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On entend donner aux Indiens et aux Esquimaux la possibilité d’augmenter leur niveau de scolarité qui leur permettra de mieux comprendre leur culture et celle qui leur est proposée.

BAnQ 1971, 1er juillet

Les populations inuites de l’Arctique canadien ont toutes, à un moment ou un autre du xxe siècle, subi l’épreuve des pensionnats, écoles industrielles, internats ou foyers créés à leur intention par des congrégations religieuses ou par le gouvernement fédéral, l’administration des Territoires du Nord-Ouest et celle du Québec (Fondation autochtone de l’espoir 2009, 2013 ; Commission de vérité et réconciliation du Canada 2012 : 55-64). Cependant, elles n’ont pas toutes vécu des expériences similaires. Ce sont les Inuits du delta du Mackenzie (Inuvialuits) qui furent les premiers à aller l’école à la All Saints Anglican Mission fondée à Aklavik en 1919 (Anglican Church of Canada, s.d.) et à l’école catholique Marie-Immaculée créée dans la même communauté par les Soeurs grises en 1925 (BAC, 24 janvier 1933). Sur l’île de Baffin et sur la côte occidentale de la baie d’Hudson, les Inuits durent attendre le milieu du xxe siècle avant de vivre leurs premières expériences scolaires dans les écoles de jour et les pensionnats (Chesterfield Inlet, Churchill et Moose Factory).

Au Nunavik[1], l’apparition des écoles durant la période précédant la signature de la Convention de la BaieJames et du Nord québécois (CBJNQ), en 1975, est un phénomène unique au Canada. Avant 1949, le Fédéral et la province de Québec n’accordent aucune importance à l’éducation des Inuits du Nunavik. Pour cette raison, le territoire ne compte aucune école (sauf pour quelques initiatives missionnaires ponctuelles). Vingt-cinq ans plus tard, à la veille de la signature de la CBJNQ, tous les villages du Nunavik ont une école fédérale et une école provinciale. Certains ont même des foyers d’accueil et un d’entre eux possède une école professionnelle. Durant cette période, un système scolaire complet, celui de la Direction générale du Nouveau-Québec, sera même implanté, mais ensuite complètement délaissé. Malgré son originalité, l’histoire de l’implantation des écoles au Nunavik est mal connue. Pour cette raison, le premier objectif de cet article consistera à la documenter entre 1939, moment où la Cour suprême du Canada déclare dans la décision re: Eskimo que les Inuits sont sous la responsabilité du gouvernement fédéral qui a l’obligation légale de leur offrir des services, et 1976, moment de la signature de la CBJNQ qui crée officiellement la Commission scolaire Kativik qui prendra dorénavant en charge l’éducation des Inuits du Nunavik.

Le deuxième objectif de cet article consistera s’interroger sur les motivations et les intentions du gouvernement fédéral et de celui de la province de Québec pour « amener » l’éducation aux Inuits du Nunavik. Il faut en effet se demander pourquoi, soudainement, vers 1949, le gouvernement fédéral a voulu éduquer les Inuits et pourquoi le Québec a fait de même en 1963. On se demandera aussi s’il y avait des distinctions entre les deux systèmes et se demander pourquoi, s’il y en a.

Méthodologie et cadre théorique

Pour faire l’histoire de l’éducation au Nunavik, nous avons d’abord fait la revue des travaux déjà existants sur le sujet (livres, articles scientifiques, etc.). Cette recherche nous a permis de constater qu’il y avait très peu d’ouvrages scientifiques publiés sur l’histoire de l’éducation des Inuits du Nunavik, mis à part quelques mémoires de maîtrise sur les écoles fédérales (Callaghan 1992 ; Clemens 1984 ; Desrosiers 2006 ; Forgues 1987). Ensuite, nous avons constaté que ce qui existait ne touchait à peu près pas le système scolaire implanté par le Québec, sauf dans le mémoire de Callaghan et dans quelques pages d’un livre publié en 2002 (Vick-Westgate 2002 : 57-62). Puis, finalement, nous avons constaté que personne n’avait étudié les archives de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). Nous avons donc décidé de procéder à une recherche de données primaires à Bibliothèque et Archives Canada (BAC)[2], aux archives des Territoires du Nord-Ouest (ATNO) et à BAnQ. Nous y avons trouvé des mémorandums, des rapports, des articles de journaux et d’autres communications gouvernementales officielles. L’étude de ces documents nous a permis d’apporter une lumière nouvelle sur une partie de l’histoire très peu documentée, soit celle des modèles scolaires implantés par le gouvernement du Québec.

Pour comprendre et distinguer les motivations et intentions du Gouvernement fédéral et celles de la province de Québec, nous avons utilisé le concept de « colonialisme interne ». Le terme « colonialisme» réfère à l’extension de la souveraineté d’un État en dehors de sa sphère d’influence traditionnelle par l’exercice d’une domination politique, économique et sociale (McMichael 2012). Le colonialisme est « interne » lorsque cette extension survient à l’intérieur des frontières d’un État et qu’elle assujettit une population minoritaire. L’extension de l’État colonial, qui est généralement motivé par un désir de contrôler les ressources, est marquée par deux caractéristiques fondamentales : a) d’abord, l’État colonial doit marquer le territoire. Cela passe par la construction d’infrastructures et l’imposition d’un appareil administratif et législatif dont l’objectif est de reproduire un microcosme de la métropole en sol colonisé (Comaroff et Comaroff 1991). Parce qu’il reproduit le modèle de la métropole, chaque projet colonial possède des motivations et des intentions uniques. Ainsi, des projets coloniaux qui ont une forme identique (par exemple, la construction d’écoles au Nunavik par le gouvernement fédéral et par le gouvernement québécois) pourront opérer dans des logiques différentes et répondre à des motivations et à des intentions distinctes. b) Ensuite, l’État colonial doit « civiliser » les habitants dudit territoire de manière à ce qu’ils puissent participer à la société nouvelle. C’est ainsi que, souvent, une des premières tâches des administrations coloniales – c’est le cas du Canada et du Québec au Nunavik – est de bâtir des écoles pour éduquer les populations locales dans le but de faciliter leur intégration dans la société nouvelle (Widdowson et Howard 2013). Ce cadre théorique nous permet d’éclairer un pan peu connu des relations intergouvernementales entre le Québec et le Canada, alors que les deux niveaux de gouvernement décident d’investir des territoires qu’ils avaient jusqu’alors ignorés.

Historique de l’éducation au nunavik

Les écoles fédérales

Les premières écoles fédérales du Nunavik ont été établies à Kuujjuaq en 1949 et à Inukjuak en 1950 à la suite de la décision du ministère des Mines et des Ressources, alors responsable des affaires inuites, de créer un programme de construction d’écoles dans le Nord (Forgues 1987 : 59-60). Les professeurs qui y sont embauchés assument à la fois le rôle d’enseignant et celui de Northern Service Officer (NSO), fonctionnaire dont le rôle est d’administrer les programmes fédéraux dans les communautés nordiques. Entre 1949 et 1957, ces deux écoles accueillent 445 élèves. Chacune comprend une petite salle de classe avec 24 pupitres, une cuisinette, une bibliothèque, un atelier, deux salles d’eau et une génératrice (Hinds 1959 ; Forgues 1987). Ces écoles de jour accueillent des élèves de 6 à 16 ans qui retournent chez eux à la fin de la journée de classe. À la même époque, les enfants des sept familles inuites qui habitent Chisasibi, en territoire cri, vont au pensionnat anglican de la communauté (pour un témoignage sur ce pensionnat, voir Fondation autochtone de l’espoir 2009 : 159-170). Le pensionnat catholique de la même communauté accueille aussi des élèves inuits, bien que ceux-ci soient tous de confession anglicane (Morantz 2010 : 87-88). Au Nunavik, entre 1949 et 1957, de 20 à 79 élèves vont à l’école chaque année.

Entre 1948 et 1955, aucune autre école fédérale n’est cependant construite au Nunavik. Il faudra attendre 1955 et l’adoption par Jean Lesage d’une politique d’éducation à l’intention des Inuits pour que le programme de construction d’écoles soit relancé. En s’appuyant sur les rapports produits par Moore (1944), Lamberton (1948) et Low (1951), Lesage lance alors une politique d’éducation dont l’objectif principal est d’offrir, pour tous les Inuits, une éducation universelle gratuite, en anglais, et conforme aux programmes offerts dans le sud du pays (Diubaldo 1985). L’objectif de cette nouvelle politique fédérale est de faire des Inuits des citoyens en mesure de contribuer à l’économie du pays (King 1998 : 42). Craignant que les Inuits deviennent dépendants de l’État, le gouvernement vise la mise en place d’un système d’éducation qui permettra aux jeunes de développer leurs compétences (Commission de vérité et réconciliation du Canada 2012 : 59-60). Le programme reprend en toutes lignes ceux du sud du Canada et interdit l’utilisation de l’inuktitut (Callaghan 1992 : 75).

Après à l’adoption de ce programme, de nouvelles écoles sont construites à Salluit et à Kuujjuarapik en 1957, à Puvirnituq en 1958, à Quaqtaq, Kangirsuk, Kangiqsujuaq et Ivujivik en 1960 et, enfin, à Kangiqsualujjuaq en 1962. Le nombre d’élèves du Nunavik passe donc de 229 en 1956 à 700 en 1963 (voir tab.). Le phénomène est d’ailleurs observable partout dans l’Arctique oriental canadien, pas uniquement au Québec. Entre 1951 et 1961, le nombre d’élèves inuits au Canada passe de 245 à 2600. Le pourcentage de jeunes Inuits qui étudient augmente également : si seulement 10 % d’entre eux vont à l’école en 1951, c’est 63 % qui y vont dix ans plus tard (Jenness 1964 : 130). En 1966, on compte soixante et une écoles dans tout l’Arctique ; 3300 Inuits y étudient, ce qui représente 79 % des Inuits en âge d’aller à l’école.

À partir de 1960, le gouvernement décide de bâtir des maisons d’accueil près de certaines écoles pour accommoder les familles dont les parents tiennent à demeurer sur le territoire durant l’hiver. Des maisons d’accueil sont construites à Kangirsuk en 1960[3], Puvirnituq en 1961 et Kuujjuarapik en 1962. Ces foyers, qui pouvaient compter une quinzaine de lits, accueillaient généralement des enfants dont les parents retournaient sur le territoire (King 1998 : 11). Ils étaient supervisés par des mères de résidence (hostels mothers) qui pouvaient être apparentées aux enfants et dont le rôle était de les surveiller et de s’occuper d’eux (King 1998 : 68 ; Commission de vérité et réconciliation du Canada 2012 : 61). Les enfants qui ont habité dans ces foyers – il y en avait par exemple trois à Kuujjuarapik (Desrosiers 2006 : 104-105) – sont probablement ceux dont l’expérience ressemblait le plus à celle vécue par les Inuits d’autres régions arctiques qui sont demeurés dans les pensionnats. En effet, la vie dans ces foyers était souvent dure, et certains racontent aujourd’hui que les mères de résidence ne s’occupaient pas toujours adéquatement des enfants qui y résidaient (Niavixie, citée dans Fondation autochtone de l’espoir 2009 : 117-118). Fait intéressant, malgré tous les efforts qu’il déploie dans la construction d’écoles primaires, le gouvernement fédéral ne construit pas d’écoles secondaires sur le territoire du Nunavik. Les Inuits désireux de poursuivre des études secondaires doivent donc s’exiler au Churchill Vocational Centre, une école qui accueille des Inuits de tout l’Arctique de l’Est, ou encore au Manitoba ou à Ottawa (BAnQ, 3 juillet 1969).

Les enseignants qui travaillent dans les écoles fédérales proviennent majoritairement du sud du Canada, ou de l’Angleterre ou de l’Écosse. Ils connaissent mal, sinon pas du tout, la culture des Inuits à qui ils enseignent (Forgues 1987 : 55). En 1956, seules les écoles de Kuujjuaq et d’Inukjuak sont ouvertes, et l’on ne retrouve que deux enseignants dans tout le nord du Québec. Leur nombre augmente à trois en 1957 avec l’ouverture de l’école de Salluit, puis à 8 en 1958 et 1959, et à 30 en 1960 (King 2006 : 14). Heureusement, ces enseignants ne travaillent pas seuls ; ils sont assistés par des Inuits. En 1956, le gouvernement fédéral décide même de mettre en place un projet dont l’objectif est de former des assistants inuits. Trente-sept sont formés entre 1958 et 1968. Ce projet permet aux enseignants d’avoir accès à un traducteur et aux enfants d’avoir une figure inuite positive dans la classe. Par contre, il faudra attendre 1973 pour que ces assistants puissent enseigner l’inuktitut dans les écoles fédérales du Nunavik.

Les écoles fédérales au Nunavik, 1949-1968

Les écoles fédérales au Nunavik, 1949-1968
Tiré de Forgues 1987 : 132 et de King 2006

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Les écoles de la Direction générale du Nouveau-Québec

La mise en place des écoles provinciales du Nunavik se fait dans le contexte de l’arrivée de l’administration québécoise dans les affaires des Inuits dans les années 1960. Jean Lesage, qui revient d’Ottawa après avoir été ministre du Nord canadien et des Ressources nationales, est élu premier ministre de la province en juillet 1960. Son objectif est de réformer le Québec. Il tient aussi à développer et contrôler les ressources du Nunavik et à affirmer sa souveraineté sur ce territoire et ses habitants.

Dès 1961, Québec et Ottawa s’entendent pour que la police provinciale remplace la GRC dans deux localités du Nunavik, nommément Kuujjuaq et Kuujjuarapik. La même année, le gouvernement du Québec crée la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (CREEPQ), présidée par Mgr Alphonse-Marie Parent. Le rapport Parent, qui se penche, entre autres, sur l’éducation des Inuits, fait quelques recommandations : il faut enseigner aux Inuits dans leur langue maternelle de la maternelle à la deuxième année ; il faut ensuite que les parents aient le choix d’envoyer leurs enfants à l’école francophone ou anglophone (CREEPQ 1966 : 147). Ce rapport recommande aussi que les enseignants soient formés à travailler avec les Inuits et que l’éducation de ces derniers « soit conçue et organisée à la lumière d’une politique générale définissant [leur] orientation culturelle globale » (ibid. : 151).

Le rapport Parent reflète les préoccupations de plusieurs fonctionnaires provinciaux. De nombreuses voix s’élèvent en effet pour critiquer les écoles fédérales qui n’offrent pas un enseignement adapté aux réalités inuites. C’est le cas de Michel Brochu, qui affirme ceci :

[…] en violation du droit naturel des Esquimaux à être instruits dans leur langue, l’enseignement donné dans ces écoles fédérales nouvellement établies, l’est, et ce, dès le premier jour, en anglais seulement, à l’exclusion de toute explication en esquimau et de toute notion de langue esquimaude

1962 : 46

Selon lui, ce système « conduit, au sens littéral du mot, non seulement au déracinement, mais à un véritable génocide des Esquimaux du Nouveau-Québec » (1962 : 46). Brochu soutient que « [l]a seule façon de mettre fin à ce système d’écoles qui viole ouvertement le droit naturel et fondamental des Esquimaux […] est que le Québec prenne complètement et totalement en main le système d’instruction des Esquimaux » (1962 : 51).

Le 8 avril 1963, Québec crée la Direction générale du Nouveau-Québec (DGNQ) sous la responsabilité d’Éric Gourdeau, fonctionnaire au ministère des Richesses naturelles (MRN) dirigé par René Lévesque. La DGNQ a pour objectif de coordonner l’administration québécoise du Nunavik. C’est donc d’elle que relève l’éducation des Inuits, non du ministère de l’Éducation. En mai 1963, Québec suggère à Ottawa la formation d’un comité mixte appelé à coordonner les efforts des deux gouvernements pour éviter les dédoublements dans les services offerts aux Inuits et négocier le transfert des programmes fédéraux à la province (BAnQ, 27 juin 1963). En janvier 1964, Québec parvient à un accord de principe qui prévoit le transfert complet de l’éducation des Inuits à la province pour plus tard cette année-là (ATNO, 16 février 1970 ; BAC, 19 mai 1964). Cependant, cet accord demeurera sans effet et le transfert des compétences en éducation n’aura pas lieu comme prévu (BAnQ, 20 octobre 1966). Il faut dire que ce transfert n’était qu’un élément parmi plusieurs autres revendiqués par le Québec qui cherchait à acquérir plus de responsabilités. Selon Thompson, cet accord a échoué en grande partie parce que le ministre des Richesses naturelles du Québec, René Lévesque, et le ministre du Nord canadien et des Ressources nationales, Arthur Laing, ne s’entendaient pas. Lors de la conférence fédérale-provinciale du 19 juillet 1965, les deux ne se parlèrent même pas. Selon lui, « [c]ette situation aboutit à un fâcheux résultat : la cession à Québec de la responsabilité des affaires touchant aux Eskimos [Inuits], acceptée en principe depuis 1963, ne se matérialisa jamais » (Thompson 1984 : 493).

La DGNQ décide alors de s’imposer coûte que coûte et d’occuper « l’étroite marge qu’il lui restait pour exercer une action éducative » (BAnQ, s.d.) en créant deux premières classes de maternelles, service non offert dans les écoles fédérales, à Kangiqsujuaq et à Kuujjuaq à partir de septembre 1963. Une troisième maternelle ouvre à Puvirnituq en 1964, suivie d’autres à Chisasibi, Kuujjuarapik et Inukjuak en 1965-1966, puis à Quaqtaq en 1967 (Dorais 1997 : 39). À partir de septembre 1965, le DGNQ assume également l’enseignement de la première année à Kangiqsujuaq et à Kuujjuaq avec l’accord du ministère du Nord canadien. En septembre 1966, une classe de première année est créée à Ivujivik. La même année, des classes de deuxième année sont offertes à Kangiqsujuaq et Kuujjuaq (BAnQ, 20 octobre 1966).

Ce système n’étant pas lié au ministère de l’Éducation du Québec (MEQ), la DGNQ a beau jeu de développer ses propres orientations et programmes scolaires. Ainsi, ses fonctionnaires mettent sur pied un système scolaire complet qui s’appuie sur trois principes : (a) l’élève ne doit pas être coupé de son milieu. Cela implique qu’il doit pouvoir suivre un enseignement dans sa langue et dans une école située près de chez lui ; (b) l’enseignement doit favoriser l’apprentissage de métiers utiles dans le Nord ; et (c) la formation d’enseignants inuits doit y être privilégiée (BAnQ, 20 octobre 1966). Cet enseignement doit se faire dans le cadre d’un programme régulier de dix ans, réparti sur trois cycles : le premier cycle est composé des enfants de maternelle et de première et deuxième années ; on leur enseigne, en langue inuite, les bases des connaissances (mathématiques, langues, géographies, etc.). Au deuxième cycle, les élèves de la troisième à la sixième année apprennent l’usage d’une seconde langue, l’anglais ou le français, et poursuivent leur apprentissage des matières de base. Au troisième cycle, de la septième à la neuvième année, les élèves continuent leur apprentissage de ces matières, mais les jeunes filles reçoivent aussi des cours d’économie domestique et les jeunes garçons des cours de mécanique, de menuiserie ou d’électricité. Ce troisième cycle est enseigné dans une école créée à cette fin à Kuujjuarapik et ouverte le 15 mai 1966[4]. Cette école, d’où les élèves ne reviennent qu’à Noël et durant les vacances d’été, offre des cours à options, pour les jeunes de 16 à 18 ans, en menuiserie, mécanique ou électricité, un cours de récupération pour les étudiants de 19 à 35 ans, de même qu’un cours pour les jeunes filles de 16 ans et plus (BAnQ, janvier 1968).

Cependant, en 1969, l’ambitieux programme de la DGNQ n’est toujours pas totalement en place. En effet, on retrouve alors au Nunavik des écoles fédérales qui enseignent de la 1re à la 7e année, ainsi que des écoles de la DGNQ qui enseignent, de la maternelle à la 4e année, un programme expérimental en langue inuite. Le nombre total d’élèves inuits dans les deux systèmes à cette époque s’élève à 934 (BAnQ, 3 juillet 1969).

La Commission scolaire du Nouveau-Québec

En juillet 1968, l’Assemblée législative du Québec entérine la Loi 67 qui crée la Commission scolaire du Nouveau-Québec (CSNQ). En théorie, cette loi aurait dû signifier le transfert des écoles fédérales et des écoles provinciales de la DGNQ au ministère de l’Éducation du Québec dès l’année scolaire 1968-1969. Cependant, ce n’est pas le cas. C’est seulement en avril 1970 que l’on nomme Jean Durand comme premier administrateur de la CSNQ. Cette nomination survient dans la foulée de la Commission Neville-Robitaille mise sur pied par Ottawa et Québec et dont le mandat est d’interroger les Inuits sur le transfert des pouvoirs du fédéral vers le provincial (Clemens 1984 : 62 ; Therrien 1979). C’est lors de cette commission que les Inuits se prononcent en faveur des institutions fédérales au détriment de celles de la province (Therrien 1979 ; Rodon 2011 : 139). Le Québec se voit donc forcé d’agir et de mettre en branle son projet de Commission scolaire pour convaincre les Inuits de la viabilité de son modèle. Cependant, tout est à faire. En 1970, la CSNQ ne compte aucun élève ni professeur et a la lourde tâche d’unifier le système scolaire primaire, de généraliser l’enseignement secondaire et de développer l’éducation aux adultes (BAnQ, 23 avril 1970).

C’est le 1er juillet 1971 que la CSNQ commence officiellement ses activités avec la construction de quatre écoles situées à Inukjuak (six classes), à Ivujivik (deux classes), ainsi qu’à Quaqtaq et à Tasiujaq (trois classes chacune) [BAnQ, 22 octobre 1971a] au coût total de 1 311 480 $ (BAnQ, 22 octobre 1971b). La CSNQ compte sur 27 enseignants inuits « dont la présence favorise une compréhension plus grande vis-à-vis des enfants esquimaux » (BAnQ, 22 octobre 1971a). Dès le départ, l’objectif est clair : l’éducation doit leur donner la possibilité d’augmenter leur niveau de scolarité et leur permettre de mieux comprendre leur culture et celle qui leur est proposée (BAnQ, 1er juillet 1971).

La CSNQ doit aussi négocier le transfert des écoles de la DGNQ dans son giron, ce qui ne se fait pas sans heurts. En effet, malgré la création de la commission scolaire en 1968, la DGNQ avait poursuivi ses activités normalement et ouvert des classes dans cinq de ses écoles en plus de construire une école à Tasiujaq en 1971. À ce moment, la DGNQ employait 70 professeurs non inuits et 32 inuits. La DGNQ continuait son travail de formation et avait organisé un programme de perfectionnement de quinze semaines pour les professeurs inuits (BAnQ, 17 novembre 1971). Ce n’est qu’en décembre 1971 que le MRN et le MEQ s’entendent pour que la DGNQ cède ses écoles à la CSNQ, qui acquiert dès le 14 décembre les écoles de Kuujjuaq, Chisasibi, Kangirsuk et Salluit pour la somme symbolique de 1 $. Une entente de principe intervient également entre les deux ministères pour que toutes les écoles de la DGNQ soient cédées à la CSNQ le plus rapidement possible (BAnQ, 14 décembre 1971).

Lors des discussions qui mènent au transfert, le MRNQ exige que les trois principes développés par la DGNQ soient respectés par le MEQ. Ainsi, les écoles de la CSNQ doivent poursuivre l’enseignement aux jeunes Inuits en inuktitut durant les trois premières années du primaire. À partir de la troisième année, les parents peuvent choisir l’enseignement en français ou en anglais pour leurs enfants. Dès septembre 1971, la CSNQ développe à l’école de Puvirnituq un cours de sciences humaines ciblé pour les Inuits, qui doit être généralisé à l’ensemble des écoles l’année suivante. Une école secondaire de 500 étudiants est également prévue dans la même communauté (BAnQ février 1972). La CSNQ crée aussi des comités de parents, reconnaît officiellement le statut d’enseignant des Inuits, embauche des conseillers pédagogiques et développe l’éducation aux adultes qui assure, en 1972, un enseignement à près de 700 adultes dans des sujets aussi diversifiés que l’anglais, le français, la cuisine ou encore la mécanique (BAnQ, 8 juin 1972).

Malgré ces initiatives et son désir de modeler l’école aux besoins et aux réalités des Inuits, le bilan de la CSNQ demeure mitigé. D’abord, l’intégration des écoles fédérales à la CSNQ ne se concrétisera jamais. En effet, il faudra attendre la signature de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) et la création de la Commission scolaire Kativik (CSK) pour que les deux systèmes soient enfin intégrés (Callaghan 1992 : 146). Pourtant, dès la fin des années 1960, des négociations pour l’intégration des deux systèmes avaient déjà lieu. En septembre 1971, le MEQ et le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (MAINC) avaient même créé un comité mixte pour coordonner les activités d’organisation de l’éducation sur l’ensemble du territoire québécois (BAnQ, 8 juin 1972). Cependant, le Québec exigeait que le transfert soit effectué sans consultation, ce que refusait le fédéral qui voulait continuer d’offrir des services tant et aussi longtemps que le réclameraient les Inuits (Callaghan 1992 : 120).

Les écoles de la CSNQ peinent aussi à attirer les élèves. En 1971-1972, les écoles fédérales ont 966 inscriptions, contre 180 pour les écoles provinciales (Clemens 1984 : 120). En 1974-1975, les écoles fédérales comptent 1080 étudiants, et les écoles provinciales 296 (Callaghan 1992 : 125, 128-129). Selon Gilles Robichaud, président de l’Association des enseignants du Nunavik, cette situation s’explique, entre autres raisons, par le fait que l’école québécoise est perçue comme étant moins importante par les Inuits, qui l’associent à l’Église catholique (BAnQ, 10 janvier 1973). Les enseignants et les représentants des comités de parents de la CSNQ affirment aussi que malgré ses bonnes intentions, la Commission ignore les réalités inuites. Ils l’accusent d’avoir « imposé dans ses écoles un système copié sur le système scolaire du Sud, c’est-à-dire sans références aux spécificités esquimaudes » et recommandent que « les programmes soient organisés par les gens du Nord » et que les maîtres inuits soient formés adéquatement (BAnQ, 25 mars 1972). Pour favoriser une prise de décision locale, ils exigent une décentralisation de la commission, dont le siège social est à Québec.

En 1973, la Corporation des enseignants du Québec (CEQ) exige même la mise en tutelle de la CSNQ. La CEQ déplore l’incompétence de l’administration de la commission, le manque de matériel didactique, l’absence d’une formation de maîtres inuits (une initiative qui existe au fédéral et qui existait du temps de la DGNQ), l’inadéquation entre la pédagogie en usage dans les écoles et les réalités vécues par les Inuits, le manque d’attention aux plaintes des parents ainsi que la détérioration des relations de travail avec les enseignants. La CEQ réclame même la tête de Jean Durand. En fait, selon la CEQ, n’eût été l’enseignement des trois premières années du primaire en inuktitut, le bilan de la CSNQ serait catastrophique (BAnQ, 10 janvier 1973). En réponse à certaines de ces critiques, la CSNQ établit les fondements du programme de Formation des enseignants inuits et offre, sous les auspices de l’Université McGill, les premiers cours officiels à Kuujjuaq en 1975 (Callaghan 1992).

Malgré ce bilan en demi-teinte, la CSNQ (et la DGNQ avant elle) propose certaines innovations qui auront même une influence sur le système des écoles fédérales. En effet, à partir de 1973, l’enseignement en inuktitut sera introduit pour les trois premières années du primaire (ibid.). L’héritage de la CSNQ et de la DGNQ marque aussi la CSK, qui verra le jour après à la signature de la CBJNQ. Lorsque la CSK parvient finalement à fusionner les deux systèmes, ce qu’elle accomplit en 1978-1979 (Groupe de travail sur l’éducation au Nunavik 1992), elle intègre des initiatives d’abord développées par la DGNQ, puis par la CSNQ. Ainsi, l’enseignement se fait en inuktitut jusqu’à la 3e année du primaire, et les parents ont ensuite le choix de faire éduquer leurs enfants en anglais ou en français. La CSK a aussi intégré les comités de parents, confirmé le statut d’enseignant des Inuits et engagé des conseillers pédagogiques. Finalement, la CSK poursuit le partenariat avec l’Université McGill développé par la CSNQ pour la formation de ses maîtres[5]. Encore aujourd’hui, la CSK assure l’éducation des Inuits du Nunavik, tant au niveau primaire que secondaire et postsecondaire.

Discussion

Renversement des politiques publiques : les écoles fédérales au Nunavik

L’historique de l’établissement des écoles au Nunavik nous amène à réfléchir aux facteurs qui ont motivé les actions d’Ottawa. Pour bien les comprendre, il faut savoir que l’implantation des écoles fédérales au Nunavik survient dans un contexte de renversement des politiques publiques à l’égard des Inuits. Avant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement canadien s’intéresse très peu aux affaires de l’Arctique et pas du tout à celles des Inuits (Zaslow 1988). Même la décision Re Eskimo rendue par la Cour suprême du Canada en 1939, qui force celui-ci à leur offrir des services, ne l’encourage pas à remplir ses obligations fiduciaires à leur égard et à s’immiscer dans les affaires de l’Arctique. On considérait que les Inuits étaient mieux laissés à eux-mêmes, car on ne voulait pas qu’ils deviennent dépendants des subsides de l’État. Avant 1955, toutes les politiques du gouvernement visent à dégager l’État de ses responsabilités tout en encourageant l’indépendance des Inuits. À Ottawa, on se demande

pourquoi le gouvernement dépenserait de l’argent public afin de doter la région d’écoles primaires bien équipées pour donner aux enfants des trappeurs esquimaux la même éducation qu’aux enfants blancs, alors que ces enfants esquimaux deviendront eux-mêmes trappeurs

Jenness 1964 : 43

Ce sont donc les missionnaires catholiques et anglicans qui se chargent, même après la décision de 1939, d’assurer une éducation de base dans certaines missions (Forgues 1987 : 32-52). Cette éducation n’aborde que certaines matières comme l’arithmétique, l’anglais, la religion (Steinmann 1977 : 172) et l’hygiène (Marsh 1964 : 431).

Le désintérêt du gouvernement canadien à l’égard de l’Arctique est si profond que, lorsqu’il accorde à l’Armée de l’air américaine (USAF) la permission de construire des aérodromes dans l’Arctique pour faciliter le transport de matériel militaire vers l’Europe durant la Seconde Guerre mondiale, il n’a aucune idée de la localisation de ceux-ci (Gagnon et al. 2002). Pourtant, la présence de l’USAF jouera un rôle crucial dans la décision du gouvernement fédéral de revoir ses politiques à l’égard des Inuits. En effet, l’USAF n’hésite pas à critiquer le gouvernement qu’il accuse de ne pas donner de soins aux Inuits (Diubaldo 1985 : 76-79 ; 90). La Gendarmerie royale du Canada (GRC) s’inquiète aussi du traitement réservé aux Inuits. En 1951, l’officier responsable de la Division de l’Arctique souligne que les Inuits du Nunavik manquent de nourriture, que leurs habitations sont de mauvaise qualité et qu’ils ont de nombreux problèmes de santé. Il impute cet état de fait à la mauvaise gestion gouvernementale qui laisse toute la place aux missionnaires et aux administrateurs de la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) [ATNO, 30 octobre 1951]. Le milieu des années 1950 voit également le prix des fourrures de renard arctique, qui était leur source de revenus la plus importante, chuter de 30 $ à 5 $ l’unité. En plus, le caribou disparaît subitement du Nunavik au même moment. Les Inuits se retrouvent donc presque du jour au lendemain dénués de moyens de subsistance.

Ces circonstances forcent le gouvernement canadien à revoir sa politique de laisser-aller ; dès 1954, il reconnaît qu’elle ne permet plus aux Inuits d’être indépendants (ATNO, 1954). Cependant, il ne sait pas quoi faire. Au départ, il propose une politique ambiguë où les Inuits qui vivent toujours sur le territoire sont encouragés à poursuivre la chasse (on propose même de leur offrir de l’équipement et de les déplacer vers des territoires plus giboyeux), alors que ceux qui sont déjà établis près des infrastructures occidentales (bases militaires, missions, comptoirs de la Compagnie de la Baie d’Hudson, etc.) sont incités à trouver de l’emploi et à envoyer leurs enfants à l’école (ibid. : 8-9). Rapidement cependant, le gouvernement fédéral réalise qu’il n’est plus réaliste ni souhaitable d’empêcher les Inuits de venir vivre près des postes de la Compagnie de la Baie d’Hudson, des stations de radar, des missions et des autres infrastructures occidentales dans l’Arctique. Pour informer sa réflexion, le gouvernement fédéral met sur pied le Northern Co-ordination and Research Centre, une petite organisation qui commande des rapports à des spécialistes universitaires (ATNO, 1958). Ce centre sera à l’origine d’une multitude de recherches effectuées dans l’Arctique à partir de 1958, qui permettront au gouvernement canadien de se familiariser avec les Inuits canadiens et de développer un ensemble de programmes et de politiques pouvant mieux refléter leurs intérêts et leurs besoins.

C’est alors qu’il y a renversement de politique et qu’il y a extension de l’État colonial canadien à l’intérieur des frontières du Nunavik : les fonctionnaires fédéraux, qui hésitaient jusque-là à administrer les Inuits, développent alors des programmes et des infrastructures qui visent explicitement à faire entrer les Inuits dans la société canadienne (Diubaldo 1985 ; Jenness 1964 ; Damas 2002 ; Zaslow 1988). Pour Jean Lesage, qui est alors ministre fédéral libéral du Nord canadien, le gouvernement canadien a une obligation morale d’accompagner les Inuits à participer à la société nouvelle (Lesage 1955 : 4). Cet accompagnement passe principalement par l’imposition de programmes et d’infrastructures en santé, en habitation et en éducation. La mise en place de ces programmes et de ces infrastructures est supervisée par le NSO. Pour appuyer ses prétentions, le gouvernement investit les sommes nécessaires : entre 1955 et 1960, le budget consacré aux affaires arctiques passe de quatre millions à près de 40 millions de dollars (Cook 1989). C’est dans ce contexte que les premières écoles fédérales sont établies au Nunavik.

Le modèle éducatif imposé aux Inuits du Nunavik par le gouvernement canadien s’inspire du modèle développé pour les Premières Nations dans la première moitié du xxe siècle. Jusqu’aux années 1950, il avait laissé l’éducation des Premières Nations et des Inuits entre les mains de communautés religieuses (Oblats, Anglicans, Soeurs grises, etc.) qui s’étaient chargées de les civiliser et de les christianiser dans des pensionnats où les élèves passaient des mois entiers loin des leurs. L’objectif de ces écoles était de tuer l’Indien (et l’Inuit) au coeur des individus en apprenant aux enfants les manières d’être canadiennes et dans la langue anglaise (Fondation autochtone de l’espoir 2009 et 2013 ; Commission de vérité et réconciliation du Canada 2015). Cependant, au milieu du xxe siècle, le gouvernement fédéral reprend l’éducation des Premières Nations et des Inuits des mains des communautés religieuses et décide de créer des écoles de jour dans toutes les réserves du pays. L’objectif des écoles fédérales est différent de celui des pensionnats. En effet, elles s’inscrivent dans le changement de politique décrit plus haut et elles visent à intégrer les Premières Nations et les Inuits à la société canadienne en leur faisant profiter des bienfaits de cette dernière (Widdowson et Howard 2013 ; Irwin 1989 ; Desrosiers 2006). Dans ce modèle, qui est imposé au Nunavik à partir des années 1950, les Inuits sont considérés comme un capital (asset) qui appartient à la société canadienne (Damas 2002 : 47). L’éducation doit pouvoir transformer leur talent en source de revenus qui leur permettra d’améliorer leur condition de vie tout en leur évitant de devenir un fardeau pour les citoyens canadiens (King 1998 : 42 ; ATNO, s.d). C’est ainsi que l’enseignement y est fait en anglais et que l’accent est mis sur la formation professionnelle dans le but de former d’éventuels employés aptes à occuper les emplois liés au développement du territoire (Kennedy Dalseg 2015). En fait, l’objectif du gouvernement canadien est relativement simple : l’éducation doit faciliter l’entrée des Inuits dans le monde moderne et en faire des citoyens comme tous les autres. On croit que ce monde moderne leur permettra de vivre une vie meilleure, car ils auront les mêmes chances que tous les citoyens canadiens et n’auront plus à poursuivre un mode de vie axé sur la chasse et la traite si tel est leur désir (Lesage 1955 ; Robertson 2000).

L’éducation des Inuits du Nunavik pour Québec

L’extension de l’État québécois aux frontières du Nunavik relève aussi du désir de la province de prendre le contrôle de la région et d’en faire une zone d’influence provinciale. Elle s’inscrit clairement dans le cadre de la Révolution tranquille (Bélanger et al. 2000) caractérisée par la sécularisation de l’État, mais surtout par l’adoption de l’État-providence, un État dont l’objectif est d’assurer aux citoyens une série de fonctions sociales, dont les principaux sont la santé et l’éducation. Cette révolution s’enclenche au moment de l’élection de Jean Lesage à la tête de la province à l’été 1960, le même été qui avait largement contribué au changement de politique du gouvernement fédéral à l’égard des Inuits. Pour Lesage, il est primordial que le Québec jouisse d’une influence à l’intérieur de son propre territoire. Pour lui, le gouvernement québécois doit donc étendre ses services à l’ensemble de son territoire pour affirmer son emprise et son intégrité territoriale. C’est donc sous son impulsion que se produit l’extension de l’État québécois aux frontières du Nunavik.

Sans doute influencé par Lesage, le modèle éducatif imposé aux Inuits du Nunavik par le gouvernement québécois reprend certains des thèmes chers au gouvernement fédéral. Son objectif principal, la citation en exergue le montre bien, est aussi de proposer aux Inuits une vie meilleure en forçant leur adaptation aux réalités modernes nouvelles. Néanmoins, il diffère aussi du modèle fédéral. Deux raisons expliquent les divergences entre les deux modèles : d’abord, Ottawa et Québec sont en compétition sur l’offre de service aux populations inuites. Québec, qui a une décennie de retard, doit impérativement se distinguer, ce qu’il fait en créant des écoles distinctes des écoles fédérales. Il doit aussi prendre l’espace inoccupé par le fédéral. C’est pourquoi, par exemple, les premières écoles ouvertes par le gouvernement québécois sont des maternelles, un service inexistant au fédéral, et qu’elles sont en langue inuite. Ensuite, le modèle d’école imposé au Nunavik s’inspire des principes prônés par la Révolution tranquille, laquelle est marquée, entre autres, par le désir des Québécois de s’émanciper de l’emprise du clergé catholique, par celui de prendre le contrôle du territoire et par une forte affirmation culturelle et linguistique (Godin 1991). Une des manifestations de la Révolution tranquille est la prise en charge de l’éducation par les pouvoirs publics. L’éducation, qui est perçue comme véhicule de l’affirmation culturelle et linguistique, cesse d’être le privilège de quelques-uns pour devenir un droit universel (CREEPQ 1966). Dans ce contexte, l’éducation n’est pas uniquement perçue comme un moyen d’obtenir une formation qui mène au marché du travail, mais comme un véhicule pour l’affirmation identitaire, culturelle et linguistique. C’est dans ce contexte que tout le système scolaire québécois est réformé et que le ministère de l’Éducation voit le jour (Dufour 1997). Cela explique pourquoi les écoles crées par le Québec au Nunavik mettent l’accent sur la culture et la langue inuites. De monseigneur Parent à René Lévesque en passant par Michel Brochu, tous s’entendent pour dire que les Inuits doivent avoir la possibilité de se servir de l’école pour affirmer leur identité, leur culture et leur langue dans le contexte de la société québécoise, à laquelle ils devront aussi s’intégrer. C’est donc la raison pour laquelle les modèles québécois laissent une large place, entre autres, à l’inuktitut, et aux parents et aux enseignants inuits. C’est aussi dans ce contexte que l’on doit comprendre le désir du gouvernement québécois de donner la possibilité aux Inuits d’augmenter leur niveau de scolarité et de leur permettre de mieux comprendre leur culture et celle qui leur est proposée. En effet, elle présente cette intention de manière tout à fait claire et précise : pour le gouvernement québécois, l’augmentation du niveau de scolarité aidera les Inuits à comprendre leur propre culture ainsi que celle des Québécois, non pas uniquement à atteindre le marché du travail.

Conclusion

Dans ce texte, nous avons identifié deux aspects qui caractérisent l’éducation des Inuits du Nunavik. D’abord, son implantation survient au moment d’un changement de politique qui a amené les gouvernements d’Ottawa et de Québec à vouloir administrer les Inuits du Nunavik. Puis, nous avons souligné que les modèles éducatifs imposés par Ottawa et Québec étaient distincts, le premier mettant l’accent sur la formation de citoyens aptes à percer le marché du travail, le second mettant plutôt l’accent sur l’affirmation culturelle et linguistique des Inuits. Ce que nous n’avons pas présenté, ce sont les impacts de l’imposition de l’école en général, et de ces modèles éducatifs en particulier, sur les Inuits du Nunavik. Bien que les Inuits aient témoigné de leurs expériences dans le cadre de la Sous-commission des Inuits de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (Commission de vérité et réconciliation du Canada 2015), il serait important dans le futur de porter une attention particulière à ce qu’ils ont dit pour comprendre comment ils ont vécu ces systèmes éducatifs concurrents. L’histoire présentée dans ce texte ne représente donc que l’étape initiale d’un processus de recherche plus long qui doit maintenant inclure la voix de ceux qui n’ont pas été entendus ici.