Corps de l’article

Les relations qu’Hydro-Québec entretient avec plusieurs communautés autochtones sont centrales à la planification et à la mise en oeuvre de ses projets. De tous les mégawatts hydroélectriques produits par la société d’État, 83 % proviennent d’installations sur les territoires traditionnels des Cris d’Eeyou Istchee Baie-James et des Innus de la Côte-Nord (Hydro-Québec s.d. a). La qualité de ces relations est un enjeu appelé à croître, vu l’appui du Canada à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA –  ou Déclaration) en 2010. À son article 32, la Déclaration établit effectivement l’obligation pour les États de consulter les peuples autochtones en vue d’obtenir leur consentement préalable, libre et éclairé (CPLE) lorsque ceux-ci sont concernés par l’exploitation du territoire et de ses ressources. Étant donné le partage des compétences propre au système de gouvernement fédéral canadien, la mise en oeuvre du droit au CPLE concerne directement les provinces, qui ont compétence exclusive sur les terres publiques et en matière d’exploitation des ressources naturelles (Leclair 2018). Certains auteurs parlent même d’une nécessaire décentralisation de l’opérationnalisation du droit au CPLE, étant donné l’importante part de compétences détenues par les provinces en la matière (Newman 2017). Or, le gouvernement québécois n’a déployé aucune mesure à ce jour afin de concrétiser l’appui fédéral à la DNUDPA, comme l’ont notamment souligné certains témoignages à la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics (Leclair 2018 ; Barreau du Québec 2018 : 21).

Dans ce contexte, nous posons la question suivante : En l’absence de législation spécifiquement axée sur la mise en oeuvre de la DNUDPA au Québec, et considérant l’important apport énergétique et économique d’Hydro-Québec, dans quelle mesure les composantes et pratiques de l’industrie hydroélectrique québécoise favorisent-elles une mise en oeuvre adéquate du droit au CPLE ? Vu la place prépondérante des territoires ancestraux cris et innus dans le développement et l’exploitation hydroélectriques, l’analyse se concentre sur les grands projets d’Hydro-Québec en Eeyou Istchee Baie-James et sur la Côte-Nord. Sur la base de portraits géographiquement distincts de ces deux régions, l’analyse vérifie du même coup si le régime de gestion et de gouvernance du territoire qui émane de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ), de même que le régime applicable au territoire traditionnel des Innus, le Nitassinan, favorisent la mise en oeuvre du CPLE.

Tableau 1

Mise en oeuvre du CPLE : critères d’évaluation

Mise en oeuvre du CPLE : critères d’évaluation

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Méthodologie

Cet article s’insère dans le cadre analytique de l’essai « Exploitation des ressources naturelles du Nord québécois : quelle place pour le droit au consentement préalable, libre et éclairé ? » (Fréchette 2019), dont la portée plus large inclut l’étude de la mise en oeuvre du droit au CPLE au sein des trois industries dominantes au nord du 49e parallèle (minière, hydroélectrique et forestière), ainsi que la comparaison de la performance des trois industries entre elles. Concentré sur l’industrie hydroélectrique, le présent article repose sur une méthodologie divisée en deux temps : elle consiste d’abord en un retour historique sur le déroulement des grands projets d’Hydro-Québec en Eeyou Istchee Baie-James et sur la Côte-Nord, des années 60 à aujourd’hui. Cela nous permettra de mettre en lumière l’évolution de la place accordée aux notions de consultation et de consentement au fil de ces projets.

Dans un deuxième temps, les données recueillies par ce retour historique sont mises en relief à l’aide d’un système d’analyse. Ce système se base sur six critères d’évaluation inspirés du système canadien de certification du Forest Stewardship Council© (FSC) [tab. 1]. Plus précisément, les critères et indicateurs du FSC relatifs au CPLE ont été étudiés conjointement avec le processus d’obtention du CPLE proposé par le FSC. De nouveaux critères ont ensuite été formulés afin de refléter les standards FSC tout en permettant une évaluation qui tienne compte des distinctions entre les industries forestières et hydroélectriques. L’évaluation de chacun des critères d’évaluation s’effectue selon une échelle de pointage qui représente la probabilité, pour chacune des composantes et des pratiques observées au fil des grands projets hydroélectriques, que soient respectés ces critères (tab. 2). Cette évaluation s’effectue d’une part pour les composantes et pratiques observées sous les régimes de gestion et de gouvernance du territoire émanant de la CBJNQ, qui couvre la région d’Eeyou Istchee Baie-James et à laquelle les Cris sont signataires, et de l’Entente de principe d’ordre général (EPOG), applicable au Nitassinan (ce que nous qualifierons de « composantes et pratiques émanant des processus de traité »). D’autre part, l’évaluation est effectuée pour les règles et pratiques mises en oeuvre en dehors de ces deux régimes (ce que nous qualifierons de « composantes et pratiques émanant de processus communs »), le tout afin de vérifier si le sort réservé au CPLE varie d’un cadre à l’autre.

Tableau 2

Mise en oeuvre du CPLE : échelle de pointage

Mise en oeuvre du CPLE : échelle de pointage

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Cadre consultatif de l’exploitation hydroélectrique

Avant d’aborder le récit du déroulement des grands projets hydroélectriques québécois et d’étudier la place qu’y ont tenue les notions de consultation et de consentement, il importe d’effectuer une brève mise en contexte du cadre consultatif dans lequel se situe l’exploitation hydroélectrique québécoise. En effet, les fondements de ce cadre sont multiples et déterminent les rôles joués par le gouvernement québécois, Hydro-Québec et les nations cries et innues dans la gestion territoriale.

Convention de la Baie-James et du Nord québécois

En Eeyou Istchee Baie-James, la gestion du territoire et des ressources est basée en grande partie sur la CBJNQ de 1975, que nous résumons selon trois principaux groupes de mesures.

Premièrement, la Convention prévoit la « clarification » des droits des Cris d’Eeyou Istchee (et, du même coup, des Inuit du Nunavik) sur le territoire d’application de l’entente. Cette clarification est principalement réalisée grâce au régime inédit de partage des terres, détaillé au tableau 3. Elle intègre également les indemnités financières découlant de l’exploitation des ressources naturelles et prévoit l’extinction législative des droits ancestraux des Autochtones sur le territoire en échange des droits accordés par le régime de partage des terres (Beauchemin 1992).

Deuxièmement, la CBJNQ a créé un régime d’évaluation et d’examen des impacts sur l’environnement et le milieu social propre aux territoires nordiques (REEIES). À l’avant-garde du régime d’évaluation et d’examen des impacts du Québec méridional[1], ce régime se distingue principalement par la participation ciblée des peuples autochtones au processus d’évaluation et d’examen des projets. Ce processus implique des comités mixtes, certains paritaires, composés d’intervenants allochtones et autochtones chargés, entre autres tâches, d’émettre des recommandations sur l’opportunité d’assujettir les projets au REEIES ainsi que concernant leur approbation finale. Bien que l’influence de ces comités varie en fonction de la région du projet (Nunavik ou Eeyou Istchee Baie-James), des compétences fédérales ou provinciales concernées et de l’étape du REEIES dont il est question (Daigneault 2002), cette approche collaborative est reconnue par certains auteurs comme une piste de mise en oeuvre du droit au CPLE. Selon Papillon et Rodon, les comités de cogestion représentent effectivement un processus établi sur la base d’un accord mutuel permettant que des « partenaires égaux » décident ensemble de solutions « considérées comme légitimes par toutes les parties concernées » (Papillon et Rodon 2017, notre trad.). Certaines limites empêchent toutefois ces véhicules collaboratifs de véritablement servir l’opérationnalisation du droit au CPLE. Par exemple, la structure des comités de cogestion et le cadre dans lequel ils opèrent ne reflètent ni ne favorisent la reconnaissance des méthodes de délibération et des savoirs autochtones, et l’autorité ultime accordée au gouvernement à l’étape d’approbation des projets diminue considérablement le poids des voix émises en amont (ibid.).

Tableau 3

Régime territorial défini par la CBJNQ*

Régime territorial défini par la CBJNQ*
*

(inspiré de : MELCC s.d. ; Beauchemin 1992)

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La troisième importante mesure découlant de la CBJNQ consiste en la mise en place de structures administratives et politiques de part et d’autre du 55e parallèle, telles que l’Administration régionale crie (remplacée par le Gouvernement de la nation crie en 2012 grâce à l’Entente de 2012 sur la gouvernance dans le territoire d’Eeyou Istchee Baie-James) et, chez les Inuit, le Conseil de l’Administration régionale Kativik et la Société Makivik. Bien que la lettre de la Convention ait limité les pouvoirs autochtones en matière de gouvernance et de gestion du territoire, la mise en place de ces véhicules novateurs a eu une influence structurante sur les Cris et les Inuit. Ceux-ci ont su tirer avantage des ressources institutionnelles à leur disposition afin de renforcer leur identité politique (Desbiens 2009) et de devenir des « acteurs incontournables du développement de la région » (Papillon et Lord 2013 : 353).

Côte-Nord : entente de principe d’ordre général

Chez les Innus, les négociations entourant les revendications territoriales durent depuis l’époque de la CBJNQ. Son adoption en 1975 a suscité de vives réactions auprès des communautés innues en raison de sa disposition en vue d’éteindre les revendications et les droits autochtones sur le territoire d’application de l’entente, incluant les revendications des peuples non signataires (article 2.6 de la Convention). Depuis 1979, les Innus et les Couronnes provinciale et fédérale tentent ainsi de conclure une entente de revendication territoriale globale (Papillon et Lord 2013). L’année 2004 marque un jalon important dans l’avancement vers un traité, avec la signature de l’Entente de principe d’ordre général (EPOG) entre le Québec, le Canada et les communautés de Mashteuiatsh, Essipit, Pessamit et Nutashkuan (SAA s.d.). À titre d’entente de principe, l’EPOG établit le cadre à l’intérieur duquel les parties s’entendent pour négocier un futur traité ; ses dispositions ne sont légalement pas contraignantes pour les parties. L’entente inclut notamment les notions de Nitassinan et d’Innu Assi, soit les territoires revendiqués par les Innus et sur lesquels ceux-ci visent à exercer leurs droits ancestraux, leur participation dans la gestion du territoire et leur autonomie gouvernementale. Rappelant en partie les terres de catégorie III chez les Cris, le Nitassinan implique le droit prioritaire de chasse, de pêche et de piégeage, le droit de percevoir des redevances sur les ressources naturelles et le droit d’être « partie prenante à la participation réelle de la gestion des ressources naturelles et de l’environnement » (Regroupement Petapan s.d. b). L’Innu Assi, quant à lui, représente de plus petites superficies à l’intérieur du Nitassinan où les Innus ont pleine juridiction et visent une gouvernance reposant sur leurs propres gouvernement et législation (Regroupement Petapan s.d. a).

Contexte consultatif d’application générale : bref aperçu

Le cadre consultatif dans lequel s’inscrit la mise en oeuvre du droit au CPLE inclut également des principes, normes et processus applicables globalement, sans distinction entre les nations et communautés autochtones de la province, parmi lesquels se situe la jurisprudence ayant donné forme à l’obligation de consultation et d’accommodement de la Couronne. Principalement fondé sur la trilogie jurisprudentielle de 2004 et 2005 (Nation Haïda c. Colombie-Britannique [Ministre des Forêts] ; Première Nation Tlingit de Taku River c. Colombie-Britannique [Directeur d’évaluation de projet] ; Première Nation crie Mikisew c. Canada [Ministre du Patrimoine canadien]), le devoir de consultation auquel sont tenues les Couronnes fédérale et provinciales peut se transformer en obligation d’obtenir le consentement dans les cas où le titre ancestral d’une communauté ou d’un peuple autochtone est prouvé (Delgamuukw c. Colombie-Britannique ; Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique). En l’absence d’un tel titre ancestral, lorsqu’il est plutôt question d’un droit revendiqué l’État est pris d’une obligation de consulter dont l’intensité est définie selon un spectre qui dépend de l’importance dudit droit et de l’ampleur de l’atteinte à celui-ci (Boutilier 2017 ; Newman 2017).

La Procédure d’évaluation et d’examen des impacts sur l’environnement du sud du Québec (PEEIE) est une autre composante importante du cadre consultatif d’application générale. Le Livre vert, sur lequel s’est basée la mise à jour de la PEEIE et de la LQE de 2018, indique d’emblée que la considération du point de vue autochtone fait partie des composantes essentielles de la PEEIE « en raison des connaissances concrètes que [ces communautés] ont de leur milieu de vie » (MDDELCC 2015 : 9). La Directive pour la réalisation d’une étude d’impact sur l’environnement du MDDELCC de 2018 reflète cette affirmation via diverses exigences directement reliées aux peuples autochtones. Elle encourage notamment les initiateurs de projet à s’entendre avec les communautés autochtones concernées sur la façon d’articuler et de mettre en oeuvre une démarche de consultation adéquate et suggère, à l’étape de rédaction de l’étude d’impact, de consacrer une section distincte pour les mesures prises par l’initiateur auprès des communautés autochtones (MDDELCC 2018).

Enfin, certaines normes de bonnes pratiques relatives à la consultation et à la participation autochtones en contexte hydroélectrique sont véhiculées à l’échelle mondiale et nationale. Les recommandations de la World Commission on Dams (WCD) soulignent l’importance d’obtenir l’acceptabilité publique des projets par une prise de décision régie par le CPLE (WCD 2000). Au Canada, l’Association canadienne de l’électricité (ACE) et l’Association canadienne de l’hydroélectricité (ACH) aspirent à des partenariats durables avec les peuples autochtones fondés sur le respect des intérêts, des droits et de la culture des communautés concernées par les développements hydroélectriques (ACE s.d. ; ACH s.d.). Elles ne reconnaissent toutefois pas directement le principe de CPLE.

Le CPLE en Eeyou Istchee Baie-James et sur la Côte-Nord : un processus évolutif

Les sections suivantes, notamment inspirées des ouvrages de Savard (2009), Martin (2010) et Charest (2008), détaillent l’évolution des rapports de force et des partenariats entre le gouvernement québécois, Hydro-Québec et les communautés autochtones affectées par le développement hydroélectrique, et ce, à compter des négociations de la CBJNQ jusqu’à aujourd’hui. Le portrait tiré invite à croire que le gouvernement et sa société d’État accordent maintenant une plus grande importance à l’obtention d’une forme de consentement chez ces communautés, bien que la qualité du consentement cri diffère de celui des Innus.

Projets Grande-Baleine et Nottaway-Broadback-Rupert : mutation des dynamiques

Dans les années 60, soit l’époque de la nationalisation de l’hydroélectricité, l’intérêt des dirigeants québécois se tourne vers les ressources naturelles du Nord. Celles-ci sont effectivement considérées comme un levier « essentiel à l’émancipation socioéconomique des Canadiens français du Québec » (Savard 2009 : 48). Cet intérêt ne s’étend cependant pas à la présence autochtone sur les territoires convoités : l’annonce du projet hydroélectrique La Grande en 1971 n’est précédée d’aucune consultation (Desbiens 2004 ; Lalonde 2007). C’est cette indifférence qui pousse les Cris et les Inuit à demander une injonction contre le projet, accordée par le jugement Malouf (Chef Max « One-Onti » Gros-Louis et al. c. Société de développement de la Baie James et al.) [Blancquaert 2011]. Une première prise de conscience, traduite par la négociation et la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, s’effectue alors parmi les politiciens quant à la nécessité de s’entendre sur les modalités du développement hydroélectrique avec les communautés occupant les terres convoitées. Il est toutefois impossible de parler de CPLE en regard de la CBJNQ, et ce, pour plusieurs raisons. Parmi celles-ci figurent les diverses pressions exercées sur la partie autochtone, le trop peu de temps accordé aux négociations et le fait que celles-ci se déroulaient alors que la Cour d’appel avait renversé l’injonction du juge Malouf et que le chantier de La Grande avançait tel qu’initialement prévu (Blancquaert 2011 ; Desbiens 2004 ; Lemieux 2007).

Dans les années 1980 et jusqu’en 1994, les projets hydroélectriques d’envergure qui suivent le complexe La Grande, soit Grande-Baleine et Nottaway-Broadback-Rupert, marquent un deuxième tournant dans la prise en compte des revendications autochtones. À cette époque, les deux nouveaux projets rencontrent une vive opposition de la part des leaders autochtones de la Baie-James[2], alors que plusieurs critiques sont émises par les signataires de la CBJNQ concernant la mise en oeuvre de la Convention et, plus largement, sur les lourds impacts des barrages hydroélectriques sur le milieu de vie autochtone (Savard 2009). Comparée à l’époque de négociation de la CBJNQ, cette opposition présente un plus grand poids. Elle bénéficie entre-autres d’un meilleur support de l’opinion publique à la suite de la noyade de 10 000 caribous dans la rivière Caniapiscau en 1984, associée à une « mauvaise gestion des crues et des barrages hydroélectriques » (ibid. : 53). D’autre part, la mobilisation crie contre le projet Grande-Baleine montre une ampleur inédite : plusieurs recours en justice sont intentés par les Cris face au non-respect de la CBJNQ, et leurs campagnes de dénonciation trouvent écho jusque sur la scène internationale. Selon Savard, ce changement se traduit par un renversement du rapport de force qui peut expliquer, en grande partie, l’ajournement sine die du projet Grande-Baleine en 1994.

À partir de la fin des années 1990, le gouvernement québécois et Hydro-Québec tirent des leçons de cette période conflictuelle et revoient en profondeur leur approche de développement hydroélectrique à la Baie-James. Hydro-Québec adopte une nouvelle politique de développement durable qui prévoit l’accueil favorable des projets en tant que condition de développement (Baba et al. 2016). En ce sens, le projet Em-1-A-Sarcelle-Rupert illustre la nouvelle ampleur que prend le consentement autochtone à la Baie-James aux yeux des décideurs.

Reconstruction des relations dans le cadre du projet Em-1-A-Sarcelle-Rupert

Pour son nouveau projet Em-1-A-Sarcelle-Rupert, qui implique la dérivation partielle de la rivière Rupert et la construction de deux centrales (Société d’énergie de la Baie James s.d.), le promoteur revoit son approche : « cette fois-ci, [Hydro-Québec] ne veut pas imposer le projet, mais laisser aux Cris le choix d’accepter ou non le partenariat proposé pour [sa] réalisation conjointe » (Baba et al. 2016 : par. 16). Ainsi, pas de projet sans entente. Dans un même souffle, le gouvernement québécois tente, à compter de 1995, d’améliorer ses relations avec les Cris. Il faut dire que les nombreuses poursuites judiciaires reliées à la mise en oeuvre de la CBJNQ pèsent encore contre lui et constituent un obstacle important au développement hydroélectrique à la Baie-James. À la suite de plusieurs discussions entre les représentants gouvernementaux, les représentants d’Hydro-Québec et les leaders autochtones, les trois groupes arrivent à un terrain d’entente qui se concrétise par la Paix des Braves, malgré des divergences au sein de la nation crie (Baba et al. 2016). En vertu de la Paix des Braves, les Cris consentent à la construction du projet Em-1 et à la réalisation du projet Em-1-A-Sarcelle-Rupert.

Dans le cadre de la Paix des Braves, les Cris négocient une série de conventions avec Hydro-Québec afin de détailler la façon dont le nouveau projet Em-1-A-Sarcelle-Rupert sera mis en oeuvre. Signées le même jour que la Paix des Braves, ces conventions forment la base du consentement cri. Selon Baba et al., « dans la foulée de toutes les ententes et conventions qui sont signées le 7 février 2002, les Cris donnent leur consentement à participer à un processus qui va bien au-delà du [CPLE] » (ibid. : par. 32). Au centre des facteurs qui militent en faveur de cette conclusion figure la Convention Boumhounan. Celle-ci prévoit la participation directe des Cris à la préparation de l’étude d’impact et au processus de demande d’autorisation via le Comité Boumhounan (Hydro-Québec 2002). La proximité des Cris avec le processus d’évaluation des impacts se traduit par une amélioration du contenu de l’étude et, plus largement, de l’esprit collaboratif entre les parties. Lors de l’approbation du projet en 2007, le mandat du comité Boumhounan est d’ailleurs prolongé afin d’assurer le suivi des 97 conditions rattachées aux autorisations (Baba et al. 2016). Outre la Convention Boumhounan, la Convention relative aux différends et à un comité de règlement des différends favorise le maintien du consentement tout au long de la mise en oeuvre des projets Em-1 et Em-1-A-Sarcelle-Rupert grâce à la mise en place d’un forum permanent de résolution des différends. Enfin, le rassemblement des mandats des divers comités de mise en oeuvre des conventions au sein d’une seule société de gestion centrale, la société Niskamoon, contribue depuis 2004 au renforcement continu des relations entre Hydro-Québec et les Cris. Sur ce point, il est intéressant de noter que chaque communauté crie d’Eeyou Istchee Baie-James, y compris celles qui ne sont pas directement influencées par le projet, compte un représentant de la société Niskamoon (ibid.).

Il serait hasardeux et probablement inexact de conclure à un CPLE dans le cadre des ententes de 2002. En effet, nombreux sont les ouvrages qui relèvent les doutes et les oppositions au sein de la nation crie face à la Paix des Braves. Parmi les motifs invoqués figurent la diffusion fragmentaire, auprès des membres des communautés, de l’information nécessaire à comprendre l’entente et ses implications ; le manque de temps et d’attention accordés aux points soulevés par ses opposants ; le déchirement profond entre la volonté de préserver les traditions et les valeurs culturelles cries et celle de subvenir aux besoins économiques des communautés ; et l’empressement du processus de consultation et de négociation, empêchant l’obtention d’un consensus cri sur le sort du territoire. En effet, l’entente de principe précédant la Paix des Braves fut signée en octobre 2001, alors que cette dernière fut conclue en février 2002 (Lemieux 2007 ; Oblin 2011). La Paix des Braves et ses conventions afférentes illustrent tout de même un changement du traitement réservé aux notions de consentement et de partenariat. D’après Martin (2010), on peut conclure à une remise en cause de l’approche préconisée par le passé sous la CBJNQ. Selon l’auteur, la Paix des Braves et les conventions qui en découlent se distinguent par leur reconnaissance des Cris d’Eeyou Istchee en tant que partenaires égaux du développement et par leur objectif de favoriser une émancipation à titre de nation à part entière. On peut donc parler de partenariat politique plutôt que de simple partenariat économique. Est-il question d’un changement de paradigme dans l’approche gouvernementale et les pratiques d’Hydro-Québec ? Toujours selon Martin (2010), la situation des revendications innues, moins avantageuse, empêche de tirer cette conclusion.

Les projets hydroélectriques et la nation innue : conceptions divergentes du partenariat

Tout comme dans le cas des Cris, une compréhension du sort réservé au consentement innu dans le cadre du développement hydroélectrique débute par un regard sur l’évolution des dynamiques entre les communautés, le gouvernement québécois et Hydro-Québec. Cette évolution, présentée ci-après, démontre en quoi les peuples cris et innus se trouvent aujourd’hui dans des postures différentes face aux autorités publiques. Basées sur le travail de l’anthropologue Paul Charest, les lignes suivantes retracent les projets hydroélectriques sur la Côte-Nord jusqu’au début des années 2000. Le cas récent du projet de la Romaine est ensuite abordé afin de vérifier l’état du droit au CPLE en contexte contemporain.

Avant le milieu des années 70, soit lorsque l’intérêt des politiciens se tourne vers le potentiel hydroélectrique de la Baie-James, plusieurs projets sont en oeuvre sur la Côte-Nord. Durant cette période, Hydro-Québec et le gouvernement québécois tirent profit de l’exploitation des rivières Bersimis, aux Outardes et Manicouagan, sans tenir compte des revendications innues sur le Nitassinan. Ce détachement politique cesse toutefois à compter des jugements Calder (Calder et al. c. Procureur général de la Colombie-Britannique) et Malouf, lorsque les Couronnes prennent conscience de l’obligation provinciale d’obtenir la cession des droits autochtones avant toute exploitation du territoire. L’opposition innue contre l’exploitation du Nitassinan se concrétise via le travail du Conseil attikamek-montagnais, qui dirige les revendications territoriales globales des peuples innus et atikamekw. Ces revendications sont également un obstacle aux nouveaux projets envisagés par Hydro-Québec sur la Côte-Nord au tournant des années 1990, dont les réservoirs Sainte-Marguerite-3 et Toulnustouc. C’est dans ce contexte qu’Hydro-Québec, parallèlement aux négociations territoriales globales du Conseil attikamek-montagnais entre les Couronnes et les Innus, effectue un travail de réconciliation auprès de certaines communautés ciblées pour des projets de lignes de courant. La société d’État développe une nouvelle approche de partenariats auprès des communautés innues et conclut des ententes compensatrices avec la communauté de Mashteuiatsh en 1990 et 1994 (Charest 2008).

Ces partenariats, prévus dans le cadre d’ententes conclues « projet par projet » et « communauté par communauté » (ibid. : 261), ne représentent cependant pas le type de partenariat auquel aspiraient les représentants innus à l’époque. Ceux-ci soutenaient plutôt un partenariat « fondé sur le consentement mutuel des parties et sur une relation de confiance durable » impliquant « une reconnaissance mutuelle, de gouvernement à gouvernement, d’égal à égal » (Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador 1997, notre trad.). Selon Charest (2008), les partenariats mis en place par Hydro-Québec relèvent plutôt d’ententes d’association commerciale sous forme d’Ententes sur les répercussions et les avantages (ERA). Ces ententes impliquent par exemple un partage des investissements et des revenus, la création de fonds de soutien à la pratique des activités ancestrales ainsi que des garanties d’occasions d’emploi et d’affaires au sein de la communauté signataire. Or, un véritable partenariat « s’étend à tous les niveaux politiques, sociaux et culturels de la relation entre autochtones et allochtones » et occasionne « une égalité absolue entre les partenaires » (ibid. : 275). D’après l’auteur, cet équilibre ne peut être atteint qu’en faisant sortir les ententes de leur cadre économique. Celles-ci doivent donc être conclues à deux niveaux. Elles devraient d’abord s’ancrer dans une entente globale, telle une convention ou un traité. Conclue entre la nation innue et les gouvernements québécois et fédéral, cette entente aurait pour objet la reconnaissance des droits autochtones sur le territoire revendiqué (en l’occurrence, le Nitassinan et l’Innu Assi définis dans l’EPOG de 2004). C’est seulement dans ce cadre de reconnaissance des droits autochtones sur le territoire qu’Hydro-Québec peut ensuite entreprendre un véritable partenariat. La négociation entre le promoteur et les communautés se ferait ainsi selon un rapport de force qui ne serait plus en défaveur de la partie autochtone : « Les Innus, sans traité ni accord négocié, et confrontés à des différends en matière de revendications territoriales qui semblent sans fin, sont en position de faiblesse par rapport à [Hydro-Québec] » (Charest 2008 : 277, notre trad.). Ces conditions augmenteraient ainsi les chances d’obtenir une entente où la société d’État et les communautés peuvent collaborer en tant que partenaires égaux, et ce, tant à l’étape préalable de planification du projet que lors de sa mise en oeuvre, son suivi et la perception des bénéfices.

Les défis illustrés par le projet de la Romaine

Le complexe de la Romaine, qui est le plus récent projet de développement hydroélectrique à grande échelle sur la Côte-Nord, permet de jeter un nouveau regard sur les recommandations émises par Charest sur la base des projets antérieurs d’Hydro-Québec. Entamée en 2009, la construction des quatre réservoirs et des quatre centrales le long de la Romaine s’étendra jusqu’en 2020. Ses installations représentent, selon le promoteur hydroélectrique, « le plus important projet de construction actif du Canada » (Hydro-Québec s.d. b). Elles se retrouvent en territoire innu, à proximité des communautés d’Ekuanitshit et de Nutashkuan.

Les premières discussions entourant le projet remontent au début des années 2000. Rappelons qu’à cette époque, les Innus négocient avec les Couronnes fédérale et provinciale ce qui constituera l’EPOG de 2004. De son côté, Hydro-Québec vient d’adopter sa nouvelle politique de développement durable, qui inclut l’acceptabilité des projets par les communautés d’accueil. À l’instar des projets envisagés à la rivière Rupert chez les Cris, la planification du projet de la Romaine est teintée par cette vision et Hydro-Québec aborde son projet d’un esprit collaboratif envers les Innus. En effet, les représentants d’Hydro-Québec invitent les leaders des communautés innues à participer aux discussions initiales sur le projet (Mathieu Boucher, chef des relations avec les peuples autochtones pour Hydro-Québec, comm. pers. 14 sept. 2018). À la suite de ces rencontres informelles et de la diffusion de l’information chez les Innus, les communautés d’Ekuanitshit, de Nutashkuan, d’Unamen Shipu et de Pakuashipi forment un front commun de négociation sous la corporation Nishipiminan en 2005 (Fortin 2014).

Toutefois, malgré une prompte sollicitation de la participation innue et une mobilisation politique au sein des communautés, et contrairement à la Convention Boumhounan avec les Cris d’Eeyou Istchee, aucune convention n’est conclue avec la nation innue préalablement au dépôt de l’avis de projet au gouvernement. Cet avis est plutôt précédé d’ententes « administratives » avec chacune des communautés séparément, afin d’encadrer la phase d’avant-projet (soit la phase entre le dépôt de l’avis de projet et l’obtention des autorisations). Ces ententes incluent les mesures de participation des communautés innues dans les études qui les concernent, ainsi que la mise en place de comités de travail chargés de la coordination des études et de la révision des devis et des résultats, de même que le remboursement des frais de participation (M. Boucher, comm. pers. 2018). Faisant suite aux ententes administratives, trois ERA sont conclues avec les communautés durant l’avant-projet, afin de déterminer les conditions de mise en oeuvre une fois les autorisations obtenues. Les Innus de Nutashkuan conviennent d’une entente en juillet 2008, tout comme les Innus de Unamen Shipu et de Pakua Shipi en octobre de la même année. Les Innus d’Ekuanitshit sont les derniers à s’entendre avec Hydro-Québec avant le début des travaux, en mars 2009 (Royer et Duchesne 2017). En l’absence d’entente au niveau politique reconnaissant les droits autochtones sur le territoire revendiqué et telles que suggérées précédemment, les mesures adoptées par Hydro-Québec afin de renforcer la participation innue à la préparation et à la mise en oeuvre du projet de la Romaine ont-elles suffi à assurer l’obtention du CPLE des communautés ? L’étude de Fortin (2014), qui s’attarde aux détails de la PEEIE et des négociations des ERA dans le cadre de ce projet, indique que rien n’est moins certain.

Procédure d’évaluation et d’examen des impacts sur l’environnement

Pour ce qui est de la Procédure d’évaluation et d’examen des impacts sur l’environnement (PEEIE), la portée trop restreinte de l’étude d’impact a mené à l’exclusion des considérations propres aux communautés d’Unamen Shipu, de Pakua Shipi et de Uashat mak Mani-Utenam du processus d’évaluation. En effet, le processus de consultation visant à déterminer quelles communautés inclure dans l’étude ne favorisait pas l’inclusion de toutes les communautés potentiellement affectées par le projet. Par exemple, les consultations se faisaient sur une base collective et excluaient les vérifications et les entrevues individuelles ou ciblées. Or, selon plusieurs Innus, « [les entrevues individuelles] se déroulent à un rythme différent tout en offrant la possibilité de recueillir des informations plus valides que lors d’entretiens collectifs » (Conseils des Innus de Pakua Shipi et des Innus de Unamen Shipu 2008 : 8). De plus, des pans de constructions n’entraient tout simplement pas dans l’étude : étant donné la distinction faite entre la filiale de production d’Hydro-Québec et sa filiale de transport, l’étude excluait les lignes de transport traversant le territoire des Innus de Uashat mak Mani-Utenam (Innus de Uashat mak Mani-Utenam 2010). Outre la portée restreinte de l’étude d’impact, le processus de consultation mis en place par Hydro-Québec afin de réaliser l’étude n’a pas permis la prise en compte effective des voix innues. Plusieurs efforts ont été déployés pour assurer le maintien d’un dialogue adéquat (assemblées publiques en guise de lieux d’information et d’échanges, validation des outils d’enquête et des résultats auprès des communautés, embauche d’agents de liaison au sein des communautés, etc.). Toutefois, trop d’obstacles ont empêché les communautés innues de tirer une réelle satisfaction du processus consultatif : barrière de la langue, échéanciers serrés, impression d’un sort déjà décidé pour le projet, complexité de la documentation et des nombreux processus réglementaires (fédéral, provincial, Bureau d’audiences publiques sur l’environnement). En somme, ces obstacles ont contribué à miner la participation innue à la PEEIE (Fortin 2014).

Négociation des ERA

En ce qui a trait à la négociation des ERA, qui représentent aux yeux d’Hydro-Québec l’acceptabilité des projets par les communautés locales (M. Boucher, comm. pers. 2018), le caractère libre du consentement est discutable. En effet, Fortin (2014) rappelle que les Innus, toujours sous le système de réserves prévu par la Loi sur les Indiens, font face à une dure réalité socioéconomique. Les communautés sont encore fortement dépendantes du soutien financier de la Couronne fédérale, ce dernier étant par ailleurs insuffisant pour assurer leur développement économique. Comme l’indique l’auteure, « dans ce contexte, la ratification d’une entente avec un promoteur peut s’avérer une solution attrayante » comme « façon de toucher des fonds rapidement » (Fortin 2014 : 108). Cette vulnérabilité dans le cadre des négociations est également alimentée par la division de la nation innue : formé en 2005, le front commun Nishipiminan se dissout dès 2006 avec le retrait de la communauté de Nutashkuan, suivi de peu par celui de Pakua Shipi. Aucun autre rapprochement de cette envergure n’aura lieu par la suite. Plusieurs motifs participent à cette division, dont les différences culturelles entre les communautés, leur réceptivité variable face au projet de la Romaine, une certaine rivalité, la possibilité de créer et de défaire des alliances au fil des élections des chefs de bande ainsi que la division des opinions au sein même des communautés (ibid.). À l’instar de ce que Charest (2008) déplorait, cette division se sera traduite par la conclusion d’ententes séparées dont les avantages divergent d’une communauté à l’autre, faute de cohésion politique et de pouvoir de négociation. La communauté de Uashat mak Mani-Utenam est un exemple fort de ce déséquilibre : elle ne signe une entente qu’en 2014, soit cinq ans après le début des travaux et à la suite de nombreux conflits sur le terrain et devant les tribunaux (Lévesque 2014). En outre, cette absence d’unité ne peut favoriser les négociations d’un traité avec Québec et Ottawa.

Résultats et analyse

Les portraits historiques et contemporains des relations entretenues par l’État québécois et Hydro-Québec avec les nations cries et innues, dressés dans les dernières sections, sont maintenant mis en relief et comparés sur la base du système d’analyse décrit précédemment.

Les points accordés aux pratiques mises en oeuvre par l’industrie hydroélectrique et aux dynamiques relationnelles observées au fil des grands projets d’Hydro-Québec se répartissent de façon variée entre nos six critères d’évaluation. Cette variation est particulièrement révélatrice lorsque les résultats obtenus pour les pratiques et composantes issues des processus communs sont superposés aux résultats obtenus pour les composantes et pratiques émanant des processus de traités (fig. 1).

Sans trop de surprise, la figure 1 illustre un impact globalement avantageux des composantes et pratiques émanant des processus de traités sur la capacité de l’industrie hydroélectrique à favoriser la mise en oeuvre du droit au CPLE. Les pointages accordés pour chaque critère et pour chaque groupe de régimes sont détaillés dans l’essai à la base du présent article (Fréchette 2019) ; nous en soulignons ici les principales observations.

Dans le cadre des composantes et pratiques issues des processus communs de gestion et de gouvernance, les critères les mieux respectés sont celui de la participation autochtone à la définition des enjeux et à l’évaluation des impacts du projet (critère 2) ainsi que celui relatif à la réparation en cas d’atteinte aux droits ancestraux (critère 6). Le critère 2 est notamment favorisé par l’obligation de la Couronne de consulter et d’accommoder ; la Directive pour la réalisation d’une étude d’impact sur l’environnement du MELCC qui encourage une participation significative des peuples autochtones dans l’étude d’impact ; le déploiement de plusieurs efforts, par Hydro-Québec, pour assurer le maintien d’un dialogue adéquat avec les communautés (p. ex. assemblées publiques, validation des outils d’enquête et des résultats auprès des communautés, embauche d’agents de liaison dans les communautés) ; et la conclusion d’ERA traitant de la participation autochtone à la préparation de l’étude d’impact. Le critère 6 est quant à lui aidé par le fait que l’absence de consultation adéquate par la Couronne conformément aux arrêts de la Cour suprême peut donner lieu à l’indemnisation pour atteinte aux droits ancestraux, et par la pratique répandue d’inclure aux ERA des dispositions compensatoires. Les plus faibles scores sont obtenus pour les premier et troisième critères. L’absence de mesure concrète de reconnaissance et de documentation des droits, revendications et usages autochtones du territoire (critère 1), jumelée aux limites procédurales des consultations dans le cadre du projet de la Romaine, met en lumière la possibilité qu’une communauté affectée par le développement hydroélectrique soit exclue des consultations (p. ex. Uashat mak Mani-Utenam). En ce qui a trait à la participation autochtone à la planification stratégique et opérationnelle du projet (critère 3), notons le fait que le processus de négociation des ERA peut impliquer l’apport des communautés autochtones dans la planification du projet est contrecarré par l’absence d’entente politique avec les gouvernements, plaçant ainsi ces communautés dans un rapport de force désavantageux face à Hydro-Québec. D’autres facteurs empêchent les ERA de véritablement bénéficier du troisième critère, tels que la pauvreté et la division au sein d’une nation et de ses communautés, qui contribuent à maintenir une position de vulnérabilité dans la négociation des ententes. Les critères 4 (obtention du CPLE) et 5 (participation significative au suivi de la mise en oeuvre du projet) n’obtiennent chacun qu’un seul point.

Figure 1

Représentation graphique des résultats d’évaluation

Représentation graphique des résultats d’évaluation

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Pour les composantes et pratiques émanant des processus de traités, le critère de participation autochtone significative à la définition des enjeux et à l’évaluation des impacts du projet (critère 2) obtient le plus haut des scores accordés. La participation crie garantie par le régime d’évaluation et d’examen des impacts sur l’environnement et le milieu social et par les conventions signées avec Hydro-Québec (dont Boumhounan) dans le cadre de la Paix des Braves, contribue de façon importante à ce résultat. Étant donné sa nature légalement non contraignante, l’EPOG et son encadrement des processus d’évaluation environnementale ne favorisent ce critère que dans une faible mesure. L’obtention du CPLE à proprement parler (critère 4) est le cas où l’industrie hydroélectrique performe le moins, qu’il s’agisse des composantes et des pratiques issues des processus communs ou des processus de traités : bien que Québec et sa compagnie d’État aient considéré le consentement comme une condition essentielle au lancement des projets Em-1 et Em-1-A-Sarcelle-Rupert, les réserves émises concernant le contexte de négociation de la Paix des Braves empêchent de conclure à un véritable CPLE. De plus, malgré la signature de l’EPOG visant à atteindre une reconnaissance de la pleine juridiction des Innus sur l’Innu Assi ainsi qu’une participation innue significative à la gestion des ressources naturelles et de l’environnement, l’absence de suite à cette entente de principe et les activités hydroélectriques récentes sur la Côte-Nord laissent croire que l’État québécois tend à ne pas véritablement changer son approche quant à l’exploitation des ressources. Les critères 1, 3, 5 et 6 obtiennent un score moyen.

En somme, l’influence positive des composantes et pratiques émanant des processus communs (courants jurisprudentiels, bonnes pratiques, etc.) est insuffisante pour balancer l’impact négatif des limites procédurales et méthodologiques de la PEEIE et du rapport de force désavantageux dont souffrent les communautés autochtones face à l’État et à Hydro-Québec. À l’inverse, l’ancrage des composantes et pratiques qui émanent des processus de traités dans des paramètres négociés et relativement adaptés à leur territoire d’application favorise la capacité de ces régimes à garantir un meilleur respect des critères d’évaluation. En d’autres mots, la meilleure certitude qu’elles offrent quant au respect du droit au CPLE procure un meilleur pointage aux composantes et pratiques issues des processus de traités.

Concrètement, ces différences de pointage s’observent par un décalage entre l’état d’avancement des revendications de la nation crie et celui des revendications innues. À la lumière du retour historique effectué précédemment, plusieurs facteurs peuvent expliquer cet écart. La nation crie bénéficie d’un traité protégé constitutionnellement (CBJNQ). Ses revendications ont été appuyées par l’opinion publique et environnementaliste dans des moments clés de l’opposition crie au développement, qui incluent les poursuites judiciaires ayant poussé le gouvernement du Québec à la signature de la Paix des Braves. Les Cris sont politiquement unis, stratégiques et organisés grâce à des structures politiques et administratives et sont par le fait même en mesure d’établir et de maintenir un rapport de force relativement équilibrée face à l’État. La nation innue tente quant à elle depuis quarante ans de conclure un traité avec les Couronnes, qui ne semblent pas pressées de donner suite à l’EPOG de 2004. Cette absence de reconnaissance des droits innus sur le territoire affaiblit leurs revendications lors des évaluations environnementales et des négociations d’ERA, alimentant ainsi la division au sein de la nation de même que les autres défis socioéconomiques et culturels auxquels celle-ci est confrontée. Inversement, cette division favorise le statu quo dans les négociations d’un traité et maintient un rapport de force désavantageux face aux promoteurs, pour lesquels il est ainsi possible d’éviter la conclusion d’ERA assurant un engagement plus robuste à l’instar de la Convention Boumhounan chez les Cris. En l’absence d’une telle entente politique, les Innus sont contraints à la PEEIE, à la négociation d’ERA de façon isolée entre les communautés et aux désavantages que ces deux approches représentent. Bien que des efforts soient déployés par Hydro-Québec et les communautés innues afin de pallier certains de ces désavantages, ils ne se traduisent pas, pour l’instant, par l’obtention d’un véritable CPLE. Celui-ci exigera un profond changement de paradigme de la part d’Hydro-Québec et de l’État.

Conclusion

Malgré le rôle proactif que doivent jouer les provinces dans la mise en oeuvre de la DNUDPA, appuyée par le Canada depuis bientôt une décennie, le Québec a encore devant lui une page blanche en matière de prise en charge de la Déclaration. Nous nous sommes demandé si les pratiques d’Hydro-Québec, en tant que pilier énergétique et économique de la province, favorisent en elles-mêmes une mise en oeuvre adéquate du droit au CPLE. L’étude des grands projets hydroélectriques, concentrée sur les territoires cris et innus, illustre l’absence de normes ou de pratiques capables de garantir l’obtention d’un véritable CPLE, tous territoires confondus. Elle démontre également une longueur d’avance dans la qualité du consentement accordé par les Cris. Effectivement, la participation de cette nation à la préparation de l’étude d’impact du projet Em-1-A-Sarcelle-Rupert grâce à la Convention Boumhounan a favorisé l’obtention du consentement des membres des communautés cries. Plus largement, la reconnaissance de leur rôle de partenaire du développement hydroélectrique et de leur statut de nation à part entière par la Paix des Braves et ses diverses ententes connexes, ancrées dans la CBJNQ, contribue à consolider les relations entre l’État, Hydro-Québec et la nation crie. Ces approches de reconnaissance politique et d’obtention du consentement préalable à un projet hydroélectrique, ou l’annulation d’un projet en raison de l’absence de ce consentement, ne semblent toutefois pas être la règle. La nature économique des ententes négociées séparément par Hydro-Québec avec chaque communauté innue dans le cadre du projet de la Romaine, la divergence des compromis retrouvés dans chacune des ententes et, plus largement, l’absence de reconnaissance politique par l’État des droits de la nation innue sur le Nitassinan et l’Innu Assi, font plutôt croire le contraire.

Pourtant, plusieurs raisons militent en faveur de l’adoption de mesures efficaces en matière de consultation de bonne foi, de participation autochtone significative et d’obtention du CPLE, et ce, non seulement en regard des intérêts autochtones : des risques et des perspectives favorables concernent également la Couronne et l’industrie hydroélectrique. Par exemple, l’inclusion des communautés autochtones à titre de partenaires dans la planification territoriale ainsi que dans l’évaluation des impacts et la planification des projets procure une meilleure prévisibilité pour l’État et les promoteurs. Bâtir des relations harmonieuses en amont avec ces communautés assure une meilleure durabilité au développement. À l’inverse, l’omission des droits et revendications autochtones peut directement affecter la viabilité d’un projet et engendrer de lourdes conséquences opérationnelles et financières. D’un point de vue légal, l’insuffisance des exercices consultatifs, des mesures d’accommodement et des cadres législatifs augmente les chances de recours judiciaires, coûteux en temps, en fonds publics et en fonds privés.

Ce contexte représente ainsi une occasion à saisir promptement par les dirigeants étatiques et industriels. Dans leur effort de mise en oeuvre du CPLE tel que reconnu à la DNUDPA, ceux-ci devront respecter certains principes clés. Ils devront notamment veiller à assurer un processus pour et par les communautés autochtones. En effet, le CPLE représente une composante essentielle de l’autodétermination, elle-même au centre des droits défendus par la DNUDPA. Afin de respecter l’esprit de la Déclaration, le rôle des Autochtones doit donc être priorisé dans la confection de toute stratégie de mise en oeuvre du CPLE. De plus, étant donné que les limites de ressources des communautés autochtones, qu’il s’agisse de ressources pécuniaires, humaines, techniques ou en temps, constituent un important frein à l’exercice du droit au CPLE, l’exercice d’élaboration d’une telle stratégie se doit d’être accompagné d’un soutien adéquat pour offrir toute la latitude nécessaire à la participation pleine et effective des Autochtones. Cette recommandation est d’autant plus importante qu’elle est également un droit reconnu à l’article 39 de la Déclaration. Dans l’esprit du caractère libre du consentement, ce financement doit être indépendant des résultats ou de l’issue du processus d’élaboration stratégique. Enfin, les dirigeants industriels et gouvernementaux devront prendre soin de la qualité des relations et de la force du lien de confiance à construire et à entretenir avec les communautés autochtones, deux éléments centraux à l’obtention et au maintien du CPLE. Pour ce faire, des investissements en temps, en ouverture d’esprit et en souplesse seront nécessaires aux discussions et processus décisionnels. En effet, tel qu’illustré par le présent article, l’organisation politique, le contexte socio-économique, le régime de gestion et d’usage des terres, les valeurs et les traditions varient d’une nation et d’une communauté autochtone à l’autre. De même, toutes les nations et communautés ne bénéficient pas de la même cohésion sociale et politique. Un processus convaincant de mise en oeuvre du CPLE passera donc inévitablement par le respect de ces différences et de ces dynamiques ainsi que par l’adaptation des approches gouvernementales et corporatives face à celles-ci.