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Jusque dans les années 1950, le mode de vie des Inuits a été celui du nomadisme et d’un dualisme saisonnier impliquant à la fois un changement d’habitation et d’organisation sociale (Mauss 1906). Jadis décrit par Marcel Mauss et Henri Beuchat (1906), ce mode de vie a été bouleversé par le processus de sédentarisation qui a démarré avec l’ouverture des stations baleinières et des postes de traite, pour s’accélérer considérablement dans les années 1950 (Damas 2002). Cette sédentarisation a été largement encouragée, et parfois même forcée (Marcus 1992, 1995 ; Tester et Kulchyski 1994 ; Laugrand et al. 2010 ; Laugrand et al. 2011). Pour les administrations du Nord, elle s’imposait en vue du développement économique (Duhaime 1985 : 30). Pour les Inuits, elle procurait certes plus de confort (Cowan et Innukshuk 1976) mais occasionnait de nouveaux problèmes en exacerbant, par exemple, les tensions sociales ou en faisant éclater les structures d’autorité (voir le cas de Pangnirtuuq, décrit par Stevenson [1997], ou celui de Sanikiluaq analysé par Freeman [1967] et Dupré [2011]).

À la fin des années 1950 et au début des années 1960, les premiers programmes d’habitation firent leur apparition. Le gouvernement espérait déjà réduire les coûts et optimiser les résultats de ses services en territoire inuit. Les premières maisons furent construites selon deux principaux modèles : le Rigid Frame (modèle 319) et la Matchbox (modèle 370), la célèbre maison boîte d’allumettes. À l’époque, le gouvernement laissait une autonomie aux propriétaires, qui pouvaient construire leur maison là où ils le désiraient et ne pas suivre nécessairement la logique cartésienne d’alignement des maisons, typiquement occidentale. L’aménagement spatial des Inuits répondait alors à une logique de regroupement selon les solidarités familiales, les affinités religieuses et l’accès aux ressources (Audet 1975 ; Labrèche 2003). En plus, les Inuits étaient libres d’apporter les modifications qu’ils souhaitaient à la structure de leurs maisons, en agrandissant les porches, par exemple.

À partir du milieu des années 1960 s’ouvrit une période d’interventionnisme étatique accru (Collings 2005). Au Nunavut, le programme 1965 se traduisit par de nouvelles maisons qui ne respectaient plus la conception de l’espace habité des Inuits mais correspondaient à la volonté politique de les assimiler. Au Nunavik, la signature, dix ans plus tard, de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois n’entraîna pas d’améliorations. Les changements demeuraient timides et de nouvelles normes s’imposaient. Le contrôle des habitations échappait toujours aux Inuits. Depuis, en dépit des réformes des années 1980 et 1990 et de la création de l’Office municipal d’habitation de Kativik (OMHK), la situation n’a guère progressé dans cette région. Les communautés du Nord demeurent ainsi toujours aux prises avec de nombreuses difficultés : surpeuplement des maisons, dégradation des biens, inadaptation des espaces par rapport aux familles inuites et à leurs besoins, etc. (PIWA 1984 ; OMHK 2010). Les problèmes se sont même amplifiés, en particulier sur le plan de l’architecture intérieure. Avec des logements de type chalet, par exemple, certains espaces à l’intérieur des maisons ne sont carrément pas utilisables par leurs locataires. Des Inuits ont protesté, d’autant plus que nombre d’entre eux se voyaient maintenant dans l’obligation de payer des loyers. Dans certains villages, comme à Iglulik, au Nunavut, une famille a passé tout un hiver dans un grand iglou[1] construit au coeur du village pour manifester son désaccord (Laugrand, notes de terrain, avril 2001). La presse locale a fait écho de cette crise en publiant des articles et des caricatures.

Source : https://uk.pinterest.com/pin/498984833690552586/, consulté le 1er juin 2017

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Dans le texte qui suit, nous proposons de nous concentrer sur les raisons qui expliquent l’appropriation relative des logements par les Inuits et ce, tant au Nunavik qu’au Nunavut, nonobstant les différentes politiques en matière d’habitation. Plusieurs chercheurs relèvent très justement que les logements du Nord sont tous conçus sur le modèle standard occidental nord-américain, alors que les représentations et les pratiques dénotent une certaine permanence de l’habitus nomade. En ce sens, nous partageons la thèse de Guy Bordin (2002, 2003) qui, à partir d’une analyse linguistique, souligne que l’activité néologique des Inuits traduit une forme d’« appropriation du nouvel environnement domestique », mais nous soulignons que cette appropriation demeure relative. En effet, les Inuits n’ont pas d’autres choix que d’occuper les logements qui leur sont fournis. Ils les habitent alors en conservant un mode d’occupation de l’habitat présédentarisation tout en valorisant de plus en plus leurs cabanes mobiles. Pourtant ces cabanes traduisent-elles vraiment un habitus ancien ?

La continuité de l’habitus nomade a été bien démontrée par Peter Dawson (1997, 2006) à partir d’une étude menée à Arviat. Dawson juge que, depuis la construction des premières maisons, les Inuits essaient de s’adapter à des habitations conçues dans une autre culture où l’individualisme prime sur le collectif. Dans l’Arctique de l’Ouest, Béatrice Collignon (1996, 2001, 2002) a également relevé des continuités en examinant l’usage du territoire et les pratiques qui ont cours à l’extérieur comme à l’intérieur des maisons. Guy Bordin, qui a analysé plus de cent quatre-vingts termes relatifs à l’habitat, fait très bien ressortir le fait « qu’une part non négligeable du lexique de l’iglou nomade et de son équipement s’est conservé dans le corpus des habitations actuelles » (Bordin 2003 : 102). Un élément frappant, par exemple, est l’idée qu’une maison, de type igluvigaq ou de type moderne, doit pouvoir respirer, si bien que les termes pour nommer son entrée et sa sortie sont identiques à ceux qu’on utilise pour le corps humain[2].

En somme, en dépit de la sédentarisation et d’une appropriation relative des maisons modernes, le nomadisme demeure un schème dominant dans le Nord canadien. Nous faisons l’hypothèse qu’au-delà du manque crucial de logements, plusieurs des « problèmes » identifiés comme tels par nombre d’experts et de journalistes s’appréhendent mieux comme des symptômes de conflits de normes et de valeurs culturelles. Ces problèmes suggèrent que des difficultés plus fondamentales existent en amont, de sorte que la non-adaptation des logements est manifeste. À l’inverse, les cabanes dont le nombre a explosé dans la toundra montrent la prégnance de l’habitus nomade de jadis. Ces cabanes génèrent pourtant aussi d’importantes critiques de la part de certains aînés qui s’inquiètent des transformations qu’elles risquent d’entraîner à d’autres niveaux (Laugrand, notes de terrain, Arviat et Rankin Inlet, 2011) – nous y reviendrons.

Sur le plan méthodologique, nous privilégions une approche ethnographique, basée sur des observations et sur une analyse de la littérature disponible, en mettant en relief le point de vue des Inuits. Toutes les données provenant de Kangiqsujuaq ont été recueillies par Andréanne Brière lors des deux séjours sur le terrain effectués en 2010 et en 2012 dans le cadre de sa maîtrise en anthropologie achevée en 2014, sous la direction de F. Laugrand. Les données sur le Nunavut ont été recueillies par F. Laugrand lors de cours et d’ateliers réalisés avec ses collègues J. Oosten, M. Therrien et d’autres entre 1996 et 2014, sous la responsabilité du Nunavut Arctic College.

Dans un premier temps, nous examinerons la maison dite « moderne » en dressant son portrait évolutif à partir de données à la fois historiques, recueillies dans les années 1960 lors du projet Nunaturliq (voir Baillargeon 1975), et contemporaines. Cet exercice permettra de relever un certain nombre de problèmes et de représentations et de souligner que les maisons construites pour les Inuits ont toujours été pensées de l’extérieur. Dans un deuxième temps, nous présenterons quelques exemples de cabanes (shacks ou cabins), en montrant comment ce type d’habitat, entièrement pensé par les Inuits, laisse lui aussi entrevoir de profondes continuités avec l’habitus nomade de jadis en même temps qu’il marque l’avènement de perspectives nouvelles, signes d’une transformation importante de ce même habitus nomade. En conclusion, nous reviendrons sur les notions de nangminiq, un terme qui renvoie à une forte relation de propriété, « à quelque chose ou à quelqu’un (comme un enfant) qui nous appartient » et à cette idée d’appropriation relative.

L’espace domestique dans les communautés contemporaines : la maison et son évolution historique

Au cours du xxe siècle et au moment de leur sédentarisation, les Inuits ont adopté des maisons dont les modèles leur ont été imposés. D’autres se sont résignés à vivre dans des logements sociaux qui demeurent la propriété des gouvernements. En dépit de ses inconvénients, la maison contemporaine – dans la diversité de ses modèles – est acceptée comme elle est, valorisée même par rapport à l’iglou du temps jadis. Dans l’Arctique de l’Ouest, Collignon indique « qu’on ne s’en plaint pas, qu’on ne spécule pas sur ce qu’elle pourrait être, pas plus qu’on ne rêve de retourner vivre dans des iglous, auxquels on ne la compare guère » (Collignon 2001 : 394). Ce détachement s’explique du fait que les Inuits ne sont ni les véritables responsables ni les concepteurs de leurs maisons. Ils ne sont jamais consultés sur ce plan. Cela étant dit, aînés et plus jeunes ne tarissent pas de critiques quand on sollicite leur opinion.

Dans l’Arctique de l’Est, le territoire de la communauté est d’abord associé aux maux sociaux et à la maladie. Souvent, les Inuits estiment que les habitations et leurs habitants y vivent en trop grand nombre. Wim Rasing a d’ailleurs repris un adage d’Iglulik tout à fait significatif pour intituler son ouvrage Too Many People (1994). Dans le nord de la Terre de Baffin, on considérait qu’il fallait se déplacer tous les trois ou quatre ans afin de permettre à la terre de se régénérer. Hubert Amarualik (Entrevue IE-287) explique :

Les Iglulingmiuts estimaient que si l’on restait trop longtemps au même endroit, la terre devenait chaude et cela affectait la santé des résidents. […] C’est pour cette raison que la communauté a été déplacée d’Avajja à Iglulik. Avant sa mort, Ittuksardjuat a fait savoir qu’il voulait que les lieux soient abandonnés pendant trois ans afin que la terre ait la chance de se refroidir.

Aujourd’hui, alors que les Inuits vivent de plus en plus en milieu urbain, l’idée selon laquelle la vraie vie, saine et vivifiante est celle qu’on mène sur le territoire, à l’extérieur du village, a encore de beaux jours devant elle ! Pour les Inuits, c’est dans ces espaces ouverts que chacun bénéficie des vertus régénératrices de la terre et peut entrer en contact avec ses ancêtres.

Si les aînés qui ont connu la vie nomade apprécient le confort des maisons, ils s’inquiètent des transformations sociales que génèrent ces nouveaux espaces qui bouleversent des valeurs culturelles. Ilisapi Ootoova, de Mittimatalik, soupçonne qu’il existe un lien entre ce nouvel habitat et le développement de l’individualisme, mais surtout de l’avarice, l’un des pires défauts :

Aujourd’hui, […] on ne pense même plus au fait qu’il existe des gens démunis et dans le besoin. […] C’est chacun pour soi. Il y a des gens qui sont inquiets parce qu’il leur manque des choses essentielles et nous ne pensons même pas à eux. Peut-être est-ce parce que nous vivons maintenant dans des maisons. Nous ne prêtons plus attention aux autres.

Oosten et Laugrand 1999 : 50-51, traduction révisée par les auteurs

Selon Tulimaaq, originaire d’Iqaluit, la structuration des nouvelles maisons serait en partie responsable de la violence domestique :

Aujourd’hui, les maisons ont des pièces séparées et il y a peut-être des hommes qui profitent de ça pour agresser une femme sans que personne ne les voie. Ils le font parce qu’ils pensent que personne ne le saura. Dans le passé, on s’occupait bien de nous, les filles, parce que nos mères nous surveillaient.

Oosten, Laugrand et Rasing 2001 : 80

Quant à Atuat Thompson, originaire d’Arviat, elle rappelle l’importance de maintenir une connexion sensorielle avec nuna, la terre :

Lorsque mes enfants ont commencé à grandir, les aînés m’ont conseillé de ne pas leur donner trop de jouets. On me disait que les enfants doivent jouer avec la terre, les pierres, la boue et tout ce qu’ils peuvent trouver dans la terre… Ils m’ont dit que lorsque les enfants sont dans la maison, ils oublient la terre. Or, ce sont la terre et l’eau qui nous donnent la vie. Nous sommes supposés rester proches de la terre où nous vivons, où les Inuits ont survécu. J’ai grandi dans un iglou l’hiver et sous la tente l’été. Lorsque j’ai déménagé la première fois pour entrer dans une maison, mes pieds devenaient très douloureux à force de marcher sur le sol. Alors, de temps en temps, j’enlevai mes bottes et mes chaussettes, et je marchai simplement sur la terre parce que cela faisait du bien.

Thompson 2011 : 23

Pour comprendre ces points de vue, il faut examiner l’espace intérieur des maisons construites dans le Nord et constater que peu de changements ont été réalisés en matière d’adaptation culturelle depuis le milieu des années 1960. À ce titre, il est intéressant de mobiliser le projet Nunaturliq, mené au Nunavik par plusieurs chercheurs sous la direction de B. Saladin d’Anglure (1973) [voir aussi Baillargeon 1975]. Il ressort que, depuis plus d’un demi-siècle, les Inuits déplorent l’inflexibilité des gouvernements responsables du développement des maisons dont les espaces intérieurs restent inadaptés. Revenons sur chacun des principaux espaces intérieurs des maisons contemporaines afin d’en mesurer l’évolution au cours des cinquante dernières années.

Le porche

Lors de la construction des premières maisons, les concepteurs n’avaient pas prévu la construction de cette partie à la structure principale. Alors, « [dans] tous les cas, le porche a, en effet, été ajouté par les Inuits. Toutes les maisons (1958-1966) possèdent aujourd’hui un porche […] » (Projet Nunaturliq, voir Saladin d’Anglure 1973 : 158). Le porche est le témoin par excellence d’une persistance culturelle de l’occupation et de la conception de l’habitat des Inuits. Il est un espace commun où l’on entrepose du matériel et des vêtements. Il est le premier sous-espace de la maison codé culturellement, un seuil qui n’est pas fermé à la base comme dans la culture eurocanadienne, mais ouvert à tous. Lieu de transition, c’est là que les visiteurs se signalent à l’occupant. Ils font du bruit, se déchaussent et y laissent leurs manteaux avant d’entrer dans le salon ou la cuisine. Selon une Inuite de Kangiqsujuaq, il s’agit d’une règle de politesse :

Il est impoli de mettre des bottes à l’intérieur, tu salis le plancher. Tu donnes l’impression que tu es comme au-dessus de tout. […] Lorsqu’on regarde la TV pis qu’on voit les personnes entrer avec leurs bottes, on se demande : « Quoi ? Mais ils sont très impolis ! »

Entrevue 2, Femme 30, Brière 2014

Figures

Divers modèles de maisons contemporaines à Arviat, Nunavut

Photos : Frédéric Laugrand, 2011
Photos : Frédéric Laugrand, 2011
Photos : Frédéric Laugrand, 2011
Photos : Frédéric Laugrand, 2011
Photos : Frédéric Laugrand, 2011
Photos : Frédéric Laugrand, 2011
Photos : Frédéric Laugrand, 2011
Photos : Frédéric Laugrand, 2011
Photos : Frédéric Laugrand, 2011

On remarquera la présence de cabanons (shacks) près de la maison principale. On notera également les têtes et panaches de caribou placés au-dessus des cabanons pour signaler la position des chasseurs

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Les enfants, eux, entrent et sortent à loisir. La maison reste ainsi ouverte, avec des seuils fluides. Il est encore rare de voir les portes verrouillées, même la nuit. La situation est différente en cas d’absence prolongée à l’extérieur de la communauté ou d’une maison située dans une grande communauté comme Iqaluit, Rankin Inlet ou Kuujjuaq. En raison des maux qui affectent les communautés, les femmes qui vivent seules et/ou avec leurs enfants préfèrent barricader leur porte avant d’aller se coucher, quitte à installer un madrier comme nous avons pu l’observer dans une maison à Arviat (Laugrand, notes de terrain, année 2011).

Avec le porche, les Inuits marquent leurs différences avec les pratiques eurocanadiennes. Jadis, les igluvigait possédaient un appendice (tuqsuuk, littéralement la trachée) faisant office de sas contre le froid. Sorte de tunnel d’entrée, cette zone était utilisée pour y déposer l’équipement et la nourriture (Saladin d’Anglure 1973 : 158). Quand les Inuits ont ajouté eux-mêmes des porches aux maisons nouvellement construites, à la fin des années 50 et au début des années 60, ils ont signalé leur volonté de conserver l’habitus qui y est associé. Pendant longtemps, les gens qui ne disposaient pas de congélateur ou de réfrigérateur ou habitaient des modèles de maisons trop petites, mettaient leur nourriture dans le porche, et cette pratique est encore observable aujourd’hui.

Lors du projet Nunaturliq, la plupart des porches construits avaient été fabriqués par les Inuits. De dimensions variables, ces derniers pouvaient y recevoir une grande quantité de matériel (Saladin d’Anglure 1973 : 162). À l’heure actuelle, les porches sont structuralement reliés à la maison. Construits avec la demeure, ils sont conçus par des allochtones. Du coup, de nouveaux problèmes émergent. Ainsi les Kangirsujuarmiuts, avec lesquels A. Brière a travaillé, trouvent les porches trop petits (Entrevue 8, Femme 40 ; Entrevue 11, Femme 20 ; Entrevue 4, Femme 50, Brière 2014) ou trop isolés, ce qui les conduit à laisser ouverte la porte extérieure. En conséquence, il arrive que les portes finissent par givrer à cause du contraste de chaleur de la maison et du froid de l’extérieur. Parfois, la neige s’accumule jusqu’à l’intérieur du porche extérieur et finit par endommager les matériaux et le sol, qui devient très glissant.

La cuisine et la salle de séjour

Lors du projet Nunaturliq, les chercheurs ont décidé qu’il n’était pas utile de « […] distinguer entre les deux espaces que forment la salle de séjour et la cuisine, car il ne se trouve pas une distinction effective dans la terminologie inuit pour les distinguer nettement ». De plus, à cette époque, « [il] n’existe pas de maisons dans lesquelles les occupants [ont] installé une division entre les deux zones […] ». En fait, cette manière d’habiter un espace monocellulaire et ouvert correspond à l’habitat sous l’igluvigaq ou sous la tente, où les individus pouvaient savoir ce qui se déroulait dans cette partie de la maison. Cette pièce commune possède une grande importance, car elle regroupe la majorité des activités journalières du groupe domestique. Elle est aussi centrale « […] dans le sens où toutes les portes intérieures et extérieures […] y donnent directement accès » (Saladin d’Anglure 1973 : 147 à 148).

De nos jours, en observant la diversité des configurations architecturales des maisons, à Kangiqsujuaq comme ailleurs, on observe qu’il existe parfois un dispositif pour séparer ces deux sous-espaces. En fait, c’est souvent par l’aménagement des meubles que cette distinction est produite. Toutefois, les habitants qui possèdent une séparation permanente (ex. des murs) de ces deux sous-espaces déplorent cette coupure, craignant un effet d’étouffement (Entrevue 5, Homme 40, Brière 2014). En revanche, dans les maisons qui ne possèdent aucune séparation, les habitants se fabriquent parfois des sortes de demi-murs, l’idée étant de ne pas obstruer la parole et le regard. Cette séparation est encore plus marquée dans les maisons qui possèdent la télévision et, dans ces cas, les Inuits utilisent du mobilier.

Rappelons que les Inuits ne s’attablent pas toujours et que le gibier et le poisson se consomment à même le sol. La possibilité d’avoir un sol dégagé pour y tirer un carton avec de la viande est donc importante même si les usages varient considérablement selon les villages et les familles. Dans tous les cas, manger au sol permet le rassemblement de nombreuses personnes autour du repas comparativement à la table et cela, dans un contexte où les maisons ne peuvent accueillir de grandes tables.

S’asseoir à table pour manger ou discuter est encore moins évident pour les aînés qui préfèrent les sofas ou être à même le sol, comme on a pu le constater lors du tout premier cours au Nunavut Arctic College, où l’inconfort des aînés a conduit les étudiantes à sortir toutes les tables de la salle de classe (voir Oosten et Laugrand 1999 : 4). À la maison, les Inuits évoquent des avantages pratiques : « Les Inuits mangent au sol à cause des grosses pièces de viande gelée. Il est plus facile de découper la viande et de manger au sol que de le faire sur une table. Avec le poids de notre corps sur le ulu, on peut couper plus facilement. Les pièces de viande sont très grosses. » (Entrevue 6, Femme 60, Brière 2014)

Pour les Inuits, accueillir des visiteurs et rendre visite (pulaaraqpuq) est une manière d’entretenir les liens sociaux. Laugrand a pu l’observer à l’occasion de plusieurs séjours dans des familles à Mittimatalik et à Igloolik en 1993, 1994 et 2001. Aujourd’hui encore, cette activité sociale revêt une grande importance. Contrairement aux allochtones, les visiteurs sont relativement libres de circuler dans la maison, mais c’est dans le salon-cuisine que les gens se regroupent. En fait, la liberté de circuler dans une maison est déterminée selon la relation qui prévaut entre le visiteur et son hôte. Cette liberté met en lumière le jeu du privé et du public et la question du seuil. Les enfants jouissent d’une liberté quasi totale. Ils ont accès à toute la maison. Quand il s’agit d’adultes, des limites sont érigées. Pour ce qui est des membres de la famille, leurs hôtes aiment les voir se promener partout: « C’est drôle de demander d’aller aux toilettes. Tu sais où elles se trouvent alors, vas-y… Tu n’as pas besoin de mon autorisation. Je ne comprends pas pourquoi les Blancs demandent ça. » (Entrevue 4, Femme 50, Brière 2014) Certains souhaitent parfois des restrictions, comme une femme dans la trentaine : « Je me sens inconfortable de voir ma belle-mère s’asseoir sur mon lit lorsqu’elle prend soin des enfants. » (Entrevue 9, Femme 30, Brière 2014) Les seuils sont cependant surtout présents pour les visiteurs étrangers : « Si un étranger entre dans ma maison et commence à s’y promener sans mon autorisation, je lui dirai de sortir immédiatement. » (Entrevue 10, Homme 50, Brière 2014)

En fait, depuis la sédentarisation, de plus en plus de limites ou de seuils sont érigés dans la maison. Ces limites sont marquées, mais pas aussi rigides que chez les Eurocanadiens du Sud. Dans les maisons inuites, les seuils restent fluides, et la sphère du privé est conçue autrement. Les comportements attendus varient toutefois considérablement selon le type de relations qui est établi avec les visiteurs. En somme, la maison est ouverte dès qu’un lien d’affinité est établi avec le visiteur alors que chez les Eurocanadiens, même une bonne familiarité avec le visiteur ne garantit pas nécessairement le plein accès à toutes les pièces de la maison.

L’espace salon-cuisine doit pouvoir permettre aux résidents de rester libres de leurs mouvements, y compris de pouvoir se coucher au sol ou sur un divan. Dans le salon, des matelas sont parfois disposés afin que les habitants puissent s’y vautrer confortablement et y dormir à l’occasion (Entrevue 4, Femme 50 et Entrevue 11, Femme 20, Brière 2014). Comme le Projet Nunaturliq l’indique, les visiteurs ne sont pas assignés à « […] une place déterminée dans la salle de séjour. Lorsqu’ils ont le goût, ils se servent du thé et à l’occasion, à manger » (Saladin d’Anglure 1973 : 149). De plus, dans les petits villages, les visiteurs sont les bienvenus, peu importe le moment de la journée, mais principalement l’après-midi et le soir. Ces pratiques évoluent toutefois très vite aujourd’hui.

Les activités domestiques se déroulent un peu partout dans la maison, mais principalement dans l’espace salon-cuisine. Il est fréquent d’observer des femmes qui font leur couture simultanément dans la cuisine et dans le salon. Il faut comprendre qu’une multitude d’activités peuvent s’effectuer en même temps et dans un même espace, les maisons étant par ailleurs souvent surpeuplées. Ainsi, pendant que les uns jouent aux cartes, d’autres mangent, regardent la télévision et bavardent, d’autres dorment sur un sofa ou s’occupent des enfants qui circulent d’une pièce à l’autre. Ces exemples montrent que le salon et la cuisine possèdent un caractère multifonctionnel. Les chercheurs du projet Nunaturliq avaient bien vu cette réalité : « [cet espace] représente l’endroit où l’on passe la majeure partie de la journée […]. On valorise l’intégration et la participation des individus à des activités qui peuvent [s’y] dérouler simultanément ». Cette zone représente toujours le noyau central des activités domestiques : « Au sens strict, il s’agit d’un lieu ouvert à tous, qu’ils résident ou non dans cette maison. » (Saladin d’Anglure 1973 : 151-2)

Pour les Inuits, la cuisine est utilisée à des fins de stockage de nourriture et d’objets. Les armoires sont remplies de nourriture sèche, d’objets nécessaires à la préparation et à la consommation des aliments, mais aussi de biens divers comme du matériel de camping ou autre. Les Inuits adaptent ainsi cet espace à leurs besoins réels. L’utilisation d’un grand récipient rempli d’eau de glace déposé sur le comptoir à proximité du four est fréquente, surtout chez les aînés qui ne font pas confiance à la salubrité de l’eau venant de la tuyauterie ou n’aiment pas son goût, mais préfèrent boire l’eau tirée de blocs de glace. L’eau de la tuyauterie est réservée à la vaisselle et au ménage.

Figures

Photos du coin salon d’une maison

Photo : Frédéric Laugrand, 2011
Photo : Frédéric Laugrand, 2011

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La chambre à coucher

Dans l’espace domestique inuit de jadis, la chambre n’existait pas comme telle. Cette configuration sans divisions a été reprise dans les toutes premières maisons construites par le gouvernement fédéral. Toutefois, les Inuits ont émis le désir de posséder des cloisons, signe manifeste d’un changement du mode de vie domestique, de l’intimité et de la répartition de l’espace.

Lors du Projet Nunaturliq, les chercheurs avaient observé une persistance culturelle dans les maisons sans cloison. Ils avaient observé qu’une zone était « […] déterminée à cette fonction de “chambre” avec la disposition des lits au fond de la maison, à l’opposé de la porte d’entrée » (Saladin d’Anglure 1973 : 142). Aujourd’hui, avec le cloisonnement systématique des chambres, d’autres comportements socioculturels se sont développés. En fait, on observe une valorisation plus prononcée de l’intimité individuelle. Les gens aiment aller dans la chambre pour y dormir ou se reposer, mais cela n’implique pas que cette dernière soit exclusivement la propriété d’un individu, et encore moins dans la situation actuelle de surpeuplement des maisons. On peut encourager les gens à ne pas briser l’intimité en fermant les portes car il y a des limites à ne pas franchir. Comme à l’époque,

[…] la liberté accordée aux enfants en bas âge semble considérable. On interdit rarement à ceux-ci l’accès à une quelconque des chambres. […] En plus de servir de salle de jeux pour les enfants, de salle de repos et de pièce intime, la chambre devient dans certains cas le lieu de rassemblement pour les jeunes et aussi les adultes.

Saladin d’Anglure 1973 : 143

Avec la surpopulation des maisons, le nombre de personnes par chambre demeure très élevé. Encore aujourd’hui, la gestion de cet espace varie grandement selon l’âge et le statut des membres du groupe familial (Saladin d’Anglure 1973 : 144). Les comportements ne sont pas les mêmes si l’on a affaire à un parent, à un enfant, à un aîné, à un couple, à un célibataire ou à un adolescent. Le genre, lui, ne semble pas être un facteur très pertinent. Un Inuit explique : « Nous sommes nombreux dans la maison. Les enfants occupent toutes les chambres. Ils dorment où ils veulent. Mon fils cadet fait le tour. » (Entrevue 10, Homme 50, Brière 2014) Cette pratique qui consiste à dormir à plusieurs dans une chambre semble tenace, peu importe l’espace disponible. Pour les Inuits interviewés par A. Brière, l’idéal est bien d’avoir une chambre par enfant, mais Laugrand a observé à Mittimatalik et à Rankin Inlet que d’autres aspirations existent, et qu’une chambre n’est jamais réservée à une seule personne. Une interlocutrice l’a confié aussi à A. Brière :

Ce que j’aimerais avoir c’est une chambre pour tout le monde et une chambre afin d’accueillir la visite. Des chambres de grandes dimensions, un peu comme ce que nous avons déjà dans notre maison. Une maison à deux étages comme dans les U5. Les chambres à l’étage et le salon et la cuisine en bas avec les dimensions que nous avons ici.

Entrevue 7, Femme 40, Brière 2014

Les Inuits semblent avoir de plus en plus d’intérêt à vivre dans des pièces à l’étage comme des mezzanines, une particularité qui s’explique par les avantages qu’elle procure, à savoir le maintien d’un espace ouvert et en même temps plus de tranquillité lorsqu’il y a de la visite (Entrevue 11, Femme 20 et Entrevue 7, Femme 40, Brière 2014). Les plus jeunes aiment aussi disposer d’un espace à eux qui soit relativement fermé au reste de la maisonnée. L’aspect privé prend donc de plus en plus d’importance et les conceptions de l’intimité changent, mais la surpopulation restreint les possibilités.

Une autre question se pose, comment la sexualité des parents et des jeunes est-elle vécue dans un contexte de surpopulation, quand plusieurs personnes partagent la même chambre ? Un des interlocuteurs d’A. Brière n’a pas eu peur d’aborder le sujet : « Nos enfants dorment dans les chambres du haut, ma femme et moi, nous installons dans le salon un matelas que l’on remonte chaque jour. Le salon est devenu le lieu de toutes nos activités et même de notre sexualité. » (Entrevue 10, Homme 50, Brière 2014) Quoi qu’il en soit, dans le contexte actuel, la chambre à coucher reste souvent l’espace de la maison qui fait grandement défaut, celui que les Inuits aimeraient tant voir mieux conçu et en plus grand nombre dans leurs maisons. L’opinion d’une Inuite de Kangiqsujuaq illustre ce point :

Dans notre ancienne maison, il n’y avait pas assez de chambres et d’espace pour qu’on puisse dormir ensemble dans la maison. Alors, mes enfants, en vieillissant, dormaient chez d’autres personnes. Maintenant, dans notre nouvelle maison, il y a assez de chambres pour tous. Nous sommes heureux d’être ensemble la nuit dans la même maison.

Entrevue 8, Femme 40, Brière 2014

Le local technique

Le local technique est une autre particularité conceptuelle des habitations du Nord. En fait, ne possédant pas de canalisations municipales pour l’eau potable et les eaux usées, chaque maison dispose de ses propres réservoirs d’eau potable et d’eaux usées. Des camions ravitailleurs et vidangeurs parcourent le village tous les jours. De plus, les habitations étant chauffées au fuel, toutes sont équipées de fournaises situées dans un espace restreint et que les Inuits aiment utiliser pour le séchage des vêtements et de la nourriture ou pour de l’entreposage.

Comme les maisons ne possèdent pas ou peu de rangement, ces chambres techniques sont systématiquement aménagées par leurs occupants. Elles font office de débarras pour l’équipement de chasse et de pêche. On y entrepose parfois le matériel de couture et on y fait à l’occasion sécher du nikku, de la viande de caribou. Malheureusement, avec les rénovations et de nouvelles règlementations, l’accès à cet espace est dorénavant partout interdit, ce qui suscite la grogne des habitants, qui se plaignent de perdre encore un espace de rangement (Entrevue 7, Femme 40, Brière 2014). Pour d’autres, la chambre technique ronge l’espace de disponible pour la vie quotidienne : « Je ne comprends pas pourquoi elle est placée au centre de la maison. Je suis certain que l’espace peut être mieux rentabilisé à un autre endroit de la maison. » (Entrevue 4, Femme 50, Brière 2014)

Dans nombre de villages, comme à Arviat ou à Rankin Inlet, les Inuits ont du coup commencé à construire une ou deux ou parfois trois cabanes à l’extérieur de leur maison afin de stocker leur matériel (Laugrand, notes de terrain, 2011).

La salle de bain

Avant la sédentarisation, les Inuits ne disposaient pas d’installation sanitaire telle qu’on en trouve maintenant dans chaque maison. À l’époque, les gens « […] possédaient des récipients de taille et de formes différentes pour l’eau potable et pour les excréments humains. Mais ils n’étaient pas localisés dans un espace cloisonné » (Saladin d’Anglure 1973 : 154). Une Inuite de Kangiqsujuaq explique que les pratiques étaient encore bien différentes du temps de la vie dans l’igluvigaq : « Lorsqu’il faisait mauvais temps ou que c’était trop noir, nous soulevions le matelas et nous urinions au fond de la couche. Lorsque nous avions fini, nous recouvrions l’urine de neige. Ce n’était pas grave, car l’urine s’enfonçait dans la neige et il faisait froid. » (Entrevue 4, Femme 50, Brière 2014) À Arviat, des Inuits rapportent qu’ils allaient tout simplement à l’extérieur, se munissant alors d’un bâton pour se protéger des chiens voraces (Laugrand, notes de terrain, 2011). Aujourd’hui, la toilette qui se situe dans la salle de bain fonctionne avec une chasse d’eau ou un simple clapet, le défi étant de ne pas remplir trop vite le réservoir des eaux usées.

Dans les premières maisons qui ont été construites, les déchets humains étaient accumulés dans une toilette chimique. Vers 1965, les maisons nouvellement bâties ont été dotées d’une pièce fermée à cet effet. Une interlocutrice d’A. Brière s’en souvient : « Quand nous avons eu notre deuxième maison, elle avait une chambre de bain fermée, mon frère l’a prise pour y faire sa chambre. Il voulait avoir sa place à lui […] » (Entrevue 4, Femme 50, Brière 2014) Ce n’est donc que bien plus tard qu’on a commencé à installer des toilettes et un lavabo avec renvoi d’eau. « Il était prévu de fournir une baignoire dans toutes les maisons de modèles récents. Mais, on constate que ces baignoires ne sont pas disponibles et relativement peu de familles en possèdent. » (Saladin d’Anglure, 1973 : 154)

Il a été observé, lors du projet Nunaturliq (ibid. 1973 : 155), que « […] les individus ne sont pas aussi sensibles à la recherche d’intimité maximale dans la salle de bain et les toilettes ». Ainsi, les Inuits n’exigent pas une isolation sonore totale. Dans de nombreux cas, nous avons pu constater que la porte de la salle de bain demeure ouverte malgré la présence des autres. Précisons qu’un changement important s’est opéré avec le contact des allochtones. Des rideaux sont maintenant installés afin d’isoler la toilette de fortune dans les maisons où il n’y avait pas de salle de bain. La salle de bain, lors du projet Nunaturliq, revêtait de multiples fonctions, tout comme la salle de séjour d’ailleurs. Autrement dit, la salle de bain n’avait pas qu’une simple fonction sanitaire. En fait, dans ces maisons, n’ayant pas ou peu d’espace de rangement, on utilisait cet espace pour ranger les supports à fusil, entreposer la farine, faire cuire la nourriture afin d’y circonscrire la chaleur, etc. (Saladin d’Anglure 1973 : 157).

Aujourd’hui, les fonctions de la salle de bain touchent principalement le domaine sanitaire. Toutefois, il arrive encore qu’on utilise la baignoire pour nettoyer l’équipement de chasse.

Le degré d’intimité connaît d’importantes variations selon les relations établies entre les membres du groupe domestique. Il dépend aussi de la présence ou non de femmes dans la maison et des générations, et s’établit de la manière suivante : 1) celui d’être entendu, mais pas vu ; 2) celui de n’être ni vu, ni entendu et 3) celui de n’être ni vu, ni entendu et ni senti dans le sens où les individus n’ont pas conscience de ce que nous y faisons (Saladin d’Anglure 1973 : 155). Les besoins physiologiques ne sont généralement pas tabous et, dans la majorité des cas, l’intimité se situe entre le degré 1 et le degré 2 dans les maisons tandis que, dans les camps, cette intimité se situe plus particulièrement au degré 1.

Les mobiliers, les équipements et l’esthétique

Lors du projet Nunaturliq, les chercheurs ont constaté que chaque maison disposait d’un réfrigérateur, d’un congélateur, d’un poêle au naphte. Aujourd’hui, la très grande majorité des maisons en est équipée. Le poêle au naphte a cependant cédé place à la cuisinière électrique.

Le poste de radio diffusant les émissions communautaires possède toujours une grande valeur. Il permet une communication rapide et efficace : informations, annonces en tous genres, bingo, etc.

Le reste du mobilier varie selon les familles et le pouvoir d’achat. Divans et fauteuils sont présents en grand nombre ou absents. Les objets décoratifs varient également beaucoup selon les maisonnées. Dans les familles ne possédant que de peu de mobilier, les vêtements et les objets sont accumulés dans un coin de la maison, sommairement enfouis dans des sacs ou dans des boîtes.

Originaire de Kinngait, Aalasi rapporte qu’une maison doit être bien rangée :

Mon père […] me disait souvent que si je n’étais pas soignée, je ne saurais pas entretenir une maison. Ce conseil est la bible d’une femme. Une femme soignée soigne son intérieur et se dévoue à sa famille. On considérait qu’une femme qui ne s’occupait pas de sa maison, qui n’aidait pas son mari lorsqu’il se préparait à aller à la chasse, était une mauvaise épouse. C’est ce genre de femme qui couche à droite et à gauche lorsqu’elle est jeune.

Therrien et Laugrand 2001 : 255

Pujuat Taparti, originaire de Rankin Inlet, a ajouté que tenir une maison en ordre était jadis une règle faisant partie des tirigusuusiit, les règles à suivre :

Je ne crois pas que nos jeunes savent vivre avec ces règles… J’ai toujours dit la chose suivante à mes enfants : « Lorsque vous entrez et que tout est en désordre par terre, c’est une vue horrible. » J’ai une belle-fille qui laisse traîner tout sur le sol. J’ai dit à mon fils de ne pas laisser traîner ses affaires de la sorte. Il m’a toujours bien écoutée, mais les vêtements de ses enfants sont toujours en désordre par terre. J’ai alors dit à ma belle-fille : « Il n’y a aucun doute, tu es toujours aussi désagréable, et ta maison est tellement en bordel. » Pour moi, être désordonné c’est être aigri, c’est pareil.

Oosten et Laugrand 2002 : 177

Dans les maisons modernes, les lits forment une partie importante du mobilier. Laugrand et Brière ont observé qu’à Arviat et à Kangiqsujuaq, lorsque les familles possèdent de faibles revenus, les matelas sont placés directement sur le sol. En raison du surpeuplement des maisons, des membres de la maisonnée ne dorment pas en même temps ou dorment dans le salon sur le divan ou sur un matelas posé sur le sol.

La table de cuisine est un élément du mobilier qui mérite d’être examiné, car il y a une différence profonde entre l’utilisation prévue et son usage réel. Dans la majorité des maisons, elle est en effet adossée au mur de la cuisine afin de dégager de l’espace pour circuler. La table n’est utilisée que pour se sustenter rapidement ou poser des objets. Elle sert d’endroit pour manipuler la radio.

Au point de vue de l’esthétique générale des maisons, les Inuits utilisent d’autres critères que les Qallunaats. On observe un peu de tout, du dénuement quasi total, relatif, ou un encombrement complet. Il n’existe pas de critères universels concernant l’arrangement esthétique, mais une grande hétérogénéité. Dans certaines maisons, on met en valeur la famille et son histoire, la réussite de ses membres. Bons mots et diplômes sont accrochés au mur tandis que les médailles sont suspendues et alignées.

Les photos de familles revêtent une grande importance. Les Inuits les affichent avec les bricolages des enfants et les certificats reçus à l’école. Les bibelots et les miniatures sont également valorisés, particulièrement chez les aînés qui aiment les disposer sur des étagères. Dans toutes les familles chrétiennes mais encore plus chez les évangéliques, il faut mentionner la présence de nombreuses effigies et images pieuses sur les murs (Laugrand, notes de terrain, Baker Lake 2004, Rankin Inlet 2000, Arviat 2011 ; Brière 2014).

En somme, si l’habitus nomade paraît toujours bien présent dans les maisons, des transformations sont en cours. L’aspiration à vouloir jouir d’un espace privé illustre ce point. Deux éléments semblent toutefois à la base de cette permanence de l’habitus nomade. D’une part, la persistance d’une forte mobilité intra et intercommunautaire fait de la maison un espace de rencontres. Les Inuits continuent à se déplacer et à maintenir vivantes des institutions sociales comme celle des visites quotidiennes. Plusieurs changent encore fréquemment de domicile, y compris les enfants qui circulent d’un foyer à l’autre selon les réseaux de parenté. D’autre part, si les Inuits passent, aujourd’hui, la majeure partie de leur temps au sein de la communauté en raison de leurs emplois et de la scolarisation de leurs enfants, les sorties sur le territoire se perpétuent le weekend ou pendant les congés.

Du point de vue de la langue, l’utilisation de termes empruntés au vocabulaire de l’habitation nomade pour désigner la maison contemporaine confirme la présence de fortes continuités, comme si les Inuits combinaient ici les deux habitus. Des variations restent toutefois considérables selon les familles. Les logements habités par des pentecôtistes, par exemple, répondent à des exigences sur le plan de l’hygiène qui sont beaucoup plus strictes que celles de familles appartenant à d’autres confessions, l’habitus moderne prenant ici le dessus (Laugrand, notes de terrain, Baker Lake, 2004).

Face aux politiques de l’habitat, les Inuits aspirent à être consultés davantage afin qu’on tienne compte de leurs besoins réels et de leurs conceptions. Plusieurs ont très bien intégré le mode de vie des Qallunaats, et certaines maisons, notamment celles des élites – les familles les plus argentées en raison des emplois rémunérés qu’elles occupent –, ressemblent beaucoup à celles des Qallunaats. Mais un peu partout dans l’Arctique, de nouvelles formes de nomadisme se développent aussi, à l’instar de ces mêmes élites et des familles plus aisées. Ainsi, certaines familles inuites disposent maintenant d’une ou de plusieurs résidences dans la toundra qui ont la forme de cabanes bien aménagées. Les Inuits occupent ces logements de manière occasionnelle selon les saisons et la disponibilité des ressources. La communauté devient dès lors une base arrière où l’on demeure pour l’école, le dispensaire et le magasin, mais que l’on fuit dès que possible, lors des weekends ou des vacances. Le village est perçu comme un espace nocif, et la toundra un lieu de régénération. Dans la région de Rankin Inlet, certains camps saisonniers comportent toutefois tant de cabanes qu’ils ressemblent à de nouvelles communautés en émergence.

Figures

Des cabanes dans la région de Kangiqsujuaq, au Nunavik

Photos : Andréanne Brière, 2014
Photos : Andréanne Brière, 2014
Photos : Andréanne Brière, 2014

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Iglous, tentes et cabanes : vers un nouveau nomadisme ?

De nos jours, même si les Inuits habitent d’abord dans des villages, la toundra demeure le lieu par excellence de la vie saine et équilibrée. Au Nunavut comme au Nunavik, diverses entreprises consistent à confier des jeunes, et surtout des délinquants, à des aînés qui les conduisent dans la toundra pour les resocialiser[3]. Ainsi, en parcourant sans cesse leur territoire en motoneige, en quad ou même en traîneaux à chiens, les Inuits continuent-ils à développer une forme de semi-nomadisme. Ils montrent comment ils appartiennent à ce vaste territoire, se reconnaissant comme des nunaqqatigiit, « des compagnons de la terre », qui vivent avant tout de la chasse. Au contact des allochtones, l’idée de s’approprier du territoire a gagné de l’importance dans les discours politiques, mais entre eux les Inuits préfèrent plutôt exprimer leur appartenance à une région donnée et aux camps qui y figurent. Ces camps réunissent des habitants qui partagent souvent des liens de parenté ou d’affinité, dans des régions qui étaient déjà habitées par leurs ancêtres, une autre référence que les Inuits aiment souligner. Laugrand a observé ce phénomène à Maguse River, par exemple (Laugrand, notes de terrain, Arviat 2011), ce qui montre combien la toundra est pétrie d’histoires et de références à la vie des ancêtres.

De nos jours, de nombreux camps sont ainsi dispersés autour des communautés. Ces camps familiaux consistent en de petits regroupements de cabanes, où les habitants disposent chacun de leur espace. Les emplacements suivent les contraintes géographiques du sol et ne sont jamais choisis au hasard. Il n’y a évidemment aucun acte de propriété qui est produit, mais chacun connaît l’histoire familiale des uns et des autres. Les Inuits bâtissent donc là où ils le veulent et s’installent comme ils le désirent. L’emplacement physique des cabanes dépend de multiples facteurs, mais l’un des critères les plus évidents demeure celui de l’accessibilité aux ressources. Par exemple, un camp que l’on visite pour la pêche sera situé sur le rivage du lac et sera facile d’accès.

Les cabanes existent dans des formes multiples. Certaines ont l’aspect d’une simple construction rectangulaire tandis que d’autres sont pourvues de petits balcons. Plusieurs sont équipées de toilettes sèches ou d’une construction supplémentaire qui sert à cet effet. Aujourd’hui, de nouveaux équipements se répandent aussi, comme des barbecues, par exemple. Souvent encore, une connexion satellite relié à une génératrice permet de capter des chaînes de télévision. Certaines cabanes sont chaleureusement aménagées, d’autres n’offrent qu’une simple plateforme. Le confort et la technologie deviennent toutefois des aspects de plus en plus importants pour les Inuits et ce, même dans la toundra.

Plan d’une cabane située à proximité de la communauté

Plan d’une cabane située à proximité de la communauté

On peut y voir un poêle à bois (coin supérieur droit). Cette cabane a été construite lorsque le gouvernement fédéral permettait la construction d’habitations en dehors de la communauté. La famille y a vécu pendant plus de quinze ans avant de déménager vers la communauté actuelle. Noter l’emplacement du porche, des couchettes, de la zone du chauffage et de la sustention

Source : Andréanne Brière, Kangiqsujuaq, 2014

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Contrairement aux maisons, l’aménagement extérieur et intérieur des cabanes est intégralement géré par les Inuits. L’observateur repère vite plusieurs caractéristiques de l’habitation nomade, comme l’aménagement de plateformes ou de couchettes pour dormir.

En comparant les diverses cabanes au plan d’aménagement de l’igluvigaq de jadis, l’aménagement intérieur semble répondre aux mêmes exigences. Le chauffage est placé soit à gauche soit à droite dans la zone de l’aki, l’espace opposé à la plateforme. Les couchettes sont installées au fond et, dans la majorité des cas, face à la porte. Les cabanes disposent de porches doubles ou simples. Les Inuits y entreposent l’équipement extérieur comme les moteurs, l’essence, mais également les pièces de viande afin qu’elles puissent rester au froid et être protégées des animaux. Dans certaines cabanes, on retrouve un initaq (littéralement : « ce qui est suspendu pour sécher »), filet situé habituellement au-dessus de la source de chaleur de l’habitation, où l’on fait sécher les vêtements ou la viande. Dans toutes les cabanes, le qingaq (c’est-à-dire le nez et le trou d’aération de la maison) est encore présent tout comme il l’était dans l’igluvigaq de jadis. Ce trou permet à l’habitation de respirer, et ainsi d’être saine. Aujourd’hui, les Inuits utilisent souvent ce trou pour y faire passer la connexion de la radiotélécommunication. Cet équipement s’avère essentiel lors des déplacements, permettant une communication entre les chasseurs et les membres de la famille restés au village.

Plan d’une cabane située à plusieurs heures de motoneige de la communauté

Plan d’une cabane située à plusieurs heures de motoneige de la communauté

La cabane est chauffée au pétrole ou par un système de chauffage mobile au butane (coin inférieur gauche)

Source : Andréanne Brière, Kangiqsujuaq, 2014

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Certaines cabanes, construites par des plus jeunes ou des couples mixtes, ne reflètent toutefois en rien les configurations de l’habitation nomade de jadis, de sorte que, là encore, d’importantes variations existent.

Les Inuits confectionnent leurs cabanes avec des matériaux récupérés. Cette pratique du recyclage découle d’un accès difficile aux matériaux neufs du fait, principalement, des coûts de transport, tous ces produits étant importés du Sud et livrés une fois par an par bateau. Comme jadis, les Inuits récupèrent tout ce qu’ils peuvent. Chaque année, les chantiers de construction apportent aussi leur lot de matériaux réutilisables. À la fin des contrats, les constructeurs se défont alors des surplus, évitant ainsi de payer des coûts de transport pour tout rapporter dans le Sud.

Le type de chauffage installé dans les cabanes dépend de la proximité de la communauté. À Kangiqsujuaq, tous les camps situés à plus d’une heure de motoneige disposent d’un chauffage à l’huile. Les Inuits transportent des barils de fuel sur des traineaux au cours de l’hiver, les déplacements étant alors plus faciles. Un baril d’huile permet d’alimenter une cabane pour plusieurs années, mais cela varie bien entendu en fonction de la fréquentation, régulière ou ponctuelle, de la cabane. En revanche, les camps situés à proximité de la communauté sont de préférence équipés d’un chauffage au bois, ce matériau étant plus facile à transporter. À Rankin Inlet et à Arviat, des poêles Coleman sont encore utilisés pour la cuisine et le chauffage d’appoint.

La manière dont les Inuits habitent et aménagent leurs cabanes montre la permanence de l’habitus nomade. Ces logements sont en effet conçus entièrement par des Inuits qui retrouvent là le modèle de l’igluvigaq, surtout sur le plan de l’aménagement intérieur. Béatrice Collignon a fait remarquer que ces habitations conçues par les Inuits ne se sont multipliées qu’après la sédentarisation. Toutefois, dans les régions de l’Arctique de l’Est, l’idée même de pouvoir posséder une maison individuelle et une parcelle de terre soulève des inquiétudes chez les plus anciens attachés aux conceptions de jadis. Les aînés inuits de la Terre de Baffin, par exemple, disposent ici de perspectives tout à fait différentes de celles de leurs homologues de l’Arctique de l’Ouest. Pour eux, en effet, ces cabanes expriment moins la continuité de l’habitus nomade qu’une rupture avec ce même habitus et avec le mode de vie de jadis, voire même les prémisses d’un monde moderne.

Originaire de Mittimatalik, Cornelius Nutaraq explique cette rupture sur le plan de la temporalité :

Aujourd’hui, on dirait que les gens qui veulent posséder des choses qui leur sont propres se mettent à fabriquer des « shacks » aux endroits où ils chassent régulièrement. Les choses se déroulent ainsi parce qu’ils ne veulent pas prendre le temps de se fabriquer un iglou. Ils font peut-être cela parce qu’ils veulent avoir tout de suite un abri où entrer lorsqu’ils se retrouvent là-bas. Un autre changement que j’ai pu observer c’est que tout le monde semble maintenant pressé… Lorsque j’étais un jeune enfant, et que nous allions trapper ou chasser le phoque, nous construisions toujours un iglou là où nous voulions passer la nuit. On ne pensait pas à se construire un shack parce qu’il y avait toujours de la neige pour construire des iglous. Aujourd’hui, le mode de vie est complètement différent de ce qu’il était jadis. […] Il y a un comité qui examine maintenant les camps de chasse et l’une de leurs requêtes est que quiconque construit un shack ne le ferme pas à clé de façon à ce qu’il puisse être utilisé en cas d’urgence.

Oosten et Laugrand 2001 : 3-4

Ce dernier point est important, car un autre enjeu de la multiplication de ces cabanes demeure celui de la propriété collective. Karla Jessen Williamson (1992 : 57) fait état de ce débat au sujet des cabanes construites autour du village de Pangnirtuuq. La chercheuse inuite a relevé le malaise ressenti par les aînés au sujet de ces nouveaux « propriétaires individuels » qui possèdent maintenant leurs propres logements dans la toundra. Elle cite les propos de l’un d’eux :

Il y a de plus en plus de propriétaires de maisons qui commencent à construire leurs habitations et on a soudainement l’impression qu’on peut posséder une partie de la terre. Je crois qu’on peut bien posséder une partie de la terre… mais il faudrait alors changer la pensée des aînés et leur expliquer beaucoup de choses, leur faire comprendre pour quelles raisons on peut procéder maintenant de la sorte.

La question de la terre est devenue une question épineuse. Dans quelle mesure est-il ou non possible d’en prendre possession individuellement, ce concept n’existant pas dans les traditions inuites ? Pour les Inuits en effet, nuna, la terre, est par nature une entité en soi qu’aucun individu ne saurait s’approprier seul. C’est elle qui possède les humains, et non l’inverse. Décréter une propriété individuelle relève ainsi d’une transgression, d’une rupture, la terre demeurant à l’usage de la collectivité. Ce point est celui qui a posé le plus de difficulté aux Inuits interviewés par Karla J. Williamson (1992), qui cite les propos d’un chasseur :

La génération précédente n’est plus de ce monde. Ses représentants ont été les premiers à posséder « nuna » (la terre). Nous poursuivons aujourd’hui leur mode de vie. […] Si l’on convient qu’il existe ce qu’on appelle des nunaqaqqaartumineq – les premiers occupants –, dans ce cas les Inuits sont les véritables propriétaires de la terre. Si un individu revendique maintenant son propre droit de propriété, alors là, il n’y a plus de propriété possible. Mais si on revendique la terre d’un point de vue collectif, alors c’est certain que nous en sommes les propriétaires.

D’autres aînés expriment un malaise au sujet de ces pratiques nouvelles et de ces discussions, considérant que les Inuits ont été placés sur la terre par un grand créateur, que le bonheur et la joie n’existent pas ailleurs que sur nuna, et qu’il ne faut pas briser cette relation harmonieuse entre les humains et la terre par des conflits à son égard. D’autres encore s’inquiètent de la chasse, de la pollution sonore ou matérielle, et de l’exploitation des ressources, indiquant que ce rapport à nuna est en train de changer par la force des choses, les sociétés humaines étant elles-mêmes en train de changer.

Dans certaines régions, les aînés conçoivent la terre comme une entité vivante. « La terre est en train de devenir vieille », indiquent certains. Plusieurs mythes présentent nuna comme la toute première mère nourricière. Selon ces récits, deux ancêtres auraient émergé de petites buttes de terre, des niaqutait, ramassant leur progéniture à même le sol et se servant de terre comme nourriture. La terre n’a d’ailleurs pas fait naître que les humains. Elle a donné naissance à des animaux comme les caribous, que la langue chamanique nomme les « poux de la terre ». Les Inuits considèrent que la terre est donc vivante et qu’elle doit être respectée. Jadis, l’ethnographe Knud Rasmussen (1929 : 19) rapportait qu’elle pouvait se mettre en colère si les chasseurs travaillaient trop avec des pierres. Les Inuits nattiliks considéraient même que tout ce qui se trouve sur le sol lui appartenait, si bien qu’on demandait aux gens de ne jamais déplacer les pierres, notamment celles qui avaient servi à fixer les tentes. Il fallait enfin respecter les nabluit, ces endroits de passage qu’empruntent les caribous lorsqu’ils entreprennent de traverser une rivière au cours de leurs longues migrations. Et il était interdit d’avoir des rapports sexuels avec la terre, une prescription qui renvoie directement au mythe d’origine des premiers humains nés de cette même terre.

Aujourd’hui, ces conceptions se sont transformées. On est cependant en droit de se demander si le refus de s’approprier des habitations modernes qu’on trouve inadaptées ou la crainte que suscite chez certains cette multiplication des cabanes dans la toundra ne renvoie pas à l’expression d’un habitus nomade fort ancien. D’un autre côté, les cabanes dispersées dans la toundra permettent aussi de maintenir vivantes des pratiques que l’on pourrait qualifier de néonomades en ce sens qu’elles émergent dans un contexte inédit de sédentarisation. Collignon (2001) souligne que ces cabanes s’apparentent à un nouvel espace domestique qui joue un rôle éducatif très important, puisqu’il permet aux plus jeunes générations et aux aînés, dans le contexte de la sédentarisation permanente et de la scolarisation, de fréquenter à nouveau le territoire et d’y transmettre les valeurs et l’histoire inuites dans ce qu’elles ont de plus singulier.

Conclusion

À une étudiante du Nunavut Arctic College qui avait un jour demandé à des aînés de la Terre de Baffin si la notion de nangminiqarniq pouvait être utilisée pour désigner la notion de propriété, « l’action de posséder quelque chose », Emile Imaruittuq de la région d’Iglulik, répondit par l’affirmative. Il ajouta qu’il fallait restreindre cette notion à des choses qui appartiennent vraiment à une personne ou à une relation familiale, soulignant que ce terme désigne ce qui est propre à une personne.

Si vous aviez votre propre maison, cette maison était nangminiq. Si vous faisiez des vêtements vous-même, ils étaient aussi nangminiq. […] Tout ce qui est vraiment à vous est nangminiq. On utilise aussi le mot nangminiq pour la famille proche. Par exemple, pour parler de vos frères et soeurs plus jeunes que vous, vous pourriez dire nanminikka ilakka […] Nangminiq est le terme que j’emploierai pour mes enfants. Les gens qui sont de la même famille sont des nangminiriit.

Oosten, Laugrand et Rasing 2001 : 160

Pour Lucaasie Nutaraaluk, originaire du Nunavik, cette nuance s’imposait tout autant :

Nangminiq signifie que les choses sont à moi, que personne d’autre n’en est le propriétaire sauf moi. Des fusils, un canoë, un hors-bord sont des choses qui sont à moi. Même une motoneige, un qamutiik ou un harpon sont des choses qui sont à moi.

Jadis, lors des funérailles, on plaçait dans la tombe des défunts les objets auxquels ces derniers, justement, tenaient beaucoup. La notion de nangminiq diffère de celle de piqaq, « avoir » ou « posséder » des objets avec lesquels il manque une réelle appropriation. Les aînés citent ici l’exemple des balais, mais la notion s’applique à une multitude d’autres objets qui ne sont pas « chers » à la personne, leur nangminillarik. En d’autres termes, les Inuits distinguent donc très clairement des objets qui sont chers à un propriétaire des objets qui ne le sont pas. Or, de nombreux Inuits parlent de leurs maisons dans les communautés en n’utilisant pas cette notion de nangminiq, un signe manifeste qu’ils ne se les approprient pas complètement comme des objets qui leur sont chers. La situation varie davantage dans le cas de la tente que l’on transporte avec soi, ou encore avec la cabane, ces deux objets étant fabriqués ou acquis par un propriétaire qui se les approprie et les valorise comme des objets personnels (Oosten, Laugrand et Rasing 2001 : 160). Mais, c’est visiblement considérer comme siennes une cabane et la terre qui l’entoure qui choque les aînés. Ces derniers insistent pour dire que la terre ne peut-être possédée par des humains. A. Brière (2014) l’a observé pour les Inuits de Kangiqsujuaq :

La notion de propriété du point de vue légal (acte de propriété) n’existe pas chez les Kangirsujuarmiuts. Toutefois, la cabane appartient à une famille ou à un groupe familial. C’est un chez-soi entier. On la construit et on la remplit de souvenirs familiaux et d’objets de toutes sortes : « Ma cabane c’est chez moi. Ma maison dans la communauté c’est aussi chez moi, mais pas vraiment mon chez-moi comme ma cabane. »

Entrevue 3, Homme 60, 2014

Nous pouvons conclure que, si l’aménagement des cabanes exprime bien la persistance de l’habitus du nomadisme qu’on devinait déjà dans l’aménagement intérieur de la maison moderne ancrée dans une communauté, la prolifération de ces cabanes traduit aussi une transformation de ce même habitus. D’autres recherches s’imposent pour savoir si de véritables ruptures sont à l’oeuvre. Retenons en attendant qu’en matière d’habitat comme en matière de religion, continuités et transformations vont de pair.