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On peut retracer l’idée de « réserve indienne » jusqu’aux débuts du Régime français, alors que les Jésuites avaient établi sur les rives du Saint-Laurent pas moins de six « établissements indiens » à l’intention des Autochtones convertis au catholicisme (Savard 2008 ; Villeneuve et Francis 1984 : 5-10). Mais c’est la politique systémique de civilisation et d’assimilation du xixe siècle qui a mené à la création d’une bonne proportion des réserves canadiennes, un phénomène qui s’est poursuivi tout au long du xxe siècle avec l’augmentation de la population non autochtone et le développement des territoires nordiques (Miller 2000 ; Leslie et Maguire 1978). Aujourd’hui, bien qu’une majorité de la population autochtone[1] vive désormais dans les centres urbains, les réserves restent des lieux importants, car elles sont aussi devenues des lieux d’appartenance pour les communautés (Bartlett 1990 : 5-23 ; Borrows 2008).

Cependant, la création des réserves contemporaines, et notamment des réserves innues du Québec dont il sera ici question, reste un sujet peu abordé dans la littérature. Comme le mentionnent plusieurs auteurs, les Autochtones semblent « disparaître » de notre histoire après les débuts de la colonie, pour ne revenir qu’avec l’époque des revendications territoriales ; or, c’est dans cet intervalle que surgissent les réserves (Gélinas 2007 : 9-15). Dans un récent article sur la création des réserves au Québec, Alain Beaulieu s’arrête au xixe siècle, tandis que Claude Gélinas, bien qu’il propose une étude intéressante de la création des réserves attikameks, passe très rapidement sur la période 1870-1960 dans son ouvrage plus général sur les Autochtones au Québec (Beaulieu 2013 ; Gélinas 2002 : 35-48 ; Gélinas 2007 : 28-40). Dans leurs travaux respectifs sur le Nord, J.R. Miller et Toby Morantz s’intéressent aux cas des Inuits et des Cris, mais pas des Innus (Miller 2000 : 283-307 ; Morantz 2013).

Il est vrai que certains aspects de l’histoire économique, politique et culturelle des Innus qui ont mené à la création de leurs réserves ont fait l’objet de recherches historiques (Charest 1996 ; Frenette 1986 ; Mailhot 1993 ; Panasuk et Proulx 1981 ; Savard 1977). En revanche, il existe peu d’information sur la création des réserves elles-mêmes. Dans Histoire de la Côte-Nord, l’excellent chapitre de José Mailhot sur « La marginalisation des Montagnais » s’arrête avant la Dépression de 1929, et seul un entrefilet décrit la création des sept réserves innues contemporaines (Mailhot 1996 ; Frenette 1996).

Par ailleurs, il existe encore peu de travaux découlant de recherches en histoire orale[2] dans le domaine. Popularisée à partir des années 1960 dans la mouvance d’une histoire populaire (« history from below »), l’histoire orale s’est développée dans l’objectif avoué de donner une voix aux personnes « exclues » de l’histoire officielle (Thompson 1978). La discipline se base sur l’entrevue, une rencontre entre chercheur et narrateur qui permet l’organisation de souvenirs personnels en une trame narrative cohérente. Allant bien au-delà de l’anecdote, l’histoire orale s’attache à la compréhension qu’ont les individus de leur propre histoire ; selon Alessandro Portelli, pilier de la discipline, c’est de la jonction entre histoire privée et histoire publique que naît un récit qui mérite d’être retenu et diffusé (Portelli 1997 : 6 et 19).

En contexte autochtone, la discipline permet d’aborder les événements selon le point de vue des Autochtones eux-mêmes, dans leurs propres mots et selon leur hiérarchisation des événements (Carlson 2010 ; Cruikshank 1990, 1998, 2005). Elle permet aussi de complexifier les grands récits nationaux. Au Québec, à ma connaissance, il existe encore peu d’études qui font usage de l’histoire orale pour raconter des événements de l’histoire récente du point de vue des Autochtones eux-mêmes (voir cependant Gagnon 2003 ; Jérôme 2011). Nombre de ces travaux sont peu accessibles, découlant souvent de recherches menées dans un contexte de revendications territoriales, ou commandées par des services gouvernementaux ou des compagnies privées (Conseil attikamek-montagnais 1979-1983 ; Vincent et Bacon 2000 ; Charest et Audet 2015).

L’importance de la relation entre chercheur et participant est au coeur de l’histoire orale, renforcée par le fait que l’historien « crée » la source, dans un rapport de « partage de l’autorité » (Frisch 1990). Ainsi, elle tend à bénéficier de la création d’une relation à long terme avec les participants, comme en font foi les travaux d’auteurs clefs de la discipline (Cruikshank 1990, 1998, 2005 ; Portelli 2010). Cette nécessité de proximité, qui semble sous-jacente à la pratique de l’histoire orale, fait que les historiens s’intéressent souvent à un lieu précis, dans la lignée de la microhistoire. Pour l’anthropologue Julie Cruikshank, qui travaille depuis les années 1960 avec des femmes tuchtones du Yukon, « les récits qui procurent l’éclairage le plus utile sont inévitablement ancrés dans les contextes locaux, hautement particuliers, et spécifiques culturellement » (Cruikshank 1998 : xii).

J’ai choisi d’aborder la création des réserves autochtones du Québec dans le cadre d’une recherche en histoire orale menée à la maîtrise en histoire à l’Université Concordia (Maltais-Landry 2014). Mon choix de recherche s’est porté sur la réserve de Nutashkuan[3], une communauté innue située sur la Côte-Nord, à 1300 km de Montréal, où j’avais déjà travaillé à l’été 2012 dans le cadre du projet Wapikoni, un studio ambulant de formation audiovisuelle pour les jeunes des Premières Nations. Comme le soulignait Henri Dorion dans son rapport sur l’intégrité du territoire québécois, le cas de Nutashkuan n’est pas particulièrement représentatif du mode de création des réserves au Québec ; il est, avec La Romaine, un « cas marginal » en ce qui concerne la législation territoriale (Dorion 1969-1971 : 185-194). Néanmoins, étant donné la multitude de statuts juridiques et de modes de création des réserves, ainsi que l’unicité de l’expérience historique de chaque communauté, j’ai choisi de mettre à profit les liens que j’avais commencé à tisser avec certains habitants de Nutashkuan.

Créée en 1953 sur le site de l’ancien campement d’été des Innus à l’embouchure de la grande rivière Natashquan, la réserve de Nutashkuan est située à quelques kilomètres du village blanc de Natashquan, fondé en 1855 par des pêcheurs madelinots. La réserve étant de création relativement récente, je savais pouvoir y trouver des narrateurs ayant vécu la transition vers un mode de vie sédentaire. En 2013, au cours de trois séjours de recherche à Nutashkuan, j’ai réalisé une quinzaine d’entrevues formelles avec des participants âgés de 20 à 85 ans, recrutés de bouche à oreille. Comme je m’intéressais d’abord au point de vue des Innus, seules deux entrevues ont été réalisées avec des Blancs, soit avec le premier prêtre résident et avec l’une des premières enseignantes de la réserve, accompagnée de son mari.

Au fil des séjours, ma méthodologie s’est diversifiée : faisant usage de photographies et de récits déjà recueillis, j’ai entamé une série de rencontres informelles avec d’autres membres de la communauté, précisant certaines questions quant au lieu choisi, au processus de décision et à la construction des premières maisons[4]. J’ai aussi eu accès à des entrevues réalisées avec des aînés à l’été 2010 par Vicky Bellefleur, une jeune femme de la communauté, qui abordaient des thèmes similaires et que j’ai fait traduire par une enseignante à la retraite, Anne Bellefleur. Finalement, j’ai complété ce travail par des recherches en archives à Ottawa, à Sept-Îles et à Richelieu (Affaires indiennes, Archives Deschâtelets ; Archives de la BAnQ ; Archives des Oblats).

Ultimement, ce sont les récits entendus en entrevue qui ont servi de base à mon analyse, même dans les cas où les archives ne m’ont pas permis de les corroborer. En effet, l’histoire orale s’intéresse au rôle de la mémoire dans la structure du récit : ce n’est pas tant la véracité des faits qui importe, mais le sens donné aux événements du passé par les narrateurs (Portelli 1991). Dans les mots de l’historienne italienne Luisa Passerini, « respecter la mémoire, c’est aussi la laisser organiser l’histoire selon les priorités du participant » (Passerini 1987 : 8). J’ai donc structuré mon travail en faisant ressortir huit récits centraux à l’établissement de la réserve, souvent partagés par plusieurs membres de la communauté.

Trois de ces récits sont présentés ici. Ils abordent la construction des premières maisons, qui ont scellé le passage d’un mode de vie cyclique (dit « nomade » ou « semi-nomade ») à un mode de vie sédentaire, mais ils font également des liens entre cet aménagement du territoire et un contrôle des espaces politique et économique des Innus. Nous verrons que la nomination d’un chef par les Affaires indiennes, l’introduction de « bons alimentaires » ou la création des réserves à castor sont autant de facettes de l’histoire de la création de la réserve. En effet, sans chef, les Innus ne pouvaient être reconnus comme « bande » par les Affaires indiennes ; sans cette reconnaissance, ils ne pouvaient réclamer une réserve, ni recevoir l’aide alimentaire à laquelle ils avaient droit ; et pour se prévaloir de cette aide, qui revêtait une importance capitale à mesure qu’il devenait de plus en plus difficile de vivre de la chasse et de la pêche, ils devaient s’établir en un lieu unique, rompant avec leur mobilité cyclique sur le territoire.

La nomination du chef

L’une des plus grandes difficultés auxquelles j’ai fait face en abordant avec les participants le sujet de la création des réserves, c’est l’imbrication des histoires les unes dans les autres. L’entrevue d’histoire orale ne suit pas nécessairement un processus linéaire ou chronologique : les histoires s’y chevauchent, des événements surgissent au milieu d’une conversation et font dévier le récit (Portelli 1997 : 9-13 ; James 2000 : 125-133). À mes questions sur les lieux venaient des réponses sur les relations, me rappelant, comme l’écrivait la géographe Doreen Massey, que « les lieux doivent être envisagés comme un tissu de relations sociales » plutôt que comme de simples espaces physiques (Massey 1993 : 148). Quand j’ai demandé aux participants à cette recherche de me parler du « moment » de la création de la réserve, plusieurs ont évoqué une rencontre entre des représentants du gouvernement et le premier chef de la communauté, Sylvestre Bellefleur, qui aurait réussi à obtenir le site souhaité par le groupe (Maltais-Landry 2015).

J’ai donc longtemps pensé que ce face-à-face, qui aurait probablement eu lieu dans les années 1940, était le début de l’histoire de la création de la réserve. Mais cette rencontre venait après une autre histoire importante, celle de la « nomination » même d’un chef pour la communauté, qui annonçait un changement de structure politique tout aussi important que la création d’un lieu physique. C’est par Élie et François Bellefleur que j’ai pu en apprendre plus sur ce premier chef, Sylvestre Bellefleur, dit le Vieux Chef[5]. Dans le récit de son petit-fils Élie Bellefleur, âgé de 78 ans, s’imbriquent plusieurs éléments, notamment la mobilité des Innus sur l’ensemble du territoire, la nouveauté d’être dirigés par un chef, et la nomination d’un homme qui n’appartenait pas spécialement à la « bande » de Nutashkuan.

Élie Bellefleur – Parce que ce qu’il raconte, là, il dit veux-tu parler du chef Sylvestre ? y dit... Je me souviens pas trop, mais y a été chef pendant vingt-cinq ans. […] Y dit […] qu’on [lui] a mis une épingle à la tête, je pense, quel gouvernement, je sais pas, dans le temps, là… Pour l’identifier, qu’il était chef de ce groupe-là. Pis au niveau de la communauté, y était très respecté, pis les gens l’écoutaient, y obéissaient, pis ils faisaient tout ce qu’il faisait. Quand y était pour partir durant l’automne, tout le monde préparait pis partait le suivre, sans... Y était… comment je dirais ça, respecté et… et suivi dans ses… dans son quotidien, s’il montait dans le Nord, les gens montaient dans le Nord.

[Moi] – Je voudrais juste être certaine que j’ai bien compris, ce que vous dites c’est que, c’est un ministère qui l’a nommé chef ? Ou y était déjà chef de la communauté, pis le ministère l’a reconnu comme ça ?

E.B. – Il dit, c’est un médecin qui était sur la Côte, y avait pas de chef avant. Jusqu’à temps que ce médecin-là identifie Sylvestre Bellefleur comme chef. Parce que beaucoup de gens ont été... ont été sollicités à être chef, mais y ont pas voulu être chef. Mais Sylvestre Bellefleur a accepté d’être chef, c’est comme ça que ça a débuté.

[Moi] – Ok. […] Pis avant que lui soit nommé chef, comment ça fonctionnait ? Y avait pas de chef dans la communauté ?

E.B. – C’est ça qu’il se pose la question, y a jamais entendu parler qu’il y avait un chef dans le temps avant.

[Moi] – Ok.

E.B. – Parce qu’il dit, là... Quand y a été identifié comme chef, y a été respecté, pas juste les Autochtones, mais les gens qui étaient aux alentours du village, pis... À maintes reprises, y ont voulu [déplacer les Innus de Nutashkuan au village de Natashquan], mais y a jamais voulu, y a toujours... Y a toujours pris son leadership pour identifier qu’ils allaient rester ici, parce que c’est ici que... les passants, les canards passaient, puis le saumon montait sur la rivière, pour pouvoir se nourrir. Dans ce sens-là, qu’il dit que... les Acadiens là, du village voisin, le craignaient aussi, pis le respectaient.

[…]

Dans tout ce qu’ils entreprenaient, les Innus, là, ils consultaient toujours le chef, avant, avant d’entreprendre quoi que ce soit. […] Y dit aussi, c’était ce genre d’attitude-là que les gens prenaient, par respect pour les premiers débuts de comment qu’y allaient s’organiser dans le village, parce que c’était nouveau pour eux autres, là, c’est qui, ça prend un chef, qui représente... les intérêts, pis... Pis il dit aussi que, Sylvestre Bellefleur, c’était pas un gars qui a toujours resté à Natashquan, c’est un gars qui est venu de Saint-Augustin. Après ça y a resté à La Romaine, pis y est resté à Natashquan, parce qu’avec tous les déplacements de territoire, y allaient où est-ce qu’il y avait des comptoirs pour échanger leurs fourrures. Parce que, y allaient même à Goose Bay pour échanger la fourrure, pour la nourriture. C’était un peuple nomade.

[Moi] – Ben oui, qui se promenait beaucoup entre les communautés. Pis qu’est-ce qui fait que finalement y s’est installé à Nutashkuan ?

E.B. – Parce que, je me rappelle, il dit, quand y a resté dans les premiers temps à Saint-Augustin, y a vu pas mal, y a voyagé dans le Nord, le Nord de Blanc-Sablon, y a été à l’île de Terre-Neuve. Y allait là le printemps pis y revenait... Y allait là l’automne pis y revenait le printemps.

[…]

Après ça, y a resté à La Romaine un bon bout de temps. Là, y allait aussi en territoires de chasse, il visitait tous les endroits. [pause] Après plusieurs années, y est revenu ici, là, c’est là, quand il est arrivé ici, là, y a été nommé comme... représentant du groupe ici à Natashquan, pis y a resté ici. Parce que si y a eu 25 ans de... de nomination comme chef, là, je pense que... C’est ça qui l’a retenu là, de... De représenter le groupe, les 25 ans qu’il a resté. C’est ça qu’il en a entendu parler, pis c’est ça que lui il racontait, mon père.

Élie Bellefleur, traduit par son fils François Bellefleur

Photo 1

Caroline Courtois et Sylvestre Bellefleur devant l’une des premières maisons de la réserve

Caroline Courtois et Sylvestre Bellefleur devant l’une des premières maisons de la réserve
National Museum of the American Indian, Smithsonian Institution [N29564]. Photo : William F. Stiles, 1957

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Le récit des voyages de Sylvestre Bellefleur corrobore ce qui a été documenté au sujet de la grande mobilité des Innus sur le territoire de la Côte-Nord et du Labrador avant la création des réserves. Par ailleurs, ce qu’Élie raconte en parlant de la nomination du chef Sylvestre Bellefleur, à qui on a mis « une épingle sur la tête[6] », c’est l’imposition graduelle, à partir de la fin du xixe siècle mais surtout dans la première moitié du xxe siècle, des conseils de bande. Je n’ai pas trouvé la date précise de sa nomination mais, par déduction, on peut la situer au début ou au milieu des années 1920[7].

Comme le raconte Élie, il ne semble pas y avoir eu de « chefs » chez les Innus avant leur nomination par les Affaires indiennes. Dans les récits des aînés, il est plutôt question de groupes familiaux qui se retrouvaient l’été et se dispersaient l’hiver ; chaque groupe familial semble avoir eu un « chef », un leader. José Mailhot, dans Les gens de Sheshatshit, raconte le lien étroit entre l’occupation du territoire et l’appartenance à un groupe familial (Mailhot 1993 : 164). Lors des rassemblements d’été, les chefs de famille discutaient entre eux de leur division sur le territoire ; on déterminait qui irait chasser à quel endroit cet automne-là. Comme les bandes n’étaient pas fixes, des familles pouvaient changer de territoire et se déplaçaient très loin à l’intérieur des terres (Dominique 1989 ; Mailhot 1996 : 321-357).

En 1954, l’anthropologue Eleanor Leacock remarquait ceci :

[…] à Natashquan, il n’y avait pas de chef de bande jusqu’à tout récemment, et sa fonction principale semble être de faire le lien entre les Indiens et leur agent. Le chef pourrait même être perçu, jusqu’à un certain point, comme un espion des Blancs. On le nomme « le gouvernement » ou le chef « extérieur », et on le distingue clairement des « vrais » chefs, c’est-à-dire les leaders des unités multifamiliales qui chassent et trappent ensemble durant l’hiver.

Leacock 1954 : 21

Le rapport sur l’occupation et l’utilisation du territoire rédigé par Jean-Guy Deschênes pour le Conseil attikamek-montagnais souligne que les leaders des groupes de chasse étaient perçus comme des chefs par les Blancs, mais que « ce rôle a plutôt été introduit par les nécessités de l’administration du ministère des Affaires indiennes » (Deschênes 1983 : 159 ; Gélinas 2007 : 213-214), comme le raconte Élie.

Le processus d’imposition des conseils de bande reste relativement peu documenté pour la Côte-Nord et pour le Québec en général (voir cependant Beaulieu et Béreau 2016), mais il est probable qu’il ait suivi un mode semblable à celui des Micmacs en Nouvelle-Écosse décrit par Martha Walls dans No need of a chief for this band (Walls 2010). Épluchant les correspondances des Affaires indiennes, Walls a documenté l’implantation graduelle d’un système d’élections triennales contrôlé par les Affaires indiennes durant la première moitié du xxe siècle. Ces nouveaux conseils étaient destinés à remplacer les structures politiques et les chefs traditionnels. Ainsi, ce sont les Affaires indiennes qui décidaient si la bande pouvait avoir un chef ou non. Les agents locaux avaient aussi le pouvoir de disqualifier les chefs, de choisir le moment des élections, etc. Bien qu’elle insiste sur la créativité avec laquelle les Micmacs ont réagi à l’imposition des conseils de bande, la thèse de Walls souligne le grand pouvoir discrétionnaire des agents locaux et, ultimement, le contrôle par les Affaires indiennes de la vie politique des bandes (Walls 2010 : 74-108).

Dans les archives des Affaires indiennes à Ottawa, je n’ai pas trouvé d’informations spécifiques concernant les chefs de Nutashkuan, mais des traces d’autres élections sur la Côte-Nord laissent supposer que l’agent local bénéficiait du même pouvoir discrétionnaire. On trouve dans ces dossiers plusieurs lettres de chefs déboutés par leur agent, ou d’Innus se plaignant du processus électoral. En 1922, le chef Georges Régis, représentant les Innus de Sept-Îles et de Moisie, se plaignait d’avoir été disqualifié par l’agent des Indiens, le Dr MacDougall ; il reprochait également à MacDougall d’avoir tenu des élections alors que tout le monde était en forêt (ANC 1922). En 1933, les Innus de Mingan se faisaient refuser le droit d’organiser des élections, bien qu’ils aient été sans chef depuis treize ans ; l’agent local considérait qu’ils n’avaient pas droit à un chef parce qu’ils ne vivaient pas dans une réserve et n’étaient donc pas considérés comme une bande « régulière », soulignant le lien entre réserve et organisation politique (ANC 1933). Et la liste se poursuit : Mathieu André, en 1945, et Pierre Vachon, en 1958, se plaignaient qu’on leur ait refusé le fameux « badge », « l’épingle dans la tête » mentionnée par Élie Bellefleur, une façon aussi de ne pas reconnaître la légitimité de la bande de Sept-Îles (ANC 1945, 1958). Bref, les Innus n’avaient pas le contrôle sur toutes les étapes de l’élection de leurs chefs. Dans une entrevue, Antoine Ishpatao a résumé le processus en ces mots : « Sylvestre Bellefleur, c’est le premier chef de la communauté. Le premier chef, entre guillemets, là! Y a été proclamé chef, hein! Par le ministère des Affaires indiennes ».

Malgré le fait qu’il ait été proclamé par les Affaires indiennes, il semble que les Innus aient senti qu’il était nécessaire, désormais, d’avoir quelqu’un qui « représenterait leurs intérêts ». La nomination d’un chef et l’organisation en communauté « reconnue » permettaient de faire contrepoids aux divers représentants de l’État qui interagissaient en nombre grandissant avec les Innus (agents des Affaires indiennes, prêtres, enseignantes, infirmières). Vu l’éloignement de la communauté et l’absence d’un agent résidant sur place, les communications étaient déjà difficiles avec les Affaires indiennes ; en l’absence de chef, seul interlocuteur reconnu par le gouvernement, il était particulièrement ardu pour les membres d’obtenir l’aide gouvernementale à laquelle ils avaient droit[8] – une importance accrue par le fait que cette aide, comme nous le verrons maintenant, prenait de plus en plus de place dans leurs vies.

La farine et le saindoux

[Moi] – Vous avez dit que les… les agents, les Affaires indiennes venaient l’été sur le littoral, là où y avait les campements. D’après votre connaissance, comment ça s’est décidé que Nutashkuan allait être... ici, sur le site de la Pointe ?

François Bellefleur – Parce que les premières fois... C’est parce que quand, avant que les Innus montent dans le territoire, là, quand ta chasse est pas bonne... évidemment, là, si tu veux acheter de la toile, de la nourriture, il va falloir que tu l’achètes à crédit au magasin. Mais c’est pas tous les marchands qui achetaient à crédit. Ça fait que les Affaires indiennes, là, y mettaient des bons, des bons de commande pour pouvoir acheter le matériel pour le canot. Le strict nécessaire, le saindoux, la farine, le sel. Pas de sucre, là. Juste ça. Pour pouvoir arriver à vivre avec le... Boucler la fin du mois avec ce qu’ils pouvaient récupérer dans le bois, au niveau de la pêche ou au niveau de la chasse.

François Bellefleur

Puisque j’avais fait le choix, dans ce projet de recherche, de me concentrer sur l’espace de la réserve et le moment de sa création, je n’avais pas envisagé d’aborder les questions économiques. Elles ont surgi malgré tout au cours de nos conversations, comme ici, alors que François Bellefleur répondait à ma question sur le choix d’un site pour la réserve en me parlant de crédit et de bons de commande. Dans cet extrait, il fait référence au système mis en place par la Hudson’s Bay Company (HBC) au xixe siècle, qui forçait les chasseurs innus à rembourser au printemps, avec le produit de leurs chasses d’automne et d’hiver, les dettes contractées à l’automne auprès des marchands. Si la chasse n’avait pas été bonne, ils ne pouvaient pas rembourser leurs dettes et se voyaient refuser du crédit l’automne suivant. Ce système était l’une des nombreuses stratégies mises en place par la HBC pour contrôler la production des Innus et s’assurer le meilleur rendement possible pour la Compagnie (Frenette 1986 : 46-61).

François fait ensuite le lien avec les « bons » distribués par les Affaires indiennes via ces mêmes postes de la HBC. Ces bons étaient, en fait, des rations d’urgence octroyées aux Innus à partir de la fin du xixe siècle pour remédier à la famine causée par l’interdiction de pêcher le saumon, une interdiction qui les avait gravement affectés (Mailhot 1996 : 333-4, 340-341 ; Panasuk et Proulx 1981 ; Shewell 2004 : 42-53). Cette aide d’urgence, qui ne fut obtenue qu’après de nombreuses lettres et protestations des Innus et des Oblats, restait insuffisante : en 1872, année de la première distribution d’aide, il y aurait eu quarante-sept morts à Mingan à cause de la famine (Shewell 2004 : 352 note 23). Quelques années plus tard, dans son rapport de 1881, l’agent des Indiens L.F. Boucher rapportait avoir distribué aux Innus les plus pauvres de la farine et du saindoux, ainsi que du sel, pour les encourager à pêcher la morue (ARDIA 1882 : 19-20).

La question économique a aussi été soulevée par Antoine Ishpatao. Alors que nous parlions de l’obtention d’un de ces « chèques » de rations par son grand-père, qui s’était fait une fierté de ne jamais l’utiliser, Antoine a fait le lien avec une autre forme « d’aide » gouvernementale, qui est venue beaucoup plus tard pour compenser l’interdiction de trapper le castor :

[Moi] – Donc, ça veut dire que... Quand vous parlez de dépendance, dites-moi si je comprends bien… Donc c’est que graduellement, le gouvernement donnait des chèques… aux gens… Pis ça faisait qu’ils avaient plus besoin d’aller dans le bois pour chasser. C’est-tu ça ?

Antoine Ishpatao – C’est en plein, dans ce sens-là, oui. Même qu’ils donnaient, parce que… Y avait un décret, là, pour le castor, parce que le castor, y en avait pas beaucoup dans le temps, là. Le castor, là… c’est un animal à fourrure, tsé. Fait que y donnaient 50 $ par mois pour qu’ils en tirent pas, pour qu’ils se multiplient, c’est comme… C’est comme une économie, ils donnaient 50 $ pour qu’ils en tuent pas.

[Moi] – C’était dans quelles années, ça ?

A.I. – Peut-être dans les années… [19]60 ? 62 ? À peu près.

[Moi] – Fait que mettons, je sais pas moi, que votre grand-père, lui, y serait allé chasser le castor… ben là c’était comme une compensation, « tu vas pas chasser, pis on te donne 50 $ pour l’argent que t’aurais fait avec tes castors », finalement.

A.I. – C’est ça.

Antoine Ishpatao

Antoine fait ici référence à l’établissement des réserves à castor, un programme de sauvegarde de l’espèce mis en place dans les années 1950 d’après un modèle développé chez les Cris de la Baie James dans les années 1930. Conscients de la baisse des populations de castor, les Innus avaient exprimé le désir que le Nitassinan soit protégé par et pour leur collectivité, plutôt que pour des individus (ANC 1947 : 69). Or, le gouvernement procéda plutôt à un morcellement du Nitassinan en terrains individuels enregistrés. Des « lots » de piégeage furent attribués à des familles. Les chefs de famille obtenaient 50 $ (25 $ dans la version de François Bellefleur) pour y recenser le castor sans le chasser. Aujourd’hui, chaque famille fait référence à son lot en l’identifiant comme « mon territoire » (voir aussi Charest 1996 ; Morantz 2002 : 145 et suiv.).

J’ai choisi de mettre ensemble ces deux histoires, car elles évoquent toutes deux les pressions constantes exercées sur l’économie de subsistance des Innus à partir du xixe siècle. En plus des lois sur la pêche au saumon, qui les empêchaient de faire les réserves nécessaires à leur retour vers la côte au printemps, d’autres lois sur la chasse au gros gibier ont grandement restreint les droits des Innus sur les ressources alimentaires de leur territoire (Gagnon 2003 : 115). Les animaux se sont faits plus rares à proximité de la Pointe, possiblement à cause de la construction d’une nouvelle route pour l’exploitation forestière. Élie Bellefleur et Jules Wapistan m’ont raconté qu’à une époque, on pouvait trouver du caribou très proche du site de la réserve, même aussi proche qu’à la montagne Bleue, située à moins de 20 km. Les informateurs cités dans le rapport de Richard Dominique sur l’occupation et l’utilisation du territoire pour le Conseil attikamek-montagnais ont mentionné que les caribous auraient quitté la zone périphérique de Natashquan à partir de 1957 (Dominique 1983 : 109-113). Le déclin des stocks de morue a mis une pression supplémentaire sur les autres ressources (Brouillette 1947 : 18-19 ; Bourgeois 2011 : 64-68 ; Dominique 1983 : 112). Dans ce contexte, l’aide gouvernementale a commencé à revêtir une importance capitale pour la survie des Innus.

Par ailleurs, les Innus ne vivaient pas en « vase clos économique » ; leur participation à la traite des fourrures les avait soumis à l’économie mondiale capitaliste, et ce dès l’arrivée des premiers colons français et l’ouverture des postes de traite à Sept-Îles et à Mingan à la fin du xviie siècle. Jacques Frenette souligne que les Innus avaient graduellement modifié leurs habitudes de chasse pour satisfaire la demande des colons européens, privilégiant les animaux à fourrure en échange de biens plutôt que le gibier pour la consommation, ce que constatait également l’anthropologue Eleanor Leacock en 1950 (Frenette 1986 : 28-45 ; Leacock 1954 : 13). Ils étaient soumis aux caprices et fluctuations du marché de la fourrure et ont subi de plein fouet la chute des prix au xxe siècle, un facteur important de leur pauvreté grandissante à cette époque (Mailhot 1996 : 353 ; ANC 1915-1917).

L’aide octroyée par le gouvernement en compensation de cette diminution de la chasse et de la pêche n’était pas dénuée de sens idéologique. Il est intéressant de noter que les deux exemples mentionnés en entrevue (distribution de rations et réserves à castor) font référence, dans leur essence, à une manoeuvre similaire : une distribution d’argent ou de vivres en échange d’un arrêt des activités productives traditionnelles. On peut aussi y voir l’image très forte du passage d’un mode de vie basé sur la chasse et la pêche à une alimentation basée sur l’agriculture : l’aide offerte par le gouvernement venait presque toujours sous forme de produits de l’agriculture et de l’élevage. Les chèques en espèces dont m’a parlé Antoine ne sont venus que plus tard, vers le milieu du xxe siècle, et uniquement dans le cas où l’on considérait que les Innus étaient « aptes » à dépenser correctement cet argent. L’objectif d’assurer la survie des Innus se couplait à l’idée d’imposer une « bonne » alimentation, surtout dans le cas de la distribution des allocations familiales, qui s’accompagnait d’une sorte de credo sur la façon de nourrir son enfant : « Vous devez insister pour qu’ils achètent de la bonne nourriture, des aliments à haute valeur nutritive. Le lait, les tomates, le pablum, les oeufs et les légumes sont les bons aliments. » (ANC 1947 : 81, notre trad. ; voir aussi 24, 58)

Alors qu’ailleurs au Canada les rations ont plutôt servi une fonction d’acculturation ou de rétribution pour les groupes autochtones qui « coopéraient » avec le pouvoir, les rations distribuées par les Affaires indiennes sur la Côte-Nord visaient spécifiquement une accélération de l’établissement des Innus dans les réserves et leur conversion à l’agriculture ou à la pêche à la morue. Dans la mesure où il devenait quasiment impossible de vivre des ressources environnantes, l’octroi de rations minimales leur évitait la famine d’une année à l’autre et les « encourageait » à travailler la terre (Shewell 2004 : 323-327 ; Tobias 1983). Même si les rations accordées n’étaient pas toujours suffisantes, une dépendance graduelle à cette aide a servi l’objectif de sédentariser les Innus. Interviewé par Richard Dominique en 1976, A.C. Ishpatau a raconté comment l’aide gouvernementale avait commencé à modifier le mode de vie : les Innus établissaient un campement plus près du village de Natashquan, et seuls les hommes partaient à la chasse, sachant que les femmes ne manqueraient de rien et pourraient revenir au village en cas de besoin. Cette division des familles était déplorée par les Innus (Dominique 1989 : 186 ; Leacock 1954 : 28).

En entrevue, Antoine Ishpatao et François Bellefleur ont tous deux fait un lien entre dépendance, territoire et contrôle, soulignant l’obligation de revenir au même endroit pour pouvoir bénéficier de ces différentes formes d’aide gouvernementale :

A.I. – C’est quasiment, quand je disais que le gouvernement a commencé à encadrer les Autochtones, là.... Ce principe-là a été applicable, même, quand les réserves ont été créées. On veut pas dire, on peut pas dire que c’est défendu d’aller à La Romaine! Ce principe-là, tsé. Mettons, si t’es à La Romaine, t’as pas de fonds. Le bien-être social, il faut que tu le prennes ici. Ce principe-là dans... était déjà applicable. Mais avant ça, là, ça existait pas. Si tu veux aller à La Romaine, tu vas à La Romaine, parce que tu t’es marié avec une fille de La Romaine, bon, tu y vas. T’es libre! […] Mais avec le principe de réserves, si tu voulais avoir ton argent, il faut que tu reviennes ici.

[Moi] – C’est comme ça que ça marchait.

A.I. – Ça a commencé... L’encadrement des autochtones. On a dit, « maintenant ça, ça appartient à La Romaine, ça, ça appartient à Natashquan ». Ça a commencé à diviser les communautés. 

Antoine Ishpatao

F.B. – C’est là [sur le littoral] qu’ils ont commencé à développer mettons... à donner des…, soit à identifier des lots, où est-ce que cette famille-là allait, pis c’est là, comme si, ils identifiaient quelle partie du territoire ils allaient occuper. Ils ont juste fait que de confirmer pis décrire ce que les Innus faisaient. Ils ont rien inventé dans ça, c’était tout déjà là. Y avait juste, l’Agent est arrivé avec un stylo, les Innus faisaient depuis, y ont toujours fait depuis des millénaires, parcourir le territoire, pis... quand y a un territoire qui était pas bon, il fallait changer un an ou deux ans pis, avec l’accord des autres familles. Pis là eux autres sont... sont arrivés, pis, jusqu’à dire « tu vas occuper, la famille va occuper ce territoire-là », on leur donne 25 piastres pour qu’ils puissent occuper ce territoire. C’est comme... acheter un territoire, pour le payer, il fallait qu’il reste là, c’était... Je pense que les Affaires indiennes ont joué avec ces options-là pour pouvoir arriver à contrôler les gens qui habitaient le territoire, qui parcouraient le territoire.

François Bellefleur

S’ils continuaient de chasser sans tenir compte des lots individuels, les Innus s’exposaient à des sanctions, comme ces trois Innus arrêtés en octobre 1960 pour avoir été en possession de viande de caribou au Labrador, alors que « leurs » territoires de chasse se situaient plus au sud : « Il n’y a pas de raison valable pour qu’ils soient allés chasser au Labrador. » (ANC 1960b, notre trad.). L’octroi de l’aide était même utilisé directement comme forme de chantage pour inciter les Innus à s’installer à un endroit précis, comme dans le cas des Innus de Saint-Augustin, à qui l’on avait promis des maisons s’ils acceptaient de déménager à La Romaine (AD 1961 ; BAnQ 1961). Une situation similaire s’est produite à Schefferville en 1962, alors que l’on voulait déplacer une partie de la population à Maliotenam :

Il faut garder en tête que l’hiver n’est pas une saison propice à un déménagement. En conséquence, les douze familles assignées à un transfert de Schefferville à Sept-Îles ne devraient pas être forcées de quitter leur lieu de résidence avant le printemps prochain. Il est suggéré, cependant, qu’elles soient bien prévenues que la distribution d’aide sera suspendue dans leur cas si elles choisissent de rester à Schefferville.

ANC 1962, notre trad.

Bien que, selon mes recherches, des promesses ou menaces aussi explicites n’aient pas été faites aux Innus de Nutashkuan, leur sédentarisation graduelle au cours des années 1950 s’inscrit dans ce contexte, surtout à partir de la construction des premières maisons.

Les « petites maisons »

Adèle Bellefleur – Les premières maisons, ça c’est arrivé pas mal tard. Moi j’avais été... J’avais déjà été au pensionnat, là. 12 ans, 13 ans... Quasiment... quasiment un an après que j’ai été au pensionnat, y ont commencé à... à donner des maisons. Pour commencer on avait juste six, six maisons. Fait que y entassaient toutes les familles là-dedans. [rire] On avait juste trois petites chambres de... Toutes les familles, je m’en souviens, ma grand-mère, mon... Toute notre famille, là, pis y avait mon oncle qui a rentré là-dedans, pis mon autre oncle qui a rentré dans ça, toutes les chambres étaient occupées. Pis nous autres on couchait à terre, dans la cuisine, y avait un coin de libre, les enfants. Pis après ça... c’était des maisons, eh, c’était pas des maisons, c’était juste... un mur [rire], un mur de planches, eh qu’y faisait froid là-dedans ! Même pas isolé... Un mur de planches avec des fenêtres tout embuées la plupart du temps. Fait que nous autres on... On lavait ça à la main, avec une brosse pour se nettoyer. Ah ! ça faisait dur là-dedans ! Pis... les parents eux autres y avaient toute... Y rentraient les affaires de chasse, des fois on pouvait voir le... le porc-épic, là, qu’y rentraient. Pis y arrangeaient, des lièvres, tout ce qu’ils prenaient, les castors, je m’en souviens, ma grand-mère, elle s’assoyait à terre avec mon grand-père, pis y arrangeait son castor.

[Moi] – Dans la maison ?

A.B. – Dans la maison, y mettaient juste un genre de toile, là, toile de tente. Pis après ça y partageaient ça avec toute la famille. Pis là y se faisaient à manger, c’était chaud là-dedans ! [rire] Ah ! c’était pas mieux, j’aimais mieux ma tente!

Adèle Bellefleur

Quand je suis allée à Nutashkuan en juin 2013 pour un séjour de pré-recherche, j’ai demandé à Adèle son avis sur les questions que je prévoyais poser aux participants. Je lui ai demandé quels étaient, à ses yeux, les sujets les plus importants dont on devrait absolument parler dans ce projet. Elle m’a répondu qu’il faudrait parler de la vie traditionnelle, de la « vie d’avant », et aussi des « petites maisons » qui avaient été construites par le gouvernement. Elle a ajouté : « Il faut raconter les petites maisons, parce que ça ne valait même pas la peine de déménager là-dedans. C’était juste pour que le gouvernement puisse dire qu’il avait donné des maisons. »

Il n’y avait pas vraiment de maisons à Nutashkuan avant la construction des premières maisons gouvernementales. Jusqu’au milieu des années 1950, les Innus de Nutashkuan vivaient sous la tente à l’année. À Betsiamites, à Sept-Îles et à Mingan, au début du xxe siècle, après une décennie fructueuse de chasse, les Innus qui avaient un peu d’argent s’étaient bâti de petites maisons qu’ils utilisaient l’été (Mailhot 1996 : 353). Il semble que certains Innus de Nutashkuan aient fait la même chose : Agathe, la soeur d’Adèle, m’a parlé des « cabanes d’été » des vieux chasseurs innus près de la rivière, qui leur avaient peut-être été données par la HBC, selon l’hypothèse d’Adèle. Antoine Ishpatao a aussi parlé de ces cabanes détruites par l’érosion. Ce sont probablement les mêmes que celles recensées par les agents des Affaires indiennes : en 1908, l’agent MacRae notait cinq maisons sur la rive nord de la rivière Natashquan et, en 1915, l’agent Parker mentionnait la présence de « petites maisons de bois pour les mois d’été » (ANC 1908 : 22 ; ANC 1915-1917 : 19). Sur une photo de Pauline Laurin prise vers 1950, cependant, on peut voir un seul bâtiment, portant le drapeau britannique, au milieu des tentes (photo 2).

Photo 2

« Réserve indienne située à l’embouchure de la grande rivière Natashquan », entre 1949-1960 (probablement vers 1950)

« Réserve indienne située à l’embouchure de la grande rivière Natashquan », entre 1949-1960 (probablement vers 1950)
BAnQ Sept-Îles, Fonds Pauline Laurin [P60, S1, SS3, P23]. Photographe non identifié

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C’est peu après la création officielle de la réserve, au milieu des années 1950, que les Affaires indiennes ont fait construire un premier lot de maisons à Nutashkuan. Je n’en ai pas trouvé la trace dans les archives, bien que j’aie fouillé dans de nombreux dossiers sur le Housing (habitation) ; il y était question de réparations et de la construction subséquente de maisons à Nutashkuan, mais pas des premiers lots. À partir d’informations données en entrevue, j’en ai déduit que les premières maisons avaient été construites entre 1954 et 1956, principalement par les Innus eux-mêmes. Quand les enfants qui étaient partis au pensionnat cette année-là sont revenus pour l’été, il y avait des maisons en retrait des tentes (photo 3).

Photo 3

Les premières maisons, vers 1958

Les premières maisons, vers 1958
Photo : Olivette MacCarthy [ ?]. Reproduit avec l’aimable autorisation de Pierre Wapistan

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Adèle n’était apparemment pas la seule à avoir quelque chose à dire sur ces maisons, car dans presque toutes les entrevues, nous avons parlé de ce premier « lot » de quatre, cinq ou six (selon les versions) petites maisons bourgogne au revêtement de fausses briques. Sous certains aspects, les maisons étaient une amélioration par rapport à la vie sous la tente. Élie Bellefleur m’a dit qu’il avait tout de suite bien dormi dans la maison, parce que, contrairement à la tente, on n’y entendait pas le bruit que faisaient les voisins. Adèle reconnaissait aussi certaines améliorations à la vie dans une maison : ce n’était plus nécessaire d’aller chercher des branches de sapin pour tapisser le sol de la tente, on y était à l’abri du vent, et il y avait un peu d’intimité pour les parents, ce qui était une grande nouveauté. En entrevue, plusieurs ont parlé du fait que les premières maisons avaient été données aux aînés, afin qu’ils souffrent moins du froid. Notons que, selon Rémi Savard, la tente en toile, adoptée par les Innus au xixe siècle, était nettement moins chaude et plus humide que la tente traditionnelle de forme conique et recouverte de peau de caribou, un élément qui aurait encouragé, selon lui, le passage à la maison, que l’on promettait comme un « abri sec » (Savard 1977 : 54-57).

Cependant, les récits parlent plutôt de la mauvaise qualité des maisons. François Bellefleur m’a parlé du prélart du plancher qui s’arrachait et du vent qui s’infiltrait entre les planches ; d’autres ont fait référence à l’absence de solage, d’autres encore à l’absence de toilettes et d’eau courante qui rendait les maisons insalubres. Le manque d’espace et l’entassement des familles ont souvent été mentionnés ; l’idée que chaque chambre abritait une famille complète, comme l’a raconté Adèle, est revenue dans les récits d’Élie Bellefleur et d’Olivette McCarthy, ainsi que dans les mémoires du père Fortin, qui dirait de ces maisons qu’elles « n’étaient pas des châteaux » (Fortin 1991 : 24-25, 129-130). Dans les pages de Recherches amérindiennes au Québec, en 1975, une description des maisons dans les réserves du Québec reprenait tous ces éléments en quelques lignes :

Vivre à 8 ou 10 dans une bicoque de 15 pieds sur 15, sans électricité, sans eau courante, sans installation sanitaire, vivre dans une baraque de planches vaguement couverte de papier goudronné, non isolée, basse de plafond, avec des portes et des fenêtres qui laissent entrer le vent, des tuyaux de poêle qui laissent la pièce s’enfumer… mieux vaut encore la tente. 

Vincent 1975 : 2-3

La construction des maisons a complètement modifié l’espace de la Pointe et l’organisation du site. Sur une photo aérienne prise au début des années 1960 (photo 4), on peut constater les deux lignes bien droites de maisons et les sentiers sinueux tracés par les Innus ; c’est l’illustration d’un décalage plus général entre un lieu habité et « un cadre d’urbanisme décidé par des gens installés au loin dans des bureaux symétriques » (Fortin 1991 : 28). En bas à droite, on peut voir l’étang, source d’eau potable de la communauté, souvent évoqué dans les récits, et qui a été asséché pour construire d’autres maisons. À l’époque de cette photo, la population était d’environ 228 personnes (AOR 1961), soit une moyenne de treize personnes par maison.

Bien que le gouvernement ait graduellement fait construire d’autres lots de maisons, toutes identiques, leur nombre semble avoir été toujours insuffisant par rapport à la population de la communauté, un problème qui s’est poursuivi bien au-delà des débuts de la réserve. La question du logement a été l’une des premières batailles de l’Association des Indiens dans les années 1970. Dans une enquête sur le logement au Québec, on estimait qu’il faudrait construire quarante maisons à Nutashkuan pour répondre aux besoins de la communauté entre 1973 et 1979. Dans d’autres réserves, les estimations de l’Association atteignaient cent et deux cents maisons (Lefebvre 1975 : 23).

Les Innus étaient nombreux à écrire aux Affaires indiennes pour réclamer des maisons, et surtout des maisons plus grandes. Dès le début des années 1960, des Innus de Sept-Îles écrivirent à Ottawa pour se plaindre de leurs maisons trop vieilles et « pas habitables » et demander que les prochaines maisons soient plus grandes et mieux construites. Ils voulaient « que ça dure pour longtemps », pour éviter d’avoir à reconstruire « tous les cinq ou dix ans » (ANC 1961a). H.M. Jones, responsable du Welfare (bien-être social) aux Affaires indiennes, à Ottawa, répondit aux auteurs de cette lettre qu’à son avis, les Innus n’avaient pas de raisons de se plaindre de la taille des maisons puisqu’elles avaient trois chambres et un sous-sol (modèle ultérieur aux vieilles maisons de Nutashkuan, qui n’en avaient pas). Il se ravisait cependant en apprenant que les familles en question avaient entre six et onze enfants : « On conçoit aisément qu’il peut être difficile d’élever onze enfants dans une maison de trois chambres. » (ANC 1961c, notre trad.)

La question économique restait le principal facteur expliquant le manque constant de maisons : l’objectif premier des Affaires indiennes était la réduction des coûts. Les fonds disponibles pour la construction de maisons étaient déplacés d’une réserve à l’autre, à la manière de vases communicants : quand on décida de « déménager » les Innus de Saint-Augustin à La Romaine, l’argent épargné en coupant le programme d’habitation de Saint-Augustin fut réorienté vers Natashquan, « où [le] programme d’habitation [n’était] pas encore complété » (ANC 1960a, notre trad.). À Mingan, on préconisait la construction de maisons là où il y aurait du travail, comme à Sept-Îles, plutôt que de bâtir sur place (ANC 1961b) et, en réponse à une demande de maisons pour La Romaine, on répondit qu’il manquait de maisons à Mingan (BAnQ 1964). Pour les Innus de Sept-Îles, la solution proposée restait de les déplacer dans la réserve toute neuve de Maliotenam, plutôt que de rénover leurs maisons.

Photo 4

« Vue aérienne de la réserve indienne de Natashquan », vers 1962

« Vue aérienne de la réserve indienne de Natashquan », vers 1962
BAnQ Sept-Îles, Fonds Pauline Laurin [P60, S1, SS5, P13]. Photographe non identifié

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Le fait que le problème était connu des autorités alimente dans les récits des Innus l’idée qu’ils ont été négligés parce qu’ils étaient Autochtones, et qu’il y a une raison idéologique derrière leurs mauvaises conditions de vie. Les maisons, comme d’autres services, devaient être fournies gratuitement, en compensation de la perte des territoires ancestraux des Innus, dont l’exploitation permettait au gouvernement de retirer d’importantes sommes d’argent (Mailhot 1996 : 356). C’est une idée encore présente chez certains aînés :

Anne-Marie Mestokosho – Les maisons, c’est récent. On était sous les tentes avant. Quand ils ont fait les maisons, elles n’étaient pas adéquates. Elles étaient bâties sur pied, il n’y avait pas de solage, c’était comme les chalets : sur pilotis. C’était pas isolé. Quand ils ont bâti les maisons, on n’avait pas à payer le loyer ni l’électricité, c’est ce que le gouvernement avait dit, qu’on n’aurait pas à payer. Ils ont donné les maisons, c’est pour nous enfermer dans une réserve. Pour pas qu’on retourne dans le bois. Moi, j’ai été toujours dans le bois, c’est pour ça que j’aime aller dans le bois.

Anne-Marie Mestokosho, 80 ans, traduite par Anne Bellefleur

Anne-Marie Mestokosho, qui avait environ 25 ans au moment d’emménager dans une maison, fait un lien direct entre l’octroi de maisons et la volonté des Affaires indiennes de contrôler les Innus. Sans accuser le gouvernement aussi directement, Élie Bellefleur a aussi associé les premières maisons à l’abandon du territoire :

E.B. – Quand y ont commencé pas mal à placer le monde dans les maisons, là, les femmes ont commencé à rester pas mal dans le village, à ne plus monter dans le bois, pis, l’école a commencé, tous les enfants ont commencé à aller dans les écoles, pis les chasseurs eux autres ont commencé à rester plus longtemps, ils revenaient seulement au temps des fêtes, quand y montaient dans les territoires. C’était comme ça la vie, la vie quand on a débuté, ici avec les premières relations avec les maisons en bois, parce que eux autres, c’étaient avec des tentes en toile qu’y vivaient. Aujourd’hui tout le monde a sa maison, mais… personne n’occupe plus le territoire, aujourd’hui.

[Moi] – C’est ce qu’il dit ?

E.B. – C’est ça qu’il dit.

Élie Bellefleur, traduit par son fils François Bellefleur

Photo 5

Maison et tente dans la réserve de Nutashkuan, vers 1960

Maison et tente dans la réserve de Nutashkuan, vers 1960
Photo : Jean Fortin. Reproduit avec l’aimable autorisation de Bernard Landry et de Laurent Jomphe

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La transition vers les maisons ne s’est pas faite d’un coup. Pendant des années, les Innus ont continué à monter leurs tentes pour pallier le manque de maisons. À l’époque, il y avait encore de la forêt sur la Pointe, et les Innus qui n’avaient pas de maisons pouvaient s’y abriter durant l’hiver. Jean-Yves Hounsel, qui a grandi à Pointe-Parent, village blanc accolé à la réserve, se souvient des tentes montées à l’orée du bois. L’été, elles servaient à avoir un peu plus d’espace près de la maison. Les Affaires indiennes continuaient de fournir de la toile de tente aux Innus qui n’avaient pas de maisons, à condition que ce soit pour une utilisation à l’année, ce qui faisait parfois l’objet d’un débat entre les agents locaux basés à Sept-Îles et ceux de Québec ou d’Ottawa, désireux, là encore, de limiter les coûts (ANC 1961d ; ANC 1965).

La présence des tentes semble avoir eu pour effet d’accentuer le racisme à l’endroit des Innus. Le père Fortin raconte que, pour les Blancs du village, le fait que les Innus continuaient de monter leurs tentes était la preuve qu’ils n’appréciaient pas leurs maisons, qu’ils n’en prenaient pas soin, et que c’était donc du « gaspillage » que de leur fournir gratuitement des maisons. Pour défendre les Innus, il comparait quant à lui ce phénomène aux cuisines d’été des Blancs : on se construisait une cabane où il faisait moins chaud pour faire la cuisine (Fortin 1991 : 50-51). Adèle m’a raconté la même chose :

Même ma grand-mère, elle installait sa tente à côté, là. Pis là, les gens y se sont plaints, là, que... Surtout les Blancs, y ont dit : « Ah ! y ont pas besoin de maisons eux autres là, de toute façon y utilisent pas leurs maisons… Y aiment mieux rester dans la tente, pourquoi vous leur donnez la maison, les maisons, y ont pas, sont pas habitués à ça! » Fait que... « Quand y vont monter dans le bois, ça va rester là, ça va se briser ! » Fait que, à partir de là, les gens... les gens restaient dans leur maison, la plupart. Pour surveiller leur maison.

Adèle Bellefleur

Les Affaires indiennes restaient également convaincues que les Innus, vivant dans des tentes, ne sauraient pas prendre soin des maisons. La distribution de maisons par le gouvernement s’accompagnait donc de cours pour apprendre aux femmes à les entretenir. À Schefferville, par exemple, on avait fait venir une jeune fille de Sept-Îles, âgée de 21 ans, « pour former les femmes de Chimo à l’hygiène et à la tenue de maison ». Le choix se portait sur elle, plutôt que sur des femmes plus âgées, parce qu’elle était éduquée aux méthodes des Blancs : « Il n’y a pas si longtemps, les Indiens de Sept-Îles n’étaient ni éduqués ni qualifiés. La génération sur laquelle nous pouvons compter pour aider les autres est âgée de 20 à 30 ans. » (ANC 1957, notre trad.).

Le programme scolaire du pensionnat de Sept-Îles incluait aussi l’apprentissage de tâches ménagères ou liées à l’entretien d’une maison : réparer une fenêtre pour les garçons, mettre la table, cuisiner et tenir les comptes pour les filles (ANC 1947 : 77-78). On recommandait, pour l’éducation à l’économie, de se baser sur l’expérience de l’école de Kamloops, où les filles « se prépar[ent] concrètement à leur mariage », c’est-à-dire à la préparation de leur trousseau et à « l’accumulation de connaissances culinaires et autres nécessaires à la vie de ménage dans notre civilisation » ; les cours d’arts plastiques servaient aux filles à monter « une miniature de [leur] maison future » avec literie, rideaux, linges de table et compagnie (AD 1955). L’entretien d’une maison était lié à l’hygiène, à une conception victorienne du logis, du partage des tâches et de la vie domestique.

Ce discours était le même partout au Canada. Dans les Prairies, on a envoyé des « monitrices » pour instruire les femmes cries aux usages domestiques. Sarah Carter, dans Lost Harvests, rapporte qu’on accusait les femmes de ne pas savoir entretenir un logis alors qu’en réalité il était impossible de garder propres les cabanes en bois rond sans plancher et sans eau où vivaient les Cris des Plaines au xixe siècle. C’était une occasion d’accuser les femmes d’un plus grand retard sur les hommes, et de les tenir responsables des maladies et des mauvaises conditions de vie dans les réserves (Carter 1990 : 179-180). Dans les années 1960, les fonctionnaires d’Ottawa accusaient également les familles inuites d’être négligées et incapables d’entretenir leurs maisons, alors qu’une famille élargie devait vivre dans une « boîte d’allumettes » de 240 pi2 sans rangement ni eau courante (Morantz 2013 : 163-165)[9]. En 1947, le gouvernement distribuait à toutes les familles inuites de l’est de l’Arctique le Book of Wisdom, un document en écriture syllabique au ton extrêmement colonialiste destiné aux mères inuites, leur expliquant comment garder les campements, les corps et les ustensiles « propres » afin d’éviter les maladies (Tester et Kulchyski 1994 : 84-86).

Dans le cas des Innus aussi, on imputait les maladies à la saleté des maisons, à cause de la prolifération des microbes et des bactéries, sans jamais remettre en question la situation de surpopulation dans ces maisons ou la mauvaise qualité des constructions (ANC 1947 : 81). Par contre, les observateurs notaient que les tentes et les sites de campement, qui étaient généralement simples et dépouillés, étaient d’une grande propreté. Le père Fortin admirait l’organisation serrée de l’intérieur des tentes, où tous les objets avaient leur place, et notait que les familles laissaient toujours les sites de campement très propres pour le moment où elles y reviendraient (Fortin 1991 : 25-26). Adèle se souvient aussi de la propreté du campement au début de l’été, quand les familles s’installaient à la Pointe : « Les femmes cousaient de nouvelles tentes. J’aimais ça quand on s’installait, c’était tout nouveau, tout propre. On recommençait une nouvelle vie d’été. »

Conclusion

Les récits rapportés ici montrent que l’histoire de la création des réserves doit être comprise comme un tout : la création d’une réserve physique à Nutashkuan était étroitement liée à l’imposition d’une structure politique, à des changements dans l’organisation sociale, et à de profondes modifications du mode de vie et de l’économie locale. Beaucoup de gens m’ont parlé des valeurs qui se sont perdues depuis l’établissement dans la réserve, parmi lesquelles le partage et l’entraide, des valeurs essentielles à une organisation de type familial (Leacock 1954 : 6-9). Il semble y avoir eu un effritement du tissu social avec l’installation dans la réserve : les gens auraient perdu l’habitude de se rendre visite les uns les autres, ce qui suscitait de la nostalgie et de l’inquiétude chez beaucoup de participants.

Selon les mots de l’historien Keith Thor Carlson,

… bien qu’elles soient associées à des communautés autochtones qui sont souvent issues d’anciennes affiliations sociales et géographiques, les bandes indiennes et les réserves indiennes privilégient une notion résolument européenne de ce qu’est une collectivité sociale et politique légitime

Carlson 2010 : 8

Photo 6

Nouvelle rue de la réserve, septembre 2013

Nouvelle rue de la réserve, septembre 2013
Photo : Aude Maltais-Landry

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La réserve est associée à une bande, organisée autour d’un chef, élu selon un processus déterminé par les Affaires indiennes. Ce processus en plusieurs étapes a imposé aux peuples autochtones une conception de ce qu’est une communauté, qui devait être adoptée pour bénéficier du soutien de l’État et des mesures de « protection » prévues dans la Loi sur les Indiens (Gélinas 2002 : 36).

Aujourd’hui, sauf à l’occasion de célébrations culturelles comme la fête du saumon ou le rassemblement des aînés, les maisons ont complètement remplacé les tentes à Nutashkuan, et le village s’est définitivement ancré à la Pointe. Bien que le village se soit agrandi et que les modèles de maisons aient changé depuis les « petites maisons » des années 1950, la réserve a conservé cette apparence plaquée, répétant à l’infini une variante du même modèle. De nombreuses maisons, surpeuplées, sont en mauvais état. Le problème du logement, qui fait régulièrement les manchettes, reste l’un des gros problèmes des réserves autochtones, dont les répercussions sur la santé, la vie familiale et les relations sociales sont nombreuses.

Les gens de Nutashkuan m’ont beaucoup parlé de ce manque de maisons, en faisant presque toujours un lien avec les problèmes politiques et les tensions très vives dans la communauté, renforçant cette idée du lien entre espace physique, social, économique et politique. Quand on ouvre une nouvelle rue dans la réserve, l’attribution des nouvelles maisons semble influencée par l’appartenance politique. Les personnes qui ont un lien familial avec des membres du Conseil de bande auraient plus de facilité à obtenir une maison, une situation que plusieurs personnes ont dénoncée en entrevue.

Malgré les circonstances dans lesquelles elle a été créée, la réserve de Nutashkuan est devenue un lieu de vie où beaucoup de participants ont exprimé le désir de vivre. Bien qu’il y ait un discours autour de l’importance de continuer à occuper le Nitassinan, la réserve a pris une place prépondérante dans la vie des Innus de Nutashkuan : elle fait maintenant partie intégrante du territoire innu. Comme l’a résumé Jules Wapistan, les choses ne sont finalement pas si clairement définies : « Mon chez-moi ? [rire] Je te mentirais si je te disais dans le bois. [silence] Être franc, là, je pense que je suis vraiment bien là où je suis, dans la réserve. Des fois oui, des fois non. »