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Cette étude à caractère juridique porte sur le sujet sensible des réparations accordées aux peuples autochtones lorsque ces derniers ont pu établir l’existence de droits ancestraux sur leurs terres traditionnelles ainsi qu’une violation de ces droits par l’État. La question est sensible car elle pose de manière très concrète le problème de la redistribution des ressources et du pouvoir qu’implique la remise en cause du statu quo par les organes judiciaires lorsque ces derniers s’attachent à redresser les torts du passé. Si l’utilité d’une proclamation solennelle de droits se jauge à l’aune de l’efficacité des recours et des mesures de redressement déployées pour garantir le respect effectif de ces droits, jusqu’où peut-on aller pour réparer aujourd’hui les spoliations séculaires opérées par les acteurs étatiques successifs ? La restitution des terres dont les autochtones ont été dépossédés est-elle toujours une réparation juste et efficace ? Quel rôle le juge international peut-il jouer dans la mise en place de mécanismes susceptibles de reconfigurer la relation entre les États et les peuples autochtones sur la base du principe éthico-juridique de réparation ?

Pour répondre à ces questions, il faut d’abord identifier les procédés de réparation mis de l’avant à ce jour et en proposer une typologie critique. Nous nous demanderons ensuite dans quelle mesure ces procédés sont susceptibles d’être reçus par les juges canadiens qui voudraient en tirer des enseignements pour le développement de leur propre jurisprudence. Le corpus étudié est composé des décisions de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), dont la jurisprudence est à l’avant-garde des récents développements judiciaires internationaux en matière de réparation. La CIDH est l’organe judiciaire chargé d’interpréter et d’appliquer le principal instrument conventionnel du système de protection des droits de l’homme au sein de l’Organisation des États américains (OEA), à savoir la Convention américaine des droits de l’homme (la Convention). Rappelons que l’OEA est une organisation régionale dont les trente-cinq États souverains des Amériques sont membres. La Convention est entrée en vigueur le 18 juillet 1978, et la Cour installée dès le 3 septembre 1979. À ce jour, vingt-quatre États membres de l’OEA sont parties à la Convention. Il faut toutefois préciser que les États qui ne sont pas liés par la Convention – dont les États-Unis et le Canada – sont néanmoins tenus au respect de la Charte de l’OEA, laquelle renvoie à la Déclaration américaine des droits et des devoirs de l’homme (la Déclaration) qui protège plusieurs droits également énoncés dans la Convention (Hennebel 2007 : 24-36).

Comme la démarche consiste à observer le travail du juge international, la méthodologie retenue pour cette étude consistait à recueillir les données à même les jugements publiés dans les recueils de la Cour en ciblant plus particulièrement les éléments se rapportant à la réparation. Ces sources primaires ont été analysées pour vérifier la concordance fonctionnelle entre les procédés élaborés par les juges et les finalités de la réparation. Les sources secondaires relatives au travail de la CIDH en matière de réparation ont été prises en considération (Citroni et Quintana Osuna 2008 : 317 ; Hennebel 2007 : 275-312), mais comme elles relèvent plutôt du compte rendu, elles n’ont servi qu’à valider la pertinence des sources primaires à traiter. C’est plutôt dans les travaux portant sur les finalités de la réparation dans le domaine des droits et libertés de la personne en général que des clefs analytiques – telle la distinction centrale entre l’approche restitutoire et l’approche compensatoire – ont pu être recueillies pour interroger les données jurisprudentielles (Morel 1984). Nous avons également utilisé les théories de la justice pour vérifier si les procédés de réparation de la CIDH s’inspirent d’une conception commutative de la justice, c’est-à-dire une justice centrée entièrement sur le redressement des torts causés à la victime, ou encore d’une représentation distributive de la justice, à savoir une justice plus perméable aux conditions d’un partage équilibré des ressources, compte tenu des circonstances actuelles ainsi que du mérite et des besoins de chacun (Waldron 2002).

La jurisprudence de la CIDH étudiée participe d’un mouvement important de convergence conceptuelle et opérationnelle des droits des peuples autochtones et des droits de la personne dans la sphère internationale. Il convient donc de présenter d’abord brièvement ce contexte d’évolution du droit international dans lequel s’inscrit désormais l’enjeu de la réparation.

Les fondements de la protection des droits des peuples autochtones sur les terres et les ressources dans le système interaméricain

L’activité normative internationale visant spécifiquement la protection des peuples autochtones s’est intensifiée dans les années 1980 et a donné lieu à l’élaboration d’instruments nouveaux énonçant des catalogues complets de droits collectifs et individuels. Ces instruments, que l’on pourrait qualifier « d’autochtonistes » et dont les principaux sont sans nul doute la Convention relative aux peuples indigènes et tribaux (Convention 169) de l’Organisation internationale du travail (OIT) et la récente Déclaration des droits des peuples autochtones de l’ONU, ont été conçus comme des compléments aux textes internationaux relatifs aux droits de la personne dont les fondements individualistes semblaient peu adaptés au particularisme autochtone. L’intérêt des instruments autochtonistes ne réside toutefois pas dans leur caractère formellement contraignant pour un grand nombre d’États puisque la valeur obligatoire de la Déclaration de l’ONU est contestée et que seulement vingt États ont ratifié la Convention 169. C’est plutôt son influence croissante sur l’interprétation des grands traités protégeant les droits de la personne – traités très largement ratifiés par les États – qui rend aujourd’hui la logique autochtoniste incontournable. Les organes de mise en oeuvre des traités relatifs aux droits de l’homme ont en effet puisé aux textes autochtonistes dans leur volonté de faire évoluer le droit international vers une meilleure protection des droits des peuples autochtones.

Ainsi, le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale qui a pour mandat de contrôler le respect par les États de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, tire du concept de non-discrimination l’obligation pour les États de reconnaître et de protéger les tenures foncières collectives des autochtones sur leurs terres traditionnelles[1]. D’autres opérateurs onusiens se sont autorisés des instruments autochtonistes pour mettre de l’avant une interprétation des instruments généraux de protection des droits de la personne favorable au droit des peuples autochtones de contrôler collectivement leurs terres et ressources traditionnelles. Le droit des peuples à l’autodétermination et à la souveraineté permanente sur leurs ressources naturelles énoncé par les grands pactes onusiens de 1966 a été mobilisé en ce sens (Daes 2004).

C’est ainsi que s’opère la réception des droits des autochtones dans le droit international des droits de la personne qui, à l’origine, a été conçu essentiellement pour des bénéficiaires individuels sans égard à leur appartenance ethnoculturelle. Des traités internationaux ne contenant aucune référence aux autochtones deviennent de la sorte le point de ralliement de ces derniers dans leur quête de reconnaissance de leurs droits ancestraux relatifs aux terres et ressources et aussi dans leur recherche de réparation. L’exemple sans doute le plus remarquable de ce phénomène d’autochtonisation des droits de la personne vient de la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme.

Alors que depuis 1989 se poursuivent laborieusement les travaux visant à l’adoption par l’OEA d’une Déclaration américaine des droits des peuples autochtones[2], la Convention et la Déclaration américaines ne contiennent aucune disposition reconnaissant ou confirmant explicitement les droits ancestraux de ces peuples. On y cherchera donc en vain un équivalent de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[3] qui confère une protection constitutionnelle à ces droits en droit canadien. Cela n’a toutefois pas empêché la Commission et la Cour interaméricaines d’interpréter les articles généraux relatifs aux droits et libertés de la personne de manière à protéger les droits collectifs des peuples autochtones et des peuples tribaux. C’est ainsi que les organes de contrôle du système interaméricain ont puisé dans la protection générale du droit de « propriété » que l’on retrouve à l’article 21 de la Convention[4] et à l’article XXIII de la Déclaration[5] le fondement d’une garantie des droits des peuples autochtones sur leurs terres traditionnelles.

En effet, dans l’arrêt de principe Caso de la Communidad Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, la Cour a dégagé de la Convention américaine le fondement d’une protection internationale des droits fonciers ancestraux des autochtones. La revendication autochtone s’appuyait dans cette affaire sur l’article 21 de la Convention américaine. Les demandeurs contestaient la concession par l’État de droits de coupe forestière à une société multinationale sur des terres revendiquées par la communauté d’Awas Tingni en vertu de son occupation collective traditionnelle des terres et de ses modes coutumiers d’exploitation des ressources du territoire (occupation résidentielle, agriculture familiale, communautaire, chasse, pêche, cueillette, etc.). La collectivité autochtone ne détenait aucun titre foncier concédé conformément à la législation foncière de l’État de sorte que les terres revendiquées n’étaient, bien sûr, pas immatriculées selon le régime étatique de publicité foncière. La collectivité réclamait en outre de nombreuses réparations, dont la reconnaissance de ses droits ancestraux communautaires sur le territoire, l’arrêt des travaux forestiers, la négociation d’un accord avec le gouvernement relativement à l’exploitation de la forêt, la délimitation de ses terres traditionnelles et la validation officielle de son titre foncier sur ces terres.

La Cour interaméricaine a fait droit à la revendication des demandeurs en statuant que les termes d’un instrument international de protection des droits de la personne doivent recevoir une interprétation et une application autonomes par rapport aux concepts et catégories du droit interne. Ils doivent également faire l’objet d’une interprétation dynamique pour leur permettre de s’adapter à l’évolution des contextes et des conditions dans lesquels se posent les problèmes de respect des droits de l’homme. Dès lors, la Cour affirme [traduction] :

il est de l’avis de la Cour que l’article 21 de la Convention protège le droit de propriété dans le sens où il comprend, entre autres, les droits des membres de communautés autochtones dans le cadre de la propriété collective.

Caso de la Communidad Mayagna [Sumo] Awas Tingni c. Nicaragua 2001: paragr. 148

La haute juridiction reconnaît de la sorte les régimes fonciers communautaires coutumiers desquels peuvent découler des droits individuels d’usage et de jouissance de la terre. Selon la Cour, l’occupation et l’usage ancestraux du territoire conformément aux systèmes coutumiers fondent un titre originaire autonome qui n’est pas tributaire d’une concession ou d’une reconnaissance formelle de l’État. Cette occupation constitue une forme particulière mais valide d’appropriation collective de la terre et des ressources, et ce titre coutumier de même que les droits individuels qu’il engendre doivent être considérés comme des droits de « propriété » au sens de la Convention même si le droit de l’État ne leur reconnaît pas ce statut (Caso de la Communidad Mayagna [Sumo] Awas Tingni c. Nicaragua 2001: paragr. 151). Dans sa jurisprudence subséquente, la haute juridiction a confirmé que la preuve d’une occupation d’origine précoloniale conforme au mode de vie semi-nomade des chasseurs-cueilleurs pourra être suffisante pour établir un titre foncier bien que les terres puissent être grevées de droits en faveur de plus d’un peuple autochtone (voir Communidad Indigena Sawhoyamaxa c. Paraguay, Communidad Indigena Yakye Axa c. Paraguay). Le titre autochtone s’étend aux ressources naturelles renouvelables et non renouvelables qui s’y trouvent (Caso del Pueblo Saramaka c. Suriname).

Selon la Cour, le non-respect par l’État des régimes fonciers coutumiers et de la maîtrise historique de la terre par les autochtones méconnaît le principe d’égalité posé par l’article 1(1) de la Convention selon lequel les droits découlant des régimes fonciers traditionnels autochtones sont dignes du même respect que la propriété occidentale de type individualiste. À cet égard, la Cour écrit [traduction] :

En outre, cette Cour considère que les communautés autochtones peuvent avoir une compréhension collective du concept de propriété et de possession, dans le sens où la propriété foncière « n’est pas centrée sur un individu mais plutôt sur le groupe et la communauté ». Cette notion de propriété et de possession de la terre ne correspond pas nécessairement au concept classique de propriété, mais mérite une égale protection aux termes de l’article 21 de la Convention américaine. Ne pas tenir compte des modes singuliers d’utilisation et de jouissance de la propriété qui trouvent leurs sources dans les cultures, usages, coutumes et croyances de chaque peuple, reviendrait à soutenir qu’il n’y a qu’une seule manière d’utiliser et de disposer de la propriété, ce qui rendrait la protection de l’article 21 de la Convention illusoire pour des millions de personnes.

Communidad Indigena Sawhoyamaxa c. Paraguay 2006 : paragr. 120

Cette jurisprudence n’a pas fléchi et les autochtones ont, depuis l’arrêt Awas Tingni, eu gain de cause dans plusieurs affaires. En consacrant de manière audacieuse la protection internationale des droits collectifs historiques des peuples autochtones qui ont été si longtemps et systématiquement méconnus dans plusieurs États membres de l’OEA, la haute juridiction de San José posait inéluctablement le problème des réparations qu’il convient d’octroyer pour la violation des droits ancestraux. Il existe une règle fondamentale du droit international coutumier selon laquelle la violation par un État de ses engagements internationaux emporte l’obligation de réparation adéquate (AffaireUsine de Chorzow, 1928). Cette obligation exige la prise de mesures appropriées afin de remettre la situation dans l’état antérieur à la violation des droits de la victime. En cas de privation du droit de propriété, la restituo in integrum oblige l’État à restituer le bien, ou lorsque cette mesure est soit impossible ou inappropriée, à assurer une restitution par équivalence ou une compensation.

Pour sa part, la Convention américaine comporte une disposition spécifique prescrivant la réparation de toute atteinte par les États. Le premier alinéa de l’article 63 de la Convention américaine énonce ce qui suit :

Lorsqu’elle reconnaît qu’un droit ou une liberté protégés par la présente Convention ont été violés, la Cour ordonnera que soit garantie à la partie lésée la jouissance du droit ou de la liberté enfreints. Elle ordonnera également, le cas échéant, la réparation des conséquences de la mesure ou de la situation à laquelle a donné lieu la violation de ces droits et le paiement d’une juste indemnité à la partie lésée.

Cet article accorde donc à la victime deux types distincts de garanties en matière de redressement : d’abord, le droit à la cessation de l’atteinte et à la jouissance effective de ses droits pour l’avenir, donc des redressements de type restitutoire ; ensuite, le droit à la compensation –pécuniaire ou non – des conséquences préjudiciables résultant de l’atteinte.

La Cour interaméricaine estime que l’article 63 fait de la restituo in integrum le principe directeur en matière de réparation de sorte que les victimes devraient, dans la mesure du possible, se voir restituée la jouissance effective de leurs droits pour l’avenir tout en étant indemnisées pour le préjudice subi en conséquence de la méconnaissance de leurs droits protégés par la Convention [traduction] :

La réparation du préjudice causé par la violation d’une obligation internationale demande, autant que possible, une restitution intégrale (restitutio in integrum), qui consiste à rétablir la situation antérieure à la violation. Si cela n’est pas possible, le tribunal international doit ordonner un certain nombre de mesures afin de, non seulement garantir le respect des droits transgressés, mais aussi redresser les conséquences causées par les violations et ordonner le paiement d’une compensation pour le préjudice causé. L’obligation de fournir une réparation est réglementée dans tous ses aspects (portée, nature, modalités et établissement des bénéficiaires) par le droit international et ne peut être modifiée par l’État soumis à cette obligation, il ne peut pas non plus éviter de s’y conformer, en invoquant des dispositions de son droit interne.

Yakya Axa 2005 : paragr. 181-182

La Cour avait par ailleurs refusé, quelques années auparavant, de s’autoriser de l’article 63 de la Convention pour accorder aux victimes des réparations purement punitives ou dissuasives telles que des dommages-intérêts exemplaires (Velasquez Rodriguez c. Honduras). C’est donc à partir des deux grandes catégories de redressements prévues à l’article 63 – la restitution et la compensation – que les solutions apportées par la Cour en matière de réparations seront ici étudiées.

Les réparations de type restitutoire

Sera restitutoire toute réparation qui a pour objet et pour effet de mettre un terme à la violation des droits et d’assurer pour l’avenir aux victimes la pleine jouissance de ces droits. La haute cour de San José part du postulat qu’aux termes de l’article 63 les droits fonciers des autochtones doivent leur être restitués à moins que ces derniers n’aient volontairement et sciemment abandonné leurs terres traditionnelles, et ce, même s’ils ont depuis longtemps perdu la possession physique de ces terres[6]. L’analyse de la jurisprudence de la Cour interaméricaine permet de distinguer entre deux cas de figure. Il y a d’abord le cas où la réparation vise des terres du domaine public, et encore celui où elle concerne des terres du domaine privé. Ces deux situations mettent en cause des enjeux différents puisque leur impact potentiel sur le plan juridique, social, économique et même politique, n’est pas le même.

La restitution des terres du domaine public

Il s’agit du cas où les terres traditionnelles des demandeurs n’ont pas été concédées en pleine propriété à des particuliers et sont donc restées dans le domaine foncier de l’État. Comme il n’y a pas alors de collision entre les droits collectifs des autochtones et les droits de propriété de tiers de bonne foi, l’impératif de restitution en nature par l’État s’imposera avec plus de force. Lorsque les autochtones occupent et utilisent toujours physiquement les terres, comme c’était le cas de l’affaire Awas Tingni, la restitution sera simplement juridique puisqu’elle ne visera qu’à sécuriser formellement les droits et le titre autochtones sur les terres. Elle assure la cessation de l’atteinte à la Convention que constituait la négation ou la non-reconnaissance du titre autochtone. Si toutefois les autochtones ont été empêchés d’occuper et d’utiliser leurs terres traditionnelles, comme ce fut le cas dans l’affaire Suriname c. Moiwana Village, la restitution sera alors à la fois juridique et physique car, en plus de garantir juridiquement les droits autochtones pour l’avenir, elle consistera à ordonner à l’État de rendre physiquement accessibles aux autochtones les terres qu’ils n’occupaient et n’utilisaient plus parce qu’ils en avaient été dépossédés de manière illicite.

La restitution simplement juridique prend, dans la jurisprudence de la Cour, la forme de diverses ordonnances dont le but est de faire inscrire formellement les droits fonciers autochtones dans l’ordre juridique étatique de manière à en assurer la garantie par les institutions publiques. Il s’agit plus précisément d’ordonner aux autorités de l’État de procéder à la délimitation des terres autochtones d’un commun accord avec la communauté intéressée, de confirmer le titre autochtone et de le porter aux registres officiels afin de le rendre public et opposable à tous. La première ordonnance de ce type a été prononcée contre le Nicaragua dans l’affaire Awas Tingni où la Cour ordonne [traduction] :

[…] l’État adopte des mesures législatives, administratives ou toutes autres mesures nécessaires à la création d’un mécanisme effectif de délimitation, démarcation et de délivrance de titres de propriété aux communautés autochtones, en accord avec leur droit coutumier, valeurs, us et coutumes. En outre, la Cour décide, qu’en conséquence des violations susmentionnées des droits protégés par la Convention en l’espèce, l’État doit procéder à la délimitation, la démarcation et la délivrance des titres de propriété sur les terres des membres de la Communauté des Awas Tingni dans un maximum de 15 mois, avec la pleine participation de la Communauté et en tenant compte de leur droit coutumier, valeurs, us et coutumes.

Caso de la Communidad Mayagna [Sumo] Awas Tingni c. Nicaragua 2001: paragr. 164

La Cour a recouru à ce type de réparation dans sa jurisprudence subséquente, accordant parfois à l’État un délai de trois ans pour s’exécuter (Caso de la Communidad Moiwana c. Suriname, Caso del Pueblo Saramaka c. Suriname, Communidad Indigena Sawhoyamaxa c. Paraguay, Communidad Indigena Yakye Axa c. Paraguay). Une mesure conservatoire est parfois greffée à l’ordonnance de délimitation afin d’enjoindre aux autorités de s’abstenir de toute action susceptible de nuire aux activités des autochtones sur les terres (Caso de la Communidad Mayagna [Sumo] Awas Tingni c. Nicaragua 2001: paragr. 164).

La restitution à la fois juridique et physique sera ordonnée lorsque les autochtones ont été expulsés ou autrement amenés contre leur gré à se séparer de leurs terres. En plus d’être contraint à délimiter et immatriculer les terres autochtones, l’État devra alors, comme dans l’affaire Moiwana Village, redonner à la communauté l’accès physique complet et paisible aux terres.

La restitution des terres du domaine privé

Le problème de la restitution revêtira une tout autre dimension lorsque la propriété des terres grevées d’un titre ancestral autochtone est passée entre les mains de particuliers à la faveur de concessions étatiques. La demande de restitution provoque alors un conflit de droits à l’égard des terres en litige, conflit qui doit être résolu par les magistrats en tenant compte des impératifs de justice pour les peuples autochtones et d’équité pour les tiers de bonne foi.

La Cour s’est trouvée confrontée à ce scénario de droits antagonistes dans les affaires Yakye Axa et Sawhoyamaxa alors qu’elle concluait à l’existence de droits ancestraux des communautés autochtones sur des terres acquises de bonne foi par des particuliers depuis des générations et qui faisaient par ailleurs l’objet d’une exploitation productive. La haute juridiction a alors été amenée à définir les règles gouvernant le processus d’arbitrage des droits en présence d’une demande autochtone de restitution juridique et physique des terres ancestrales. Le cadre normatif général est fixé par la Cour dans les termes suivants [traduction] :

Désormais, lorsque la propriété collective autochtone et la propriété privée individuelle sont en contradiction réelle ou apparente, la Convention américaine elle-même et la jurisprudence de la Cour fournissent des directives afin d’établir les restrictions admissibles à la jouissance et à l’exercice de ces droits, elles doivent ainsi : a) être prévues par la loi ; b) être nécessaires ; c) être proportionnelles, et d) leur but doit être de réaliser un objectif légitime dans une société démocratique.

Communidad Yakye Axa c. Paraguay 2005 : paragr. 143-144

Tout en convenant que les droits fonciers de tous – y compris ceux des particuliers ayant acquis des terres autochtones – sont protégés par la Convention américaine, la Cour estime néanmoins que l’importance singulière de la terre pour la culture, l’économie et la spiritualité autochtones doit recevoir une attention particulière et qu’en conséquence il peut être justifié dans une société démocratique de limiter les droits des particuliers pour assurer la restitution aux autochtones de leur patrimoine collectif ancestral. Une telle restitution ne sera toutefois pas toujours exigée puisque la Cour admet que l’État pourrait, en certaines circonstances, avoir des motifs impérieux de la refuser [traduction] :

[…] La restriction du droit de propriété privée individuelle à la propriété privée peut-être nécessaire afin d’atteindre l’objectif collectif de la préservation des identités culturelles dans une société pluraliste et démocratique, dans le sens que lui attribue la Convention américaine, et cela peut être proportionnel dans la mesure où une juste compensation est payée à ceux qui sont affectés par l’application de l’article 21 (2) de la Convention.

Cela ne signifie pas qu’à chaque fois qu’il y a un conflit entre les intérêts fonciers de particuliers ou de l’État et ceux des membres des communautés autochtones, ces derniers doivent prévaloir sur les autres. Lorsque les États sont incapables, pour des raisons concrètes et justifiées, d’adopter des mesures afin de rendre le territoire traditionnel et les ressources communes aux populations autochtones, les compensations doivent d’abord être accordées en fonction de la signification que revêt la terre pour eux.

Communidad Yakye Axa c. Paraguay 2005 : paragr. 148-149

Dès lors, le droit à la restitution de terres qui se trouveraient entre les mains de tiers n’est pas absolu. S’il y a des motifs objectifs et impérieux dans une société libre et démocratique de ne pas troubler les droits acquis par des tiers de bonne foi, et si la mesure est proportionnelle eu égard à l’importance des droits autochtones, l’État pourra plutôt concéder aux autochtones des terres de remplacement sélectionnées en accord avec ces derniers. La Cour affirme toutefois sans ambages que le simple fait que les terres autochtones aient été de longue date concédées à des tiers et que les autochtones aient depuis longtemps été empêchés d’occuper ou d’utiliser leurs terres traditionnelles, n’est pas en soi un motif objectif et suffisant pour faire obstacle à la restitution des terres originellement occupées par les autochtones [traduction] :

La Cour considère que le fait que les terres revendiquées soient détenues par des tierces parties n’est pas en soi un motif objectif et raisonnable pour rejeter prima facie les revendications du peuple autochtone. Si c’était le cas, le droit à la restitution deviendrait vide de sens et n’offrirait aucune possibilité réelle de récupérer les terres traditionnelles puisqu’il faudrait s’en remettre au bon vouloir des propriétaires actuels, ce qui forcerait les communautés autochtones à accepter des terres de remplacement ou une compensation financière. À cet égard, la Cour a statué que, lorsque des revendications autochtones mettent en jeu des intérêts contradictoires, il lui incombe dans chaque cas d’évaluer la restriction du droit de propriété privée ou du droit des autochtones sur leurs terres traditionnelles du point de vue de sa légalité, sa nécessité ou sa proportionnalité par rapport à la poursuite d’un objectif légitime dans une société démocratique (utilité publique et intérêt général).

Communidad Indigena Sawhoyamaxa c. Paraguay 2006 : paragr. 138

L’État doit toujours considérer les circonstances et tenir compte de la très grande importance culturelle, spirituelle et économique des terres pour les autochtones. Bien que la Cour ne précise pas les circonstances où le refus de rendre aux autochtones leurs terres ancestrales sera objectivement justifiable dans une société démocratique, il nous apparaît que les éléments suivants compteront parmi les facteurs pertinents :

  • la difficulté pour l’État d’acquérir de gré à gré les terres des particuliers et le coût d’acquisition des terres ;

  • l’importance des terres en question pour les non-autochtones et pour le développement économique de la société en général ;

  • la faisabilité sociale et politique d’une expropriation à grande échelle ;

  • le degré de dépendance effective des autochtones par rapport aux terres ;

  • la nécessité de préserver l’équité et la paix intercommunautaire ;

  • la disponibilité de terres de rechange de valeur et de qualité équivalentes.

Ainsi, dans l’affaire Yakye Axa, la Cour ordonne la délimitation des terres et la restitution de celles-ci ou, à défaut, une restitution par équivalence prenant la forme de l’octroi de terres de substitution. Audacieuse, la haute juridiction enjoint même à l’État de prendre des mesures financières, comme la constitution d’un fonds spécial, pour assurer la restitution, soit par le rachat de gré à gré des terres ou l’acquisition de terres de remplacement (Communidad Indigena Yakye Axa c. Paraguay 2005 : paragr. 205-206). Une ordonnance très semblable a été rendue par la suite dans l’affaire Sawhoyamaxa.

La révision des concessions de droits d’extraction sur les terres publiques

Dans l’affaire Saramaka, la Cour interaméricaine s’est pour la première fois penchée sur les conditions précises de validité, au regard de la Convention américaine, de concessions par l’État de droits d’exploitation des ressources naturelles sur les terres publiques grevées d’un titre ancestral autochtone. Dans la mesure où ces concessions sont de nature à porter préjudice aux activités traditionnelles essentielles au mode de vie des autochtones, elles ne peuvent, selon la Cour, être accordées que si (1) les autochtones ont été préalablement consultés, ce qui peut aller jusqu’à exiger leur consentement dans les cas où l’impact d’un projet sur les ressources essentielles de la communauté est grave ; (2) l’impact des activités d’extraction sur les droits des autochtones a été minimisé et (3) les autochtones reçoivent une part équitable des retombées économiques de l’exploitation de leurs terres (Caso del Pueblo Saramaka c. Suriname 2007 : paragr. 133-140).

Si l’État n’a pas respecté ces conditions, il viole les droits des autochtones et doit réviser les concessions selon un processus qui respecte les droits procéduraux et matériels des autochtones (Caso del Pueblo Saramaka c. Suriname 2007 : paragr. 194).

Les réparations de type compensatoire

La démarche compensatoire consiste, non pas à redonner à la victime la jouissance effective des droits dont elle a été privée, mais plutôt à réparer le préjudice subi en raison de la violation des droits. Elle est, en d’autres termes, rétrospective plutôt que prospective. Bien qu’elle prenne le plus souvent une forme pécuniaire, la compensation ne se limite pas nécessairement au versement d’une somme d’argent. Elle peut revêtir une forme immatérielle ou symbolique. Dans le contexte précis des droits des peuples autochtones, la réconciliation et la guérison des blessures héritées de l’histoire passeront souvent par des voies où le symbolisme a toute sa place. Cela ressort d’ailleurs du travail de la Cour interaméricaine.

La réparation pécuniaire

L’octroi d’une compensation pécuniaire est une constante dans les arrêts de la Cour portant sur les droits des peuples autochtones. La privation de l’accès ou de la jouissance des terres traditionnelles et de leurs ressources naturelles entraîne le plus souvent des conséquences économiques, culturelles et humaines importantes pour des communautés déjà paupérisées, voire à la limite de la survie physique dans certaines régions des Amériques. C’est pourquoi les ordonnances compensatoires émises par la Cour comportent l’octroi de dommages matériels et de dommages moraux. Deux techniques sont par ailleurs utilisées pour réparer le dommage moral : une condamnation pécuniaire et ce que la Cour appelle la « satisfaction ». Cette dernière sera octroyée par le biais de mesures diverses de nature non pécuniaire.

Les dommages matériels

Ces dommages comprennent le préjudice résultant de la dégradation du territoire et de la perte de ressources naturelles (Caso del Pueblo Saramaka c. Suriname 2007 : paragr. 199) et les dépenses encourues par les autochtones auprès des différentes instances administratives ou judiciaires pour faire reconnaître leurs droits tant au niveau national qu’au niveau international. Les sommes octroyées à ce jour sont modestes (Communidad Indigena Yakye Axa c. Paraguay 2005 : paragr. 172 ; Communidad Indigena Sawhoyamaxa c. Paraguay 2006 : paragr. 237-238 ; Caso del Pueblo Saramaka c. Suriname 2007 : paragr. 207).

Les dommages moraux

La Cour a déployé un effort constant pour adapter l’évaluation des dommages moraux à la singularité du rapport des communautés autochtones avec leurs terres traditionnelles. Elle estime que le préjudice moral découle à la fois de l’impact de la dépossession sur les conditions de vie, et donc sur la dignité des autochtones, mais aussi du tort découlant du déracinement culturel et spirituel occasionné par la dépossession foncière [traduction] :

Cette cour note que lorsqu’elle ordonne une réparation pour des préjudices non pécuniaires, elle doit considérer le fait que le droit à la propriété collective des membres de la communauté Yakye Axa n’a pas été respecté, ainsi que les conditions de vie dégradées auxquelles ils ont été soumis en raison du retard pris par l’État à rendre leurs droits fonciers effectifs.

En outre, la Cour note que la signification spéciale de la terre pour les peuples autochtones en général, et pour la communauté Yakye Axa en particulier (supra para. 137 et 154), implique que toute atteinte à la jouissance ou à l’exercice de leurs droits territoriaux est préjudiciable aux valeurs fondamentales des membres de ces peuples dont l’identité, la vie et la capacité de transmettre leur patrimoine culturel aux générations futures peuvent être menacées ou irrémédiablement diminuées.

Communidad Indigena Yakye Axa c. Paraguay 2005 : paragr. 202-203 ; conclusions similaires dans Communidad Indigena Sawhoyamaxa c. Paraguay 2006 : paragr. 221-222

La Cour parle aussi de la nécessité de compenser les autochtones pour « l’atteinte à leurs valeurs culturelles et spirituelles fondamentales » (Caso del Pueblo Saramaka c. Suriname 2007 : paragr. 202). En outre, dans la détermination des modalités de la compensation pécuniaire du préjudice moral, les juges s’attachent également à refléter le particularisme des droits autochtones, notamment leur caractère collectif. Ainsi, la Cour impose à l’État l’obligation de constituer un fonds spécial de développement au bénéfice de l’ensemble de la communauté dont les droits ont été lésés, la gestion dudit fonds étant confiée à un comité paritaire comprenant au moins un représentant autochtone, un représentant de l’État et un troisième membre choisi d’un commun accord par les parties. Dans l’affaire Sawhoyamaxa, par exemple, les hauts magistrats ordonnent au Paraguay d’investir l’équivalent de la somme d’un million de dollars américains dans la construction d’infrastructures communautaires et l’offre de services, notamment sanitaires et éducatifs (Communidad Indigena Sawhoyamaxa c. Paraguay 2006 : paragr. 224-225).

La compensation non pécuniaire : la satisfaction

Selon la Cour, un jugement constatant et déclarant le caractère illicite des actions de l’État au regard de la Convention constitue en soi une compensation. Mais la compensation non pécuniaire ou la « satisfaction » va bien au-delà du jugement déclaratoire. Pour guérir les blessures, rétablir la dignité et proclamer le bon droit de la communauté autochtone aux yeux de tous, les magistrats ont prononcé une gamme d’ordonnances ayant en commun d’amener le pouvoir étatique à dire et à reconnaître non seulement sa responsabilité mais sa volonté de dialogue et de réconciliation. Ces réparations consisteront le plus souvent en la tenue d’un événement public et officiel de reconnaissance de responsabilité et la diffusion dans le journal officiel et dans les médias des extraits clés du jugement condamnant les autorités pour violation des droits des autochtones. Les réparations cérémonielles doivent être exécutées au sein de la communauté autochtone en présence de hautes autorités de l’État et avec la participation des autochtones. L’événement doit se dérouler selon un protocole convenu avec la partie autochtone, respecter la culture ou les coutumes autochtones et comporter l’usage des langues autochtones. L’ordonnance de diffusion médiatique des extraits du jugement doit aussi être exécutée d’une manière adaptée à la situation particulière des peuples autochtones qui vivent souvent dans des villages pauvres éloignés des grands centres. C’est pourquoi la Cour exige de l’État qu’il diffuse le jugement par des canaux facilement accessibles aux autochtones, dont les stations de radios locales comportant une programmation en langue autochtone (Communidad Indigena Sawhoyamaxa c. Paraguay 2006 : paragr. 236 ; Communidad Indigena Yakye Axa c. Paraguay 2005 : paragr. 222 ; Caso del Pueblo Saramaka c. Suriname 2007 : paragr. 196).

La supervision continue de l’exécution des réparations

La Cour interaméricaine se reconnaît le pouvoir de superviser l’exécution de ses arrêts. Elle reste le plus souvent saisie de l’affaire pour laquelle elle a ordonné des mesures de redressement, afin de pouvoir intervenir à nouveau pour assurer le respect des délais fixés par elle et remédier à une difficulté ou un défaut d’exécution de la part de l’État qui doit soumettre aux magistrats un ou des rapports sur la bonne exécution de la réparation. La Cour réserve parfois aux parties la possibilité de s’adresser à elle en cours d’exécution de la réparation pour aider à résoudre une impasse (Communidad Indigena Sawhoyamaxa c. Paraguay 2006 : paragr. 225). Il est toutefois intéressant de noter que la Cour ne s’est pas à ce jour arrogé le pouvoir de trancher tout désaccord entre l’État et les autochtones sur l’exécution des ordonnances de délimitation des terres.

Conclusion : leçons pour les juges canadiens

Le travail de la CIDH pourrait et devrait avoir un écho au Canada alors que le régime juridique des réparations pour atteinte illicite aux droits des peuples autochtones reconnus et confirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 reste à ce jour peu développé. Bien qu’une riche jurisprudence relative aux conditions d’existence et aux attributs des droits ancestraux se soit progressivement constituée, la Cour suprême du Canada n’a pas encore eu l’occasion de dégager les principes généraux qui seront applicables à cette question spécifique. Il faut aussi dire que les auteurs n’ont pas consacré aux réparations autant d’énergie et d’attention qu’à la question de la définition des droits ancestraux ou issus de traité des peuples autochtones[7]. Or, à mesure que les litiges se multiplieront dans les années à venir, le problème de la mise en oeuvre de mesures justes et efficaces de redressement en faveur des autochtones dont les droits ont été méconnus appellera des solutions concrètes.

Par ailleurs, la Cour suprême du Canada a tendance à reconnaître de plus en plus la pertinence, voire dans certains cas, la nécessité de prendre en considération les engagements internationaux du Canada en matière de respect des droits de la personne pour l’application du droit constitutionnel canadien. Dans le contentieux se rapportant à la Charte canadienne des droits et libertés, par exemple, il est d’ores et déjà établi qu’« il faut présumer que la Charte accorde une protection au moins aussi grande que les instruments internationaux ratifiés par le Canada en matière de droits de la personne » et que « les engagements actuels du Canada en vertu du droit international et l’opinion internationale qui prévaut actuellement en matière de droits de la personne constituent une source persuasive pour l’interprétation de la portée de la Charte » (Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique 2007 : paragr. 70, 78). Comme la haute juridiction reconnaît que les droits des peuples autochtones reconnus et confirmés par la Constitution ne sont pas moins importants que les droits garantis par la Charte[8], il n’existe aucune raison d’établir un rapport différent entre l’interprétation de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et les engagements internationaux du Canada en matière des droits de la personne dont ceux découlant du système interaméricain.

Les tribunaux canadiens devront donc s’inspirer de l’évolution récente de la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme en matière de réparation pour violation des droits des peuples autochtones sur les terres et les ressources naturelles. En effet, même si dans cette jurisprudence la Cour de San José applique les dispositions de la Convention américaine des droits de l’homme à laquelle le Canada n’est pas encore partie, on ne saurait escamoter le fait que le Canada est, en tant que signataire de la Charte de l’OEA, néanmoins lié par la Déclaration américaine des droits et des devoirs de l’homme[9] dont les dispositions sont souvent identiques à celles de la Convention et reçoivent de la Commission interaméricaine des droits de l’homme une interprétation étroitement alignée sur celle de la Convention américaine en matière de droits des peuples autochtones. La Commission interaméricaine des droits a d’ailleurs été saisie de plaintes émanant de peuples autochtones à l’encontre des États-Unis et du Canada qui sont partie à la Charte de l’OEA sans avoir ratifié la Convention américaine. La Commission a, dans une affaire bien connue des internationalistes, statué que les États-Unis avaient violé les droits fonciers du peuple shoshone (Mary and Carrie Dann). S’agissant de la plainte visant le Canada, elle concerne notamment une demande de restitution de terres ancestrales passées aux mains de particuliers. La Commission a accepté de se saisir de l’affaire qu’elle tranchera au fond dans les mois prochains (Hul’qumi’num Treaty Group c. Canada).

C’est pourquoi la jurisprudence de la Cour interaméricaine est pertinente pour déterminer la portée des obligations internationales du Canada, en tant que membre de l’OEA, à l’égard des peuples autochtones. Or, ces obligations internationales aident à faire la lumière sur les obligations constitutionnelles des autorités canadiennes en matière de réparation des violations des droits des peuples autochtones. Il incombe donc à nos magistrats de tirer certains enseignements du système interaméricain de protection des droits de la personne en matière de réparation des violations des droits des peuples autochtones.

La première de ces leçons est celle de l’audace devant les défis considérables posés par la réparation des injustices à l’égard des peuples autochtones des Amériques. La Cour interaméricaine ne bronche pas devant les arguments des gouvernements sur les conséquences graves de certaines réparations. Les magistrats n’ont guère été impressionnés, par exemple, par la prétention du Paraguay selon laquelle la restitution des terres ancestrales du peuple Sawhoyamaxa entrées dans le domaine privé procéderait d’une logique consistant à rendre la plus grande partie du territoire national à la minorité autochtone. La Cour n’hésite pas non plus à faire un suivi actif de l’exécution de ses ordonnances de réparation, quitte à exiger des États qu’ils lui soumettent des rapports quant au progrès réalisé dans la mise en place des redressements requis.

La deuxième leçon en est une de créativité et d’adaptation à la spécificité des enjeux de la réparation dans le contentieux relatif aux revendications foncières des peuples autochtones. La difficulté de redéfinir les bases juridiques de la relation entre l’État et les peuples autochtones est unique et appelle des redressements judiciaires singuliers qui sont respectueux de l’identité et de l’expérience unique des peuples autochtones, y compris de l’importance centrale de la terre et des ressources naturelles pour ces peuples.

La Cour interaméricaine montre aussi la voie à suivre dans la conciliation de l’impératif de réparation pour la violation des droits fondamentaux des autochtones avec la nécessité pour les peuples de coexister dans le respect mutuel. C’est ainsi que, bien que disposée à sortir des sentiers battus par des ordonnances restitutoires ou à connotation symbolique et rituelle de nature à rétablir la dignité des victimes, la Cour de San José n’a pas perdu de vue le besoin de modération et de pragmatisme. Les hauts magistrats ont reconnu les limites à la capacité institutionnelle d’un tribunal de procéder à la répartition ultime des terres et des ressources naturelles au sein des sociétés postcoloniales. C’est ainsi que la Cour a refusé à ce jour de délimiter elle-même les terres ancestrales, estimant que cette démarche est de la compétence exclusive des États qui doivent agir en collaboration avec les peuples autochtones. On observe la même prudence dans l’arbitrage des droits fonciers autochtones et non autochtones dans le contentieux visant des terres du domaine privé. Les juges montrent qu’ils comprennent que le concept de justice est multivalent et comporte un volet distributif qui s’oppose à une application absolutiste de la restitution. Conformément à l’idée à la base d’une certaine justice distributive, la Cour reconnaît qu’il convient d’éviter la spoliation arbitraire des non-autochtones. La haute juridiction comprend que, comme le démontrent certaines études (Fay et James 2009), la restitution en nature des terres ancestrales ne constitue pas une panacée.

D’aucuns pourraient penser que les juges canadiens chargés d’appliquer l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 n’ont pas reçu un mandat de réparation aussi clair et décisif que celui qui est confié aux juges interaméricains par l’article 63 de la Convention américaine. S’il est vrai que l’article 35, contrairement à Convention américaine, n’est assorti d’aucune disposition expresse en matière de réparation, les deux principes directeurs dégagés par la Cour suprême pour régir son application trouvent appui dans les orientations de la Cour interaméricaine. En effet, le premier principe directeur, celui de l’honneur de la Couronne, exige la juste réparation de tout manquement aux droits ancestraux des peuples autochtones car « l’article 35 promet la reconnaissance de droits et “il faut toujours présumer que la Couronne entend respecter ses promesses” » (Nation Haida c. Colombie-Britannique 2004 : paragr. 20). Honorer la promesse de l’article 35 exigera des réparations restitutoires, nécessaires pour faire cesser la violation des droits des autochtones et pour les rétablir dans la jouissance effective et paisible de leurs titres fonciers, mais aussi des réparations de type compensatoire – qui n’auront pas à être exclusivement pécuniaires – afin de remédier aux conséquences dommageables de l’atteinte. Par ailleurs, le second principe, celui de la réconciliation, commande que les droits et les intérêts légitimes des non-autochtones ne soient pas escamotés dans le processus de réparation, et ce, au nom du constat pragmatique de l’interdépendance et de la nécessaire coexistence des peuples. Dès lors, tout comme dans le régime interaméricain, le droit à la restitution, voire à la compensation, ne saurait être absolu au regard de l’article 35, étant entendu que « nous sommes tous ici pour y rester » (Delgamuukw c. Colombie-Britannique 2007 : paragr. 186).