Résumés
Résumé
Le motif en échelle et l’empreinte au roseau sont des attributs emblématiques des Iroquoiens du Saint-Laurent, mais souffrent d’un manque de définition claire. À partir de l’étude comparative des poteries des sites Mailhot-Curran (BgFn-2) et Glenbrook (BgFp-5), cet article tente de définir ces attributs et leur insertion dans le projet décoratif. L’auteur aborde également un volet expérimental visant à comprendre la composition de la trousse à outils des potières iroquoiennes.
Mots-clés :
- archéologie,
- Iroquoiens du Saint-Laurent,
- poterie,
- motif en échelle,
- empreinte au roseau
Abstract
The ladder plait motif and the circular punctates are emblematic attributes of the St. Lawrence Iroquoians, but they suffer from the lack of a clear definition. Based on a comparative study of ceramic vessels from Mailhot-Curran (BgFn-2) and Glenbrook (BgFp-5) sites, this article proposes a definition of those attributes and explains their inclusion in global decorative projects. The author also presents the results of an experiment aimed at a better understanding of the composition of the toolkit used by Iroquoian potters.
Keywords:
- archaeology,
- Saint-Lawrence Iroquoians,
- pottery,
- ladder plait motive,
- reed punctate
Resumen
El motivo en escala y la huella de caña son atributos emblemáticos de los Iroqueses de San Lorenzo, pero carecen de una de definición clara. A partir del estudio comparativo de alfarerías de los sitios Mailhot-Curran (BgFn-2) y Glenbrook (BgFp-5), este artículo busca definir estos atributos y su inserción en el proyecto decorativo. El autor propone igualmente una sección experimental con el fin de comprender la composición del conjunto instrumental de las alfareras iroquesas.
Palabras clave:
- arqueología,
- Iroqueses de San Lorenzo,
- alfarería,
- motivo en escala,
- huella de caña
Corps de l’article
Ces quarante dernières années, nombre de chercheurs québécois ont caractérisé la culture des Iroquoiens du Saint-Laurent à travers leurs schèmes d’établissement, leurs modes de subsistance et leurs technologies. Ce dernier point est particulièrement bien documenté en ce qui a trait à la technologie céramique (Chapdelaine 2015b ; Lévesque 2015 ; Pendergast 1973 ; Perreault 2014 ; Woods 2012). La forme des vases ainsi que les motifs font partie des spécificités définissant la culture matérielle et qui semblent refléter une forme d’identité iroquoienne. Parmi ces motifs, nous en comptons trois particulièrement importants pour l’identification des productions céramiques des Iroquoiens du Saint-Laurent, à savoir le motif en épi de maïs, l’empreinte au roseau et le motif en échelle (Chapdelaine 2013). En effet, ces éléments décoratifs spécifiques sont présents de façon significative dans les collections céramiques provenant de sites Iroquoiens du Saint-Laurent et semblent caractériser les productions décoratives de ce groupe culturel (Chapdelaine 1989). Rares sont les exemples trouvés en contexte non iroquoien du Saint-Laurent, et ceux-ci proviendraient d’échanges entre groupes, d’adoptions ou de mariages intergroupes (Chilton 1998 ; Trigger et Pendergast 1978). Il est indéniable que ces éléments décoratifs considérés comme emblématiques ne sont pas nécessairement appliqués de façon récurrente et globale dans l’ensemble de l’Iroquoianie et qu’ils sont utilisés ou délaissés à l’échelle régionale, villageoise ou de la maisonnée. Le présent article portera particulièrement sur le motif en échelle et l’empreinte au roseau, pour lesquels nous tenterons de combler une lacune dans leurs définitions en en proposant une que nous souhaitons plus simple. À travers la comparaison des assemblages provenant de deux sites iroquoiens séparés par le lac Saint-François, nous tenterons de déterminer si ces éléments décoratifs s’y présentent de manière homogène ou hétérogène, de façon à pouvoir ainsi observer, éventuellement, des éléments stylistiques inhérents à chacun de ces sites. Enfin, les résultats des comparaisons nous amèneront à aborder un volet expérimental portant sur un outil utilisé pour la création du projet décoratif.
Sites à l’étude
Les deux sites concernés par notre étude sont Mailhot-Curran (BgFn-2), dans la région de Saint-Anicet au Québec, et Glenbrook (BgFp-5), situé à proximité de Summerstown en Ontario. L’intérêt de la comparaison entre ces sites réside dans leur proximité (25 km) ainsi que dans leur contemporanéité. Notons qu’il s’agit également de deux établissements similaires, à savoir des villages semi-sédentaires. Les dates du site Mailhot-Curran ont été obtenues par radiométrie et correspondent à un intervalle de temps compris entre 1518 et 1530 (Chapdelaine 2015a). Les datations pour le site Glenbrook sont issues d’une part d’une analyse comparative des céramiques réalisée par James F. Pendergast au début des années 80, ainsi qu’à partir d’une datation par radiocarbone sur des charbons mis au jour dans un dépotoir non perturbé, donnant une date autour de l’an 1535 de notre ère (Pendergast 1981). Cette datation reste cependant à être nuancée du fait des avancées techniques récentes pour ce qui a trait à la calibration des données radiocarbone (Chapdelaine, comm. pers., 2015). Pour la présente étude, nous la conserverons puisqu’elle est largement acceptée dans la littérature ainsi que dans les études comparatives qui ont suivi. En effet, le travail analytique de James F. Pendergast reste un élément fondateur des études stylistiques des céramiques iroquoiennes (Chapdelaine 1989, 2004).
Méthodologie
Nous avons effectué un relevé exhaustif des données morphométriques du motif en échelle et de l’empreinte au roseau, de leurs intégrations dans le schéma décoratif global et de la morphologie générale du vase, ainsi qu’un relevé photographique. La collection du site Mailhot-Curran est conservée au département d’anthropologie de l’Université de Montréal et a été intensivement étudiée ces dernières années (Woods 2013 ; Woods et al. 2015). La collection du site Glenbrook se trouve pour sa part dans les réserves du Musée canadien de l’histoire (MCH) à Gatineau. Les deux collections représentent un total de 136 vases, dont 28 proviennent du site Mailhot-Curran et 108 du site Glenbrook. Notre analyse s’est concentrée majoritairement sur les vases avec parement complet, de la lèvre à la base du parement, afin d’obtenir une image conséquente de l’assemblage stylistique des vases. Cependant, la composition des deux échantillons étant largement déséquilibrée par le faible nombre de parements complets dans la collection du site Mailhot-Curran (n = 22), nous avons intégré les tessons de parements incomplets aux parements complets (n = 6), pour un nombre total de 28 vases distincts. Les données reportées en pourcentage permettent ainsi d’amoindrir le déséquilibre dans les comparaisons. La comparaison des mesures morphométriques (en millimètres) est le résultat de la soustraction des deux mesures moyennes divisées par celles de l’échantillon de Mailhot-Curran, considéré comme la collection de référence. Le résultat est ensuite multiplié par 100 afin d’obtenir un pourcentage.
La comparaison des différents relevés au sein des deux collections permettra d’identifier leurs variations inhérentes ainsi que leurs similitudes. Nous pourrons donc replacer dans le projet décoratif les attributs emblématiques que sont le motif en échelle et l’empreinte au roseau afin de mieux comprendre le contexte et la variation.
Résultats
Registre général
Après les relevés morphométriques des différentes parties des vases, nous observons une forte similitude des assemblages (tab. 1). Malgré cette relative homogénéité, il apparaît certaines différences importantes en ce qui a trait à l’épaisseur des cols (identifiable et mesurable dans 80 % des cas) ainsi que celle des bases de parement. On observe près de 23 % de variation entre nos deux sites concernant les cols, qui sont nettement plus épais sur les vases du site Glenbrook, et près de 30 % d’écart pour les épaisseurs des bases de parements, beaucoup plus fins sur les vases du site Glenbrook. Ces variations pourraient résulter d’un manque d’expérience dans le façonnage, ou de façons de faire différentes ou d’utilisations différentes. En effet, les vases utilisés pour l’entreposage ont généralement des parois plus épaisses. Il semble toutefois que la majorité des vases analysés soit dévolue à des activités culinaires plus qu’à l’entreposage, si l’on en juge notamment par les traces de carbonisation fréquentes.
La hauteur des parements est similaire d’un site à l’autre avec une préférence pour le haut parement, soit plus de 35 mm (voir Woods et al. 2015 : 144-145). Notons cependant que la moitié des parements hauts du site Glenbrook mesurent plus de 45 mm de hauteur contre seulement le quart dans l’échantillon du site Mailhot-Curran (tab. 2).
En nous basant sur la typologie élaborée dans un ouvrage récent (Woods et al. 2015 : 163), nous constatons que la forme des bases de parement est majoritairement en surplomb mais que des disparités subsistent pour ce qui est des autres catégories. Notons aussi que la grande majorité des bases de parement sont incisées ou encochées (96 %) et rarement imprimées.
Du fait du déséquilibre entre les tailles d’échantillons, nous constatons que de nombreux éléments stylistiques sont absents dans l’échantillon du site Mailhot-Curran. Malgré cela, on observe une forte préférence pour les motifs constitués de lignes obliques finissant à gauche et à droite ainsi que des lignes obliques à gauche (tab. 3). Ces projets stylistiques sont par ailleurs largement réalisés à l’aide d’empreintes linéaires. Les techniques d’application du registre global semblent hétérogènes et pourraient être indicatives de préférences techniques régionales (tab. 4). Alors que le dentelé et l’incision sont fortement présents dans l’échantillon du site Mailhot-Curran, ces techniques d’application sont absentes ou presque dans la collection du site Glenbrook.
Le motif en échelle
Lors du processus d’acquisition des données, la longueur du motif en échelle a été mesurée uniquement sur les motifs complets ou considérés comme complets, c’est-à-dire possédant un début et une fin identifiables dans le registre global. L’écart entre les longueurs générales dans le projet stylistique entre les deux assemblages est de 10 %. Cet écart est probablement dû au déséquilibre des collections ainsi qu’à l’intégrité des parements, plus forte sur les vases du site Glenbrook (n = 108, contre n = 22 pour le site Mailhot-Curran). La largeur du motif, généralement circonscrite entre deux éléments décoratifs, ne présente que très peu de variation d’une collection à l’autre.
Les mesures suivantes s’intéressent uniquement à la morphométrie des empreintes constituant le motif en échelle. Ces dernières nous permettent d’évaluer la taille de l’outil utilisé lors de l’application. Il semble y avoir une constante assez claire en ce qui a trait à la largeur de l’empreinte individuelle, nous permettant d’inférer une certaine standardisation dans la forme de l’outil. La longueur de l’empreinte, quant à elle, varie nettement plus que les autres mesures, émanant peut-être de la morphologie de l’outil ou de l’angle d’application de l’empreinte (tab. 5).
L’application du motif en échelle ne semble pas toujours clairement planifiée à l’avance. Nous avons pu relever, à l’aide d’une analyse minutieuse, la séquence d’application qui peut être découpée en trois variantes (fig. 1). L’application primaire correspond à l’application du motif préalablement au reste du registre stylistique ; les traces laissées par l’outil sont donc effacées en partie ou totalement par l’ajout des éléments décoratifs du registre principal. L’application secondaire implique une maîtrise plus importante du geste de la potière puisque le motif est appliqué à la suite des autres éléments formant le projet décoratif global. On remarque généralement ce type d’application entre deux lignes obliques, horizontales ou verticales ; les traces identifiables prennent alors la forme de petits bourrelets d’argile présents de part et d’autre du motif en cas d’application par incision glissée. Les applications par impression se reconnaissent par l’empreinte des extrémités de l’outil. Enfin, lorsque les traces ne sont pas visibles durant l’analyse, nous avons considéré cette technique comme une application synchronique, c’est-à-dire appliquée en même temps que le reste du projet décoratif.
Les applications secondaires dominent dans les deux assemblages, alors que les applications primaires sont très rares dans les deux cas. L’application synchronique est cependant très présente sur les vases du site Mailhot-Curran, laissant supposer que le projet décoratif intégrait à l’origine le motif en échelle sans qu’il y ait une préparation préalable de la surface d’accueil du motif. Pour ce qui est de son mode d’application, on constate une nette préférence pour les motifs créés par impression sur les vases du site Mailhot-Curran. La collection du site Glenbrook est plus originale puisque les incisions et les applications glissées sont aussi utilisées.
Les directions du motif sont très disparates et ne présentent que peu de correspondances entre les collections. Sur le site Glenbrook, les résultats sont assez équitablement répartis, avec malgré tout une préférence pour les lignes obliques se finissant à droite, alors que la collection du site Mailhot-Curran présente une préférence nette pour les associations de lignes obliques se terminant à gauche, ainsi que les verticales (voir tab. 3).
Le projet stylistique associé
Les deux échantillons montrent une disparité évidente dans la combinaison des deux traits emblématiques que sont le motif en échelle et l’empreinte au roseau sur un même vase. Cette association est observable dans 64 % des cas pour la collection du site Glenbrook, alors qu’elle chute à 25 % pour la collection du site Mailhot-Curran. L’assemblage du site Glenbrook, sans surprises, présente plus de variabilité dans le nombre d’empreintes présentes sur un même vase, mais la moyenne pour chacun des deux sites reste comprise entre trois et quatre impressions. Elles sont très majoritairement placées sous la crestellation, avec une préférence pour l’alignement vertical simple (dans 83 % des cas du site Mailhot-Curran et dans 64 % de ceux du site Glenbrook). Notons la présence relativement rare dans les deux échantillons d’empreintes au roseau aménagées en triangle pour former des figures humaines stylisées, éléments pourtant considérés comme tardifs dans la chronologie (Chapdelaine 1989 : 235) [fig. 2]. Les empreintes au roseau, parfaitement circulaires, se démarquent des autres formes, ovoïdes ou en fer à cheval, De plus, notons qu’il n’y a qu’un faible intérêt pour l’application d’un motif décoratif dans l’anneau circulaire laissé par l’outil.
Une autre caractéristique importante est la standardisation de l’outil utilisé pour produire ces empreintes. Les deux collections montrent une faible variabilité en ce qui concerne la morphologie de l’outil, avec moins de 5 % d’écart des mesures des diamètres intérieurs et des diamètres extérieurs des empreintes. Nous en déduisons ainsi l’utilisation d’un outil dont le diamètre extérieur est compris entre 8,9 et 9,1 mm et le diamètre intérieur entre 5,5 et 5,7 mm pour les collections des sites Mailhot-Curran et Glenbrook respectivement (soit une épaisseur de paroi de 1,7 mm).
Lors de travaux précédents, nous avons reconnu trois variantes dans le mode d’application des empreintes circulaires : primaire, secondaire et tertiaire (Le Moine 2014). L’application primaire correspond à une application unique ou principale de la décoration, créant le corps principal du projet décoratif. L’application secondaire, pour sa part, implique généralement une préparation de la surface d’accueil en dégageant les côtés ou en créant un zonage du parement afin de faire ressortir le motif composé d’empreintes au roseau. Enfin, l’application tertiaire présente un comportement opportuniste sans préparation de la surface d’accueil, avec une impression créée directement sur les motifs préalablement réalisés sur le parement. L’application tertiaire est largement préférée par les potières du site Glenbrook, alors que les trois variantes sont équitablement réparties dans l’assemblage du site Mailhot-Curran.
Discussion
Plusieurs similarités émergent des comparaisons intersites, par exemple en ce qui a trait à la morphologie du vase, à la hauteur du parement ou à la création d’ensembles de motifs formant un projet décoratif complexe. Notons cependant que la moitié des parements hauts du site Glenbrook mesurent plus de 45 mm de hauteur – dont 11, qui mesurent plus de 55 mm, peuvent être qualifiés de très hauts parements. Cette tendance à l’utilisation de hauts parements s’observe aussi dans l’échantillon du site Mailhot-Curran, avec près de 20 % de l’ensemble des parements mesurant plus de 45 mm. Cette corrélation entre les hauts ou très hauts parements et la présence d’éléments décoratifs emblématiques que sont les motifs en échelle et les empreintes au roseau laisse supposer une volonté d’appliquer préférablement ces traits emblématiques sur de grandes surfaces d’accueil. La hauteur du parement pourrait alors correspondre, elle aussi, à un besoin d’exprimer son appartenance à son groupe culturel, plutôt qu’un simple trait esthétique ou utilitaire.
L’empreinte au roseau est fréquemment associée au motif en échelle. De plus, la forme de l’outil utilisé est relativement standardisée avec une faible variation de ses dimensions. L’attribut en lui-même est généralement considéré comme tardif dans la chronologie céramique ; d’après la comparaison de plusieurs sites dans divers regroupements de l’Iroquoianie, il semble plus fréquent autour de l’intervalle entre l’an 1500 et 1550 de notre ère (Chapdelaine et Woods 2015 ; Gates St-Pierre 2008). Or, cette période correspond exactement à la période d’occupation des sites analysés. Dans ce cas, pourquoi cet attribut n’est-il pas plus fréquent, puisque nous nous trouvons à l’apogée de son utilisation ?
La définition de l’empreinte au roseau pourrait être la suivante : c’est une empreinte circulaire ou ovale qui peut être réalisée sur diverses parties d’un vase, avec une préférence pour un positionnement sur un parement et sous une crestellation. L’aménagement de cet ensemble d’empreintes peut être linéaire (vertical) ou appliqué en forme géométrique. L’intérieur de l’empreinte délimitée par les anneaux circulaires est parfois décoré d’impressions punctiformes ou d’incisions.
Le motif en échelle respecte une certaine stabilité pour ce qui a trait à la morphologie de l’outil. Sa séquence d’application reste un élément d’intérêt qui soulève le même questionnement que pour l’empreinte au roseau. Sachant que les deux collections analysées sont contemporaines, pourquoi le traitement et l’application de ce motif diffèrent-ils autant ? Serait-ce le reflet de régions stylistiquement indépendantes, mais appartenant à une même province ? D’un point de vue chronologique et interrégional, le motif semble en constante augmentation jusqu’aux occupations les plus récentes, sauf au site Mailhot-Curran qui perd en représentativité par rapport aux sites plus anciens présents dans la région de Saint-Anicet (Chapdelaine 1989 : 244 ; Woods 2013)[1].
Ce motif pourrait être décrit comme étant l’application entre deux lignes parallèles de courtes impressions perpendiculaires. Cette cassure décorative du registre stylistique peut s’appliquer dans un registre de chevrons, de lignes verticales, horizontales ou obliques. Notons par ailleurs qu’il peut être simplement représenté par des échelons libres, sans lignes d’encadrement le délimitant de chaque côté. Une étude plus approfondie de l’empreinte permettrait de produire, à l’aide d’expérimentations, un référentiel aidant à identifier l’outil afin de décrire plus en détail le motif en lui-même et d’offrir ainsi un point de comparaison supplémentaire entre les collections.
Pour ce qui est de cette association de deux attributs emblématiques, il est important de rappeler le fait qu’il se dégage une tendance à l’uniformisation de l’objet ayant laissé une empreinte pour chacun des attributs emblématiques ou sa réutilisation sur plusieurs projets stylistiques. Cette réutilisation pourrait-elle être le fait de la transmission d’un outil confectionné avec soin au sein d’une maisonnée ? Cette hypothèse semble particulièrement intéressante du point de vue social, puisqu’elle permettrait de documenter l’apprentissage de la technologie céramique au sein de la maisonnée. D’après différents auteurs, la transmission du savoir technique et stylistique se fait au sein d’une même maisonnée, entre femmes d’une même famille iroquoienne (Clermont 1983 ; Perreault 2014). Ce phénomène de transmission culturelle est donc réalisé à travers un processus d’apprentissage social menant largement à une forme de mimétisme ou de récurrence dans les objets façonnés (Bentley et Shennan 2003 ; Eerkens et Lipo 2007). Pouvons-nous alors supposer que l’objet lui-même, non trouvé, pourrait être une marque d’appartenance à une certaine « école stylistique » d’une maisonnée, offert à la potière ayant fini son apprentissage de la technologie céramique ? Nous pensons qu’un objet tel que celui-ci aurait revêtu une grande importance aux yeux de son propriétaire ainsi qu’à ceux de la communauté. Lors des nombreuses années de fouilles sur le site Mailhot-Curran, plusieurs outils pouvant être reliés à la technologie céramique, sans certitudes ni études tracéologiques approfondies, ont été identifiés, sauf cet outil décoratif. Ce dernier était-il réalisé en matière végétale qui se serait décomposée en raison de l’acidité des sols du Québec au fil du temps ? Le confondrait-on avec d’autres objets similaires, tels les « poinçons » en os ? Ou plus simplement, revêtant une importance particulière, était-il emporté tant dans les déplacements quotidiens que dans la mort ?
À la vue des données présentées, nous pensons que l’outil servant à réaliser les deux attributs représente un seul et même outil standardisé, donc un instrument permettant l’exécution de motifs variés. Nous connaissons relativement bien le processus de façonnage des poteries préhistoriques grâce à des exemples ethnologiques et ethnohistoriques (Trigger 1969 : 34). Parmi les outils nécessaires, notons l’utilisation d’un battoir agrémenté de textures (cordées ou gaufrées) ou non (lisse), d’une enclume, d’un lissoir et d’objets relativement pointus utilisés pour réaliser certains types de motifs (Livingstone-Smith 2007 ; Sinopoli 1991). Ces modèles ethnologiques permettent de mieux comprendre la composition de la trousse à outils des potières préhistoriques. Pour ce qui est de l’outil permettant la création des décors, nous ne pouvons, dans bien des cas, qu’inférer la forme qu’il pouvait prendre (Rice 1987). Nous connaissons déjà l’un des outils multifonctions les plus simples et complexes à la fois : l’ongle. Certaines des bases de parements que nous avons pu étudier portent la trace de l’ongle arrondi, ainsi que l’empreinte du bout du doigt, généralement le pouce. Nous pourrions aussi imaginer l’utilisation d’une lame, qu’elle soit façonnée à partir d’un éclat, d’un os, d’un fragment d’andouiller ou encore d’un bout de bois. Ces matériaux sont faciles à façonner et permettent la réalisation d’objets multiples. Par exemple, un stylet, à la manière de ceux utilisés dans l’écriture en Égypte ou Mésopotamie, aurait pu être plus polyvalent dans son utilisation dans la technologie céramique. En plus d’extrémités aménagées, le fuseau, corps du stylet, permet de créer des encoches en le faisant glisser sur un surplus d’argile ou sur une crête façonnée dans le but de souligner la base du parement. Et si ce stylet, à son extrémité proximale, avait été façonné pour permettre à l’outil d’imprimer une forme circulaire ? Cet outil, sorte de « couteau multifonction » de la potière, permettrait ainsi de réaliser une grande partie du registre stylistique avec un seul et même outil (fig. 3).
Cet outil multifonctionnel aurait pu être réalisé à partir de matière dure animale telle que de l’andouiller ou un métapode (métacarpe/métatarse) de cervidé largement utilisé pour le façonnage d’outils (Gates St-Pierre et Boisvert 2015). Cependant, la forme de l’empreinte et l’épaisseur des parois indiqueraient l’utilisation d’os longs de petits mammifères ou d’oiseaux.
Le fait que nous ne trouvons pas cet objet sur les sites archéologiques laisse croire qu’un autre matériau a pu être utilisé, mais tout aussi rarement trouvé lors des fouilles archéologiques : le bois. Il est avéré dans les écrits de la période du contact qu’un large éventail d’objets faits de bois faisait partie du mobilier de la maison longue (Clermont 1980). Il serait nécessaire, pour réaliser cet outil « multifonction » en bois, d’avoir en sa possession un couteau croche fait d’une incisive de castor ou un grattoir en pierre, ainsi qu’un foret en pierre afin de percer l’extrémité proximale (Clermont et Chapdelaine 1998).
Ainsi, nous avons fabriqué un tel outil à l’aide d’un couteau moderne pour écorcer et mettre en forme l’objet à partir d’une branche de tilleul. Par la suite, pour affiner et lisser le corps, nous avons utilisé une pierre abrasive à grains moyens (fig. 4). Afin de présenter la diversité des empreintes réalisable sur un contenant d’argile, nous avons choisi un petit bloc d’argile fraîche sur lequel nous avons produit une série d’empreintes permettant d’illustrer la diversité des formes que l’objet peut réaliser (fig. 5, 6 et 7).
Les quelques empreintes obtenues démontrent clairement la polyvalence d’un tel objet permettant de produire de nombreux types d’éléments décoratifs, voir l’intégralité du projet décoratif d’un vase (fig. 8). Les empreintes laissées par le stylet pour réaliser des lignes droites et des empreintes (voir fig. 5, 6 et 7) nous permettent aussi d’inférer que l’identification de certains modes d’applications peut être trompeuse. L’application par empreinte linéaire peut aisément être confondue avec l’incision large en gouttière (voir fig. 5b et c) laissant le même profil caractéristique semi-circulaire.
Le propos ici n’est pas tant de recréer un outil, mais surtout de remettre en question l’idée trop souvent répandue selon laquelle les outils sont unifonctionnels. L’ajout de diverses fonctions, ou plutôt diverses applications, à un simple objet réalisable en quelques minutes, nous permet de redécouvrir ou d’inférer des pans technologiques et culturels largement laissés à l’abandon : la création stylistique, l’ingéniosité, mais aussi l’identité personnelle de la potière.
Le fait qu’aucun outil ne soit identifié clairement n’aide pas à éclaircir l’image ou à reconstituer la trousse à outils de la potière. À l’échelle d’une vie, cet outil peut revêtir une importance capitale quant à sa signification personnelle, identitaire et culturelle. Il n’est, cependant, qu’éphémère à l’échelle générationnelle bien que les stigmates laissés sur l’argile nous parviennent comme le négatif d’un cliché photographique. Les quelques pistes présentées sont à confirmer, mais elles constituent déjà un premier pas pour nous permettre de mieux comprendre une partie de l’identité culturelle des Iroquoiens du Saint-Laurent.
Parties annexes
Remerciements
Cette étude n’aurait pu être réalisée sans le soutien financier du groupe de recherche AS² (ArchéoScience/ArchéoSociale) pour l’acquisition des données, la précieuse aide de Christian Gates St-Pierre pour ses suggestions et corrections, ainsi que de Claude Chapdelaine, Coralie Dallaire-Fortier, Martin Fields, Vincent Gautier-Doucet, Étienne Mailhot et Audrey Woods. Mes remerciements vont aussi au personnel du Musée canadien de l’histoire (MCH), particulièrement à Stacey Girling-Christie et à Jean-Luc Pilon pour leur soutien sur place.
Note biographique
Jean-Baptiste Le Moine est candidat à la maîtrise au département d’anthropologie de l’Université de Montréal. Son mémoire, qui est actuellement en cours de rédaction, porte sur la comparaison stylistique de la production céramique de quatre sites du Sylvicole supérieur : Mailhot-Curran (BgFn-2) dans la région de Saint-Anicet au Québec, Salem (BgFp-4), Glenbrook (BgFp-5) et Grays Creek (BgFp-6) du regroupement de Summerstown en Ontario. Il s’intéresse particulièrement à la variabilité dans l’utilisation de deux motifs identitaires : le motif en échelle et l’empreinte au roseau. Il a publié, en collaboration avec Audrey Woods et Claude Chapdelaine, « La poterie domestique et autres témoins céramiques » (C. Chapdelaine, dir., Mailhot-Curran : un village iroquoien du xvie siècle, 2015 : 143-186).
Note
-
[1]
Les dernières données indiquent que la représentativité du motif en échelle à Mailhot-Curran est de 7,3 % alors qu’il est présent à 4,8 % sur le site McDonald (BgFo-18) qui date de l’an 1300 à 1350 de notre ère et à 9,48 % à Droulers (BgFn-1) qui date de l’an 1450 à 1500 de notre ère (Woods 2013).
Ouvrages cités
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- CHAPDELAINE, Claude, 2004 : « A review of the latest developments in St. Lawrence Iroquoian archaeology », in J. V. Wright et J.-L. Pilon (dir), A passion of the Past: Papers in Honours of James F. Pendergast : 63-77. Archaeological Survey of Canada Mercury Series Paper 164, Canadian Museum of Civilization, Gatineau.
- CHAPDELAINE, Claude, 2013 : « Quelle est la position du site iroquoien Droulers-Tsiionhiakwarha ? » Archéologiques (26) : 1-24.
- CHAPDELAINE, Claude, 2015a : « La datation radiométrique du site Mailhot-Curran », in C. Chapdelaine (dir), Mailhot-Curran, un village iroquoien du xvie siècle : 341-354. Paléo-Québec 35, Recherches amérindiennes au Québec, Montréal.
- CHAPDELAINE, Claude, 2015b : Mailhot-Curran, un village iroquoien du xvie siècle. Paléo-Québec 35, Recherches amérindiennes au Québec, Montréal.
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