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L’historien Nelson-Martin Dawson était peu ou pas connu des amérindianistes québécois avant le 29 octobre 2002, date du scoop du journaliste de la télévision de Radio-Canada Michel Morin, qui faisait état « de nombreuses études » démontrant « la disparition historique » des Montagnais (ou Innus) et la non-existence éventuelle de leurs droits ancestraux reconnus dans l’entente de l’« Approche commune ». L’auteur de cette fausse nouvelle a reçu un blâme du Conseil de presse du Québec pour avoir rapporté incorrectement la conclusion de ces études, en particulier celles de Dawson, et ne pas avoir sollicité la version des autres parties impliquées (Conseil de presse 2003). Il s’en est suivi un vif débat dans les journaux, plus particulièrement dans Le Devoir (Charest 2002a, 2002b ; R. Bouchard 2002d, 2002e ; S. Bouchard 2002 ; Dawson 2002 ; Garneau 2002 ; Mailhot 2002 ; Savard 2002). La révé­lation de l’existence de ces « études » dont certaines dataient d’une vingtaine d’années n’était pas une simple coïncidence, mais une démarche délibérée visant à remettre en question le fondement même des droits aborigènes des Innus alors que les populations du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de la Côte-Nord étaient en plein débat passionné (voir Bernier 2002a et 2002b ; Kurtness 2002  ; Néron 2002  ; Giguère 2002  ; Paquet 2002a, 2002b, 2002c et 2002d  ; Le Journal de Québec 2002) justement au sujet de l’adoption éventuelle du projet d’une entente de principe de revendication terri­toriale entre quatre communautés innues, le gouvernement du Québec et le gouvernement du Canada, appelée généralement Approche commune (Anonyme 2002).

Avant cette date marquante, Dawson avait publié un seul texte sur les Amérindiens, soit un livre intitulé Lendemains de conquête au royaume du Saguenay. Le Domaine du roi dans la politique coloniale britannique (1760-1767) [1996], dont j’ai déjà publié un compte rendu dans les pages de la revue Anthropologie et sociétés (Charest 1996c). Il s’agit en fait de l’équivalent d’un long article d’un cinquantaine de pages gonflé par l’ajout en bas de page et en annexes des principales sources utilisées, certaines étant de surcroît reproduites intégralement dans la langue anglaise originale et dans leur traduction française. Jusque-là les compétences de Dawson en recherche con­cernaient « l’histoire des catéchismes d’Ancien Régime en France et au Canada » (Dawson 2003 : couverture arrière). C’est probablement dans le cadre de ces travaux que ­l’auteur a peaufiné sa méthode d’analyse documentaire.

Dans la seconde moitié des années 1990, Dawson a travaillé pour le compte d’Hydro-Québec avec une équipe de trois autres chercheurs à la préparation d’au moins trois volumineux rapports principaux et de plusieurs rapports secondaires sur l’histoire de nombreux groupes amérindiens du Québec qui furent l’objet des « révélations » de Radio-Canada en octobre 2002. J’ai lu un des rapports principaux, celui sur les Montagnais (Dawson 2001), et j’en ai fait une évaluation critique personnelle distribuée à des représentants élus des communautés innues (Charest 2003c). Depuis, deux de ces rapports ont été publiés aux éditions du Septentrion : celui sur la « disparition des Attikamègues » (Dawson 2003) et celui sur la « disparition des Montagnais » en 2005, l’objet principal de cet article. Il faut s’attendre à ce que le troisième rapport sur la « disparition des Algonquins » soit publié bientôt dans la foulée des deux autres.

Le débat sur la supposée disparition de groupes amérindiens du Québec engagés dans un processus de négociations territoriales globales n’est pas nouveau pour la revue, puisque Recherches amérindiennes au Québec lui a déjà consacré quatre textes concernant les Attikameks (Charest, Clermont, Toutant, Trudel) dans la rubrique « Actualités » de son numéro de l’automne 1996 (vol. XXVI, n˚ 2). Les lecteurs intéressés par le suivi de ce dossier peuvent donc s’y référer. Récemment, la thèse de la disparition a quelque peu laissé place à la thèse de la transformation des Montagnais/Innus en un « nouveau peuple », une « nouvelle nation » ou même une « nouvelle communauté » amérindienne à la suite à d’un métissage avec d’autres nations autochtones au xviie siècle et avec des employés des postes de traite et des « colons » canadiens-français par la suite, selon des promoteurs d’un courant de recherche historique appelé « ethno­genèse intra-amérindienne ». Dans la série des rapports déposés par le ministère de la Justice du Québec dans la cause Corneau (Procureur général du Québec 2008) concernant les revendications de la « Communauté des Métis des Postes du Roi et de la Seigneurie de Mingan », Louis-Pascal Rousseau (2009a et 2009b) développe cette thèse et Dawson l’appuie – mais du bout des lèvres seu­le­­ment, si je peux dire. Même si le courant de l’ethnogenèse intra-amérindienne reconnaît, selon Rousseau, que les « nouveaux peuples » ou nations créés par almalgame de plusieurs demeurent des groupes amérindiens, les conséquences de cette thèse sur la reconnaissance des droits aborigènes des groupes ainsi « recréés » peuvent avoir une portée considérable en fonction de la politique de revendications territoriales globales du gouvernement du Canada. Mais ce nouveau débat ne sera pas pris en considération dans cet article.

Dans la première partie du texte qui suit, je procéderai d’abord à un examen critique détaillé de l’ouvrage de Dawson sur la « disparition » proclamée des Montagnais. Dans la seconde je démontrerai comment ce genre d’ouvrage, avec d’autres, a un but politique : celui de discréditer les revendications territoriales et politiques des groupes concernés et de nier l’existence de droits aborigènes, démarche qui est celle de Tom Flanagan discutée dans la troisième partie.

La disparition des Montagnais selon Dawson, ou la seule version de leur histoire qu’il « faudrait croire »

« Le débat est clos. L’historien l’a dit ! »

Gélinas 2003 : 140

Dans cette première partie l’ouvrage de Dawson sera examiné sous différents angles : son titre et la thèse qu’il annonce, la méthodologie de la recherche et le cadre d’analyse, le vocabulaire conceptuel, les interprétations terminologiques, le style argumentaire et littéraire, la critique des travaux anthropologiques, les raisons de la commandite d’Hydro-Québec.

Le titre et la thèse de la disparition

Dawson a certainement voulu frapper l’imaginaire du lecteur en utilisant dans le titre de son livre cinq mots consécutifs commençant par la lettre F. C’est la formule ou la thèse des 5 F, comme je l’ai personnellement baptisée. Le titre principal du rapport préliminaire de Dawson était moins ambitieux puisqu’il ne comportait que 3 F (Feu, fourrures et foi) [Dawson 2001]. Mais son titre secondaire, Histoire et destin de ces tribus nomades…, en disait long sur leur « destin manifeste ». À la lecture on peut facilement constater que les quatre premiers mots en F du titre du livre ne sont pas placés par ordre d’importance et que le feu (F 1) en est presque totalement absent à part deux brèves mentions d’une phrase chacune. La première place devrait revenir à « fléaux » (F 3) puisque que ce terme recouvre plusieurs éléments longuement discutés dans le texte : incursions iroquoises, épidémies de maladies infectieuses, rareté du gibier et famines conséquentes, abus d’alcool, autant de facteurs d’un taux de mortalité très élevé chez les « Montagnais ». Pour le reste, la traite des fourrures et les activités – sinon les exactions – des traiteurs (F 2) ainsi que le prosélytisme des jésuites (F 4) sont d’autres facteurs importants qui ont souvent contribué à F 3 par la propagation des maladies, la surexploitation de certains gibiers et la consommation excessive d’alcool. Tous ces facteurs réunis et multipliés amènent Dawson à poser son froid diagnostic : les Montagnais ont été « foudroyés » (F 5), c’est-à-dire qu’ils sont disparus dès le xviie siècle ; ou tout au mieux, les rares survivants ont été submergés par des vagues d’immigrants ou se sont déplacés vers d’autres territoires que leurs territoires ancestraux.

Il s’agit là de la même thèse de disparition que celle mise de l’avant par Russel Bouchard dans son ouvrage Le Dernier des Montagnais, de la préhistoire au début du xviie siècle. Vie et mort de la nation ilnu (1995), à laquelle Dawson se réfère explicitement d’ailleurs (2005 : 16). Nous en sommes donc à une répétition du scénario du Dernier des… (ajouter le nom d’une « tribu » de votre choix), celui de Dawson documentant cependant davantage les groupes montagnais habitant en dehors de la Sagamie, lesquels sont à peu près ignorés par Bouchard (Charest 1996b). L’interrogation centrale – mais en est-ce vraiment une ou plutôt une affirmation interrogative ? – de l’auteur est la suivante : « la communauté humaine qui, jusqu’à tout récemment, répondait à l’ethnonyme “Montagnais” et qui souhaite présentement être désignée sous le néologisme Innu, est-elle formée de descendants directs de ces premiers Indiens dénommés “Montagnards” par les Européens ? » (Dawson 2005 : 16). Pour répondre à cette question, Dawson a adopté le concept de « synethnicité » que l'historien américain Francis Jennings utilise pour rendre compte « de la profonde transformation des groupes iroquois sous l’impact des adoptions et des naturalisations massives afin de colmater les brèches faites dans leurs effectifs à la suite des guerres et des maladies » (ibid.). Dawson suggère, encore une fois sous forme interrogative, que ce « genre de constat » puisse « également expliquer l’évolution des groupes nomades montagnais » (ibid.).

La méthodologie de recherche et le cadre analytique

Dans son livre, Dawson n’explique que très brièvement sa méthodologie de recherche. Il se contente de faire une vague référence aux « règles de l’art de la pratique historienne », c’est-à-dire à la « lecture attentive des sources », et à « la critique externe et interne des témoignages glanés consciencieusement dans les archives » (Dawson 2005 : 15). Il prétend avoir réalisé « une exploi­tation maximale des sources actuellement disponibles » et avoir cheminé « avec les observateurs dans leur compréhension du monde autochtone qu’ils fréquentaient » (ibid.). Les principales sources d’information qu’il cite sont les Relations des Jésuites d’une part et la série C11A du fonds d’archives coloniales françaises (ibid.). Selon lui, l’« originalité » de sa méthode résiderait justement dans la « large utilisation » de ce fonds d’archives. Et pourtant bien d’autres l’ont consulté avant lui ! Son rapport de 2001 est un peu plus explicite sur sa méthodologie, car il fait référence à « une banque de près de 2 700 entrées » permettant de « procéder à différents traitements et croisements d’informations qui nous livrent certaines clés permettant de raffiner notre lecture sur la situation des autochtones sous le Régime français et sous le Régime britannique » (Dawson 2001 : 6). Quelles sont ces clés ? Dawson ne le précise pas clairement, mais on peut penser qu’il s’agit de sa grille analytique construite autour de deux « aspects » principaux : « la délimitation du territoire » sur lequel les Montagnais se déplaçaient ; « la fluctuation des données démographiques que nous livrent les Archives » (Dawson 2005 : 16). Quelque 350 fiches d’information concernent ces deux premiers aspects, et les données qu’elle contiennent sont résumées dans les tableaux 2 et 3 placés à la fin du rapport (Dawson 2001 : 6). Dans son livre, Dawson ajoute qu’un troisième « aspect » a émergé des deux premiers : « l’appellation même du groupe étudié » (Dawson 2005 : 16).

Comme Dawson épouse la thèse de R. Bouchard sur la disparition des Montagnais, on est en droit de se demander si son cadre d’analyse n’était pas déjà biaisé dès le départ en faveur de cette thèse et si sa recherche n’a pas surtout consisté à retenir toutes les bribes d’informations, même les plus disparates, visant à démontrer celle-ci et celle qu’il lui associe, soit le déplacement de tous les autres groupes voisins. D’où l’utilisation d’un scénario à peu près identique pour tous les groupes étudiés, fondé sur la théorie des dominos (terme qu’il n’utilise pas cependant) : après le contact, tous les groupes amérindiens du nord-est de l’Amérique du Nord se sont déplacés les uns les autres surtout dans l’axe Ouest-Est. Les facteurs de l’effet domino sont regroupés dans F 4 : l’effondrement démographique à la suite des guerres iroquoises et des épidémies, la destruction des ressources fauniques résultant de la traite intensive des fourrures, le déplacement des « vestiges » vers d’autres lieux et l’envahissement de leurs anciens territoires par des groupes aussi déplacés par leurs voisins, et ainsi de suite. D'autres hypothèses de recherche n'ayant pas été prises en considération, l’ensemble des données retenues par Dawson est utilisé pour en arriver à cette démonstration.

Outre le fait que la méthodologie soit mise au service d’un cadre analytique biaisé, les informations que l’auteur livre sur celle-ci sont lacunaires et ne répondent pas aux critères de l’art pour une recherche scientifique. On peut ainsi relever plusieurs lacunes majeures :

  1. L’absence, dans la partie introductive, d’une évaluation globale de la valeur des sources utilisées. L’auteur effectue, il est vrai, plusieurs critiques de sources anciennes et récentes (une vingtaine selon mon décompte) tout au long de son livre, mais de façon ponctuelle et souvent contradictoire. On a très souvent l’impression que ces critiques sont surtout faites en fonction de son cadre analytique et qu’il retient celles qui font son affaire et en rejette d’autres qui ne la font pas. Les cibles préférées de ses critiques négatives sont d’ailleurs le plus souvent des anthropo­logues, y compris des ethnolinguistes.

  2. L’absence presque totale de références à des sources portant sur l’archéologie et la préhistoire des groupes et territoires concernés ainsi que sur les périodes de temps couvertes par l’étude.

  3. La référence à de nombreuses cartes historiques anciennes qui ne sont pas fournies dans le livre. On n’y retrouve que quatre cartes, dont une section limitée d’une carte ancienne et trois cartes de localisation de rivières. Le rapport de 2001 est un peu plus étoffé de ce côté, alors que le volume sur les Attikameks contient plusieurs reproductions de parties de cartes anciennes (Dawson 2003). La quasi-absence de cartes historiques dans le livre de 2005, alors qu’une bonne partie de l’argumentation de l’auteur est basée sur celles-ci, étonne d’autant plus que Dawson est un féru de cartographie, ayant publié un ouvrage sur le célèbre cartographe français des xviie et xviiie siècles Guillaume Delisle (Dawson 2000). Pour paraphraser le style dawsonien, « on pourrait croire » que l’auteur veut empêcher le lecteur de vérifier ses prétentions sur les cartes auxquelles il fait référence.

  4. La très grande faiblesse des données et analyses de portée écologique sur l’état des différentes populations des espèces fauniques exploitées par les Amérindiens dans différents territoires et à différentes époques, et les conséquences sur celles-ci de la traite des fourrures. L’auteur va jusqu’à prétendre qu’il y a eu disparition d’espèces, ce qui est faux. Une véritable analyse d’écologie historique aurait été bienvenue. Or, l’auteur se contente de grandes généralisations et exagérations sur le « vide faunique » créé par la surchasse découlant (nécessairement !) de la traite des fourrures.

  5. L’absence de découpage de la période de temps couverte par l’étude (le Régime français depuis les contacts à la conquête) en sous-périodes correspondant aux variations dans la situation politique et économique de la Nouvelle-France, comme le fait Raynald Parent, par exemple (Parent 1985).

  6. L’imprécision dans la définition de l’aire d’étude. Même si elle semble être limitée au territoire du Domaine du Roi, la recherche de Dawson ne traite pas seulement des Montagnais et de leurs territoires, mais aussi des groupes et territoires qui en étaient plus ou moins éloignés, jusqu’aux Grands Lacs et au sud de la baie James. L’auteur justifie indirectement cette façon de procéder par des déplacements de certains groupes ou nations voisines vers le territoire montagnais et vice-versa. Il y a toutefois des passages, comme celui sur les Monsonis du sud de la Baie James, qui n’ont aucune pertinence, sauf de soutenir le scénario général de l’effet domino.

  7. Le manque d’informations sur les compétences linguistiques de l’auteur et de ses deux collaboratrices qui lui ont fourni les analyses terminologiques et autres que l’on retrouve à différents endroits de l’étude. Il est très curieux, toutefois, que, dans son livre, Dawson ait enlevé ces références de bas de page et en bibliographie qui apparaissaient dans son rapport de 2001.

  8. Finalement, l’auteur aurait dû préciser la méthode utilisée pour les analyses sémantiques de sources auxquelles il procède à quelques endroits de son étude et dont le style détonne par rapport au reste du texte.

D’autres lacunes d’un autre ordre peuvent aussi être signalées : l’absence de tableaux (en particulier pour les données démographiques) et de schémas qui auraient pu faciliter la compréhension des analyses, l’absence d’un index toponymique comprenant à la fois les toponymes anciens et leurs équivalents d’aujourd’hui et l’absence d’un index thématique pourtant présent dans le rapport (Dawson 2001 : 387-408). Autrement dit, l’auteur ne fait à peu près rien pour aider le lecteur à bien comprendre son propos, qui s’avère très difficile à suivre pour un non-initié.

Le vocabulaire conceptuel

On peut encore ajouter les imprécisions ou inconsistances dans l’appareillage conceptuel adopté par Dawson. Il ne définit nulle part les concepts qu'il utilise pour caractériser les groupes amérindiens, laxisme qui laisse souvent le lecteur perplexe. Ainsi, les deux termes le plus souvent utilisés sont ceux de « tribu » et de « peuple », qui semblent être des équivalents. L’auteur utilise aussi le terme « nation », mais toujours entre guillemets, comme s'il ne le prenait pas à son compte lorsqu'il cite des sources missionnaires ou autres. De plus, ces trois concepts sont souvent accompagnés du qualificatif « petit » : « petites tribus », « petits peuples », « petites nations », sans que l’on sache exactement ce que cela veut dire en termes de population. En l’absence de définitions claires, il semble bien que l’auteur fasse l’équation suivante : « nations » (selon ses sources) = peuples = tribus.

Le terme « groupe » est employé pour désigner des unités sociales, elles aussi non définies. Le terme « ethnie » n’est jamais utilisé comme nom, sauf dans la composante « ethnonyme », mais seulement comme adjectif. Le terme « bande » apparaît rarement et surtout à partir de la moitié du livre. D’autre part, le terme « communauté » semble avoir une connotation bien spéciale chez Dawson : il désignerait, selon ce que je peux en déduire, les nouveaux regroupements issus de l’éclatement et de la dispersion de groupes d’origines terri­toriales et/ou ethniques différentes. En effet, il est à l’occasion accompagné du qualificatif « composite », comme le sont aussi les termes « nation » et « bande ». Par ailleurs, la formulation « nations composites comme les communautés autochtones » (Dawson 2005 : 246) a de quoi laisser songeur sur son sens véritable.

Le bagage conceptuel de Dawson comprend de nombreux autres concepts mal maîtrisés : « sociétés matri­arcales » (au lieu de matrilinéaires), « clans » (qui n’exis­­tent pas chez les peuples de chasseurs), « monogamie » et « polygamie » (polygynie), celle-ci expliquée par la mort de nombreux « guerriers », « mariages exogames » et « alliances matrimoniales exogames », « métissage » et « mélange ethnique », « coutumes tribales », « théorie de l’adoption », « ethnocide », « déculturation », etc.

Un concept central chez Dawson est celui de la « chasse gardée », héritage de l’historien Jean-Paul Simard (1983, 1989) repris par R. Bouchard (1989, 1995). Cette thèse – ou plutôt hypothèse non démontrée de façon satisfaisante, selon moi – veut que les Montagnais du Saguenay aient farouchement protégé leur territoire contre la venue d’autres groupes, y compris les Européens entre 1550 et 1650 environ, pour être des intermédiaires privilégiés du commerce des fourrures avec les groupes voisins. Cette notion de « chasse-gardée » est au centre des interprétations de Dawson qui situe la disparition des Montagnais au moment même où ils auraient perdu le contrôle de ces territoires, soit vers le milieu du xviie siècle, lorsqu'ils seraient devenus incapables d’empêcher les incursions de quelques dizaines de guerriers iroquois. Outre le fait que ce phénomène de la chasse-gardée serait un cas à peu près unique dans l’histoire des sociétés de chasseurs-cueilleurs, l’idée que quelques centaines de chasseurs aient pu contrôler pendant un siècle un immense territoire au point d’assurer l’« étanchéité de ses frontières » va à l’encontre des connaissances actuelles sur les sociétés de chasseurs-cueilleurs qui démontrent que leurs limites territoriales étaient plutôt floues et variables et qu’elles n’étaient généralement pas défendues par les armes (v.g. Bicchieri 1972 ; Kelly 1995 ; Lee et DeVore 1968 ; Lee et Daly 1999).

Dawson fait aussi référence à quelques reprises à la « famille linguistique algonquienne », mais il ne semble pas savoir qu’il s’agit aussi d’une famille culturelle dont les différents groupes partagent fondamentalement les mêmes structures sociales et les mêmes pratiques culturelles. En conséquence des composantes de ces groupes comme des familles, des groupes multifamiliaux ou même des bandes pouvaient facilement pratiquer des intermariages et vivre ensemble. C’est pourquoi, contrairement à l’opinion de Dawson, il ne faut pas les voir comme des groupes ou des blocs séparés ayant leurs « caractéristiques distinctives » – une expression que Dawson n’explique pas par ailleurs – mais comme des entités mobiles spatialement et fluides dans leur composition, pouvant se regrouper ou se séparer selon les contextes écologiques, démographiques ou autres (voir Mailhot 2002 à ce sujet).

Ces caractéristiques culturelles font qu’il ne faut pas voir comme anormal – ni même dénoncer – des déplacements et des recompositions de groupes algonquiens sur l’immensité du territoire de l’est de l’Amérique du Nord. Je demeure marqué par une phrase prononcée il y a plus de vingt ans par Augustin Vollant, un Innu de Schefferville : « Montagnais, Naskapis, Cris… ce sont des noms que nous ont donnés les Blancs ; nous sommes tous des Indiens. » De fait, ce sont les Européens, et en particulier les missionnaires et plus tard les ethnologues, qui ont tenu à dénommer les groupes d’Amérindiens rencontrés jusqu’à leur donner des noms qui n’étaient pas les leurs. C’est ainsi que les jésuites ont créé de nombreuses « nations », « grandes » ou « petites », qui étaient en fait des bandes locales ou régionales, ce qui a occulté pendant longtemps leurs identités communes algonquiennes et amérindiennes. C’est ce qui amène aussi Dawson à appréhender les différentes « nations », « tribus » ou « peuples » comme des blocs monolithiques agissant comme une seule entité bien coordonnée, alors qu’il s’agissait plutôt d’un ensemble de groupes multifamiliaux et de bandes ayant des liens plus ou moins lâches entre eux et ayant un leadership non centralisé et très peu contraignant. Les changements démographique et territoriaux de l’un ou l’autre de ces sous-groupes ne peuvent donc pas être interprétés globalement et systématiquement comme des disparitions, des abandons de territoire ou des métissages.

Sur le plan de la linguistique, Dawson ne tire pas non plus dans ses analyses toutes les conséquences du fait que les groupes algonquiens partagent une base commune de communication et que de nombreux noms et toponymes puissent être à peu près les mêmes d’un groupe à l’autre. Ce n’est donc pas parce qu’il y a homonymie de toponymes ou d’ethnonymes qu’il s’agit des mêmes lieux et des mêmes groupes, erreur que fait Dawson dans certaines de ses interprétations. Ainsi, par exemple, le terme ouinipek, qui désigne des territoires – et aussi des gens – près de la mer ou d’une large étendue d’eau, se retrouve chez les Innus de la Côte-Nord, les Cris de la Baie James, et au Manitoba, chez les Objibwas. Dawson devrait-il en conclure qu’il y a eu « probablement » – voire nécessairement – déplacement d’Amérindiens de l’ouest vers l’est ou vice versa, comme il le fait pour les Papinachois ?

Les interprétations terminologiques

De plus, Dawson fait de gros efforts pour rechercher dans des « ethnonymes » amérindiens une certaine forme de totémisme, c’est-à-dire leur identification quasi nécessaire à un nom d’animal. Si cela peut s’avérer fondé à l’occasion (comme les Kakouchaks ou Porcs-Épics), sa désignation cent fois répétée des Montagnais du Saint-Laurent/Saguenay sous le nom de « Rats-Musqués » est complètement farfelue. Il en est de même pour le « peuple de la Fourmi » et le « peuple de la Martre » (au lieu de « des Marais »). Par cette obsession, Dawson occulte le fait que les Montagnais comme les Innus ­d’aujourd’hui se désignent le plus souvent eux-mêmes par l’appartenance à un lieu, généralement un toponyme hydrographique (une rivière, un grand lac) ou encore leur rattachement à un poste de traite.

La logique analytique de Dawson est simple, voire simpliste. Pour lui, tout « peuple » ou « tribu » qui ­n’apparaît plus dans les documents d’archives ou sur les cartes a disparu. L’autre hypothèse, selon laquelle les noms auraient changé au fil du temps et des rapporteurs, est rejetée du revers de la main. Selon ce type de raisonnement, les historiens du futur pourront en conclure que, sur le territoire du Québec, les Français ont disparu pour laisser place aux Canadiens, puis aux Canadiens-français, et enfin aux Québécois. De même les Montagnais auraient été remplacés par les Innus ! L’envers de cette logique dawsonienne consiste à vouloir démontrer à tout prix que l’homonymie ethnique veut nécessairement dire qu’il s’agit du même groupe – ou d’une fraction de celui-ci – qui s’est déplacé sur de très grandes distances, même s’il n’y a pas de témoignage direct de ces déplacements dans les sources citées. C’est ainsi que l’auteur affirme sans hésitation qu’un groupe de « Papinache » de la région des Grands Lacs est nécessairement constitué de Papinachois en provenance de la Côte-Nord. Dans cette logique de pensée, j’ai un beau problème pour Dawson : démontrer comment les « Montagnards » ou « Mountain Indians » des Territoires du Nord-Ouest et du Yukon (Gillespie 1981) sont les actuels descendants des « anciens » Montagnais de la Laurentie.

Dans son obsession de démontrer des migrations tous azimuts et le remplacement de groupes montagnais par des groupes immigrants, Dawson en arrive même à faire de grossières fautes de lecture de documents. C’est ainsi qu’un « s » mal lu dans un texte ancien devient un « t » et transforme une « Nation of the Marshes » ou « Nation des marais » (Dobbs 1744 : 24) – fort probablement des Swampy Cree (Honigman 1981 : 217) – en « Nation of the Marthes » (« nation de la marthe », ou de la martre). Dawson pousse même l’aveuglement jusqu’à écrire que « Dobbs crut préférable de traduire les marais de la Potherie par des martres, trouvant plus significatif de décrire ce peuple par référence à son animal symbole qu’à une caractéristique de son territoire » (Dawson 2005 : 202, souligné par moi). Poursuivant dans la même veine, l’auteur fait équivaloir « martre » à « loutre », puisque les deux sont des mustélidés, pour en arriver à un « peuple de la loutre » aussi nommé « Nikki Irinouek » sur des cartes anciennes et localisé au nord des territoires montagnais. Avec ces tours de passe-passe, l’auteur finit par conclure qu’un groupe cri, aussi appelé « Monsoni », s’est déplacé du fond de la Baie James jusque dans le nord-est du Québec.

Je pourrais donner bien d’autres exemples du style argumentaire de Dawson par inférence, supposition et extrapolation peu ou pas fondées. Je me contenterai d’en donner quelques-uns. Le premier est celui du nom « Montagnais » (stricto sensu ou de la Laurentie) remplacé partout dans son texte par celui de « Rats-Musqués » à partir d’une référence obscure à une légende. Le second est celui des Bersiamites interprété comme correspondant au terme « bersiliés » en langue basque et qui voudrait dire « disparus ». Le troisième est celui des « Montagnais de Courtemanche » du poste de la Baie Phélipeaux (Brador aujourd’hui) qui auraient immigré du Saguenay–Lac-Saint-Jean dont ils auraient, suppose-t-il, disparu. Or, rien dans les sources d’archives ne permet d’en arriver à cette conclusion, à moins d’inférer qu’ils proviennent nécessairement de ce territoire puisqu’ils sont appelés Montagnais (Archives des colonies–France, Série C11A, vol. 109 : 20-21). Un autre exemple nous est fourni par José Mailhot, ethnolinguiste spécialisée dans la langue innue, qui démontre hors de tout doute que deux groupes proclamés disparus par Dawson existent toujours bel et bien :

La présente étude aura démontré que la disparition des Oumamiois et des Kichestigaux du xviie siècle est une pure invention. Leurs descendants – qu’on les appelle « sauvages des Sept-Îles », « Montagnais de Sept-Îles », « Indiens de la Sainte-Marguerite », « Indiens de la Moisie » ou encore « Innus de Uashat et ­Mani-Utenam – n’ont jamais cessé d’occuper la rivière Sainte-Marguerite et la rivière Moisie. »

Mailhot 2004 : 29

En y mettant encore plus de temps, on pourrait ainsi déconstruire de nombreux autres échafaudages de suppositions qui font du livre de Dawson de l’histoire fictive.

Il y a aussi un grand mystère dans la démonstration générale de Dawson sur « la disparition des Montagnais » : moins il y a de monde, moins il y a de gibier, et plus il y a de morts, de migrants et de postes de traite. Allez donc comprendre ! Que de contradictions ! Comme celle de la « multiplication » des Micmacs, envahisseurs des territoires montagnais, dans un contexte d’effondrement démographique des premiers groupes amérindiens à entrer en contact avec les Européens.

Un autre mystère est celui des compétences linguistiques de Dawson : comment quelqu’un qui était un nouveau venu dans le champ des études amérindianistes peut-il devenir un expert en ethnolinguistique du jour au lendemain et s’aventurer autant dans la traduction et l’interprétation d’un aussi grand nombre de termes dans différentes langues algonquiennes, jusqu’à même corriger des ethnolinguistes chevronnés (Cooter, McNulty, Mailhot) ? Certes, l’auteur se réfère à l'occasion à quelques dictionnaires anciens comme ceux de Fabvre, Laure et Silvy, mais souventes fois il ne dit rien de ses sources et on est porté à croire qu’il est lui-même l’auteur de ses traductions douteuses, interprétations et inférences. Dans son rapport, Dawson fait référence en bas de page et en bibliographie à trois collaborateurs qui lui auraient fourni six rapports de recherche : Serge Goudreau (1996 et 1999), Marie Parent (1994, 1995 et 1996a) et Roselyne Turcotte (1997). S. Goudreau est un géographe de formation, mais qui faisait des recherches historiques et généalogiques à contrat jusqu’il y a quelques années ; il a publié des articles sur des lignées innues (v.g. Vollant, Bellefleur, Collard, Simon) dont les premiers ancêtres sont des traiteurs blancs. R. Turcotte semble avoir une formation en linguistique, car elle a réalisé des travaux pour le Centre d’aménagement linguistique de l’Université Laval. Pour sa part, M. Parent a obtenu une maîtrise en littérature, aussi de la même université, avec une thèse intitulée Procédés discursifs d’héroïsation des protagonistes dans le grand voyage du pays des Hurons de Sagard et la relation de 1634 de Le Jeune (1996b). Sans aucune explication et avec la seule mention de deux ouvrages de S. Goudreau dans sa bibliographie, il est difficile de savoir quelle est la contribution de chacun au livre de Dawson. Étant donné sa formation, R. Turcotte pourrait avoir apporté une certaine contribution aux analyses terminologiques de Dawson. Il pourrait en être de même pour M. Parent en ce qui concerne les analyses sémantiques de certaines sources documentaires. L’absence de références à ces collaborateurs dans le corps du livre de Dawson pique la curiosité.

Le style argumentaire et littéraire

Le style argumentaire de Dawson se caractérise par un très grand nombre de formulations interrogatives surtout au début des différentes sections du livre, mais aussi ailleurs dans le texte. Si certaines sont de vraies interrogations ou questions auxquelles l’auteur essaie de répondre par la suite, de nombreuses autres sont de fausses questions placées en conclusion d’un paragraphe ou d’une partie et qui sont plutôt des insinuations : c’est ce que j’appelle les affirmations interrogatives : d’apparence interrogative elles révèlent ce que l’auteur pense véritablement mais ne peut pas vraiment démontrer par manque de données. À force d’être répétées elles n’en ont pas moins un pouvoir de persuasion du moins pour le lecteur qui se laissera influencer par la surimpression des mêmes conclusions biaisées.

Tel que mentionné précédemment, les analyses de Dawson procèdent très souvent par inférences, suppositions, interprétations plus ou moins fondées et extrapolations, par des « si » et des « peut-être ». L’emploi du conditionnel est aussi une pratique courante chez cet auteur. Ainsi peut-on lire dans son ouvrage de nombreuses phrases contenant des expressions comme : « semble-t-il », « il semble que », « il ne semble pas », « il semblerait », « on peut penser que », « on peut donc présumer », « on peut conjecturer », « on peut facilement imaginer que », « suggère déjà », « selon toute vraisemblances », « vraisemblablement ». Plusieurs autres formulations font même appel à la foi du lecteur face à ces élucubrations : « il y aurait tout lieu de croire », « il y a lieu de croire », « on pourrait croire », « ne serait-on pas en droit de croire », « conduisent à croire », « ne peut-on pas croire », « il serait logique de croire », « force est de croire », « laisse croire ». À l’occasion, Dawson soulève aussi des hypothèses explicatives allant généralement dans le sens de ses thèses, mais elles deviennent vite des certitudes sans qu’il lui apparaisse nécessaire de les valider avec des preuves solides. À plusieurs reprises (sept selon mon décompte), l’auteur fait même l’aveu de manquer de données et de faire des conjectures.

J’ai compté pas moins de 252 de ces artifices de style à travers tout le livre, dont la répétition incessante martèle un message : « les Montagnais ne sont-ils pas disparus et ne se sont-ils pas déplacés ? » ; « les Montagnais seraient disparus et se seraient dispersés » ; « on peut croire que les Montagnais sont disparus et qu’ils se sont dispersés ». D’ailleurs j’ai pu constater que le nombre d’inférences, d’extrapolations, de formules interrogatives et d’usages du conditionnel augmente fortement dans les parties du livre dans lesquelles l’auteur y va rondement dans l’interprétation de ses données. Si la moyenne générale est d’au moins une inférence par page, elle est ­d’environ une par deux pages dans les deux premiers chapitres alors qu’elle monte à deux par page – soit quatre fois plus – dans les deux autres chapitres et dans la conclusion. Le sommet de l’art dawsonien dans la formulation de suppositions est atteint dans sa partie sur les Monsonis, dans laquelle j’ai repéré pas moins de 63 inférences conditionnelles, interrogatives ou supposées dans 16 pages de texte, soit une moyenne de quatre par page. Un maximum de huit est même atteint à la page 208. Comme je l’ai expliqué précédemment, cette partie est construite sur une erreur de départ et un ensemble de suppositions qui amène l’auteur à faire des Cris des Marais (Swampy Cree) des Nikki Irinouek.

On peut penser que toutes ces circonlocutions interrogatives et conditionnelles représentent une prudence de l’auteur dans ses conclusions non fondées ou plus ou moins bien fondées. Mais le ton de ses conclusions générales sur la disparition et les déplacements de nombreux groupes amérindiens – montagnais ou autres – est péremptoire et ne laisse aucun doute. Toutes ces formulations en apparence restrictives n’ont qu’un seul but : convaincre le lecteur par des centaines de répétitions de formules dubitatives-affirmatives du bien-fondé de sa thèse générale de « la disparition des Montagnais ».

Le vocabulaire dawsonien est aussi soigneusement choisi pour donner l’impression qu’un terrible cataclysme a fait disparaître les Montagnais de la Laurentie/Sagamie, a dispersé tous les autres groupes montagnais et que leurs territoires ont été envahis par des étrangers. Ainsi, la répétition inlassable des mêmes termes ou de ­syno­nymes affirmant la disparition, le déplacement, la dislocation ou la déstructuration des groupes amérindiens a certainement pour but d’impressionner le lecteur et de l’amener à adopter la vision de l’auteur. Celui-ci semble prendre un grand plaisir à renouveler son vocabulaire et à multiplier les superlatifs. Voici une liste non exhaustive des termes lourds de sens que l’auteur utilise tout au long de son texte : « disloqués et dispersés », « exterminés », « massacrés », « territoire vidé », « débris », « déracinés », « dépossédés », « onde de choc provoquée », « apatrides », « vestiges », « réfugiés », « demandeurs d’asile », « rescapés », « amalgames », « reconstitués », « squatters », « perturbations », « expansion », « enva­his­seurs », « la désolation », « disparition », « extinction », « destruction », « déculturation », « déstabilisation », « destructuration », « choc microbien », « fléaux microbiens », « fléaux bactériens », « épidémies répétées », « cruellement dépeuplés », « dépopulation endémique », « effondrement démographique », « ravages très désastreux », « génocide appréhendé », « ethnocide », « épargné aucune victime », « seconde élimination », « brassage de population », « hétérogénéité de la population », « fondre comme neige », « groupes disloqués », « diaspora autoch­tone », « migrants tous azimuts », « nomades errants », « demandeurs d’asile », « survivants des petits peuples », « afflux d’immigrants », « arrivée massive », « multiplication micmacque », « mélange de population », « mélange ethnique généralisé», « ouailles bigarrés », « largement métissés », « choc de deux mondes », « muta­tion ethnique », « transformation ethnique », « métamorphose du peuple montagnais », « explosion de ces sociétés prédatrices », « transformation (ou recomposition) du paysage humain », « mosaïque humaine », « melting pot », « état de guerre perpétuelle », « conflits ataviques », « sorte de guerre de Trente ans », « disparition de la ressources faunique », « disette faunique », « avides de fourrures », « séisme pelletier ». Tel un romancier, l’auteur fait preuve d’une imagination très fertile quand il s’agit de toucher par un langage souvent abusif l’esprit des lecteurs. Cette inflation verbale est souvent utilisée pour désigner des phénomènes locaux d’envergure relativement modeste, mais qui, dans ­l’esprit de l’auteur, font partie d’un modèle ou d’un ­scénario généralisé.

Le style dawsonien ne manque pas d’humour, même dans les circonstances les plus tragiques. Les missionnaires jésuites sont assez souvent ses cibles – ou ses victimes – privilégiées. Voici des exemples particulièrement remarquables de quelques-uns des 26 passages humoristiques que j’ai recensés : « cuits par ceux-ci [les Iroquois] lors des festins de la victoire en conformité avec la tradition – variable plutôt macabre de la célébration d’un ­Te Deum » (p. 44) ; « lui avaient apporté petite vérole et gros alcool » (p. 48) ; « les Jésuites ne s’étant pas donné comme tâche d’être correspondants de guerre » (p. 93) ; « le père Albanel faillit en mordre ses oints doigts (p. 104) ; « ceux qui mordirent à l’hameçon garni de l’appât chrétien » (p. 105-106) ; « le père Lalemant ne tarissait pas d’éloges devant cette sainte hécatombe » (p. 125) ; « les scalps étaient collectionnés sans grand effort » (p. 230) ; « l’eau bénite n’était pas la seule importation étrangère » (p. 231) ; « L’eau-de-vie se transformait en eau-de-mort » (ibid.) ; « depuis que les habitués de ces terres s’étaient retrouvés sous terre » (p. 240). À la manière dawsonienne, on peut supposer que ces touches d’humour ont pour fonction d’égayer l’esprit du lecteur qui pourrait être démoralisé par le récit d’une chaîne quasi ininterrompue d’événements tragiques tels que les « massacres » iroquoiens, les épidémies plus mortelles les unes que les autres, la disparition de la faune, la famine, l’abus d’alcool, etc., etc., etc. On pourrait dire du livre de Dawson qu’il est le livre de tous les malheurs et que l’on n’y trouve à peu près aucun événement heureux à partir de l’arrivée des Européens, missionnaires et ­traiteurs surtout, sauf peut-être leur conversion.

La critique des travaux anthropologiques

Dans l’introduction et dans la conclusion de son livre, Dawson se lance dans plusieurs attaques directes et indirectes contre les anthropologues (ethnologues, archéo­logues et ethnolinguistes). Certains sont nommés (Cooter, Gilbert, McNulty, Mailhot, Martijn), d’autres anonymes font partie de la confrérie de ceux qui s’intéressent aux « peuples protohistoriques » ou « peuples primitifs » (Dawson 2003 : 9, 12). Le grand défaut des anthropo­logues qui réfutent les thèses de la disparition des groupes autochtones et de leurs déplacements à tout vent serait qu’ils ont « un parti pris évident » (R. Bouchard 2002d) et que leurs travaux « commandités par des conseils de bande ou leurs avocats » (Dawson 2005 : 14) seraient biaisés par « l’obnubilante rectitude politique » (ibid.). A contrario, les historiens qui défendent la thèse de la disparition feraient de l’« histoire sans complaisance pour les acteurs du passé, que ceux-ci aient été bourreaux ou victimes » (ibid.). Dawson va même jusqu’à jouer à la victime en affirmant que le discours des historiens est discrédité « au profit d’images idylliques fondées sur une fragile tradition orale, forcément sélective et pas aussi infaillible qu’on voudrait nous le faire entendre… » (ibid.). De même, vers la fin de la conclusion de son livre, il écrit ceci :

C’est sombrer dans l’« ultramontanisme » que de lancer l’anathème contre les historiens qui osent ainsi regarder froidement le passé et décrire le choc de la rencontre entre deux mondes même dans ses aspects les moins nobles et les plus sombres. La rigueur intellectuelle qu’exige la reconstitution du passé impose à tous les chercheurs, des différentes disciplines, de s’élever au-dessus du débat juridique qui gangrène de nos jours l’étude des peuples autochtones au temps des premiers contacts.

ibid. : 246-247, souligné par moi

On a bien vu dans les pages précédentes de quelle rigueur intellectuelle Dawson fait preuve dans sa volonté de démontrer à tout prix « la disparition des Montagnais » (ceux de Laurentie/ Sagamie) et leurs déplacements tous azimuts. Pour ce qui est du respect des « règles de l’art de l’historien », comme l’affirme Dawson dans son introduction, on a déjà vu mieux. De fait, à tous les points de vue, la thèse de doctorat, devenue rapport de recherche, de Raynald Parent est de beaucoup meilleure que le livre de Dawson, et c’est elle qui aurait dû être publiée. Cet auteur définit soigneusement ses concepts, explique en détail sa méthodologie, essaie de comprendre la structure sociale et la culture d’une société de chasseurs nomades du Subarctique, découpe la période de temps étudiée en sous-périodes et présente de nombreuses cartes et tableaux pour faciliter la compréhension du lecteur. On peut aussi renvoyer ces deux auteurs dos à dos puisqu’en utilisant à peu près les mêmes sources Parent n’en arrive ni à la conclusion de la disparition des Montagnais de Laurentie/Sagamie ni à celle du déplacement en domino de tous les autres groupes montagnais vers l’actuel territoire de la Côte-Nord. Il en est de même de plusieurs autres auteurs qui ont écrit sur la présence historique des Montagnais/Innus en Sagamie et sur la Côte-Nord (Beaulieu 1995, 1997 ; Charest 2002a et 2002b, 2006 ; Chevrier 1996 ; Dufour 1996 ; Frenette 2002 ; Girard et Perron 1994 ; Niellon 1996). De plus, dans ses deux premiers chapitres Dawson répète, différemment il est vrai, ce qu’écrit Russel Bouchard dans son livre Le Dernier des Montagnais. À mon avis donc, le livre de Dawson est un livre inutilement répétitif.

Comme l’écrit Claude Gélinas (2003 : 140) dans son compte rendu du livre de Dawson sur « la disparition des Attikamègues », le « scénario » proposé par Dawson en est un parmi plusieurs possibles. Dans le cas des Innus de Sagamie, des anthropologues, dont je suis, proposent un scénario ou une thèse de la continuité, tout en reconnaissant qu’il a eu une diminution démographique importante causée principalement par les épidémies et qu’il y a eu des apports en provenance des groupes ­voisins appartenant, eux aussi, à la famille linguistique et culturelle algonquienne. Ces immigrants ont été incorporés dans des groupes innus, comme le montre la ­persistance de la langue innue dans cette région (Mailhot 2003). C’est ce scénario-là que refuse catégoriquement Dawson pour privilégier celui de la catastrophe et de la disparition.

Pourquoi cette commandite d’Hydro-Québec ?

On peut se questionner sur les raisons qui ont poussé Hydro-Québec à commander une recherche menant à la publication de deux livres proclamant la disparition de groupes amérindiens avec lesquels la société d’État prétend négocier de bonne foi des ententes pour la construction de barrages sur leurs territoires. La raison officielle donnée par un représentant d’Hydro-Québec est la menace d’une poursuite de 500 M par les Innus de Betsiamites pour atteinte à leurs droits ancestraux sans négociation au préalable et sans compensations, finalement déposée en cour en 1998 et supendue en 2002, et qu’il fallait se préparer en conséquence avant d’aller devant les tribunaux. Mais alors pourquoi inclure les Attikameks, les Algonquins et tous les autres Innus qui n’étaient pas partie prenante à ce litige dans cette vaste étude et pourquoi avoir permis la publication des rapports de Dawson. À la façon de Dawson on peut poser alors la question suivante : ne serait-il pas possible que des avocats des contentieux d’Hydro-Québec et du ministère de la Justice du Québec rêvent de lever l’hypothèque des droits aborigènes par des études historiques démontrant que les ancêtres des groupes en revendication territoriale sont disparus ou qu’ils se sont déplacés et qu’en conséquence ils ne répondraient plus aux critères du gouvernement fédéral pour la reconnaissance des droits aborigènes (Toutant 1996 : 83) ? C’est cette question sous-jacente de la négation des droits aborigènes que j’aborderai après avoir démontré que la thèse de la disparition constitue une démarche politique.

La thèse de la disparition et la prise de position politique

Dawson n’est pas le seul à vouloir démontrer la « disparition des Montagnais » des premiers contacts, remplacés par les actuels Innus, et celle d’autres groupes algonquiens, dont les Attikameks. Outre R. Bouchard (1995), d’autres historiens (Simard 1983 ; Ratelle 1993) et un archéologue, Clermont (1974, 1977, 1996), ont aussi soulevé la question. Il ne s’agit pas d’une tendance lourde, certes, mais d'un courant non négligeable dans les écrits récents sur l'histoire des autochtones. La ­plupart des historiens et des anthropologues réfutent cette thèse, comme nous l’avons vu. Cependant, Bouchard et Dawson proclament qu’eux seuls feraient de l’histoire objective, sans « partis pris », sans « sensibilité », sans complaisance envers les autochtones et sans objectifs politiques ou juridiques. Et ce, contrairement aux ­anthropologues qui ne seraient pas objectifs face aux « réalités » historiques.

Objectivité scientifique et approches disciplinaires

Les différences de prises de position entre ces historiens et des anthropologues se situent-elles entre l’objectivité des uns et la subjectivité des autres ou sont-elles ailleurs ? La différence de formation et de pratique professionnelle y est pour beaucoup, certes. Le plus souvent les anthropologues amérindianistes travaillent directement avec des groupes autochtones et ont une connaissance de l’intérieur de leur situation passée et actuelle. Ils ont aussi acquis par leur formation académique et leurs lectures une connaissance comparative des groupes autochtones des aires culturelles d’Amérique du Nord ainsi que des structures sociales et des pratiques culturelles de différentes sociétés, dont les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Certains, comme moi, sont aussi impliqués dans des dossiers qui visent à défendre les intérêts de groupes locaux ou régionaux. Je ne m’en suis jamais caché, bien au contraire, et je crois avoir inventé le nom d’« anthropo­logie impliquée » pour décrire ce type de travail (Charest 1982, 1995). Selon moi, il est préférable de reconnaître ses orientations idéologiques et d’en tenir compte ouvertement que de les masquer sous le couvert d’une fausse objectivité.

De leur côté, les historiens amérindianistes ont une connaissance des sociétés et cultures amérindiennes généralement acquise de l’extérieur, par des documents d’archives et des publications spécialisées, à travers les observations et récits de personnes qui n’étaient pas préparées à l’analyse des réalités sociales et qui les rapportaient selon des schémas d’interprétation souvent biaisés par des préjugés et des incompréhensions. De plus, ­certains historiens ne semblent pas détenir une connaissance adéquate du type de société autochtone qu’ils ­analysent à travers les yeux d’autres rapporteurs, ce qui les amène, par exemple, à voir des bandes de chasseurs comme des « tribus » ou des « peuples » formant des blocs homogènes distincts, plus ou moins hostiles envers leurs voisins et défendant leurs frontières territoriales par les armes. Selon l’ethnohistorien Bruce Trigger (1978 : 3), « Pour bien comprendre l’histoire du Canada à ses débuts, il faut commencer par comprendre le mode de vie des Indiens qui habitaient la partie septentrionale d’Amérique du Nord au xvie et au début du xviie siècle ». Si certains historiens tendent à acquérir cette compréhension, ce ne semble pas être le cas de Dawson. Ces différences de formation et de vision peuvent donc expliquer en partie le fait qu’historiens et anthropologues interprètent différemment l’histoire de certains groupes amérindiens. Cela étant dit, les historiens qui le proclament font-ils pour autant de l’histoire dite objective et sans parti pris ? Sont-ils détenteurs d’une seule et grande « vérité » historique, comme l’affirme R. Bouchard (1997) ? Ou plutôt d’une « vérité » individuelle personnellement construite comme l’admet implicitement Bouchard lorsqu’il écrit que l’histoire serait plutôt un « art » marqué par l’appréciation et l’âme de celui – ou celle – qui le pratique :

En ce sens l’histoire qui se laisse écrire est une appréciation d’une réalité trépassée qui ne peut concevoir sans passer par l’accouplement de la mémoire intime avec l’âme de celui qui en devient le prisme, l’émetteur et le procréateur, c’est-à-dire l’historien. S’engager envers la recherche, la conceptualisation et l’écriture de l’histoire, c’est effectivement s’engager dans une démarche de vérité strictement personnelle pour agir dans la conscience du milieu en fonction du passé, du présent et du futur : représentation de la réalité, représentation de la vérité, représentation du mouvement, voilà la démarche d’une vie consacrée à cette science – ou plutôt cet art.

Bouchard 2003 b : 12, souligné par moi

Comme pour toute science humaine et sociale – l’histoire comme l’anthropologie entre autres –, la personne, et non pas une machine de laboratoire, est au coeur du processus de recherche scientifique, avec sa personnalité, sa formation, son expérience, ses idéologies sous-jacentes et souvent occultées, ses objectifs carriéristes, etc. Et c’est pourquoi ces sciences ne sont pas des sciences dites « exactes » et elles peuvent donner lieu à bien des ­analyses et conclusions différentes dont aucune ne ­correspond à la « vérité » pure et unique.

La thèse de la disparition : une démarche politique

À la fin de son ouvrage Le Dernier des Montagnais, Russel Bouchard laisse paraître le fondement politique de sa démarche :

Le constat est brutal, voire même cruel aujourd’hui pour ces gens qui se disent appartenir aux « Premières Nations » et qui essaient de se redéfinir une place au soleil en tentant d’isoler en éprouvette les derniers liens génétiques les rattachant à la sueur de cette terre d’Amérique et en imposant à la communauté tout entière une sorte de politique d’apartheid au profit d’une infime minorité.

Bouchard 1995 : 201

Cette déclaration explique bien le combat qu’il mène contre l’adoption de l’entente de principe de l’approche commune dans certains médias (Le Quotidien, Journal de Québec, Le Soleil, la station de radio CKRS) et sur différentes tribunes, y compris la présentation d’un mémoire en Commission parlementaire en avril 2003 contre ­l’entente de l’approche commune (Bouchard 2003c) et dans la plupart de ses ouvrages publiés depuis 2002 (Bouchard 2002a, 2002b, 2002c, 2003a, 2003b, 2005a, 2005b, 2006, 2007, 2008a, 2008b). Même dans sa série de cinq textes portant en principe sur la cause des Métis devenue son nouveau champ de bataille, il s’acharne plus ou moins longuement, selon les textes, à affirmer et à vouloir démontrer la disparition des Montagnais/Innus et leur réapparition en tant qu’Indiens-Métis. Cela est particulièrement évident dans le livre intitulé La longue marche du Peuple oublié (2006), dont une bonne partie ressemble en tout point à celui de 1995 sur le Dernier des Montagnais. Grâce au « copier-coller » l’auteur a de la suite dans les idées... en se répétant constamment et inlassablement. Il s’avère très prolifique aussi par le procédé de l’autopublication et l’absence d’évaluation par les pairs. Il asperge ainsi régulièrement de son fiel acide tous ceux qui ne sont pas de son avis disparitionniste – particulièrement les anthropologues –, les universitaires qui font des recher­ches subventionnées et a fortiori ceux qui travail­lent avec les Innus et autres organisations amérindiennes.

Dans son texte sur La communauté métisse de Chicoutimi, Bouchard (2005a) tente de démontrer qu’un nombre important, mais indéterminé, des habitants de la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean ont des ancêtres amérindiens ou du « sang indien qui coule dans leurs veines », qu’il existe plusieurs communautés métisses dans cette région, dont celle de Chicoutimi, la plus importante, et que les « Métis-Indiens » ont aussi des droits aborigènes au même titre que les Innus ou « Indiens-Métis » de Mashteuiatsh. Cette démarche apparaît comme une tentative de diluer les droits des Innus dans ceux de la majorité des citoyens de la Sagamie, voire de les nier. Malheureusement, dans son ouvrage synthèse sur la « question » des « Métis de la Boréalie », à force de vouloir discréditer les Innus et leurs droits aborigènes Bouchard en oublie l’objectif principal de cet ouvrage : démontrer clairement l’existence d’une culture métisse dite « distinctive » en fonction des critères de Powley qu’il se donne comme référence (Bouchard 2006). La démonstration reste donc à faire.

Pour sa part, Dawson situe carrément sa démarche historienne dans un contexte politique et juridique selon ce qu’on peut lire sur la couverture arrière de son livre sur « la disparition des Attikamègues » :

Devant le faisceau de témoignages convergents et concordants que livre cette étude, on ne saurait désormais nier ou ignorer les décisifs bouleversements survenus dans la communauté attikamègue au mitant du xviie siècle. Dans le contexte des négociations actuelles concernant l’Approche commune, une telle démonstration n’oblige-t-elle pas à réévaluer certains choix politiques.

Dawson 2003 ; souligné par moi

La déclaration de la dernière phrase est d’autant plus surprenante que les communautés attikamèques ne sont nullement engagées dans l’Approche commune et qu'elle repose sur une analogie non fondée entre l'histoire des Attikameks et celle des Innus. Dawson ne va pas aussi loin dans son livre sur « la disparition des Montagnais », mais il propose que cette question soit débattue en dehors de toute connotation juridique et politique et que soit laissé aux juges et aux politiciens le soin de trancher la question :

Si par ricochet, la reconnaissance d’une telle évolution des populations autochtones devait servir à saper les fondements historiques de leurs réclamations en droit, il relèverait des juges et des politiciens de changer les règles juridiques afin de rendre a posteriori justice aux communautés indiennes et non aux historiens et anthropologues de traficoter le passé pour le rendre conforme à certains critères d’admissibilité en droit. Il n’appartient ni à l’historien ni à l’anthropologue de juger de la pertinence des revendications territoriales et de la valeur légale des droits autochtones.

Dawson 2005 : 248

Quelle belle contradiction : historiens et anthropo­logues peuvent faire des recherches appuyant l’une ou l’autre position qui serait nécessairement débattue à partir de leurs témoignages mais, ce faisant, leur démarche demeurerait quand même indépendante de toute prise de position. De facto, et bien que leur auteur s’en défende, les travaux de Dawson – de même que ceux de Bouchard – font partie d’une démarche visant à nier les droits ancestraux des groupes dont ils tendent à faire disparaître les ancêtres. Je suis quand même d’accord avec ce ­qu’affirme indirectement Dawson : ce sont la politique des revendications territoriales globales du gouvernement canadien et la jurisprudence qui forcent les groupes amérindiens à démontrer qu’ils étaient là avant l’arrivée des Européens et qu’ils ont continué à occuper leurs terri­toires de façon exclusive jusqu’à nos jours. Pourtant, on ne demande pas aux gouvernements et aux résidents des provinces et des territoires du Canada de démontrer leurs droits sur les terres dont ils se sont emparés et sur les ressources qu’ils contrôlent au profit de la majorité, soit des Européens venus coloniser les territoires des Amérindiens.

La reconnaissance a priori – et non pas a posteriori – des droits autochtones éviterait bien des démarches juridiques longues et coûteuses et bien des distinctions entre différentes catégories d’autochtones qui ont des droits aborigènes reconnus ou non, qui ont signé des traités ou non, qui ont des statuts reconnus ou non. Mais la crainte des gouvernements – et surtout de leurs conseillers juridiques – que les autochtones soient éventuellement plus favorisés que les autres citoyens et la réelle peur de ces derniers qu’il en soit ainsi feront qu’on voudra toujours limiter de différentes façons les possibilités que les autochtones en général et les Amérindiens en particulier bénéficient pleinement – et au même titre que l'ensemble des Québécois et des Canadiens – des richesses des territoires qui étaient et qui sont encore les leurs.

La thèse de la disparition des « Montagnais » et la négation des droits aborigènes

Dans la conclusion de son livre sur la « disparition des Montagnais », Dawson (2005 : 246) fait référence à l’« orthodoxie autochtone », un concept développé par le politologue Tom Flanagan dans son ouvrage Premières nations ? Seconds regards (2002). J’ai déjà publié un compte rendu de cet ouvrage dans RAQ en 2003 (Charest 2003b : 136-138), et mon collègue Louis-Jacques Dorais a fait de même dans un article intitulé « Recensions », publié par Globe en 2005. Je ne ferai donc que rappeler en quoi consiste l’« orthodoxie autochtone » selon Flanagan et expliquer pourquoi Dawson s’y réfère.

Flanagan définit le concept de l’« orthodoxie autochtone » de la façon suivante :

[…] un accord consensuel en voie d’émergence sur les questions fondamentales. Largement admis chez les leaders autochtones, les responsables gouvernementaux et les spécialistes universitaires, ce consensus amalgame des éléments de révisionnisme historique, d’études juridiques importantes, et de l’activité politique autochtone des trente dernières années. 

Flanagan 2002 : 14

Parmi les huit composantes de l’orthodoxie dont Flanagan veut démontrer la fausseté en autant de chapitres, la première est d’un intérêt tout particulier pour notre propos. Dorais la résume ainsi :

Les Autochtones détiennent des droits particuliers parce qu’ils ont été les premiers à occuper le territoire – mais nous sommes tous des immigrants, tant autochtones que Nord-Américains d’origine européenne ou autre, et distinguer les droits des premiers et des derniers arrivés frise le racisme. (Dorais 2005 : 228)

De plus, selon Flanagan, les autochtones, qui étaient constamment en guerre entre eux, se sont déplacés d’un endroit à l’autre et leur présence sur les territoires dits ancestraux serait souvent postérieure à l’arrivée des Européens (Charest 2003a : 138). Voilà pourquoi les conclusions de Dawson peuvent certainement apporter de l’eau au moulin de Flanagan : disparitionnistes et négationnistes, même combat.

Dans la même ligne de pensée que Flanagan, des opposants à la reconnaissance de droits particuliers aux autochtones proclament, comme cela s’est fait en Commission parlementaire sur l’entente de l’Approche commune, que tous les citoyens canadiens sont égaux en droit et que les autochtones ne devraient pas bénéficier de droits spéciaux ou différents. En effet, comme l’écrit Pierre Lepage, de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, de nombreux Québécois sont convaincus, à tort, que les Amérindiens sont privilégiés par rapport à eux et que leurs conditions de vie sont meilleures (Lepage 2002 : 1, 59-61). De même, certains crient à la « concurrence déloyale » lorsque des Amérindiens réussissent en affaires (Charest 2004). La plupart ne savent pas ou n’acceptent pas que les droits aborigènes des autochtones sont protégés par la constitution canadienne de 1982.

L’argument selon lequel tous devraient être égaux en droit (« une même justice pour tous ») en est un de poids, qu’on ne peut balayer du revers de la main, mais cela ne devrait pas vouloir dire que nous sommes « tous pareils ». On ne peut pas s’en servir pour nier le droit à la différence ou pour empêcher que des groupes particuliers bénéficient de certains droits collectifs pour certaines raisons particulières comme celle, par exemple, de permettre le développement politique, économique et culturel des premiers occupants du pays afin qu’ils puissent atteindre un jour les mêmes conditions de vie que l’ensemble des Canadiens. Les tenants des droits individuels, comme Flanagan et R. Bouchard qui se réfèrent à l’héritage de P.E. Trudeau sur ce sujet, et les membres du Parti conservateur au pouvoir ne l’entendent pas de cette façon. Il ne faut donc pas se surprendre de l’état actuel de stagnation de nombreux dossiers autochtones : la remise en question de l’entente de financement de Kelowna signée en novembre 2005 entre l’ancien gouvernement libéral et les leaders autochtones du Canada ; l’absence de progrès dans les négociations territoriales des Innus en cours depuis plus de vingt-cinq ans au Québec ; et le refus du Canada d’entériner la Charte des droits des autochtones élaborée par un sous-comité de l’ONU (Allmand, Landry et Saganash 2006 : A-7 ; Lévesque 2006 : A-4). Le négationnisme est favorisé par le vent de droite qui souffle sur le pays. Espérons que ce vent ne balaiera pas les droits des autochtones.