Corps de l’article

Pour le peuple atikamekw nehirowisiwok, comme pour la plupart des peuples autochtones, la préservation et l’actualisation de son identité et de son mode de vie sont des enjeux de taille. Dans le cadre d’un large programme de recherche entrepris par l’Université du Québec à Chicoutimi, des membres de la communauté et des designers de l’Université de Montréal ont mis sur pied un projet visant la valorisation et la pérennisation du patrimoine matériel et immatériel. Cette initiative de recherche-action, intitulée Tapiskwan[1], propose de créer un trait d’union entre patrimoine et innovation en revisitant le symbolisme ancestral atikamekw dans la confection de produits contemporains. Le projet vise également à mettre en place un nouveau modèle d’entrepreneuriat adapté aux réalités locales et reflétant les modes de vie atikamekw.

La créativité pour reprendre racine

Le rythme de la vie et l’identité atikamekw sont en grande partie définis en relation avec le nitaskinan (territoire). Cependant, ce dernier a été transformé de manière radicale au cours du siècle dernier dû à la construction de barrages et de voies ferrées, ainsi qu’à l’exploitation intensive des ressources forestières et animales au profit d’entités non autochtones (Gélinas 2002 ; Jérôme 2010). La société atikamekw a également subi un véritable choc lors de sa sédentarisation dans des réserves correspondant à une portion très petite de son territoire ancestral (Gentelet et al. 2005 ; Poirier 2004, 2010). Cette profonde réduction spatiale a imposé une reformulation des modes de vie et des liens sociaux du fait des conditions imposées par la sédentarité et par une plus forte densité démographique. De plus, l’accès aux matières premières nécessaires à la confection des produits, dont l’écorce de bouleau et les peaux d’orignaux, s’est vu significativement réduit. Ces conditions ont eu un impact néfaste sur les pratiques artisanales comme moyen de transmission culturelle et de développement socioéconomique pour la communauté. De plus, la scolarisation pendant plusieurs décennies d’enfants atikamekw dans des pensionnats situés loin des réserves et ayant pour objectif explicite l’assimilation culturelle a créé une brèche dans les processus de transmission intergénérationnels du savoir et du savoir-faire ainsi que d’autres compétences socioculturelles. C’est dans ce contexte que les partenaires du projet ont souhaité travailler à la conception d’activités intergénérationnelles favorisant le transfert et la réappropriation de la culture par la création. Ainsi, les ateliers Tapiskwan explorent de nouvelles façons d’exprimer l’art atikamekw en développant des produits qui mettent en valeur le patrimoine de la nation.

Cet article, qui présente les principaux enjeux, défis et réflexions qui se précisent au fil des activités de recherche et de création, est divisé en quatre parties. La première partie concerne les éléments historiques et sociodémographiques qui permettent de mieux comprendre les efforts déployés par les Atikamekw nehirowisiwok pour assurer la pérennisation de leur héritage culturel. La seconde partie présente les partenaires du projet, les principes qui les guident et les enjeux autour desquels s’articule leur collaboration. La démarche des activités Tapiskwan et les pistes d’action qui ont émergé au cours de leur déroulement, y compris la création d’un organisme à but non lucratif (OBNL), font l’objet de la troisième section. Enfin, la quatrième et dernière partie de notre texte traite de l’élaboration par l’OBNL, le Collectif Tapiskwan, d’un modèle entrepreneurial social adapté aux spécificités contextuelles et culturelles dans lequel il va s’inscrire.

Figure 1

Motif développé par Michel Biroté, maître-artisan, inspiré des raquettes miniatures qu’il confectionne

Motif développé par Michel Biroté, maître-artisan, inspiré des raquettes miniatures qu’il confectionne
Source : Projet Tapiskwan

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Contexte historique : vers l’autodétermination

Tel qu’évoqué plus haut, le nitaskinan a subi une transformation radicale, notamment au fil du siècle dernier. Dès le début des années 1900, l’industrialisation de la région a amené une exploitation intensive de ses ressources forestières. À la même époque, la construction du chemin de fer a facilité la venue de travailleurs, chasseurs et pêcheurs. Les Atikamekw nehirowisiwok ont aussi été continuellement obligés d’adapter leur utilisation du territoire en raison de la construction de barrages hydro-électriques qui ont inondé de nombreuses régions qu’ils fréquentaient jusqu’alors. Depuis la fin des années 1950, période qui coïncide avec leur sédentarisation par l’imposition du système des réserves, la population atikamekw connaît une forte croissance démographique au moment même où leur accès au territoire et ses ressources diminuait (Awashish 2013). La population actuelle de la nation s’élève à près de 7000 personnes (AADNC 2015). La majorité, soit environ 85 %, est établie dans les trois communautés situées dans les réserves de la vallée de la rivière Saint-Maurice : Wemotaci, Manawan et Opitciwan (Obedjiwan). L’autre 15 % vit en milieu urbain, notamment à La Tuque, Shawinigan et Trois-Rivières, villes qui ont grandement bénéficié de l’exploitation des ressources du nitaskinan.

Selon différents indicateurs sociaux du développement (Tremblay 2006), la réalité socio-économique dans les communautés atikamekw est difficile. Cette dernière est caractérisée par de faibles taux de revenus, de scolarisation et d’occupation professionnelle. Au sein des trois communautés, un peu plus de 70 % de la population âgée de 15 ans et plus ne possède aucun diplôme reconnu, et environ 50 % de ce même groupe est considéré comme « inactif » (Statistique Canada 2006, 2011). Ces chiffres ne prennent évidemment pas en compte toutes les connaissances, compétences et occupations qui ont une valeur importante dans la société atikamekw mais qui ne se traduisent pas en diplômes ou en emplois salariés. Par ailleurs, la population atikamekw est particulièrement jeune : près de 70 % est âgée de moins de 35 ans. En contraste, les aînés de plus de 60 ans représentent à peine plus de 4 % de la population (ibid.). Si les aînés sont valorisés pour leur précieux savoir et leur savoir-faire, l’importante relève des jeunes constitue pour sa part une force vive de la nation. Cependant, bon nombre de ces jeunes sont en proie à de graves problèmes sociaux et à un faible taux d’insertion professionnelle.

Cette situation découle, entre autres causes, de la transformation du territoire évoquée plus haut et permise par la mise en oeuvre de la Loi sur les Indiens. Il est en effet aujourd’hui reconnu que cette dernière est en grande partie responsable des écarts socioéconomiques existant au Canada entre les communautés autochtones et la population non autochtone. Elle peut être comprise comme étant « […] un régime juridique particulier qui prévoit, ni plus ni moins, la mise sous tutelle des Premières Nations par le gouvernement fédéral » (CSSSPNQL 2013 : 7) et qui régit depuis plus d’un siècle l’organisation sociale et communautaire des communautés autochtones. Elle constitue l’un des principaux obstacles à l’autodétermination des Premières Nations (Coates 2008). C’est ainsi que la Loi sur les Indiens a grandement contribué à la pauvreté et à la marginalisation sur le plan socioéconomique des communautés autochtones depuis des décennies. La grande problématique qui en découle est d’ordre structurel dans la mesure où la Loi sur les Indiens et le système des réserves – avec accès limité au territoire et aux ressources naturelles – sont des freins majeurs à la réussite économique.

Aujourd’hui, ce que les Atikamekw nehirowisiwok revendiquent, c’est la reconnaissance de leurs droits ancestraux et territoriaux, ainsi que leur droit à l’autonomie gouvernementale. La mobilisation autour de la prise en charge de l’avenir par les membres de la nation se manifeste de plus en plus. Cette volonté d’autodétermination, en contraste avec la dépendance aux transferts gouvernementaux et l’ingérence qui minent sa capacité à se développer selon les aspirations de ses membres, est une condition essentielle à son épanouissement en tant que nation ainsi qu’à la pérennisation de sa culture.

Transmettre, protéger et innover pour prospérer

Depuis 2011, le Conseil de la Nation atikamekw (CNA) et le groupe de recherche Design et Culture matérielle (DCM) explorent le potentiel de création et d’innovation pour la transmission et la mise en valeur de la culture autochtone. Fondé en 1982, le CNA est un organisme politique qui représente la nation et qui, à titre de conseil tribal, dispense aux trois communautés des services en administration, éducation et culture. En plus de ces services, son mandat comprend la défense des droits et intérêts de la nation, notamment dans le cadre des négociations avec les gouvernements du Canada et du Québec. Les principaux sujets de négociation sont le territoire, l’autonomie gouvernementale, la participation aux décisions, les indemnités et le financement du gouvernement atikamekw (CNA 2015). De leur côté, les activités du groupe DCM ont débuté en 1992 sous la direction d’Élizabeth Kaine, professeure en design à l’Université du Québec à Chicoutimi, avec pour objectif de « développer des approches, des méthodes et des outils d’interprétation et de transmission des savoirs contenus dans les objets autochtones » (Kaine 2002 : 175). Depuis, les deux pierres d’angle du groupe DCM sont devenues « le développement durable et viable par la concertation » et « la création, l’innovation et la transmission culturelle comme conditions à l’entrepreneuriat culturel local » (Kaine, De Coninck et Bellemare 2010). En 2011, dans le cadre d’un projet Alliance de Recherche universités-communautés (Conseil de recherches en sciences humaines), l’animation d’ateliers de design auprès d’artisans atikamekw a été confiée au pôle de l’Université de Montréal du DCM, dirigé par Anne Marchand. C’est de ce partenariat, et du travail de doctorat de Renata Marques Leitão qui a ensuite plus que largement contribué au développement de la démarche Tapiskwan et de ses fondements théoriques, qu’est véritablement né le projet en 2013. Le projet s’inspire directement de la méthodologie du groupe DCM dans laquelle le design est utilisé comme moyen de réinterprétation et de réappropriation de la culture (Kaine et Dubuc 2010).

Si la trajectoire de cette collaboration a évolué de manière organique en fonction des lignes directrices qui ont émergé en situation de projet et dans l’action, un principe fondamental est placé au coeur de la démarche Tapiskwan : la notion de culture en tant que projet (Leitão 2017). La culture peut être comprise comme l’ensemble complexe de savoirs, valeurs, coutumes et ressources dont une communauté a hérité, qu’elle a adoptés et créés afin de s’épanouir dans son environnement social et naturel (Verhelst et Tyndale 2002). Loin d’être statique, la culture est empreinte de dynamisme puisqu’elle renvoie aussi à l’expression de tous les processus par lesquels une société parvient à résoudre ses problèmes et se projette dans l’avenir (UNESCO 2009).

Ainsi, tout processus de pérennisation culturelle s’appuie non seulement sur la documentation et la transmission de ce qui a été, mais aussi sur la capacité à puiser dans ce bagage précieux afin de se projeter dans l’avenir. Par le passé, les communautés autochtones ont souvent été l’objet de projets centrés sur la « préservation » de fragments de leur culture, que ce soit par la collecte d’objets, la prise de photos, les enregistrements d’histoires orales ou de chants, la retranscription de leur tradition orale, ou encore la documentation de leurs coutumes, croyances et modes de vie (Gosden et Knowles 2001 ; Cole 1985 ; Stocking 1985). Cependant, ce type de démarche a souvent eu un caractère essentiellement « extractif », avec pour objectif de documenter l’existant à un moment où l’on craignait son inéluctable disparition (Kramer 2006 ; Clifford 1998 ; Williams 1995). Aujourd’hui, force est de constater les limites et même les effets néfastes de cette approche. De nombreux musées et archives travaillent à reconnecter le contenu de leurs collections avec leurs communautés d’origine, reconnaissant que ces « fragments » redeviennent des « trésors » une fois qu’ils sont rendus vivants par la connaissance et l’histoire orale de la communauté (Hennessy et al. 2013 ; Phillips et Johnson 2004 ; Peers et Brown 2003 ; Turgeon et Dubuc 2002). Dans le domaine du design, la création est utilisée comme catalyseur dans ce processus de reconnexion et de réappropriation. Par exemple, le groupe DCM oeuvre à créer de nouveaux vecteurs de transmission culturelle, dont des expositions issues de concertation avec la communauté, mais aussi des produits de design (Kaine, De Coninck et Bellemare 2010). Ainsi, une véritable démarche de pérennisation culturelle ne peut se limiter à un inventaire statique de la culture. Elle doit nécessairement être portée par les membres de la communauté et informer son développement selon ses propres valeurs et projets d’avenir. Dans le cadre de Tapiskwan, cela se traduit entre autres par le fait que toute activité de documentation ou d’étude du patrimoine est réinvestie par les membres de la communauté dans le cadre d’activités de création qui ont été conçues pour répondre à des enjeux contemporains, dont la transmission intergénérationnelle, l’innovation et transformation du territoire, la promotion et protection du patrimoine ainsi que le poids des attentes des consommateurs.

Transmission intergénérationnelle

Les aînés, détenteurs de nombreux savoirs et de savoir-faire, sont âgés et représentent une très faible proportion de la population atikamekw. De plus, tel que mentionné plus tôt, entre les aînés et les générations montantes, toute une génération a été envoyée dans les pensionnats par le gouvernement. À quelques exceptions près, cette dernière génération s’est retrouvée à la marge des processus de transmission intergénérationnels, tant sur le plan des responsabilités familiales que de l’héritage culturel de la nation (Poirier et Coocoo 2017 : 127). Comme le remarque Christiane Biroté, maître-artisane de Wemotaci et formatrice Tapiskwan,

Facebook est beaucoup présent dans nos communautés, et ce qui circule dans Facebook c’est vraiment ce que les gens font dans le sud des États-Unis ou bien dans l’Ouest. Je vois beaucoup moins ce que, nous, on fait. […] [Tapiskwan], c’est vraiment pour qu’on fasse un retour aux sources, qu’ils soient fiers. C’est quelque chose, ce que nous, nos ancêtres, nos grands-pères et grands-mères ont fait !

comm. pers., 26 mai 2017

Dans ce contexte, comment s’effectue aujourd’hui la transmission des connaissances liées aux pratiques artisanales, dont les significations des motifs ? Par quels moyens engager davantage les jeunes dans la perpétuation de la mémoire vivante des aînés ?

Innovation et transformation du territoire

Les activités entourant la collecte des matières premières nécessaires à la confection des produits de l’artisanat représentent un vecteur majeur de transmission culturelle entre les aînés et les jeunes et constituent aussi une composante essentielle de l’affirmation identitaire (Awashish 2013 : 156-158). Cependant, la transformation du territoire a grandement limité l’accès à ces matières - ce qui a eu un impact direct sur la culture, l’identité et les modes de vie. De plus, la disponibilité des ressources joue également sur la sécurisation des revenus générés par la vente des produits, au sein des communautés et à l’extérieur. Certains artisans se voient ainsi contraints d’acheter des matières premières souvent coûteuses et qu’ils ne sont plus en mesure de prélever sur leur territoire. Face aux effets d’une transformation territoriale imposée, quel rôle des innovations peuvent-elles jouer dans la génération de solutions viables ? Comment les Atikamekws nehirowisiwok, qui ont toujours su innover en lien avec leur environnement, peuvent-ils utiliser cette capacité d’innovation pour faire face aux conditions environnementales actuelles ?

Promotion et protection du patrimoine

À travers le monde, des communautés autochtones prennent appui sur la culture pour soutenir leur développement économique (Roth 2013 ; Comaroff et Comaroff 2009 ; Bunten 2008). D’ailleurs, d’après Christian Coocoo, lorsque les artisans atikamekw s’adressent aux Services culturels du CNA, « [l]e premier service qu’ils veulent, et c’est ça depuis toujours, c’est vraiment de l’aide à la commercialisation de leur artisanat » (comm. pers., 14 août 2017). Bien que cette stratégie puisse s’accompagner de retombées positives tant sur le plan économique qu’identitaire, elle soulève de nombreuses interrogations, surtout dans le contexte actuel de la mondialisation. En effet, il n’est pas rare que le patrimoine visuel autochtone soit exploité sans l’autorisation des communautés et des artistes concernés (Battiste et Henderson 2000 ; Bell et Paterson 2009). Dans ce type de scénario, non seulement ceux-ci ne touchent-ils pas de bénéfices monétaires, mais ils voient aussi leur culture malmenée et folklorisée. En prenant leur place sur le marché, les créateurs autochtones et leurs communautés peuvent contribuer à leur affirmation culturelle et à leur prospérité socioéconomique, tout en exerçant un certain contrôle sur la manière dont est représentée leur culture. Dans ce cadre, comment veiller à favoriser le développement socioéconomique par la création artistique sans pour autant « vendre sa culture » ? Où se situe le bon équilibre entre faire connaître et apprécier la culture atikamekw et la rendre vulnérable aux imitations, appropriations et autres pratiques qui fragilisent l’autodétermination ?

Le poids des attentes des consommateurs

Les consommateurs intéressés par les produits issus d’autres cultures que la leur recherchent des produits de qualité, empreints d’une signification, qui transmettent un sens d’authenticité, le tout à un prix abordable (Christen 2006). Cependant, au Québec, le marché des produits à thématique autochtone propose pour l’instant encore peu d’objets de ce type. D’un côté, le marché de l’art et de l’artisanat haut de gamme propose des oeuvres et des objets uniques qui s’adressent plutôt à des collectionneurs avertis et argentés. À l’autre extrême, ce qui domine ce sont des produits bas de gamme souvent fabriqués à l’étranger par des entreprises allochtones qui se basent sur des images stéréotypées (Hill 2011). Les consommateurs ont tendance à avoir une vision statique des cultures autochtones les menant à valoriser une stricte répétition des objets du passé (Bousquet 2008). Ces attentes peuvent avoir comme effet de paralyser l’innovation chez les artisans et de compromettre leur sens de l’identité (Kaine et al. 2010 ; Cole 2007). Comment créer de nouveaux produits qui reflètent les spécificités culturelles de la nation sans toutefois renforcer les attentes des consommateurs qui ont pour effet de limiter la créativité ? Par quels moyens créer des produits qui projettent la richesse de la culture atikamekw tout en restant financièrement accessibles ?

Les ateliers Tapiskwan : conjuguer le passé et l’avenir

Sans prétendre résoudre chacune d’elles, la réflexion des partenaires engagés dans le projet Tapiskwan porte surtout sur ces quatre problématiques. Elles animent notamment la démarche adoptée dans le cadre des ateliers intergénérationnels de création qui ont été réalisés au cours des dernières années (Marchand et Leitão 2014). C’est donc dans l’action qu’une vision commune des problèmes et des nouveaux possibles s’est développée, plaçant le patrimoine et la créativité au coeur d’un projet de développement culturel et socioéconomique.

Au cours de ce processus, l’iconographie atikamekw a été retenue comme point de départ fécond pour la transmission de connaissances et l’exploration identitaire. L’artisanat atikamekw présente un système élaboré de symboles et d’ornements qui sont porteurs de sens ainsi que de l’identité de la nation et des familles qui la composent. Si la confection artisanale est limitée par la disponibilité des matières premières, cet héritage graphique constitue en soi une ressource culturelle durable et renouvelable.

Les deux premières éditions des ateliers Tapiskwan, d’une durée d’environ deux semaines chacun, ont eu lieu durant l’été en 2013 et en 2014, respectivement à La Tuque et à Wemotaci. Accompagnés de guides atikamekws et de designers de l’Université de Montréal, au total, une vingtaine de membres de la nation y ont participé, dont principalement des jeunes de la relève. En s’inspirant de l’univers visuel présent dans la culture matérielle de la nation et de récits partagés par des aînés invités, ils ont conçu des bandanas, des t-shirts, des sacs à provision, des cartes de souhaits. Certaines de ces créations ont été disponibles pour la vente lors d’évènements et sur Internet.

Forts de ces deux expériences, les partenaires se sont rendu compte qu’afin d’avoir une plus grande portée sur les niveaux culturel et économique, le programme des ateliers devait, d’une part, s’appuyer sur des activités d’immersion culturelle plus étoffées et, d’autre part, déboucher sur le développement d’une démarche de mise en marché plus aboutie. Si la tenue des ateliers de création demeure la raison d’être de Tapiskwan, plusieurs nouvelles initiatives ont vu le jour afin de répondre à ces constats. Pour le volet culturel, une méthodologie participative de documentation et d’exploration du patrimoine est entrevue, en vue de développer des archives numériques vivantes que les participants des ateliers pourraient, non seulement consulter, mais aussi nourrir de nouvelles connaissances et exemples au fil des activités[2]. Pour le volet entrepreneurial, un programme de recherche-action a été développé par l’École de design de l’Université de Montréal, le CNA et HEC Montréal, auxquels se sont joints deux nouveaux partenaires : le Centre design et impression textile de Montréal, qui offre des services de formation en impression sérigraphique, et la Coop Nitaskinan, fondée en 2015 pour la mise en valeur du patrimoine culturel, social, environnemental et économique atikamekw, qui apporte une expertise en économie sociale.

Figure 2

Christiane Biroté, maître-artisane et mentor Tapiskwan, présente ses réalisations aux jeunes participants des ateliers 2014

Christiane Biroté, maître-artisane et mentor Tapiskwan, présente ses réalisations aux jeunes participants des ateliers 2014
Source : Projet Tapiskwan

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Figure 3

Jacques Newashish, artiste et mentor Tapiskwan, arbore l’un des tissus qu’il a conçus et imprimés lors de l’atelier de création de l’été 2015

Jacques Newashish, artiste et mentor Tapiskwan, arbore l’un des tissus qu’il a conçus et imprimés lors de l’atelier de création de l’été 2015
Source : Projet Tapiskwan

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Figure 4

Wapan Biroté-Boivin collabore avec sa soeur Noat lors de l’atelier de production de sacs et de housses de coussins de l’automne 2015

Wapan Biroté-Boivin collabore avec sa soeur Noat lors de l’atelier de production de sacs et de housses de coussins de l’automne 2015
Source : Projet Tapiskwan

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La troisième édition des ateliers, qui a eu lieu en 2015 à Wemotaci et a mobilisé une quinzaine de membres de la communauté, a été un moment charnière pour le projet. En effet, bien que le déroulement des activités ait été semblable à bien des égards à celui des autres ateliers, plusieurs aspects ont distingué cette édition des précédentes. Tout d’abord, outre le rôle qu’ont joué deux mentors atikamekws, Jacques Newashish et Christiane Biroté, en tant que guides auprès des jeunes, le groupe de participants était lui-même intergénérationnel, regroupant à la fois des jeunes et des artisans expérimentés. Cela a eu un impact sur la dynamique de transmission et de collaboration lors des activités, notamment entre participants de la même famille. De plus, la finalité de l’atelier était que chaque participant produise des échantillons de papier et de tissu arborant leur réinterprétation de motifs atikamekw et pouvant être utilisés pour la confection de produits uniques. Ainsi, plutôt que d’appliquer ces compositions sur des produits finis, l’objectif était d’explorer la création de matières premières qui pourraient, à terme, être utilisées non seulement par les participants des ateliers, mais aussi par d’autres créateurs dans la communauté.

De plus, à plusieurs reprises au cours de l’atelier, les participants ont été encouragés à parler de leurs sources d’inspiration dans le choix et la réinterprétation des motifs lors d’entretiens vidéo, permettant ainsi d’approfondir et de rendre plus explicite le lien entre le résultat de leur travail de création et leur démarche conceptuelle et identitaire. Enfin, les participants se sont réunis en deux temps : une première fois à l’été, pour un atelier de formation et de création de deux semaines, afin de concevoir les compositions graphiques et de produire des échantillons ; une deuxième fois à l’automne, pour trois jours de travail intensif en comité réduit, afin de confectionner des produits destinés à la vente. C’est ainsi que des produits issus des ateliers Tapiskwan ont pour la première fois été présentés en personne à des consommateurs en grande majorité allochtones lors d’un marché de Noël à Shawinigan.

L’importance des relations intergénérationnelles et familiales, de la signification des motifs et de la dimension entrepreneuriale du projet avait certes déjà été soulignée, mais cette nouvelle expérience a entériné le besoin d’aller encore plus loin dans chacune de ces avenues. C’est à la suite de cette réflexion que nous avons décidé de créer le « Collectif Tapiskwan[3] », un organisme à but non lucratif dont la mission allait englober toutes les dimensions du projet :

  1. La culture qui vise la pérennisation culturelle du patrimoine atikamekw par des activités de documentation et de réinvestissement des savoirs dans la création.

  2. Le design focalisé sur la création de produits inspirés du patrimoine.

  3. L’entrepreneuriat dont l’objectif est de mettre en place un modèle adapté aux réalités locales et reflétant les modes de vie atikamekw.

  4. La mobilisation pour accompagner les artisans et les jeunes de la relève atikamekw dans l’identification et la réalisation de leurs aspirations.

Figure 5

Terry Awashish (à gauche), designer graphique et mentor Tapiskwan, et Christiane Biroté (au fond à droite), maître-artisane et mentor Tapiskwan, guident des élèves de l’École secondaire Mikisiw d’Opitciwan

Terry Awashish (à gauche), designer graphique et mentor Tapiskwan, et Christiane Biroté (au fond à droite), maître-artisane et mentor Tapiskwan, guident des élèves de l’École secondaire Mikisiw d’Opitciwan
Source : Projet Tapiskwan

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L’OBNL, qui opérera selon un modèle d’économie sociale, prévoit notamment le financement d’ateliers et d’autres activités liées à la pérennisation culturelle par la vente de produits et de services dont, par exemple, une collection annuelle de produits et des animations lors d’évènements grand public. Comme le fait remarquer Christian Coocoo, pour qui la question de la transmission culturelle est primordiale, les expériences passées ont toutefois montré que, pour qu’une telle structure fonctionne, « il faut atteindre une certaine rentabilité, peut-être pas à court mais à long terme. Avec l’OBNL, il faut qu’on équilibre tout ça, que [la transmission et la commercialisation] forment comme un tout » (comm. pers., 14 août 2017).

Bien que l’OBNL n’en soit qu’à ses débuts, la réflexion actuelle portant sur les grands principes qui guideront son déploiement se nourrit des expériences qui se sont succédé depuis les tout premiers échanges en 2011. En effet, la diversification des activités qui est envisagée par les partenaires doit s’accompagner d’un retour sur les grands enjeux cités plus haut et qui ont été placés au coeur de la démarche, ainsi que de l’actualisation de ces derniers au fur et à mesure de leur explicitation par l’action (Leitão, Marchand et Sportes 2015). C’est, par exemple, ce qui s’est produit concernant le transfert des connaissances et de la méthodologie des ateliers. En effet, sur une invitation des services éducatifs du Conseil des Atikamekw d’Opitciwan, les quatrième et cinquième éditions des ateliers de création ont été menées avec des élèves de l’École secondaire Mikisiw aux printemps 2016 et 2017. Ces deux ateliers ayant la particularité de se dérouler dans un contexte scolaire ont non seulement ouvert la voie à des partenariats dans les secteurs de l’éducation, mais ont aussi été l’occasion d’identifier de nouveaux besoins pour le futur de Tapiskwan. Ainsi, la méthodologie des ateliers fera bientôt l’objet de ressources pédagogiques qui permettent d’adapter la démarche à différents contextes et à différents publics, y compris ceux des écoles en communauté atikamekw, mais aussi, selon les circonstances, dans d’autres communautés des Premières Nations. Par ailleurs, le développement de ces ressources pédagogiques marque un tournant dans notre approche collaborative afin que les ateliers offerts par des créateurs autochtones qui les animeront de manière autonome. En parallèle, le travail conjoint des membres autochtones et allochtones du Collectif va pouvoir se poursuivre en se concentrant sur d’autres activités pour lesquelles la nécessité d’une collaboration continue à se faire sentir.

Le collectif tapiskwan : vers un modèle autochtone d’entrepreneuriat

La volonté de vendre les produits issus des ateliers est présente depuis le début du partenariat, et l’étape de la mise en marché a fait l’objet de diverses initiatives, dont la tenue de kiosques lors d’évènements, le placement d’échantillons dans des boutiques et de la vente en ligne, par exemple. Le Collectif Tapiskwan se penche maintenant sur l’élaboration d’une stratégie plus globale. Ainsi, tout en encourageant les participants à vendre leurs créations de manière autonome s’ils le souhaitent, l’objectif est de formaliser un modèle de production et de distribution pour des collections créées de manière collective dans le cadre du projet. En effet, si, au départ, la méthodologie d’atelier menait chaque participant à créer des produits à titre individuel, au fil du temps et de manière organique, la collaboration entre participants est devenue plus courante. En effet, il est apparu que cela correspond mieux aux manières de faire locales, où la division du travail et la collaboration entre membres d’une même famille sont la norme, que ce soit pour la chasse et la pêche ou pour la confection d’artisanat (Awashish 2013 : 48 ; Éthier 2014 : 52). De plus, les séances de production menées depuis 2015 ont montré que pour que la production soit rentable, il était indispensable de concevoir une organisation collective du travail. A priori, l’entrepreneuriat collectif convient bien au milieu atikamekw, car il propose une structure et une dynamique de gestion qui font écho aux valeurs déjà présentes dans les communautés (Awashish et Verrier 2012). Cependant, un système de production « à la chaîne » réunissant tous les participants d’un atelier donné ne semble pas résonner auprès de ces derniers. En effet, si les Atikamekw nehirowisiwok ont l’habitude de se diviser les tâches et de travailler de manière collaborative, c’est surtout le cas à l’échelle de la famille. Sans négliger les aspirations plus individuelles, notamment celles de ceux qui envisagent une carrière dans les domaines de la création et qui bénéficieraient de formations socioprofessionnelles spécifiques, cette dimension familiale sera mise de l’avant afin que le modèle corresponde aux spécificités de l’organisation sociale atikamekw. Ce constat nous rappelle l’importance de prendre en considération les spécificités du contexte culturel et social dans la recherche de solutions viables, ce qui est d’autant plus important que les démarches entrepreneuriales des membres d’une communauté autochtone s’accompagnent souvent d’une forte responsabilité afin de maintenir l’intégrité de la communauté et ce qui la caractérise (Hindle et Moroz 2010 ; Roth 2013).

Figure 6

Étampes créées à partir de motifs de broderie par des jeunes de l’École secondaire Mikisiw d’Opitciwan lors des ateliers du printemps 2017

Étampes créées à partir de motifs de broderie par des jeunes de l’École secondaire Mikisiw d’Opitciwan lors des ateliers du printemps 2017
Source : Projet Tapiskwan

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Par ailleurs, bien que la mise en place d’un studio de création ouvert toute l’année soit éventuellement envisageable, au moins dans un premier temps ce sera l’insertion des activités de conception et de production dans le calendrier saisonnier atikamekw qui sera privilégiée. À l’image des six saisons qui rythment la vie des Atikamekw nehirowisiwok, une approche cyclique des activités Tapiskwan est envisagée, à raison de plusieurs périodes courtes mais intensives de création et de production par année. Un rythme de travail à temps plein et en continu dans un unique secteur d’activité apparaît en effet difficilement compatible avec un mode de vie modulé en fonction des activités qui ont cours aux diverses périodes de l’année : chasse, tannage des peaux d’orignaux, cueillette de bleuets, prélèvement de l’écorce. Ces activités, traditionnellement liées à la vie sur le nitaskinan, constituent des moments privilégiés de rencontre, de transfert et d’expression de la culture atikamekw. Il serait contraire aux objectifs du projet de faire choisir les participants entre ces activités et leur engagement dans Tapiskwan. De plus, certains participants obtiennent des contrats de travail (en foresterie, en enseignement ou en restauration, par exemple) ou suivent des formations scolaires et professionnelles, ce qui les rend non-disponibles à certaines périodes. Si, à plus long terme, il est envisageable que des personnes participent à une activité Tapiskwan en tant que salariés à temps plein, il est également souhaitable de continuer à offrir la chance à d’autres de participer de manière plus ponctuelle en fonction de leurs disponibilités. Autrement dit, le volet entrepreneurial de l’initiative n’a ni vocation ni intérêt à rentrer en compétition directe avec les activités déjà au calendrier des membres de la communauté, mais doit plutôt créer des occasions supplémentaires de participer à une activité culturelle et économique viable. C’est d’ailleurs sur cette question de la viabilité, et d’une approche qui assure la prospérité tout en respectant les valeurs atikamekw, que se penche maintenant le Collectif Tapiskwan.

Conclusion

Tapiskwan est un projet de recherche-action qui tente de répondre aux défis posés par la transformation du territoire et ses effets sur la création atikamekw. Ses ateliers placent la culture au centre d’une démarche d’innovation sociale, soit une recherche de « réponses nouvelles » à une situation sociale insatisfaisante, visant le mieux-être des individus et des collectivités (Cloutier 2003). Le design est ainsi utilisé pour entreprendre et soutenir des processus d’innovation qui engagent la créativité afin d’identifier ce qui est désirable et de projeter des moyens pour concrétiser ces idées et les intégrer au monde réel (Janzer et Weinstein 2014 ; Nelson et Stolterman 2012 ; Brown et Wyatt 2010). C’est dans cette perspective que Tapiskwan mise sur les ressources de la nation – la force vive représentée par les jeunes, la richesse de la culture et des savoirs atikamekw, ainsi que la grande créativité qui existe dans les communautés – pour amorcer une trajectoire d’avenir positive. À terme, tel que résumé par Karine Awashish, l’objectif est que « l’art atikamekw soit connu, que des artisans et artistes individuels soient reconnus et que, pour les jeunes, la transmission culturelle soit intégrée aux institutions locales dans les communautés » (comm. pers., 1er août 2017).

Depuis le début du projet, les allers-retours entre l’action et la réflexion ont modifié la trajectoire du projet. Ainsi, les partenaires basent leurs réflexions et la planification d’activités futures sur l’expérience de terrain, de même que sur des réunions de travail et des entretiens menés auprès des participants pendant et après les ateliers. Après plusieurs années d’ateliers principalement centrés sur la formation et la création, la dimension entrepreneuriale de Tapiskwan commence à émerger. La création de l’OBNL constitue ainsi un nouveau moment privilégié de réflexion dans l’action, avec à la clé l’élaboration d’un modèle de gestion dans lequel l’entrepreneuriat ne sera pas utilisé pour exploiter la culture, mais au contraire mis au service de sa pérennisation pour les générations à venir. Certes, bien des décisions restent à prendre quant aux initiatives à développer ou encore aux structures et infrastructures à mettre en place, mais d’importants constats ont été faits, notamment en relation avec le mode de vie et l’organisation sociale atikamekw. En effet, pour que le Collectif Tapiskwan produise des retombées durables, il est essentiel de poursuivre la mise en forme d’un modèle qui lie transmission culturelle et entrepreneuriat collectif et qui soit adapté aux spécificités contextuelles et culturelles dans lesquelles il s’inscrit. Ce dernier devra en effet répondre à la réalité de la société atikamekw d’aujourd’hui, tout en respectant et en transmettant les principes culturels hérités des ancêtres.