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Les vérités inhérentes à tout récit personnel naissent d’un véritable ancrage dans le monde […]. Les récits personnels des individus sont autant d’efforts pour saisir […] la complexité de la condition humaine.

Ruthellen Josselson (1998 : 896)

Sous la pression de plus en plus importante des organisations et des communautés autochtones, qui réclament une participation plus grande aux recherches qui les concernent, la recherche en contexte autochtone est graduellement passée de recherche « sur » les peuples autochtones à une recherche « par et avec » eux. Dans les faits, les autochtones ne veulent pas seulement être consultés davantage dans les processus de recherche, ils souhaitent également participer activement et assumer un plus grand contrôle sur les recherches qui se déroulent au sein de leur communauté. Ces prises de position se sont traduites par l’élaboration de protocoles de recherche élaborés par diverses instances autochtones en vue de baliser les travaux des chercheurs de toutes les disciplines. En témoignent le Protocole de recherche des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL 2014) et le document Éthique de la recherche sur les autochtones de l’Assemblée des Premières Nations du Canada (APNC 2009). Au sein de ces protocoles, les principes PCAP (Propriété, contrôle, accès et possession) constituent une manière de dire haut et fort que les Premières Nations sont les propriétaires des renseignements et de savoirs qui les concernent. Sur son site Web, le Centre de gouvernance de l’information des Premières Nations rappelle que grâce aux principes PCAP, les communautés peuvent déterminer les diverses étapes de la collecte des données, c’est-à-dire l’objectif principal, les moyens employés et les personnes responsables de la collecte, ainsi que décider de l’utilisation et de la communication de ces renseignements (CGIPN 2013). Ces demandes ont eu des répercussions institutionnelles, puisque les trois conseils subventionnaires du Canada ont en quelque sorte emboîté le pas en réservant à cette question un chapitre entier dans leur énoncé de politique sur l’éthique de la recherche avec les humains. Compris comme un cadre qui doit guider la conduite éthique des projets de recherche visant les autochtones, ce chapitre invite les chercheurs allochtones à respecter, dans leurs travaux, les perspectives des autochtones, c’est-à-dire de faire en sorte que leur recherche procède des traditions de pensée et des expériences acquises parmi eux et en partenariat avec eux. Il vise également à encourager le dialogue et la collaboration entre les chercheurs et les autochtones (GER 2010).

Ces nouvelles prémisses modifient considérablement les traditions de recherche en contexte autochtone. Qu’on le veuille ou non, elles supposent de remettre en question nos rapports avec les groupes autochtones, à tout le moins les rapports que notre discipline entretient ou a entretenus avec eux, de revoir nos manières de faire et de produire la connaissance, mais aussi, sur le plan épistémologique, de réfléchir à la place que l’on souhaite accorder aux savoirs et à l’expertise des autochtones dans le développement de la connaissance. Bref, à la manière de décoloniser la science. Dans le champ du travail social, ces questions se posent avec encore plus d’acuité, non seulement parce que notre profession a contribué, que cela nous plaise ou non, à la marginalisation et à l’assimilation des enfants autochtones, mais aussi parce que la pensée occidentale, notamment la pensée scientifique, à travers un pouvoir colonial oppressif, a dominé le développement des idées au sein de la pratique en travail social (Heinonen et Spearman 2001 ; Payne 1991).

En rendant compte de nos recherches avec les Innus de la communauté d’Uashat mak Mani-utenam, notre article illustrera en quoi la place et le rôle des discours narratifs produits par les autochtones, au sein de ces recherches, découlent d’un ensemble de choix théoriques, méthodologiques et épistémologiques que nous avons faits comme chercheure allochtone. La première partie vise surtout à situer le contexte disciplinaire dans lequel s’inscrivent nos recherches. Les deux parties suivantes examinent les choix théoriques et méthodologiques qui permettent d’appréhender les transformations sociales au sein des communautés autochtones à partir du point de vue des acteurs, de leur expertise et de leurs savoirs. La quatrième section vise plus spécifiquement à réfléchir aux modalités d’intégration de ces savoirs, notamment en fonction du choix de la stratégie d’analyse. À cet effet, nous proposons un modèle qui permet un réel basculement épistémologique quant à la reconnaissance des discours narratifs des autochtones dans le développement de la connaissance. Enfin, la dernière section tentera de rendre compte des fondements théoriques qui sont à la base du basculement épistémologique que nous proposons.

Vers une gouvernance innue de la protection de la jeunesse

Le dépôt du rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada[1], en juin dernier, nous a rappelé, une fois encore, les torts qu’ont subis les familles autochtones au cours du dernier siècle. Le rapport dresse un portrait éloquent de l’histoire des pensionnats, du quotidien de ses résidents et des impacts dévastateurs de cette histoire sur la vie contemporaine des enfants et des familles autochtones. On y apprend aussi qu’au tournant des années 60, près de 50 % des pensionnaires autochtones qui y résidaient y avaient été envoyés pour des raisons relevant de la protection de la jeunesse (CVR 2015). Ainsi, la rafle des années 60, une pratique[2] par laquelle des milliers d’enfants autochtones furent appréhendés par les services sociaux pour être adoptés par des parents allochtones, n’a été en quelque sorte qu’un simple transfert des enfants autochtones « d’un établissement, le pensionnat, à un autre, l’agence de protection l’enfance » (CVR 2015 : 71). Dans les faits, et d’autres comme Johnston (1984) et Blackstock (2007) l’ont dit bien avant la Commission de vérité et réconciliation, le système de protection de la jeunesse a tout simplement pris la relève du système éducatif alors que celui-ci perdait son pourvoir d’assimilation.

Aujourd’hui, les effets des pensionnats et de la rafle des années 60 continuent d’affecter la capacité de nombreux parents autochtones à prendre soin de leurs enfants (Blackstock et Trocmé 2005 ; CVR 2015 ; Guay et Grammond 2010) et contribuent à expliquer le retrait de nombreux enfants autochtones de leur milieu de vie d’origine. En effet, une étude récente a mis au jour le fait que les enfants autochtones étaient 4,2 fois plus susceptibles de faire l’objet d’une évaluation pour négligence que les allochtones, qu’ils étaient douze fois plus à risque d’être placés dans un milieu substitut et que la pauvreté des ménages contribuerait à expliquer l’incidence plus élevée de la négligence (Sinha et al. 2011). En somme, la surreprésentation des enfants autochtones au sein de nos régimes de protection de la jeunesse s’expliquerait principalement par le fait que les parents autochtones sont pauvres et qu’ils auraient été privés de modèles parentaux adéquats pendant des générations.

Néanmoins, un modèle explicatif axé uniquement sur ces facteurs ne donne qu’une vision partielle d’une réalité bien plus complexe. D’une part, la pauvreté ne signifie pas nécessairement que les parents autochtones ne sont pas en mesure de bien élever leurs enfants (Guay 2015 ; Irvine 2009). D’autre part, la pauvreté et le manque de compétences parentales sont des conséquences directes des politiques gouvernementales qui, dans un premier temps, visaient à assimiler les autochtones puis, par la suite, ont négligé de consacrer des ressources suffisantes pour répondre aux besoins criants des communautés autochtones (Blackstock et Trocmé 2005 ; CVR 2015). Dans ces circonstances, appliquer sans nuance les régimes de protection de la jeunesse aux communautés autochtones ne fait que perpétuer les conséquences néfastes de ces politiques, c’est-à-dire continuer à favoriser l’assimilation des autochtones (CVR 2015). Ainsi, une authentique réconciliation, au contraire, exigerait de reconnaître aux communautés autochtones le droit à la gouvernance des services de protection de la jeunesse. Pour plusieurs communautés autochtones, cette option constitue la seule avenue possible pour mettre en place des services susceptibles d’être en adéquation avec leurs valeurs, leurs croyances et leur mode de vie (Guay 2010)[3].

C’est dans ce contexte qu’est né un partenariat de recherche avec les responsables d’Uauitshitun, le Centre de santé et de services sociaux d’Uashat mak Mani-utenam, motivés depuis un certain temps à développer un régime particulier de protection de la jeunesse et à négocier une entente en ce sens avec le gouvernement. Ainsi, les projets de recherche ont été pensés de manière à les soutenir dans cette démarche. Concrètement, il fallait que les résultats de nos recherches puissent leur fournir les outils nécessaires pour répondre à certaines des conditions posées par le gouvernement pour l’établissement d’un tel régime[4]. Toutefois, au-delà de la nécessité de répondre aux conditions gouvernementales, il semblait important que les résultats de nos recherches puissent également mettre en valeur les pratiques culturelles des Innus reliées à la vie familiale ou à l’intervention sociale. Pourquoi? Parce que ces pratiques sont généralement méconnues de la majorité allochtone, ce qui entraîne une certaine suspicion, voire une méfiance à l’égard des modes d’éducation et d’intervention sociale qui sortent des registres habituels de la société occidentale québécoise (Guay 2015 ; Guay et Grammond 2012). Bref, trois projets de recherche sont en cours au sein de la communauté[5]. Chacun des ces projets a pour objet d’étudier le sens et la portée des pratiques culturelles innues telles que les pratiques éducatives et de protection des enfants, les pratiques d’adoption coutumière et les pratiques de guérison en territoire innu.

Au-delà des « postures de l’incapacité »

Valoriser des pratiques culturelles, qu’elles soient innues ou autres, suppose que l’on reconnaisse d’emblée que de telles pratiques existent. Cela veut dire que l’on considère qu’elles n’ont pas été radicalement éteintes ou en voie de l’être par les années d’oppression dont ont été victimes les sociétés autochtones.

Dans le champ du travail social, une telle position ne va pas nécessairement de soi. En effet, les cadres d’analyse qui sont privilégiés dans la lecture des problèmes sociaux, et plus spécifiquement ceux qui affectent les communautés autochtones, se fondent la plupart du temps sur des perspectives théoriques critiques telles que les perspectives anti-oppressive, antiraciste ou postcolonialiste (Hart 2009 ; Strega et Esquao 2009 ; Verniest 2006). De tels modèles théoriques expliquent la société en termes de domination, de paradoxe et de changements structurels profonds et considèrent que ce ne sont pas les individus, mais bien les structures sociales qui sont les déterminants des réalités sociales. Cela signifie que les problèmes sociaux doivent s’expliquer d’abord et avant tout par les arrangements sociaux de la société. En optant pour de tels cadres, on s’intéresse davantage aux effets des rapports de pouvoir et des politiques oppressives sur les individus ou à la manière dont la culture dominante marginalise, opprime et exclut les groupes minoritaires. Dans ce type d’analyse, les individus sont généralement considérés comme n’ayant peu ou pas de marge de manoeuvre et comme étant déterminés en grande partie par les structures contraignantes qui limitent leur épanouissement et leur développement.

Bien qu’il ne s’agisse pas ici de remettre en question les effets des politiques oppressives et assimilationnistes sur la vie des autochtones et le bien-fondé de ces modèles d’analyse, il faut toutefois admettre que ces perspectives théoriques ont eu tendance à insister sur la perte de culture et des traditions et, par conséquent, à occulter la capacité des autochtones à résister, à innover ou simplement à affirmer au quotidien des pratiques culturelles qui sont compatibles avec leur mode de vie, leurs croyances et leurs traditions (Martin 2009 ; Guay 2010)

Certes, les défis auxquels font face les sociétés autochtones sont importants. La pauvreté, un taux de chômage élevé, un faible taux de scolarisation et la surconsommation d’alcool et de drogue sont des réalités qui existent et qui ont été amplement documentées par la recherche et véhiculées par les médias. Toutefois, on aurait tort de croire que c’est la norme dans toutes les communautés. Au contraire, plusieurs s’en sortent relativement bien et on observe de plus en plus une diversification, sur le plan de la scolarité et du revenu, au sein des communautés (Brant Castellano 2002). Par ailleurs, on aurait également tort de croire que l’histoire des relations entre autochtones et non-autochtones soit uniquement une histoire de pertes et de traumatismes. Comme le précise Irvine,

[… les] réalités historiques et contemporaines nous parlent également de la sagesse, de l’endurance, du courage, de la détermination, de l’inventivité, de la résilience et des forces des peuples autochtones. Malheureusement, la plupart des publications émanant des professions dédiées aux relations d’aide tendent à interpréter l’impact des réalités passées et contemporaines en termes de dysfonctions individuelles, des rôles parentaux irresponsables et de communautés chaotiques

Irvine 2009 : page 2

Examiner le passé permet de mettre en contexte la réalité et les défis que les autochtones doivent relever, mais cet examen ne devrait pas nous conduire à une analyse réifiée ou essentiellement fondée sur les effets des relations de pouvoir. Au contraire, elle devrait également nous conduire à mettre au jour les capacités émanant des autochtones. En somme, si les cadres d’analyse marqués par un déterminisme structurel ont permis de dénoncer les processus de domination et d’assimilation des peuples autochtones, ils ne doivent pas être considérés comme étant les seuls cadres d’analyse possibles des réalités autochtones.

Dans le champ des sciences sociales, et plus spécifiquement dans celui du travail social, on observe depuis quelques années une volonté de dépasser ce type d’analyse avec l’émergence de théories alternatives, telles les perspectives constructivistes, comme celle de Berger et Luckmann qui postule que, pour comprendre le monde, il faut s’intéresser à la vie quotidienne, à ce que les gens connaissent comme réalité et non seulement aux idées et aux formulations théoriques qui ne sont qu’une simple approximation de la réalité (Berger et Luckmann 2006). Dans le champ plus spécifique des études autochtones, la théorie de l’action historique de Thibault Martin (2009) propose une relecture de l’historicité sociale à partir de l’important travail réflexif que les sociétés autochtones exercent sur elles-mêmes, notamment à travers leurs actions collectives qui leur permettent d’orienter « le présent de manière à ce que le passé s’inscrive dans le futur » (ibid. : 445). À cet égard, nos propres travaux de recherche ont conduit à qualifier cette action réflexive comment étant d’abord et avant tout « axiologique » (Guay 2010). En effet, nous avons démontré que le travail réflexif est possible parce que les autochtones puisent à un bagage de connaissances tacites, notamment leurs valeurs, qui fonctionne comme un schème de référence culturel. Ce sont les valeurs qui orientent la plupart de leurs choix et qui leur permettent de créer un pont entre le passé et l’avenir et, par conséquent, d’affirmer des pratiques sociales qui demeurent toujours profondément enracinées dans leur culture. Du côté des études en anthropologie, des auteures comme Bousquet (2005) et Poirier (2000) abondent dans le même sens. Par exemple, Bousquet a démontré que les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas pris entre deux cultures et ne font pas seulement preuve « d’une réconciliation des deux systèmes en compétition » (Bousquet 2005 : 9). Au contraire, les jeunes Algonquins sont motivés par le désir d’innover et de créer et « [c]e que les jeunes construiront fera autant partie de la culture algonquine que ce que leurs ancêtres ont bâti » (Bousquet 2005 : 16). De son côté, Poirier fait valoir qu’il existe une « contemporanéité » autochtone, c’est-à-dire une dynamique interne qui reflète « les synthèses locales orchestrées, depuis l’époque coloniale, entre les ordres sociaux et symboliques des autochtones et ceux de la société dominante » (Poirier 2000 : 139). Toujours selon cette auteure, il ne faut pas se contenter d’insister sur les relations de pouvoir, il faut aussi « explorer et théoriser les processus autochtones de transformation, de réinterprétation des pratiques et significations culturelles » (ibid. : 138). Enfin, la théorie de la complexité de Morin (2005) a sans aucun doute permis de dépasser les deux formes de lecture des réalités sociales qui ont dominé le champ des sciences humaines et sociales au cours du vingtième siècle (fonctionnaliste/évolutionniste – structurelle/critique), sans pour autant les nier, en introduisant l’idée d’un monde qui se construit à partir d’antagonismes complémentaires qu’il n’est pas nécessaire de dépasser. Nous y reviendrons.

En somme, de telles lunettes théoriques permettent au chercheur de repenser ses postures théoriques, du moins en ce qui concerne l’étude des transformations sociales au sein des communautés autochtones. En ce qui nous concerne, elles nous permettent de porter notre regard non pas sur les effets des structures dominantes et des relations de pouvoir sur la vie des familles et des intervenants sociaux innus, mais plutôt sur la réalité complexe, telle qu’ils la vivent et la construisent au quotidien.

La force du récit dans la reconnaissance des savoirs autochtones

Sur le plan de la recherche proprement dite, penser les transformations sociales qui se donnent à voir au sein des communautés autochtones à partir de ce que les gens connaissent comme réalité, c’est-à-dire à partir d’eux et non à partir de nous, suppose que l’on se questionne sur au moins deux types d’enjeux : 1) ceux qui entourent la reconnaissance des savoirs autochtones et de l’expertise de ceux et celles qui en sont porteurs ; 2) ceux qui sont reliés à la représentation de l’autre afin de tendre vers des recherches plus inclusives de ces autres voix et visions du monde.

Dans le cadre de nos projets de recherche, la mise en lumière et la valorisation des pratiques culturelles des Innus s’appuient sur une adaptation de la méthode biographique que nous avons d’abord mise au point dans une première recherche qui portait sur la reconnaissance des savoirs autochtones en travail social (Guay 2010) et que nous avons théorisée par la suite (Guay et Martin 2012). Il ne sera donc pas question ici de revenir sur ce qui a été amplement explicité au sein de ces écrits. Cela dit, il nous semble important de rappeler que nous optons pour des récits de pratique, de manière à inviter les participants à centrer leur narration sur l’une ou l’autre des pratiques culturelles à l’étude (éducatives, d’adoption coutumière, de guérison sur le territoire ou d’intervention sociale). Ainsi, tout en étant respectueuse de l’oralité comme mode de transmission traditionnel des savoirs autochtones, l’approche biographique a le mérite de reconnaître aux participants une légitimité, un savoir et une expertise à partir desquels on peut produire de nouvelles connaissances (Guay 2010). Elle nous invite à considérer l’expérience des Innus comme étant plus qu’un simple fil conducteur entre la théorie et la pratique, mais aussi comme une source de connaissance légitime, qui permet d’enrichir les interprétations théoriques du monde autochtone que nous produisons comme chercheur.

De tout temps et dans toutes les sociétés, les récits ont constitué un moyen universel de transmettre la culture. La force des récits réside dans leur capacité à enraciner les histoires dans des contextes spécifiques tout en tenant compte de la dimension temporelle. Les récits parlent de changements, de transitions, de bouleversements, de progressions. Ils s’efforcent de nous relater le temps. Dans un contexte autochtone, cela évite d’occulter les répercussions de l’histoire d’oppression et d’assimilation sur la vie contemporaine des peuples autochtones. De plus, en introduisant la dimension temporelle dans l’analyse sociologique, l’opposition entre tradition et modernité, par exemple, ne peut plus être réifiée et doit être comprise et analysée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un processus sociohistorique (ibid.).

La force du récit, c’est aussi de dire la singularité d’une expérience. Chaque récit commence à un endroit spécifique avec des vraies personnes qui, en racontant leur expérience, témoignent d’une réalité plus large, celle d’une collectivité. En effet, les récits véhiculent des expériences individuelles et certes subjectives, mais ces histoires sont également directement reliées aux récits collectifs, si bien qu’à travers chacun des individus, c’est aussi la voix de la communauté qui se fait entendre. Comme le dit si bien Ferrarotti, « La biographie sociologique n’est pas uniquement un récit d’expériences vécues, c’est également une microrelation sociale » (Ferrarotti 1983, dans Guay 2010 : 114).

Enfin, à travers la singularité des récits, on rencontre des individus, sujets-acteurs engagés dans une série d’actions considérée par Desmarais comme « interaction, langage et connaissance » (Desmarais 2009 : 374). Toujours selon Desmarais, les récits sont porteurs d’éléments descriptifs reliés à une pratique telle qu’elle est vécue et partagée par un ensemble d’individus rencontrés, mais aussi d’éléments réflexifs sur ces expériences (ibid.). C’est principalement l’action réflexive de ces acteurs sociaux, c’est-à-dire le regard que ces derniers portent sur leurs actions et qui se donne à voir à travers le récit, qui révèle des savoirs pouvant contribuer au développement de nouvelles connaissances (Schön 1994).

Dans un contexte autochtone, il faut tenir compte du fait que les savoirs dont il est question ici participent d’une vision du monde holistique, au coeur de laquelle on retrouve généralement un lien sacré et spirituel avec la terre et une croyance profonde voulant que toutes choses soient l’expression de la même création (Hart 2010). Les savoirs qui découlent d’une telle vision du monde sont généralement transmis de génération en génération et acquis à travers l’expérience et l’observation tout en étant intimement liés aux territoires traditionnels des autochtones (Battiste et Henderson 2000 ; Zapf 2005). Bien qu’il soit impossible de donner une définition exhaustive de ce que l’on entend par « savoirs autochtones », Battiste et Henderson proposent ce qui suit :

Le savoir autochtone est l’expression d’une relation dynamique entre les individus, les écosystèmes et tous les autres êtres vivants, y compris les esprits qui partagent leurs terres […] Tous les aspects de ce savoir sont interdépendants et ne peuvent être séparés des territoires traditionnels des peuples en cause.

Battiste et Henderson 2000 : 42

Ce qu’il importe ici de retenir, c’est que les savoirs autochtones participent d’une vision du monde singulière dont les principes épistémologiques et ontologiques diffèrent considérablement de ceux que l’on retrouve en Occident. Bref, les récits nous permettent d’entrevoir qu’il existe plusieurs interprétations possibles du monde et que le réel ne peut être appréhendé autrement qu’à travers la durée. Ainsi, on peut dire que les récits permettent de dire quelque chose sur le réel qui échappe à tout effort de catégorisation rationnelle. Chaque récit témoigne d’une richesse et d’une complexité telles qu’aucune analyse scientifique, pas même la plus compréhensive, ne parvient à en dévoiler tout son sens. Ainsi, codifier, systématiser, rationaliser les récits conduit naturellement à les appauvrir et à les affaiblir.

En somme, donner la parole aux autochtones, ce n’est pas seulement pénétrer au coeur de leurs réalités quotidiennes, c’est accéder à « une réalité historico-empirique qui comprend non seulement la succession de situations objectives du sujet, mais aussi la manière dont il les a vécues, c’est-à-dire perçues, évaluées et agies sur le moment » (Desmarais 2009 : 375).

Une production dialogique de sens

En combinant une approche narrative avec un cadre constructiviste, il est clair que nous faisons un choix épistémologique déterminant qui se situe, en quelque sorte, en porte-à-faux des démarches scientifiques classiques auxquelles la science nous a généralement habitués. En effet, nos recherches ne visent pas à produire des connaissances généralisables fondées sur une notion de vérité et encore moins à bâtir un modèle explicatif à partir du corpus de données recueillies, tel un modèle autochtone d’adoption coutumière par exemple. Au contraire, il s’agit plutôt de produire des connaissances contextualisées fondées sur des notions de sens et de complexité (Morin 2005) et à partir de l’expertise et des savoirs d’expérience des individus (Schön 1994).

Les types de recherche qui adoptent le point de vue des acteurs sociaux en les considérant comme des producteurs de connaissances, comme ce que propose l’approche biographique, sont des recherches qui visent à appréhender la globalité des phénomènes étudiés (Desmarais 2009) et, par définition, s’inscrivent d’emblée dans une perspective subjective et compréhensive des sciences sociales telle que pensée par Weber (Rocher 1992). En réaction à la sociologie objective et déterministe de Durkheim, Weber s’ingénia à développer une méthode propre aux sciences sociales afin de pénétrer au coeur de l’agir humain et pour comprendre de l’intérieur les phénomènes étudiés. Sans rejeter entièrement toute explication causale de la réalité, il considérait que la compréhension était le fondement des sciences humaines (ibid.). Ainsi, pour lui, les sciences sociales ont moins pour objectif d’expliquer des faits que de comprendre du sens. L’interprétation du sens ou sa compréhension donne ainsi lieu à une création sémantique, c’est-à-dire un récit, un discours interprétatif qui donnera lieu à d’autres récits, d’autres discours.

De même, Morin (1994) considère que les recherches enracinées dans un modèle calqué sur les sciences pures ont eu tendance à nous faire croire qu’il était possible d’expérimenter dans le tissu social en « découpant dans le champ social des objets d’étude isolables » (Morin 1994 : 18). En effet, selon lui, il est illusoire de vouloir appréhender les déterminations extérieures sur les actions des individus sans tenir compte des agissements de ces derniers, sans concevoir les problèmes de responsabilités et d’autonomie. Pour Morin, une démarche scientifique en sciences sociales ne devrait pas nécessairement s’amputer de tout ce qui est projet, finalité, acteur et sujet. Il va jusqu’à dire que le chercheur ne devrait pas s’auto-éliminer comme auteur dans ces démarches. À cet effet, il dira

[…] toute observation doit inclure l’observateur, toute conception doit inclure le concepteur. Il faut distinguer, mais non dissocier l’observateur/concepteur et l’objet observé/conçu, il faut distinguer, mais non dissocier l’objet et le sujet

ibid. : 23

Cela dit, affirmer une telle posture épistémologique est une chose, l’articuler dans un contexte autochtone afin de participer à la décolonisation des savoirs en est une autre. Parler de décolonisation des savoirs suppose de s’interroger sur la rencontre entre les savoirs, de réfléchir à ce qui nous est offert en dehors de nous-mêmes, c’est-à-dire de la science occidentale, et surtout sur la manière d’intégrer des savoirs qui viennent d’ailleurs dans nos manières de penser le monde.

Nous avons jusqu’à présent fait valoir que l’approche biographique, en s’appuyant sur les récits, nous permet d’aller à la rencontre du savoir intime, culturellement et territorialement situé des acteurs autochtones. Cela dit, pour que l’approche biographique puisse permettre de repenser réellement la démarche de recherche en milieu autochtone, nous croyons qu’il faut s’arrêter sur un autre aspect important de la démarche de recherche, celui du choix de la stratégie d’analyse. Pourquoi ? Parce que c’est la stratégie d’analyse qui détermine le type de rapport que l’on souhaite établir avec les participants en ce qui a trait à l’analyse proprement dite des récits. Et c’est également la stratégie d’analyse qui dicte la place que nous accordons aux discours narratifs des participants dans la production de la connaissance.

Dans les recherches de type biographique, la production du récit et l’analyse de celui-ci s’articulent généralement selon deux modèles distincts : le modèle biographique et le modèle dialectique. Dans le premier modèle, l’interprétation du matériau biographique est essentiellement produite par le chercheur qui est considéré comme le seul responsable de la connaissance produite. Au contraire, dans le second modèle, la production de la connaissance découle d’une collaboration entre les participants et le chercheur (Guay 2010). En travail social, la plupart des chercheurs qui optent pour l’approche biographique s’inscrivent habituellement dans le second modèle. Dans son article « L’approche biographique », Danielle Desmarais (2009) illustre assez bien cette perspective dialectique de production de la connaissance.

Dans ce modèle, les chercheurs considèrent que la production et l’analyse du récit sont des activités conjointes qui nécessitent un co-investissement du chercheur et du participant. Toutefois, dans cette démarche, Desmarais admet que les participants et les chercheurs occupent des positions différentes, voire opposées, et que le processus de production de connaissances doit nécessairement engendrer un processus dialectique, à savoir un processus à travers lequel il est possible de dépasser ces oppositions. Desmarais va jusqu’à dire que le travail de production des récits et de l’analyse est également une occasion pour le participant d’effectuer un travail de compréhension et d’émancipation (Desmarais 2009).

Nous ne remettons en question ni la pertinence d’une telle stratégie dialectique ni le courant de pensée dans lequel elle s’inscrit. Toutefois, dans un contexte autochtone, il nous est apparu tout à fait déplacé de vouloir prétendre coconstruire, par exemple, un modèle compréhensif de la pratique d’adoption coutumière innue. Cette manière de procéder équivaudrait à occulter le fait que cette pratique existe en dehors de ce travail de coconstruction et même en dehors de la relation participant/chercheur et, donc, à occulter des savoirs qui relèvent de logiques et de manières de concevoir le monde tout à fait singulières. C’est pourquoi, dans nos recherches, nous avons été amenée à développer un troisième modèle, que nous appelons « modèle dialogique » dans lequel la production de la connaissance découle d’une mise en dialogue de tous les discours produits par la recherche. Dans les faits, la démarche que nos proposons suggère de laisser intacts les récits produits par la recherche et de les intégrer, mais de manière distincte, à toute analyse produite par la recherche[6]. Cette manière de procéder a le mérite de considérer le récit, produit et validé par les participants, comme un type d’analyse tout aussi pertinent et légitime que l’analyse produite par le chercheur. Elle permet également de mettre en dialogue deux types de discours : les discours narratifs produits par les participants et le discours interprétatif produit par le chercheur allochtone. Certains pourraient alléguer que, dans ce contexte, ces deux types de discours pourraient se suffire à eux-mêmes, mais nous sommes d’avis que c’est la mise en dialogue de ces discours qui permet une compréhension approfondie de la réalité et des pratiques qui font l’objet de nos recherches.

La connaissance comme un espace partagé

Nous avons construit ce modèle dialogique à partir des travaux de Morin (2005). Pour Morin, le principe dialogique est un des principes phares qui aident à penser la complexité du monde. En permettant d’articuler ce qui est séparé et de relier ce qui est « disjoint », ce principe permet à la pluralité et à la diversité des points de vue de coexister au sein d’une même unité. Inspiré de la dialectique hégélienne, Morin accepte le principe de faire communiquer des idées qui sont différentes ou à l’opposé l’une de l’autre. Cela dit, il s’en éloigne, car Morin ne cherche pas à établir une cohérence entre des logiques qui s’opposent en tentant de les dépasser, comme c’est le cas dans la dialectique, à travers un travail de synthèse. Au contraire, par la dialogique, Morin suggère qu’il est possible d’intégrer dans un même système des concepts, des idées ou des logiques qui s’opposent (ibid.). Le principe dialogique permet de « maintenir la dualité au sein de l’unité » (ibid. : 99). La dialogique se définit comme une

unité complexe entre deux logiques, entités ou instances complémentaires, concurrentes et antagonistes qui se nourrissent l’une de l’autre, se complètent, mais aussi s’opposent et se combattent. À distinguer de la dialectique hégélienne. Dans Hegel, les contradictions trouvent leur solution, se dépassent et se suppriment dans une unité supérieure. Dans la dialogique, les antagonismes demeurent et sont constitutifs des entités ou phénomènes complexes

Morin 2001 : 281

Pour Morin, les idées qui s’opposent ou qui entrent en contradiction n’ont pas besoin d’être dépassées, car elles sont vitales à la compréhension des phénomènes étudiés. Cela étant dit, nous n’avons pas l’ambition de Morin de relier les différentes disciplines et d’articuler « les points de vue disjoints » qui appartiennent aux différentes ramifications du savoir. Notre objectif est beaucoup plus modeste, mais il n’en constitue pas moins un pas dans la reconnaissance de la complexité des phénomènes sociaux auxquels nous sommes confrontée comme chercheure allochtone et dans l’intégration des savoirs autochtones au sein de notre discipline.

Les discours narratifs des autochtones et le discours interprétatif du chercheur allochtone sont, du point de vue de leur structure, antagonistes. En effet, chacun des discours procède de logiques différentes. Toutefois, ces deux types de discours s’alimentent l’un l’autre et se complètent. Les discours narratifs des participants relèvent du récit, d’une histoire racontée au « je » et révèlent des êtres individuels et singuliers dans leurs contextes et leurs temps. Ces histoires inédites nous invitent à entrer dans l’épaisseur de la vie quotidienne, dans la poésie du monde, alors que le discours interprétatif du chercheur relève d’une logique tout à fait différente, puisqu’il fait appel à la rationalité et a généralement tendance à éliminer ce qu’il y a d’individuel et de singulier pour ne retenir qu’une vue d’ensemble simplifiée des phénomènes à l’étude (Morin 2005). Derrière le discours du chercheur qui tente de réduire la réalité à partir de catégories d’analyse, il y cette réalité qui se vit au-delà des catégories. Cette vie nous est révélée par l’expérience partagée des participants. Ce monde que nous décrivons et qui est en soi une réduction du réel ne peut, comme le souligne Morin, prétendre à la Vérité simple (ibid.), car elle occulte la complexité des phénomènes sociaux.

En admettant ce principe dialogique, nous croyons qu’il est possible d’opérer un basculement épistémologique et de produire un système de connaissance que l’on pourrait qualifier de polyphonique, c’est-à-dire une connaissance qui, comme le propose Edward Saïd, permet une lecture en contrepoint[7]. À la fois mélomane, musicien et polyglotte, Saïd emprunte à l’univers musical cette idée de contrepoint pour soutenir l’idée qu’il est possible de « tenir ensemble sans jamais les fusionner, plusieurs identités, plusieurs récits et plusieurs voix comme autant de lignes mélodiques » (Zecchini 2010 : 6). À l’instar de Morin, Saïd s’oppose à une vision ghettoïsante des savoirs disciplinaires et se refuse à toute forme de spécialisation des « experts ». Il produira d’ailleurs une oeuvre qui ne cesse de « jouer en contrepoint », récits, paroles et histoires (ibid. : 3). Une telle lecture en contrepoint permet de pratiquer une brèche dans la manière de concevoir traditionnellement la production de la connaissance en ce qu’elle offre un savoir qui ne s’ampute pas du regard et de l’histoire de l’autre, mais surtout qui introduit la conscience de plusieurs mondes (Zecchini 2010). En d’autres mots, il y a lieu de penser la connaissance comme un espace partagé, qui transgresse les frontières établies, ouvert sur le dialogue plutôt que sur le monologue.

En somme, à l’instar de Saïd, nous croyons que les savoirs et les discours que nous produisons en tant que chercheure allochtone pour tenter de comprendre le monde autochtone ont une légitimité pourvu que nos discours résonnent avec ceux des autochtones et pourvu qu’ils puissent entrer en dialogue. Ainsi, la connaissance dont il est question ici n’aurait pas comme mission de dissiper l’apparente complexité des phénomènes sociaux, comme elle a eu généralement tendance à le faire (Morin 2005). Au contraire, elle aurait pour mission de lier ensemble des savoirs (autochtones et occidentaux) qu’il importe de distinguer, sans nécessairement les isoler. Cela suppose de développer « une pensée capable de traiter avec le réel, de dialoguer avec lui, de négocier avec lui » (ibid. : 10), bref, de s’exercer, comme dirait Morin, à la pensée complexe.

En résumé, nous proposons un modèle de recherche qui, tout en respectant les exigences d’investigation propre à la recherche qualitative et à la connaissance scientifique, n’ampute pas les savoirs et l’expertise développée par les autochtones. Il s’agit de modifier notre vision du monde en opérant une simple permutation, c’est-à-dire en mettant au centre ce qui était en périphérie (les savoirs propres aux sociétés autochtones), et en périphérie ce qui était au centre (les savoirs des sociétés occidentales) [ibid.] Cette permutation est possible pourvu que l’on puisse avoir accès à tous les discours produits par la recherche et que l’on reconnaisse que les discours produits par les autochtones reposent sur des systèmes de savoirs, dont les principes épistémologiques et ontologique sont certes différents, mais tout aussi pertinents et légitimes que le système de savoir dans lequel s’inscrit celui du chercheur. On comprendra que ce repositionnement nous empêche, comme chercheure, de nous ériger en détenteur de vérité, articulant une seule vision du monde à travers un seul type de discours totalisant (Zecchini 2010). Un tel repositionnement ouvre sur le monde en offrant une connaissance qui peut et doit être réfléchie et discutée.

Conclusion

Il existe plusieurs manières de faire de la recherche en contexte autochtone, même en travail social. Cela dit, la manière de faire de la recherche est d’abord influencée par notre propre contexte disciplinaire. En travail social, celui-ci est tout à fait particulier puisque nous avons, comme profession, contribué à créer les problèmes sociaux auxquels nous voulons maintenant apporter des solutions. Dans ce contexte, le champ des études autochtones demeure pour le travail social un lieu de possibilités et de défis pourvu qu’il soit investi avec humilité. Le travail social, plus que toute autre discipline, a un devoir de réparation à l’égard des peuples autochtones. Ainsi, la recherche doit être façonnée en collaboration avec eux et doit répondre aux besoins spécifiques et concrets des communautés concernées en respectant et en valorisant le plus possible leurs pratiques culturelles, leurs savoirs et leur vision du monde. Un tel ancrage nécessite de questionner autant ses postures théorique, méthodologique qu’épistémologique. Si nous souhaitons témoigner des transformations sociales, des dynamiques locales, voire des stratégies de résistance et d’affirmation identitaire qui sont en cours au sein des communautés, il importe de déplacer notre regard et de se munir d’outils théoriques capables de les appréhender et de révéler l’action réflexive des acteurs sociaux qui y participent. Il ne s’agit pas pour autant de nier le poids de l’histoire d’oppression et d’assimilation des peuples autochtones, mais il importe de reconnaître que les perspectives théoriques déterministes, héritières des théories du conflit, ont eu plutôt tendance à présenter les autochtones comme des acteurs passifs et victimes des politiques gouvernementales et ne se sont pas suffisamment intéressées « au rôle que les autochtones jouent dans la production de leur propre société » (Martin 2009 : 444).

Sur le plan méthodologique, nous avons fait le choix de l’approche biographique, principalement à cause du potentiel heuristique des récits. En effet, les récits sont des vecteurs de compréhension, de découvertes et d’interprétation du monde social qui nous entoure. Réservoirs d’expériences et de savoirs singuliers, ils peuvent être intégrés au processus de production de connaissance et ultimement offrir des avenues possibles pour le renouvellement de la pratique du travail social en contexte autochtone. Cela dit, les connaissances produites ne doivent pas gommer les différents points de vue, les différents discours qui émergent du processus de recherche. À cet égard, le modèle dialogique que nous avons proposé nous semble être une piste intéressante puisqu’il reconnaît la pertinence scientifique des récits et l’expertise des participants autochtones dans la production de la connaissance, qu’il admet que les savoirs produits par les récits relèvent de logiques et de conceptions du monde singulières et, enfin, qu’il met en dialogue et sur le même pied d’égalité les différents discours produits par la recherche.

Bref, il permet de produire une connaissance qui rime avec conscience, comme dirait Morin, et qui tente de développer des théories et des concepts qui se veulent descriptifs, plutôt que prescriptifs (Morin et Lemoigne 1991). Il s’agit d’une connaissance qui nous invite à découvrir le monde de la vie quotidienne, celui, peu familier, des sociétés autochtones. Nous sommes d’avis que les connaissances scientifiques doivent non seulement être utiles, elles doivent également contribuer à l’amélioration des relations humaines et, dans notre cas bien particulier, ouvrir le dialogue avec les groupes autochtones avec lesquels nous collaborons.