’à un seul poste (Francis et Morantz 1983 : 123).

Malgré ces efforts pour renforcer la « loyauté » des chasseurs envers les postes, les déplacements entre l’Abitibi et la Baie James ont toujours eu lieu (Chabot 2001 : 154-5 ; Morantz 1985). L’analyse des archives de la CBH de Toby Morantz relève des exemples de ces déplacements, fin xviie et début xixe siècle :

Pusso était capitaine des Indiens de la Baie Hannah, mais il est allé traiter à Rupert House et à Moose Factory. Ses territoires ne sont pas spécifiés, mais il est probable qu’il chassait dans ce qui est aujourd’hui l’Ontario. Toutefois, la question demeure s’il était un « Indien de Rupert House ». La même question se pose pour son contemporain Tishywyae, ainsi que d’autres. Le fait qu’ils étaient des « Indiens de la Baie Hannah » signifie qu’ils chassaient généralement dans cette région et, au total, formaient un petit groupe. À un certain point, quand le poste de la Baie Hannah fonctionnait, il y avait dix chasseurs. C’est probablement la taille du groupe et ce chiffre correspond au groupe décrit plus haut.

Morantz 1985 : 85 ; notre trad.

Un groupe distinct associé à la Baie Hannah existait donc en relation étroite avec les groupes voisins, même après la fermeture du poste local.

Le Traité 9 et les chemins de fer

En 1874 et 1898, les frontières de l’Ontario et du Québec, respectivement, ont été repoussées vers le nord pour inclure le sud de la Baie James ; elles ont été fixées à leur emplacement actuel en 1912. Les deux provinces ont alors ouvert ces régions nouvellement intégrées à la colonisation et au développement. La première décennie du xxe siècle est caractérisée par l’intensification du peuplement eurocanadien, l’exploitation industrielle des ressources naturelles, surtout forestières et hydroélectriques, et l’augmentation de la surveillance territoriale par les provinces. Un chemin de fer a été construit entre Cochrane (Ontario) et Amos, avec des arrêts à Low Bush et à La Sarre (Surtees 1992).

Suivant les politiques canadiennes, un traité[2] devait être signé avec les autochtones avant d’entreprendre le développement. En 1904, le gouvernement fédéral a demandé à l’Ontario et au Québec leur participation au Traité 9, ou Traité de la Baie James ; l’Ontario a accepté à contrecoeur, alors que le Québec a refusé. Les cérémonies de signature du Traité 9 ont pris place à environ vingt endroits différents du nord de l’Ontario en 1905-1906 et en 1929-1930, engageant légalement quarante et une bandes. Au moment de définir les termes du traité, les officiels fédéraux ont utilisé une définition de l’appartenance à la bande basée sur les listes de chasseurs fournies par les postes de traite (Morrison 1987).

Les signatures de Moose Factory, en 1905, engageaient les Cris de Moose Factory. Au Fort Abitibi, près de la frontière provinciale, des familles chassant au Québec rendaient la situation délicate. Les officiels ont divisé la bande en deux : les Ontario-Abitibi (chassant en Ontario) ont pu signer le traité et ont reçu une réserve en Ontario, mais les Abitibi-Dominion (chassant au Québec) ont été exclus du traité, avec la promesse d’être pris en considération ultérieurement. Leur adhésion a été complétée en 1908 : la bande d’Ontario acceptait de partager sa réserve avec celle du Québec, et celle-ci renonçait à ses territoires au Québec (Long 2010). Cependant, peu se sont établis dans la réserve et la taille de celle-ci n’a jamais été ajustée.

On n’a reconnu aucune autre collectivité durant les cérémonies de signature de Moose Factory et d’Abitibi malgré la présence de chasseurs de la Baie Hannah et de Rupert’s House (Scott et Morrison 2004 : 31-32), pour différentes raisons. J’ai mentionné ci-haut que les déplacements entre les postes étaient fréquents. De plus, le développement autour du lac Abitibi amenait des emplois et des biens moins chers au poste d’Abitibi. Les familles chassant autour de l’Harricana (comme les Trappers et les Diamonds) pouvaient aisément aller des postes de Rupert’s House ou de Moose Factory à ceux de La Sarre ou d’Abitibi, tout en restant près de leurs territoires (Cooper 1927). Ces familles, dont certaines sont aujourd’hui membres de l’Association Washaw Sibi, ont été incluses individuellement au traité en tant que membres de Moose Factory ou d’une des bandes Abitibi. Par exemple, l’arrière-petite-fille de Pussao (dit, plus haut, le « capitaine de la Baie Hannah »), Sarah Diamond, épouse de William Rat, a eu plusieurs enfants baptisés à Rupert’s House entre 1889 et 1899 (BANQ, St. Peter’s Anglican Church, CE801, S2). En juin 1904, Sarah et cinq de ses enfants ont été baptisés à la mission oblate du lac Abitibi ; en 1908, elle était inscrite à la liste de paie de la bande Abitibi-Dominion en tant que veuve de William Rat. Ses enfants ont été intégrés à la bande Abitibi et Sarah Diamond est aujourd’hui reconnue comme l’ancêtre crie de plusieurs familles de Pikogan.

Les réserves à castor

L’intensification du développement et l’arrivée de trappeurs blancs ont amené une chute dramatique des populations de castors, forçant les gouvernements à prendre des mesures qui, des années 1930 à 1950, visaient à gérer le piégeage en se basant sur les systèmes coutumiers autochtones. Ces nouvelles politiques ont toutefois contribué à la sédentarisation des bandes autochtones (Scott et Morrison 2005).

La CBH a créé les premières réserves à castor, des territoires divisés en territoires de piégeage où des maîtres de trappage localisaient et estimaient les colonies de castors et surveillaient la chasse (Leroux 2004 ; Tanner 1983). La réserve Nottaway a été créée en 1937 et comprenait trois sections : Rupert’s House (au nord de la rivière Rupert), Waswanipi (au sud de la rivière Rupert) et La Sarre (la section la plus au sud). Les familles de Rupert’s House qui avaient commencé à échanger leurs fourrures à La Sarre se virent attribuer des territoires dans la section La Sarre, mais les Affaires indiennes ont pris en charge cette section en 1941, l’ont renommée « réserve Abitibi » et ont attribué les territoires à la bande Abitibi-Dominion. De l’autre côté de la frontière provinciale, la réserve Kesagami était créée par le gouvernement ontarien et assignée à Moose Factory (Scott, Morrison et Lessard 2009).

Les autorités fédérales et provinciales ont commencé à considérer les familles ayant perdu leur territoire comme des « intrus » ou des « braconniers ». Particulièrement, elles ont nommé un groupe de familles (des Trappers, Franks, Reubens, Weistches, McKenzies et Echums) associées à Rupert’s House, « Cris de La Sarre ». Ce groupe s’est vu confisquer son matériel de chasse plusieurs fois et certains membres ont été emprisonnés. En 1942, les Affaires indiennes ont compilé une liste de treize familles à déplacer de La Sarre à Rupert’s House (BAC, RG10, vol. 6732, 420-10-4-1). Les archives documentant cette relocalisation sont devenues un repère pour l’AWSE car elles attestent l’existence d’un groupe de Cris de la Baie James fortement attaché au bassin de l’Harricana.

Certaines familles se déplacèrent dans la région, suivant les possibilités de travail en foresterie ou pour le ministère des Ressources naturelles de l’Ontario qui engageait des autochtones pour relocaliser les castors de certaines zones surpeuplées. Pendant une entrevue, une femme de Washaw Sibi[3] s’est rappelé les étés de son enfance, durant lesquels ses parents travaillaient à différents endroits du Nord-Est ontarien : « Le printemps arrivait et on allait alors dans le bois. On allait cueillir les cônes de pins ou planter des arbres. » Enfin, comme l’hôpital de Moose Factory s’occupait des cas de tuberculose du sud de la Baie James, plusieurs familles de Rupert’s House s’établirent à Moose Factory.

Alors que les gouvernements provinciaux se concentraient sur l’administration du territoire et du gibier, le fédéral a commencé à coordonner des politiques d’assistance qui ont joué un rôle instrumental : elles attiraient les familles dans les localités déjà établies, limitant ainsi les bandes sédentaires (Morantz 2002). Ces politiques ont commencé lentement dans les années 1930, avec des allocations administrées localement par la CBH. Elles se multiplièrent ensuite et inclurent des programmes de logement, de santé et d’éducation administrés à même les fonds des bandes. Dans les années 1950 et 1960, ces services faisaient partie de la politique indienne fédérale, mais étaient refusés aux personnes non inscrites aux listes de bandes.

Les membres de Washaw Sibi vivant à Moose Factory dans les années 1960 et 1970 se rappellent une démarcation entre ceux qui vivaient « en bas » et ceux qui vivaient « en haut », c’est-à-dire plus loin de la rive, un endroit appelé « ville des tentes » (tent city), une expression référant à l’exclusion des familles des programmes de logement. Alors que des maisons étaient construites pour les membres inscrits, on associait graduellement le fait de vivre dans une tente à l’exclusion des programmes sociaux et à la marginalité.

En Abitibi, les Affaires indiennes, avec le gouvernement provincial, ont accepté d’allouer un village aux autochtones de la région. Il y avait pourtant deux groupes distincts : la bande Abitibi-Dominion et quelques Cris de La Sarre, revenus après la relocalisation à Rupert’s House et tolérés par les autorités locales. Ces familles, souvent baptisées par des missionnaires anglicans à la Baie James, avaient une réputation d’intrus. La bande Abitibi-Dominion, convertie au catholicisme et ayant fréquenté l’école résidentielle d’Amos, francophone, fut à ce moment privilégiée par les gouvernements. Une réserve, Pikogan, fut donc établie prêt d’Amos pour cette bande. Les familles cries de La Sarre avaient des options limitées. Une aînée de Washaw Sibi vivant à Pikogan m’a raconté :

Nous vivions sur la réserve, Pikogan, peut-être en 1965 ou 1966, mais nous n’avions pas de maison. Je ne vivais pas là tout le temps, j’étais toujours ailleurs et, l’été, je restais à Pikogan. Mais ils nous appelaient « étrangers » parce que nous n’avions pas de services. J’ai essayé d’avoir l’assistance publique, mais on m’a dit que j’étais une étrangère parce que mon numéro de bande était de Waskaganish.

La plupart s’inscrivirent finalement aux bandes près desquelles ils s’étaient établis (Rupert’s House, Abitibi ou Moose Factory) au moyen de mariages et alliances. Les Cris de La Sarre disparurent au sein des communautés autochtones établies dans la région.

La mobilisation des Cris oubliés

Dans les années 1960 et 1970, les questions liées au post-colonialisme et à la justice sociale deviennent des préoccupations nationales et internationales. Des espaces s’ouvrent où les autochtones peuvent contester l’imposition, par l’État, de projets de développement et d’exploitation sur des populations locales. Au Canada, la Loi sur les Indiens est amendée, permettant aux autochtones de se mobiliser autour de questions de droits et de gouvernance et d’utiliser le système juridique pour faire avancer des revendications. En 1973, le règlement de l’affaire Calder en Colombie-Britannique reconnaît et définit le titre aborigène, ainsi que les conditions pouvant mener à son extinction. Selon ce règlement, l’occupation historique et continuelle du territoire, où aucun traité n’a été signé, laisse place à l’existence du titre aborigène précédant le peuplement européen. Peu après l’affaire Calder, le gouvernement fédéral met en place une politique pour régler les revendications territoriales autochtones globales (Foster, Webber Jeremy et Raven 2007).

En 1971, Robert Bourassa, premier ministre du Québec, annonce la construction de trois mégaprojets hydroélectriques à la Baie James. Les Cris font rapidement part de leur objection à ce projet qui ne tient pas compte de leur présence. Leur opposition mène à leur intégration politique sous le GCC-EI, formé en 1974 (La Rusic et al. 1979). Après des négociations tendues entre le GCC-EI et le gouvernement du Québec, la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) est signée le 11 novembre 1975 entre les gouvernements fédéral et provincial, le GCC-EI et les Inuits du Québec.

Comme d’autres groupes autochtones du Canada, les Cris détiennent le « statut d’Indien » administré par le ministère des Affaires autochtones (auparavant « indiennes ») et du développement nordique (AADN)[4]. Les Cris ont aussi accès à des droits et bénéfices définis par la CBJNQ en vertu du statut de « bénéficiaire de la CBJNQ » (appelé ici « statut de bénéficiaire »). Toute personne apparentée ou descendant d’une personne historiquement inscrite à une liste de bande de la Baie James y est éligible. Les candidats au statut de bénéficiaire y appliquent individuellement, généralement auprès des autorités cries, en remplissant un formulaire et en fournissant des preuves d’ascendance crie. Les autorités cries les recommandent ensuite au gouvernement du Québec, qui prend la décision finale. Les personnes acceptées sont inscrites à la liste des membres de l’une des communautés cries établies à la Baie James. Le statut de bénéficiaire a d’abord été accordé aux personnes habitant ces communautés.

Peu après 1975, les leaders cris ont approché des groupes apparentés aux communautés de la Baie James habitant à Moose Factory et en Abitibi et leur ont aussi attribué le statut de bénéficiaire, causant parfois des conflits locaux. D’abord, le statut de bénéficiaire a été accordé à certaines familles locales, mais pas toutes, instituant une nouvelle division. Ensuite, le statut de bénéficiaire venait avec un ensemble de bénéfices que ces personnes n’avaient pas nécessairement demandés, ne leur convenant pas toujours. Par exemple, la CBJNQ inclut des programmes de sécurité du revenu pour les chasseurs et trappeurs cris, mais ceux qui résident ou chassent en Ontario ne peuvent pas y accéder. Aussi, dans les années 1990, une nouvelle réglementation est venue limiter les bénéfices octroyés aux « bénéficiaires hors-territoire », c’est-à-dire ceux qui résident depuis plus de dix ans hors des communautés cries. Ainsi, à la différence des bénéficiaires à part entière, les bénéficiaires hors-territoire n’ont plus accès aux programmes de financement des études post-secondaires de la Commission scolaire crie.

À Moose Factory, les bénéficiaires ont commencé à s’appeler collectivement « MoCreebec » (MOose CREE of QueBEC). En 1980, le groupe a obtenu un statut d’association au sein du GCC-EI, qui a ensuite tenté de négocier une base territoriale pour le groupe près de Moose Factory. Aujourd’hui, le groupe compte environ quatre cents membres, dont certains ont des territoires de chasse à la Baie de Hannah et le long du bassin de l’Harricana. Ces familles, dont les origines sont variées, ont des statuts de bénéficiaire dans différentes communautés de l’est de la Baie James (Macqueen 1993). Aujourd’hui, le groupe détient toujours le statut d’association au sein du GCC-EI et n’a pas porté ses revendications plus loin, pour l’instant.

En Abitibi, les bénéficiaires ont commencé à se rencontrer à la fin des années 1980 pour discuter des manières d’accéder à plus de bénéfices et d’être reconnus collectivement. Ils ont contacté des leaders cris, et des délégués de Waskaganish ont commencé à assister régulièrement aux rencontres. En 1997, le groupe a obtenu le statut d’« observateur » au sein du GCC-EI et a été constitué en une association à but non lucratif sous le nom d’Association Washaw Sibi Eeyou. L’AWSE s’engageait à défendre les intérêts et droits des membres définis par la CBJNQ, à protéger la culture crie et le mode de vie traditionnel et à développer les relations politiques et commerciales avec les communautés cries. Les documents d’archives comme les correspondances entre la CBH et les Affaires indiennes au sujet des chasseurs de la Baie Hannah ou des Cris de La Sarre ont servi à démontrer l’existence et la présence à long terme du groupe dans la région. Les membres ont contacté leurs familles étendues et ont effectué des recherches généalogiques et historiques, élargissant ainsi le réseau des descendants connus des Cris de La Sarre. Au début des années 2000, des familles établies en Ontario, incluant des membres de MoCreebec, ont joint le groupe. Étant donné les difficultés de MoCreebec pour l’obtention d’un territoire en Ontario, il a été décidé que le groupe Washaw Sibi serait établi au Québec.

L’établissement de nouvelles relations entre le GCC-EI et les gouvernements a permis à l’AWSE de consolider sa place au sein des communautés cries de la Baie James. D’une part, Hydro-Québec a décidé dans les années 1990 de poursuivre l’exploitation à la Baie James et, ce faisant, a entrepris une série de négociations avec le GCC-EI, conclues en 2002 par la signature de la Paix des Braves. Cet accord a redéfini les relations entre les Cris et le gouvernement du Québec. En 2004, le GCC-EI a donné à Washaw Sibi, qui s’était engagé durant les négociations, le titre de dixième communauté crie. D’autre part, l’Entente concernant une nouvelle relation a été signée en 2007 avec le gouvernement fédéral pour faciliter l’implantation des obligations du Canada telles que définies par la CBJNQ. Cette entente a garanti le financement de Washaw Sibi par les autorités cries et a ouvert à la voie à l’établissement d’un village, jugé nécessaire par toutes les parties.

Comme l’existence de Washaw Sibi n’a jamais été mentionnée durant les négociations de la CBJNQ, plusieurs disent du groupe qu’il est formé de « Cris oubliés » (forgotten Crees), une représentation symbolique des revendications du groupe Washaw Sibi comme la réparation d’une injustice historique. Le membership de Washaw Sibi est toujours en augmentation : des gens, surtout des personnes apparentées aux membres venant de différentes localités, continuent d’appliquer pour devenir membres. De 2004 à aujourd’hui, le seul critère officiel pour être membre de l’AWSE est de détenir le statut de bénéficiaire. Malgré cette politique inclusive, le coeur de l’AWSE continue de graviter autour des descendants des Cris de La Sarre et des groupes familiaux qui leur sont alliés historiquement (par exemple, les Diamonds).

La recherche d’un territoire

Au cours des dernières années, l’AWSE a concentré ses efforts sur son établissement territorial. En 2004, son conseil a commencé l’exploration de huit sites (un près d’Amos, un près de La Sarre et les six autres à différents endroits entre ces villes et Matagami). En 2007, trois sites ont été ajoutés à cette liste. L’AWSE a alors mené un référendum où les membres choisissaient entre deux sites : le premier, dit site « urbain », situé juste au sud d’Amos, et le second, dit « rural », à mi-distance entre Amos et Matagami. Les groupes en faveur du site « urbain » considéraient que la proximité de la ville faciliterait l’accès à des emplois et à des divertissements, de même qu’aux infrastructures nécessaires (routes, électricité, eau courante et égouts), réduisant ainsi les coûts. Les groupes supportant le site « rural » considéraient la proximité de la forêt et des territoires coutumiers comme une occasion de valoriser la pratique du mode de vie traditionnel, et percevaient l’influence d’Amos comme potentiellement négative, car on y parle majoritairement français et l’accès à l’alcool et à autres drogues y est facile. La majorité a voté en faveur du site urbain.

Le conseil de l’AWSE a entrepris des discussions avec la ville d’Amos et avec les propriétaires du site. Toutefois, l’assemblée des agriculteurs locaux a refusé la modification du zonage de ce qu’ils considéraient comme une terre agricole de valeur. Le GCC-EI et le conseil de l’AWSE ont préféré ne pas insister, mais l’AWSE a maintenu ses relations avec Amos. Elle a présenté son projet de communauté plutôt comme une occasion d’affaires favorable, soulignant que la communauté faciliterait l’accès à la Baie James pour les entreprises locales et contribuerait au développement du tourisme local.

Préoccupé par un éventuel conflit entre le groupe Washaw Sibi et Pikogan, Amos a demandé la représentation des deux communautés aux discussions concernant Washaw Sibi, menant à la signature, en juin 2009, d’une déclaration d’intention de coopération entre les trois communautés. Au même moment, Amos donnait à l’Association une nouvelle liste de sites potentiels. En juillet 2009, les membres de Washaw Sibi ont délibéré et éliminé les sites dont ils ne voulaient pas au cours d’une assemblée. Deux sites ont été retenus : un site favori, juste en face de Pikogan, et un second site, à quelques kilomètres au nord. Quelques mois plus tard, l’offre de vente du site favori était retirée et l’AWSE a amorcé les discussions pour l’achat du second site.

En juillet 2012, le GCC-EI et le gouvernement du Québec ont signé l’Accord pour la gouvernance du territoire de la Baie James – Eeyou Istchee, qui conférait au GCC-EI des pouvoirs et des responsabilités similaires à ceux d’une municipalité et établissait un gouvernement régional avec des représentants cris et jamésiens. Étant donné que l’accord définit le territoire de la Baie James comme s’étendant entre le 49e et le 55e parallèle et qu’Amos est situé à une latitude de 48o 34’ 00’’, le GCC-EI a décidé d’abandonner l’idée d’établir Washaw Sibi près d’Amos. En conséquence, l’AWSE travaille maintenant pour obtenir un site au nord du 49e parallèle.

Discussion

Selon le philosophe britannique Roy Bhaskar, l’émergence sociale survient dans des systèmes ouverts aux conditions incontrôlables, caractérisés par une inéluctable résistance à l’arrêt des changements – les gens transforment constamment leurs relations entre eux, d’une manière ou d’une autre (Bhaskar 1975). Ce survol de l’histoire des Eeyouch de Washaw Sibi montre comment les mécanismes sociaux, les situations problématiques et les déclencheurs interagissent, se chevauchent et forment ultimement une réaction en chaîne complexe qui ne peut vraisemblablement pas être arrêtée. L’analyse des origines des Eeyouch de Washaw Sibi et de ses revendications révèle une histoire composite aux implications multiples sur ses développements présents et futurs. Je vais d’abord comparer cette situation avec celle de MoCreebec pour montrer les principaux facteurs de son succès. Je discuterai ensuite des multiples affiliations des membres de l’AWSE, qui ont parfois été sources de conflits et qui pourraient continuer de l’être à mesure que le projet évolue. Finalement, je mentionnerai les prochaines étapes prévues pour l’AWSE.

Une comparaison avec MoCreebec révèle certains leviers politiques dont ont disposé les Eeyouch de Washaw Sibi. Pour les membres des deux groupes, l’omission de ceux-ci durant les négociations de la CBJNQ a reproduit une forme de marginalisation, subie durant le xxe siècle. Ces groupes ont tous les deux revendiqué une forme de reconnaissance au sein du GCC-EI et l’ont obtenue, au moins partiellement, ce qui démontre la malléabilité du système institutionnel qui a émergé de la CBJNQ. Toutefois, ils ont construit leurs revendications respectives de manières différentes.

MoCreebec inclut des bénéficiaires cris généalogiquement liés à plusieurs communautés cries qui, pour différentes raisons, se sont établies près de Moose Factory. Cependant, seuls les membres qui ont leur statut de bénéficiaire à Waskaganish, la communauté crie la plus proche de l’Ontario, peuvent démontrer l’occupation historique et continuelle de territoires ontariens par leurs ancêtres. Aussi, la plupart sont devenus membres de la bande de Moose Factory. Conséquemment, MoCreebec peut revendiquer un statut reconnu sur différentes bases : comme une bande indienne en soi, comme communauté au sein du GCC-EI, ou encore comme un sous-groupe de Moose Factory. Néanmoins, toutes ces stratégies encourent des risques d’exclure une partie substantielle du groupe, ainsi que d’aliéner de potentiels alliés (Macqueen 1993).

Pour sa part, l’AWSE a réussi à articuler ses demandes de manière spécifique et cohérente autour d’une identité commune, différente de celle des autres communautés cries, et associée à un territoire spécifique. Le groupe a démontré son existence historique au moyen de documents d’archives et a documenté les épisodes historiques de négligence institutionnelle qui ont mené, entre autres, à la dispersion géographique des membres. La pérennité du groupe est due, largement, à son dynamisme, à sa résilience et à son adaptabilité. Le groupe a tiré avantage de ses relations avec le GCC-EI et avec la ville d’Amos, présentant son projet comme un ensemble valable d’occasions favorables dont pourraient bénéficier ses membres, ainsi que les autres Cris et les non-autochtones de la région. Aussi, l’AWSE a su trouver des alliés et tirer avantage de circonstances nationales et régionales lors de la négociation d’ententes concernant le GCC-EI.

Il est difficile de définir l’évolution prochaine du projet. Comme les membres habitent différentes localités, ils ont des préoccupations et des attentes différentes ; le factionnalisme a des répercussions sur les Eeyouch de Washaw Sibi. Les membres qui habitent en Ontario peuvent se sentir marginalisés par rapport à ceux du Québec, bien que plusieurs aient déménagé au Québec. Pour le moment, l’Association Washaw Sibi n’est reconnue ni dans le Registre des Indiens, ni sous la CBJNQ, et les membres peuvent institutionnellement détenir jusqu’à trois « identités autochtones » : l’une fédérale (le statut d’Indien), l’une provinciale (le statut de bénéficiaire) et une troisième, locale, à l’AWSE. Plusieurs résidents de Pikogan sont donc inscrits 1) comme Algonquins d’Abitibi au registre fédéral, 2) comme Cris de Waswanipi ou de Waskaganish sur la liste des bénéficiaires et 3) comme membres de l’AWSE. Le statut d’Indien comme celui de bénéficiaire permet des transferts d’une bande à l’autre ; les paramètres de ces transferts sont définis localement par chaque communauté. Certains individus peuvent donc être membres de plusieurs communautés au cours de leur vie. Par exemple, en avril 2010, j’ai rencontré une femme à Waskaganish qui connaissait bien l’histoire des Eeyouch de Washaw Sibi. Elle considérait les dirigeants de l’Association comme des membres de sa famille. Je lui ai demandé si elle était membre. Sa réponse m’a surpris :

Je crois que je suis membre de trop de groupes. Quand nous sommes allés vivre en Ontario, nous avions le numéro de bande de mon père, Rupert’s House. Ensuite, nous avons transféré pour la bande crie de Moose. Ensuite, je me suis mariée ; j’ai donc transféré à Attawapiskat. […] Parallèlement à tout cela, je suis bénéficiaire de la CBJNQ. Alors, si je devenais membre de Washaw Sibi, ce serait ma sixième inscription. C’est beaucoup.

On pourrait se demander à propos de quelle communauté ce court récit nous informe. Plusieurs Eeyouch de Washaw Sibi, hommes et femmes, ont toutefois eu des expériences semblables.

Pour le moment, un individu peut détenir deux ou trois de ces identités. Toutefois, l’établissement de Washaw Sibi en tant que communauté résidentielle crie et/ou bande indienne pourrait forcer les membres à prendre des décisions difficiles. Ces dilemmes personnels et collectifs ont souvent fait partie du développement des communautés autochtones. L’anthropologue choctaw Valerie Lambert (2007) illustre ce point dans sa discussion concernant les changements qui touché la nation choctaw. Elle a grandi au sein de cette dernière à un moment où les Choctaws s’autodéfinissaient comme incluant des personnes inscrites et d’autres non inscrites au Bureau américain des Affaires indiennes. Elle a quitté la réserve peu après le début d’une mobilisation qui allait mener à l’édification de la nation choctaw contemporaine, un processus comportant la construction d’une communauté politique et l’avancement du développement économique. Quand elle est retournée au début des années 2000, l’affiliation formelle était devenue un marqueur important de l’identité choctaw, ce qui nécessitait l’exclusion des personnes non inscrites (ibid.).

Plusieurs résidents de Pikogan, en particulier, anticipent ces dilemmes et certains se sentent menacés par le projet de l’AWSE, dont la réalisation pourrait amener jusqu’à un tiers de la bande à quitter la réserve, réduisant son poids politique. Des manifestations ont eu lieu devant les bureaux de l’AWSE et certains ont confronté directement les membres du conseil. Ces tensions ont culminé en 2005, au moment où les négociations entre l’AWSE et Amos étaient plus intenses. Elles se sont calmées depuis 2007, quand il est devenu clair que l’établissement d’un territoire de catégorie I prendrait plus de temps que prévu. En bref, les factions ont trouvé un équilibre, pour le moment.

Le projet d’établir une communauté résidentielle n’est pas complété. Le futur proche laisse entrevoir la finalisation de l’achat d’un lot de terres et leur transfert, avec le gouvernement provincial, en terres de catégorie I. Les membres de Washaw Sibi estiment que l’établissement et la construction du village est une étape critique qui, une fois complétée, permettra à l’Association des Eeyouch de Washaw Sibi d’être reconnue en tant que bande indienne et communauté crie de la Baie James à part entière, et mènera au transfert des terres de catégorie II. De plus amples recherches pourront documenter ce processus en cours, ainsi que ses interférences potentielles avec les revendications et la politique interne des communautés autochtones concernées, comme Waskaganish, Waswanipi et Pikogan.