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La proximité des traditions inuite et saamie est souvent évoquée dans la littérature. Certains indiquent leur commun usage du renne ou du caribou, d’autres se basent sur des données linguistiques, comme l’illustre le cas de Thalbitzer (1914 : 717) qui s’efforçait d’étayer l’hypothèse d’une origine occidentale de ces deux peuples en indiquant que la racine kammak qu’on retrouve en langue inuite dans le terme de kamiit (les bottes) serait apparentée à celle de komag (qui désigne la chaussure en saami), elle-même dérivée de galbmat, « geler ».

Dans les années 1920, au moment où l’ethnographe K. Birket-Smith arrive dans la région du Keewatin, il insiste également sur cette proximité des Inuits du Caribou qu’il découvre avec les Saamis, observant que ces groupes dépendent tous du caribou :

Lorsque dans le cadre de la Cinquième expédition de Thulé nous avons pris conscience de la particularité de ces tribus, nous n’avons pas douté que le nom le plus approprié pour les nommer serait celui d’Esquimaux du Caribou. Les Saamis [Lapps] des montagnes dépendent tout autant de leurs troupeaux que ces Esquimaux dépendent du caribou. À l’automne, tout le fondement de l’économie de l’année à venir repose sur les chasses importantes qui ont lieu lorsque les hardes de caribou, au moment où elles migrent vers le sud, traversent les rivières. […] La conception classique, selon laquelle tous les caribous quittent la toundra au cours de l’hiver afin de se réfugier dans les forêts, est erronée. Il y a toujours quelques animaux qui restent, et ces derniers, bien qu’ils ne suffisent pas à répondre aux besoins de toute la consommation des populations, sont chassés par le biais de pièges.

1929 : 244

Au milieu des années 1920, les cultures saamie, inuites et même amérindiennes sont ainsi souvent décrites comme appartenant à un même ensemble, celui des « peuples polaires » dont une des caractéristiques est précisément de vivre du caribou ou du renne. André Leroi-Gourhan (1936) ira même plus loin en évoquant l’existence d’une « civilisation du renne » qui, en Europe, permettrait de relier les chasseurs contemporains à leurs prédécesseurs du paléolithique.

Cette représentation dépasse d’ailleurs depuis longtemps le monde universitaire. C’est probablement aussi l’une des raisons qui expliquent la facilité avec laquelle des hommes d’affaires et des fonctionnaires vont accepter de financer et d’organiser, dès la fin du xixe siècle, un grand nombre d’expériences visant à introduire l’élevage du renne en Amérique du Nord en mettant en contact des éleveurs tchouktches ou saamis avec des Inuits ou des Dénés. Du point de vue des missionnaires, du gouvernement ou de divers entrepreneurs, le renne fut très tôt considéré comme un animal qui pourrait enfin remédier au problème des famines chroniques qui, en plus des épidémies, décimaient chaque année des peuples de l’Arctique exposés aux aléas des migrations de caribous. De 1891 au milieu du xxe siècle et ce, dans des régions aussi différentes que l’Alaska, la vallée du Mackenzie, le Yukon, l’Ungava, le Labrador et la Terre de Baffin, plusieurs initiatives plus ou moins réussies vont ainsi voir le jour.

Dans cet article, nous rappellerons d’abord quelques-unes des grandes entreprises d’importation de rennes et d’éleveurs saamis et tchouktches en Amérique du Nord avant de présenter, dans ce contexte, l’opération menée par Vilhjalmur Stefansson à Amadjuak, en Terre de Baffin, en 1921. Nous décrirons ensuite, à partir de plusieurs documents tirés des archives et des données obtenues à l’occasion d’enquêtes orales avec des Inuits, l’évolution tragique du troupeau de rennes à Amadjuak et la participation des éleveurs saamis et des chasseurs inuits, ces derniers ayant dû prendre la relève des premiers en 1923. Nous conclurons par une courte réflexion qui permet d’expliquer pour quelles raisons, au-delà de certaines ressemblances culturelles, les chasseurs de caribou sont restés réticents à devenir des éleveurs de rennes.

Quelques expériences d’importation de rennes et d’éleveurs saamis en Amérique du Nord

De l’Alaska au Nord canadien

La toute première expérience d’importation du renne a eu lieu en Alaska, dans les années 1890, à l’initiative d’un missionnaire presbytérien, Sheldon Jackson, et d’un fonctionnaire américain, le Capitaine Michael A. Healy. Jackson se disait désespéré de constater qu’en raison de la diminution des baleines et des troupeaux de morses à la suite des chasses intensives faites par les Occidentaux au cours du xixe siècle, les Esquimaux ne parvenaient plus à se procurer les ressources nécessaires à leur survie. De 1890 à 1902, il supervisa l’importation de quelque 1280 rennes de Sibérie sur la péninsule de Seward, espérant ainsi résoudre la question alimentaire et celle du transport qui affectaient tant les Esquimaux de ces régions. Les premiers troupeaux de rennes arrivèrent avec des éleveurs tchouktches à Teller. Le marché conclu avec les Esquimaux s’avérait relativement simple. Des troupeaux, d’une centaine de rennes chacun, étaient attribués à des familles esquimaudes qui avaient la consigne d’élever les bêtes, étant entendu qu’elles devraient au bout de cinq ans restituer les cent rennes attribués initialement en conservant pour elles les animaux en sus nés de ces élevages. L’opération fonctionna relativement bien même si, progressivement, des éleveurs saamis prirent la place des Tchouktches, jugés moins efficaces. En 1914, on comptait en Alaska pas moins de 50 000 rennes, et en 1918 les Esquimaux possédaient plus de 69 % des troupeaux de rennes (Spencer 1984 : 281). Entre 1914 et 1921, la spéculation commerciale devint très profitable, si bien que l’industrie du renne atteignit de nouveaux sommets avec près de 650 000 têtes en 1932, le marché ayant été vite dominé par les frères Lomen.

Entre 1920 et 1929, ceux-ci y investirent d’importantes sommes d’argent, faisant construire un réseau de fermes et d’abattoirs et parvenant à faire se reproduire ensemble des rennes et des caribous. Les frères Lomen exportèrent bientôt des peaux et de la viande de renne partout aux États-Unis, ce qui finit par inquiéter le puissant lobby des producteurs de viande de boeuf. Les frères Lomen répandirent même en Amérique une nouvelle imagerie qui nous est encore familière : celle du père Noël tiré par des rennes.

Pour des raisons économiques, l’expérience alaskienne connut toutefois un déclin rapide. Elle fut d’abord sévèrement atteinte par la crise de 1929, puis par les conséquences du Reindeer Act de 1937, un dispositif par lequel le gouvernement américain transférait immédiatement la possession de tous les troupeaux de rennes d’Alaska au Bureau des Affaires indiennes et ainsi, indirectement, aux Inuits, en offrant la somme de trois à quatre dollars par tête aux frères Lomen. À partir des années 1940, le nombre de rennes se mit alors à diminuer de façon drastique. Des 205 000 têtes qu’on pouvait recenser en 1941, il n’en restait plus que 150 000 en 1945 et à peine 29 920 en 1950 (Tuck 1954 : 3).

Dans son étude, Gubser (1965 : 23-25) fit remarquer qu’en 1929, plus de 600 Esquimaux et Saamis étaient à l’emploi des frères Lomen, soulignant combien les Inuits pouvaient s’avérer d’excellents éleveurs et comment les Saamis avaient introduit de nouveaux éléments dans leurs traditions :

Carl Lomen estimait que les Esquimaux étaient d’assez bons éleveurs lorsqu’ils étaient adéquatement formés, mais dans le cas contraire, ils ne savaient travailler que dans l’à-peu-près. […] De nombreux Saamis [Laplanders] ont été engagés par les frères Lomen afin qu’ils puissent former les Esquimaux à l’élevage du renne. De nos jours, à Anaktuvuk Pass, les enfants jouent à un jeu de balle pendant l’été qui se nomme le « jeu des Saamis » (Lapp game), lequel leur a été transmis par des Esquimaux de la région de Kobuk qui l’avaient eux-mêmes appris des Saamis [Lapps].

R. Willis explique qu’en introduisant l’élevage du renne auprès des populations esquimaudes, le gouvernement américain espérait bien les assimiler en leur faisant abandonner leur vie de chasseurs nomades, mais l’entreprise échoua. Les Esquimaux de l’Alaska ne regrettèrent aucunement la fin des élevages de rennes qui, selon eux, exigeaient plus de travail qu’ils ne rapportaient de profit. Et Willis de rappeler qu’à l’instar de Ted Katcheak, interviewé en 2002, les Esquimaux se réjouirent plutôt de voir les rennes repartir avec les caribous, et eux-mêmes de pouvoir enfin reprendre leurs activités de chasse et de pêche (Willis 2006 : 301)[1].

Une seconde expérience d’importation de rennes eut lieu au Labrador en 1908, grâce à une initiative du Dr Grenfell. Préoccupé lui aussi par la situation des Inuits, Grenfell importa 250 rennes de Scandinavie à St. Anthony, au nord de Terre-Neuve. Le troupeau connut d’abord un destin prospère franchissant le seuil des 1200 têtes en 1912, mais la situation se dégrada pour des raisons financières et par manque de nourriture. En 1918, les derniers 126 rennes furent donc remis au gouvernement canadien qui les transporta une première fois dans le golfe du Saint-Laurent, près de Saint-Augustin, puis une deuxième fois, en 1923, sur l’île d’Anticosti où ils furent relâchés. L’opération se solda par un nouvel échec dans la mesure où, en 1941, la population totale des rennes ne comptait plus que dix individus (Tuck 1954 : 4).

Plus limitée et elle aussi orchestrée par le Dr Grenfell en 1911, une troisième expérience d’importation de rennes ne fonctionna pas davantage. Les 50 rennes achetés et transportés par Grenfell qui espérait cette fois développer un élevage dans la région de Fort Smith, ne résistèrent pas longtemps. Hormis les quinze bêtes qui périrent lors du long voyage, les rennes qui avaient survécu n’étaient plus que trois en 1913, la majeure partie du troupeau ayant été décimée par les maladies.

Ces expériences tragiques ne servirent toutefois pas de leçon au gouvernement canadien déjà convaincu des ressources inexploitées du Grand Nord. En 1921, celui-ci acceptait de se lancer dans le nouveau projet de Stefansson, en Terre de Baffin. Pas plus que les précédents, le fiasco de Baffin ne suffira d’ailleurs à convaincre les autorités fédérales à renoncer à l’élevage du renne puisqu’ils accepteront encore d’orchestrer une quatrième expérience à cet égard dans les régions situées entre l’Alaska et le Yukon.

Certes, l’opération du Mackenzie fut mieux préparée. En 1926, un zoologiste spécialiste du caribou, A. Porsild, fut dépêché sur les lieux afin d’y mener une étude de faisabilité.

Gubser (1965 : 23-25) décrit cette aventure de grande envergure :

À la fin des années 1920, le gouvernement canadien a négocié avec les Lomen en vue de conduire 3000 rennes sur une distance de 1200 milles, de Kotzebue Sound jusqu’à Howard Pass, en passant le long de la chaîne de montagnes des Brooks Range jusqu’au delta du Mackenzie. La migration démarra en décembre 1929 et se termina en mars 1935. Des Saamis [Lapps] en furent les responsables, assistés par des Esquimaux. […] Plusieurs Nunamiuts furent sollicités pour transporter des biens et de la nourriture avec leurs traîneaux à chiens et alimenter ainsi ceux qui conduisaient le troupeau. Un Nunamiut d’Anaktuvuk Pass m’a confié qu’il a essayé d’élever des rennes lorsque les Nunamiuts vivaient sur la côte, mais que cela ne l’a au final pas tellement intéressé. Au cours des années 1930, les Lomen commencèrent à trouver qu’il était maintenant difficile de placer de la viande de rennes sur les marchés. Et tout cela en plus des pressions de Washington, qui les obligeait à lui vendre leurs intérêts dans l’industrie du renne en 1940[2].

On le constate, du point de vue des chercheurs comme des hommes d’affaires ou des fonctionnaires, rennes et caribous étaient conçus comme des animaux identiques. Par voie de conséquence, éleveurs de rennes et chasseurs de caribou n’étaient pas si éloignés dans leur mode de vie ; ils étaient même suffisamment proches pour qu’on puisse imaginer qu’une étroite collaboration s’instaure entre ces peuples. Aujourd’hui encore, des travaux réalisés par des chercheurs contemporains font moins ressortir les différences culturelles entre ces sociétés et les différences biologiques qui séparent le renne du caribou que leur parenté et l’existence de nombreux traits communs. Par exemple, Tim Ingold qui a travaillé jadis avec les Saamis considère qu’il existe bien une étroite parenté entre le renne et le caribou. Même si l’anthropologue reconnaît que « l’histoire évolutionniste des rennes demeure en quelque sorte une énigme », il adopte quand même la théorie de Banfield qui considère « Rangifer tarandus comme “une super espèce, largement distribuée, à la fois plastique et panmictique” » (Ingold 1980 : 17, citant Banfield 1961 : 103 ; voir aussi Burch 1972 et Vitebsky 2005 : 17-19).

De nos jours, les Inuits, eux, ne mentionnent pas tant le caribou que des traits culturels pour faire valoir leur proximité avec les Saamis dont ils s’inspirent volontiers sur le plan politique et dont ils apprécient beaucoup les performances artistiques (danse, chants, etc.). Nombre d’articles tirés du Nunatsiaq News, le principal hebdomadaire du Nunavut, traitent de ces rapprochements contemporains, ces deux populations ayant reçu et adopté le christianisme. C’est à l’occasion d’une courte recherche sur ces questions que nous avons, d’ailleurs, pris connaissance d’un article décrivant la démarche de Karen Monika Paulsen, une jeune Saamie rencontrée à Iqaluit en 2008, alors qu’elle venait voir où son arrière-grand-mère avait séjourné lors de son séjour à Amadjuak (George 2008a).

Le rêve d’implanter un élevage de renne en Terre de Baffin

Après avoir passé la Première Guerre mondiale à traverser les régions de l’Arctique en traîneau à chiens et couvert près de 30 000 km, l’ethnologue et explorateur arctique Vilhjalmur Stefansson revenait au sud plein d’enthousiasme pour plusieurs projets de développement, dont celui d’exploiter ces nouveaux territoires. Diubaldo (1978b : 41) qui lui a consacré une biographie, cite un extrait d’un de ses multiples livres, The Northward Course of Empire (1922), qui résume bien la nouvelle vision géopolitique qui l’animait : « Il n’y a aucune frontière nordique au-delà de laquelle une entreprise productive ne peut aller puisque le Nord rencontre le Nord sur les rives opposées de l’océan Arctique comme l’Est rencontre l’Ouest sur le Pacifique. »

Espérant profits et bénéfices, Stefansson profitait de sa notoriété et de ses nombreux contacts à Ottawa parmi les agents gouvernementaux et les gens d’affaires, pour faire valoir un projet qui, présenté par un homme très expérimenté des régions arctiques, paraissait donc comme l’un des plus prometteurs, celui d’ouvrir un élevage de rennes et de boeufs musqués en Terre de Baffin. Diubaldo rappelle comment Stefansson était, dès le départ, parvenu à s’adjoindre les appuis de personnalités prestigieuses comme Teddy Roosevelt, le gouverneur Riggs d’Alaska, Sir Edmund Walker, président de la Canadian Bank of Commerce, Sir Robert Borden, Premier ministre de l’époque, et Arthur Meighen, ministre de l’Intérieur qui allait à son tour bientôt devenir Premier ministre. Mais les délais et un rapport trop longtemps attendu de la Commission royale du Canada le poussèrent à se tourner vers d’autres partenaires, et en particulier vers la Hudson’s Bay Company (HBC), qui accepta de le parrainer. À l’automne 1920, Stefansson obtenait ainsi du Gouvernement et de la Compagnie le droit d’exploiter en situation de monopole une parcelle de 295 000 km2 en Terre de Baffin. La Hudson’s Bay Reindeer Company était née, et l’explorateur qui n’avait pourtant jamais mis les pieds en Terre de Baffin, obtenait l’assurance de pouvoir y exploiter pleinement une véritable industrie de l’élevage du renne. Stefansson espérait que le troupeau augmente chaque année de 25 % (Tuck 1954 : 12). En important 1000 têtes en 1921, il s’attendait donc à ce que le troupeau en atteigne 11 632 en 1932 et 807 052 en 1951. Ces prévisions semblaient très raisonnables car ces chiffres étaient encore en dessous des résultats qu’avaient donnés d’autres élevages de rennes en Alaska. L’aventure allait pourtant tourner au fiasco.

Figure 1

Troupeau de rennes, probablement en Norvège, 1921-1923

Photo George E. Mack / © Musée McCord, MP-0000.597.375

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Plusieurs facteurs ont contribué à cet échec. D’une part, en prenant son propre associé Storker T. Storkersen comme conseiller, Stefansson se privait d’un avis objectif et réaliste. Comme lui, Storkersen était ambitieux et rêvait d’une opération de grande envergure, si bien que son rapport sur la faisabilité du projet ne mentionnait aucunement les difficultés à surmonter. Storkersen entreprit un voyage de reconnaissance en Terre de Baffin mais, peu compétent en botanique, il ne vit pas de différence entre les lichens de Baffin et ceux des régions plus humides de Norvège (Tuck 1954). Or, ces lichens allaient jouer un rôle déterminant dans l’opération d’Amadjuak. D’autre part, Stefansson se précipitait, se laissant emballer par un projet qui faisait de lui un grand entrepreneur : « le représentant de commerce du Nord » (the Salesman for the North), selon sa propre expression (Diubaldo 1978b : 43).

En 1921, la Hudson’s Bay Reindeer Company envoie son navire, le Nascopie, en Norvège, chercher un troupeau de rennes.

Quelques mois auparavant, en mai 1921, Francis C. Wood et le capitaine John Mikkelborg s’étaient rendus en Norvège, dans le village d’Elvebakken afin d’y trouver des rennes et d’engager des éleveurs saamis. Le capitaine Mikkelborg (1950 : s.p.) relate l’épisode et un premier accroc lié à la méfiance des éleveurs saamis :

Finalement, il fut décidé d’engager quatre éleveurs de rennes expérimentés, avec leurs familles, et de choisir plusieurs des meilleurs animaux de chaque troupeau. En plus de cela, on engagea un responsable des opérations compétent et en mesure d’être aussi un menuisier capable de réaliser tout travail éventuel requis dans ce domaine.

Lorsque vint le moment de signer les contrats, on découvrit que les Saamis [Lapps] exigeaient de la Banque nationale de Norvège une garantie leur assurant que ces contrats seraient honorés. Ces derniers n’avaient aucune confiance dans une banque locale. La Hudson’s Bay Company, ils n’en avaient jamais entendu parler auparavant. Rien n’y faisait ; nous n’avons eu d’autre choix que de nous rendre à la ville de Hammerfest, où se trouvait la plus proche succursale de la Banque nationale de Norvège, afin de procéder aux arrangements nécessaires. Le responsable de la banque a gentiment et joyeusement clôt le dossier, et il s’est montré très amusé lorsqu’il a entendu nos requêtes.

Le plan était de prendre les bêtes en juillet mais, comme ces animaux sont en meilleure forme à l’automne, au moment où ils perdent leurs bois, l’opération fut reportée. Le plan initial prévoyait également l’achat de 1000 têtes mais le Nascopie ne pouvant pas en transporter autant, le troupeau acheté à M. Sigvard A. Lyng de Elvebaklen i Alten… en comprit finalement 689, y compris 81 mâles, pour le prix total de 16 608,37 $ (Tuck 1954 : 33).

Après l’inspection médicale du troupeau par un vétérinaire canadien d’Ottawa, le Dr Watson, 627 rennes furent donc chargés à bord du Nascopie avec 3000 sacs de mousse. Selon Tuck, 58 bêtes s’échappèrent et quatre autres durent être tuées par suite de chutes accidentelles pendant l’opération. Le Nascopie prit finalement le départ le 13 octobre 1921 avec vingt personnes à bord ainsi que six pulkas, ces traîneaux que les Saamis utilisent avec des rennes, des skis et des chiens, chaque éleveur étant accompagné de sa bête (Mikkelbord 1950). La traversée fut mouvementée, et 77 rennes périrent.

Amadjuak : des déboires en série…

Le sort tragique du troupeau de rennes

Hormis le rapport de Tuck (1954) et quelques indications du capitaine Mikkleborg (1950), le journal tenu par l’agent du poste de traite de la HBC permet de suivre l’évolution du troupeau au jour le jour[3].

Le 1er novembre, le navire de la HBC accoste au large d’Amadjuak et débarque entre 550 et 600 rennes qui sont placés, tel que convenu, sous la responsabilité du capitaine J.A. Mikkelborg. Celui-ci est accompagné de Mr Ole Johnsen, présent avec son épouse et la soeur de celle-ci, et de cinq éleveurs saamis, dont quatre sont venus avec leur femme et leurs enfants et logent sous des tentes. La maison initialement prévue n’étant pas prête, le petit groupe occupe la vieille mission anglicane qu’il a fallu restaurer.

Figure 2

Éleveurs saamis sur un bateau, 1922-1925

Photo Frederick W. Berchem / © Musée McCord, MP-1984.129.18

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Le 2 novembre, le débarquement des rennes, des sacs de mousse et du matériel est mis en oeuvre. Il faut alors près de six journées entières à l’équipe et aux Inuits qui les aident pour compléter tout le déchargement. Le 10 novembre, le Nascopie reprend sa route, à destination de Lake Harbour.

L’opération d’Amadjuak semble bien démarrer, et le capitaine Mikkelborg (1950) écrit :

Avant que le navire ne reparte, j’ai demandé aux femmes saamies si elles souhaitaient rentrer elles aussi et laisser les troupeaux de rennes à leurs maris, mais elles ont répondu à l’unisson qu’elles voulaient rester, quoi qu’il advienne. Nous avons reçu l’aide de deux frères esquimaux pour transporter le matériel et ils ont fait preuve d’une grande force physique. Lors du souper, Mrs Johnsen, l’épouse de notre grand responsable, a voulu les remercier, et elle a préparé une grande quantité de pancakes, du beurre et du café. Ils ont mangé tous les gâteaux avec plaisir et indiqué ensuite, par des signes, qu’ils souhaitaient manger quelque chose d’autre. Mrs Johnsen a été très étonnée mais les a servis avec joie, d’autant plus que nous venions d’ouvrir un tonneau de viande de porc. Ils ont reçu chacun un morceau de viande, un panier de biscuits de marins et un seau de thé ; ils se sont ensuite assis dans la neige et ont consommé leur repas.

Figure 3

Renne hissé hors d’un bateau, 1921

Photo George E. Mack / © Musée McCord, MP-0000.597.49

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Les rennes, eux, se sont malheureusement dispersés. Dans un rapport cité par Tuck (1954 : 35), on peut lire : « Le capitaine Mikkelborg indique qu’aucune force sur terre n’aurait été en mesure de maintenir ensemble les rennes au sein du troupeau et que, si cela avait été possible, les rennes seraient tous morts de faim. » Les éleveurs saamis tentent bien d’aller chercher les animaux manquants mais il leur est impossible d’utiliser leurs pulkas, car les rennes qui devaient tirer ces traîneaux sont trop affaiblis, à cause du long voyage en bateau. Seuls 260 rennes sont ainsi rassemblés, les autres demeurant introuvables. Mikkelborg (1950) explique alors la stratégie adoptée :

Nous avons vite constaté que les pâturages ne nous permettraient pas de garder un grand troupeau sous la contrainte ; si nous le faisions, les animaux mourraient de faim. Par conséquent, nous avons dû les diviser en plus petits troupeaux et les laisser se répartir à leur goût sur une vaste zone, suivant là le modèle des caribous. Le caribou est un renne sauvage. Parfois, les caribous viennent se mélanger avec nos rennes –enfin, c’est plutôt le contraire –, et c’est ce que nous avons pu voir dernièrement. Nous avons divisé nos éleveurs en trois groupes de surveillance, deux d’entre nous étant présents dans chacun de ces groupes. On a placé deux personnes dans les montagnes avec les rennes, deux autres continuellement en mouvement sur les sentiers, sachant que nous devons bien souvent parcourir cinquante milles, et les deux derniers dans le camp du bas, à se reposer.

Selon le journal du poste, les familles saamies fréquentent régulièrement le comptoir de la HBC. Elles viennent y chercher des provisions. Les contacts avec les Inuits se déroulent bien et ces derniers aident les Saamis dans de multiples tâches. Plusieurs Inuits les accompagnent sur le territoire, comme c’est le cas le 31 janvier 1921. Mikkelborg (1950) décrit ces interactions et raconte comment des jeunes femmes inuites comme Atonga et Nelassi, par exemple, découvrent le ski et utilisent à leur tour avec beaucoup de plaisir les pulkas des Saamis pour aller à la chasse.

Figure 4

Renne en laisse mangeant de la mousse (?) dans des sacs, avec un bateau à l’arrière-plan, 1921

Photo George E. Mack / © Musée McCord, MP-0000.597.3

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Figure 5

Sept cents rennes de Norvège amenés dans le Nord canadien, 1925-1926 (?)

Photo George E. Mack / © Musée McCord, MP-0000.598.89

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Le journal du poste donne peu d’indications sur les rencontres sociales mais le capitaine Mikkelborg évoque des relations amicales entre les deux groupes. Selon lui, les Inuits apprécient tout particulièrement les enfants des Saamis mais également leur musique et leurs danses. Ils ne manquent pas une occasion de les rencontrer :

Les Esquimaux nous appellent toujours lorsqu’ils passent à proximité. Les enfants des Saamis et ceux des Esquimaux jouent ensemble dans la neige où ils font des glissades du matin au soir et ils n’ont pas mis de temps à pouvoir se comprendre. Ils savent la langue que chacun utilise. D’après ce que j’ai pu voir, ils partagent une mentalité semblable, et une profonde amitié s’est développée entre eux depuis le tout premier jour où les Saamis sont arrivés. Nelassi est l’unique célibataire que nous avons rencontré, un beau jeune homme, et très alerte, de vingt et un ans. Nelassi est aussi très bon chanteur, et comme une jeune Inuite du nom de Atonga sait très bien jouer de l’accordéon, ils s’asseoient ensemble à l’extérieur de la tente pendant des heures pour chanter et jouer les hymnes de Sankey Moody.

ibid.

Inuits et Saamis se retrouvent aussi sur le plan religieux. Sur place, aucun missionnaire n’est présent mais Mikkelborg se souvient de la visite du Révérend Atkinson en provenance de Lake Harbour, où les Anglicans ont ouvert une mission. À l’occasion de cette rencontre, Mikkelborg évoque l’intérêt des Inuits et des Saamis pour le christianisme, les premiers ayant déjà été évangélisés par le Révérend E.J. Peck :

Les Esquimaux ont un système de signalisation qu’ils sont les seuls à connaître et, en moins de temps qu’il faut pour le dire, près de soixante d’entre eux accourent et se rassemblent autour de notre campement. Nous leur donnons la permission d’entrer dans notre cuisine, ce que nous n’aurions jamais fait auparavant, et le Révérend Atkinson célèbre le divin service, d’abord en langue esquimaude, et son interprète se charge de la traduction, et ensuite pour les Saamis je traduis alors son intervention phrase par phrase. Les Saamis apprécient grandement son sermon. Ils disent qu’il prêche comme Dieu et comme l’aurait fait le Dr Laestadius lui-même.

ibid.

Pendant l’hiver, Ole Johnsen et son équipe parviennent à retrouver 35 bêtes mais le mauvais temps, le froid et la faiblesse des rennes domestiques rendent les recherches difficiles. Un jour, Mikkelborg rapporte que, pour sortir de leur épuisement, les Inuits possèdent leurs propres recettes :

Atonga a fait bouillir des canards, elle a pris le jaune des oeufs de goélands qu’elle a mélangé avec le bouillon et elle distribue ce breuvage aux malades à l’aide d’une cuillère. Lorsque nous sommes rentrés, tout le monde avait retrouvé la santé. En quelques jours, tout le monde était rétabli. J’ai demandé à plusieurs médecins ce que pouvait bien être cette maladie du printemps, si particulière au climat arctique, et ils m’ont répondu qu’il s’agissait peut-être du scorbut ou du béribéri, ou encore d’un mélange des deux.

ibid.

Figure 6

Éleveurs avec un renne, Amadjuak, île de Baffin, NU, 1921

Photo George E. Mack / © Musée McCord, MP-0000.598.121

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Figure 7

Rennes importés à Amadjuak, île de Baffin, NU, 1922-1925

Photo Frederick W. Berchem / © Musée McCord, MP-1984.129.15

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Le 9 mars 1922, une nouvelle expédition est organisée pour rechercher les animaux partis plus loin :

Les gens qui sont arrivés hier nous ont donné des nouvelles des rennes perdus de la Reindeer Company, plusieurs de ces animaux ayant été aperçus à l’intérieur des terres, à Kingook (en bas de la baie de Markham) […] Mikkelborg ayant exprimé le désir d’entreprendre un voyage d’investigation, nous devrions bientôt en savoir plus. Pour ma part, j’ai engagé Natsulak et son frère Shooty, pour qu’ils conduisent le Capitaine Mikkelborg à l’intérieur des terres, car ce dernier souhaite vérifier si les pâturages sont de meilleure qualité là-bas qu’ici…

À plusieurs reprises, des sorties sont donc effectuées avec les Inuits et le responsable du poste de traite pour voir si les rennes ont trouvé des lieux où la nourriture serait plus riche et abondante, près du lac Amadjuak et du lac Mingo. Les équipes marquent le territoire, franchissent une multitude d’obstacles mais ne trouvent pas de lieux plus propices. Des loups sont, par contre, aperçus en grand nombre. Selon le journal du poste, l’un d’eux est abattu le 6 avril, puis six autres le lendemain.

Le 20 avril 1922 Mrs Hamari, une Saamie, accouche d’un enfant. Mikkelborg, qui le baptise sous le nom de Jon, considère qu’il s’agit là du premier enfant blanc né sur la Terre de Baffin. L’agent du poste de la HBC, lui, écrit avec un brin d’ironie :

Mr Johnsen et quelques Saamis sont arrivés ici cet après-midi, un événement d’ordre familial intéressant a eu lieu dans un campement de tentes la nuit dernière. Il y a un peu d’excitation. Si seulement la Reindeer Company avait autant de succès avec son troupeau que les éleveurs semblaient l’indiquer, ils n’auraient pas aujourd’hui de quoi se plaindre.

Un mois plus tard, le journal du poste mentionne la présence de douze faons. Ces chiffres cachent pourtant une autre réalité car, au même moment, le troupeau connaît de nouvelles pertes. Le 25 mai 1922, Mikkelborg indique que, sur les 550 rennes débarqués, il n’en reste plus que 200.

Mikkelborg, que les Inuits ont surnommé la mouette, parcourt extensivement le territoire :

J’ai commencé à explorer le plateau, habilement guidé et transporté par deux de nos amis esquimaux, Shotty et Potty. M. Shotty avait un splendide attelage de onze chiens et un traîneau équipé des dernières commodités. Pendant l’hiver, lorsque la température baisse et atteint les 40o Fahrenheit sous zéro, la neige devient très dure et sèche, et ni les traîneaux ni les skis ne glissent très facilement, mais Mr Shotty a coupé des bandes de défense de morse avec lesquelles il enveloppe les patins du traîneau. En conséquence, le traîneau glisse sur la neige comme un rêve. […] Même si j’ai vécu avec les Saamis et me suis habillé comme un Saami, même si je parlais la langue des Saamis, ils ont compris dès le départ que je n’étais pas l’un des leurs.

Mikkelborg 1950

Le 31 mai, l’agent de poste note que certains Saamis semblent découragés et peu motivés à s’occuper des rennes :

Un des éleveurs saamis qui est venu cet après-midi m’explique qu’ils ont treize faons à ce jour, mais qu’ils n’ont que quatre hommes pour s’en occuper, qu’une femme d’un des éleveurs est malade, que celui-ci en souffre et qu’elle lui manque, et que le « leader » n’est pas sorti de la maison (sauf pour aller au magasin chercher de la nourriture) depuis près de deux semaines, qu’il est trop occupé à prendre soin de son nouveau bébé et ne peut, du coup, suivre les rennes.

Mikkelborg rapporte le sentiment d’impuissance des Saamis face à la dispersion des rennes sur de très grandes distances :

Un jour, Mme Mijenna est allée dans les montagnes, et elle est revenue profondément déprimée. Je lui ai dit qu’elle avait été payée pour le renne qu’elle a apporté avec elle de Laponie, mais elle a rétorqué : « Dieu m’a donné ces animaux, et un jour je devrai rendre des comptes à leur sujet. » Si le troupeau était proche de notre camp, nous pourrions utiliser les skis, mais pour de plus longues distances nous utilisons la pulka, c’est-à-dire le traîneau tiré par des rennes.

Mikkelborg 1950

Le 7 juin 1922, les relations entre la HBC et le Capitaine Mikkelborg se détériorent quand ce dernier prie le responsable du poste de lui procurer un bateau et des hommes d’équipage pour aller à Lake Harbour chercher des provisions au navire de ravitaillement, puis change d’avis. On apprend alors que 350 rennes auraient péri depuis le début de l’opération.

Le 17 juillet 1922. Un Inuit du nom de Ishumangeko est affecté au rôle d’assistant pour la Reindeer Company. En août 1922, Ole Johnsen et deux Saamis entreprennent un grand voyage de reconnaissance au cours duquel ils retrouveront près de 115 bêtes décédées de famine (Tuck 1954 : 36). Ils rentrent convaincus que les autres endroits ne sont guère meilleurs que le territoire qu’ils occupent près de la côte. En juin 1922, il ne reste donc plus que 210 rennes, y compris vingt faons nés au printemps mais dont onze meurent presque immédiatement après leur naissance (Tuck 1954 : 36).

Le 7 août, lorsque arrive le Nascopie, deux des cinq familles saamies décident d’abandonner l’aventure. L’agent de poste écrit :

Tout le matériel est déchargé avec succès et l’opération est complétée le mercredi soir à l’exception d’un bateau qui transporte le chargement de la Reindeer Company (120 sacs)… Jeudi après-midi, le Nascopie quitte les lieux pour Lake Harbour. Tous les employés de la Reindeer Company repartent à l’exception de trois Saamis qui, avec deux familles d’Esquimaux, prennent cette année la responsabilité de l’élevage des rennes.

Mikkelborg relate également ces faits, indiquant que les trois Saamis qui restent se nomment Mijenna, Thuri et Nelassi, ce dernier ayant noué une bonne relation avec Atonga. Parmi les Inuits qui ont un travail d’éleveur, on retrouve Kovianuktuk (Quvianaqtuq), Iktooloo (Iktuluu), Kakayok (Qaqajuq), Inukcheak (Inuksiaq) et Avalisha. Ceux-ci se voient confier des responsabilités de plus en plus importantes. Il faut préciser qu’en septembre 1922, un changement s’est produit dans la direction de l’opération. Le capitaine Mikkelborg a cédé sa place à Frank Melton, le chef du poste local de la HBC à Amadjuak, qui prend donc sous sa responsabilité les 180 rennes qui ont survécu. En janvier 1923 Stefansson songea momentanément à envoyer là John Froskeland, un éleveur américain qui avait mené avec succès plusieurs opérations de ce type en Alaska, mais, ayant été mis au courant des déboires subis en 1921, celui-ci, finalement, refusa.

Figure 8

Inuit avec un troupeau de rennes importés de Laponie, Amadjuak, NU, 1922

Photo Frederick W. Berchem / © Musée McCord, MP-1984.128.20

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Sur le terrain, la situation des rennes connaît une certaine stabilité en 1923. Alors que le 15 janvier 1923 le troupeau comptait 172 rennes, la harde atteint 181 têtes le 5 juillet, et ce, en dépit de quelques pertes dues aux attaques perpétrées par les loups. L’équipe a aussi construit une cabane à l’intérieur des terres où des provisions sont acheminées par des Inuits qui font l’aller-retour au poste de traite. Le troupeau a été continuellement déplacé cette année-là, en haut du lac Omiaktoriak, par exemple. Malgré cette bonne année, les trois derniers éleveurs saamis abandonnent à leur tour l’aventure et repartent en Norvège au cours de l’automne 1923. Le chef de poste n’a alors d’autre choix que de recruter quelques chasseurs inuits qui semblent y mettre toute leur énergie (Tuck 1954 : 42).

Le 12 octobre 1923, le nombre de rennes diminue une nouvelle fois avec 155 animaux. La piètre nourriture, notamment les lichens qui ne sont pas assez gras, est visiblement l’un des gros problèmes qui affectent le troupeau. L’hiver 1923-1924 ayant été assez doux, la harde semble ne pas avoir trop souffert et les naissances la font même augmenter momentanément à 162 têtes en juin 1924. Mais les faons résistent mal. Tuck (1954 : 43) écrit : « Des 46 faons nés ce printemps, deux sont morts de causes naturelles, deux ont déserté leur couche, deux autres ont été tués par d’autres rennes, et un renne a été victime d’un chien appartenant à un des éleveurs. »

Le 3 septembre 1924, le nombre de rennes chute à 119 en comptant les faons. Le 29 septembre 1924, les loups sont identifiés comme les autres grands responsables du déclin du troupeau. L’agent de poste écrit : « Kanadjuk et Noah arrivent des lieux où se tient le troupeau. Ils rapportent que deux rennes ont été tués la nuit dernière par des loups. » Le 17 septembre, l’agent du poste se fait plus rassurant sur l’état du troupeau et de la nourriture, mais sa nouvelle estimation est encore à la baisse avec 107 animaux, cinq bêtes ayant été tuées par des loups, deux décédées de mort naturelle et cinq disparues. Le 4 octobre, d’autres animaux périssent : « Kowmanik et son fils arrivent et rapportent que deux autres rennes sont morts, l’un tué par un des chiens appartenant à un éleveur, l’autre par une sorte de plaie à l’estomac, or ces deux rennes faisaient partie des faons du printemps dernier. »

Le problème des loups devient inquiétant, si bien que, le 13 octobre 1924, alors que le troupeau diminue encore avec 102 animaux, on décide de le déplacer à un endroit où il pourra être mieux protégé :

Aujourd’hui, G. Bradbury et J. Edmonds ont visité le troupeau. Deux faons sont morts la nuit dernière, la mousse qui se trouvait dans leurs estomacs était tellement sèche qu’elle était en morceaux. Il reste à présent cent deux rennes. Demain, le troupeau va se déplacer plus loin le long de la côte, à un endroit où les éleveurs peuvent mieux protéger les animaux des attaques de loups qui continuent de rôder autour du troupeau.

Le stratagème demeure toutefois peu efficace car, le 25 octobre 1924, deux rennes sont tués par des loups. Le 20 novembre 1924, l’agent de poste rapporte que onze rennes ont été tués : huit par des loups, deux de chute accidentelle et un dernier en se battant avec un autre. Quelques jours plus tard, le 6 décembre, alors que C. Bradbury et J. Edmonds se rendent au camp et qu’ils redoublent d’optimisme sur l’état de la harde qui semble se refaire et enfin trouver plus de nourriture, ils rapportent que six autres rennes ont été mangés par des loups. Ces derniers suivent visiblement les rennes depuis leur arrivée : « Ces loups n’ont pas cessé d’inquiéter les rennes depuis qu’ils ont quitté la pointe, de l’autre côté du port ; et peu importe où l’on conduit le troupeau, ces loups le suivent. »

Le 4 janvier 1925, les chiens s’ajoutent aux prédateurs. L’agent de poste observe : « La nuit dernière, les chiens ont tué l’un des rennes qui s’est écarté du troupeau, à près d’un demi-mille du poste de traite. »

Le 8 janvier 1925, C. Bradbury et J. Edmonds font une nouvelle visite au camp de l’intérieur des terres et, pour la première fois, ils indiquent que le troupeau n’a pas connu de pertes au cours des dernières semaines. Mais la pause s’avère de courte durée et les Inuits se retrouvent de plus en plus engagés dans la gestion des animaux. Le 15 janvier 1925, par exemple, l’agent rapporte : « Avalisha ramène un renne qui s’est écarté du troupeau. Il est si affaibli qu’il chancelait sur ses pattes lorsqu’il l’a capturé. » Le 30 janvier, deux autres bêtes font une chute mortelle. Le 3 février, la présence des loups est à nouveau détectée, des traces ayant été repérées. Face à la menace, Bradbury et Edmonds essaient de protéger la harde, et les 23 et 24 février ils se mettent au travail pour construire un corral au nord-ouest du lac Shimelik. Mais, le 10 mars 1925, une nouvelle plaie fait son apparition : les parasites. Lors de leur passage, Bradbury et Edmonds en dressent le constat : « Il y a une sorte d’épidémie parmi les rennes et ils tombent comme des mouches. Hier après-midi, huit animaux sont morts. » Quelques jours après, le 13 mars, Sharnganie rapporte encore huit décès parmi les rennes, deux autres bêtes étant tombées accidentellement d’une montagne. Le 16 mars, cinq autres rennes périssent. Le 23 mars, six autres meurent si bien que le nombre de rennes qui ont survécu à l’hiver est maintenant dérisoire puisqu’il n’en reste plus que douze et que ce nombre passe à six le 29 mars, puis à quatre le 2 avril, deux rennes ayant succombé à la suite d’un accident. Bradbury, Edmonds, Mooney et Avalisha déplacent alors les derniers rennes sur l’île la plus grande à l’embouchure du petit port.

Ces quelques animaux survivent plusieurs semaines, mais le 6 mai 1925 Bradbury et Edmonds n’y retrouvent plus qu’un seul et unique animal et ne parviennent pas à localiser les disparus. L’opération d’Amadjuak est terminée.

Plus au sud, les membres de la Reindeer Company s’interrogent sur les raisons de ce cuisant échec. Tuck (1954 : 46) rappelle que deux facteurs principaux sont mentionnés dans les rapports qu’il a consultés : le personnel, en particulier le comportement de la HBC et des éleveurs saamis, visiblement peu motivés, ainsi que le manque de végétation et de nourriture adéquate pour les rennes. Non sans paradoxe, un passage du rapport de la HBC note que les Inuits auraient été « plus préoccupés que les Saamis par la préservation du troupeau » (Tuck 1954 : 55), ce qui laisse entendre que les chasseurs sollicités ont fait de leur mieux pour préserver les rennes et les protéger des loups.

Ce que révèle la mémoire saamie et inuite d’une expérience inédite

Aujourd’hui, les principaux protagonistes étant décédés, il demeure malheureusement impossible de recueillir des détails supplémentaires de la part des Inuits et de leurs familles qui ont vécu aux côtés des rennes et des Saamis. Les données des archives restent également fragmentaires. La situation est semblable du côté des Saamis qui, selon Karen Monika Paulsen, ont vécu très mal leur retour précipité en Norvège et l’abandon brutal de leurs rennes (Entretien avec Paulsen à Iqaluit, avril 2008).

À notre demande, Pauloosie Kilabuk a essayé de retrouver des aînés qui auraient pu se souvenir de cette aventure mais l’entreprise s’est avérée difficile :

Les Inuits de Cape Dorset à qui j’ai parlé m’ont dit que les Saamis sont arrivés à Amadjuak Inlet dans les années 1920 avec des rennes. Ils sont restés là trois ou quatre ans. Nous, les Inuits, en parlons, mais seulement à Cape Dorset. Les gens d’Iqaluit ne connaissent pas cette histoire. À Cape Dorset, un aîné m’a dit que tous les gens d’Amadjuak et ceux qui ont travaillé avec les Saamis sont décédés. Cette histoire s’est produite il y a longtemps, très longtemps.

Entrevue, 31 mars 2006

Quinze ans auparavant, Doroth Eber avait eu plus de chance en recueillant les souvenirs de Peter Pitseolak (Pitseolak et Eber 1993 : 108-111) dont le nom est bien mentionné dans le journal du poste de la HBC :

1921 […] C’est à cette date que les Saamis qui élevaient des rennes sont arrivés à Amadjuak. On les nommait Noovookeeolaks à cause de leurs chapeaux qui avaient quatre pointes et de leurs bottes qui en avaient aussi. […]

Lorsque nous sommes arrivés à Amadjuak pour la première fois, c’est à ce moment-là que nous avons rencontré les Noovookeeolaks, les Saamis… Lorsque nous sommes entrés dans leurs demeures – leurs tentes étaient fabriquées avec des couvertures – je trouvais que ça sentait le nid d’oiseau. En fait, j’avais senti leurs chaussures – les bas étaient faits avec de l’herbe. De l’herbe en guise de bas, c’est tout ce qu’ils avaient ! Les Saamis étaient très généreux avec la nourriture. J’ai eu l’estomac bien rempli. Tout ce qu’ils avaient en guise de café était des graines de haricots. On en a mangé tellement qu’on a fait du vent toute la journée !

Les Inuits ont bien conservé en mémoire le corps, la tenue vestimentaires et les habitudes alimentaires des Saamis. Le terme nuvukiulaq signifie « qui ressemble à des petites pointes » (de nuvuki + ulak) et renvoie à la coiffe des Saamis qui comportait bien quatre pointes, de même qu’à leurs bottes pourvues d’une pointe à leur extrémité[4]. Paulsen (George 2008b : 2) mentionne deux autres termes utilisés par les Inuits de l’époque, celui de siargijarqit, « les gens avec des skis », et celui de qimmilliit, « les gens avec des chiens (éleveurs) ». Ces termes renvoient à ce qu’ont observé les Inuits qui n’avaient jusqu’ici jamais vu de skis ni de chiens capables de s’occuper des rennes. Le détail que relève Pitseolak, selon lequel les Saamis portaient des bas en herbe, renvoie à cette pratique de placer du foin entre le cuir de la chaussure et la peau, une technique que ne pratiquaient pas les Inuits. De fait, Inuits et Saamis utilisaient, sur le plan vestimentaire comme sur bien d’autres plans, des techniques très différentes. À partir d’une de ses expériences vécues lors de la Cinquième expédition de Thulé, Birket-Smith (1929 : 244) indique que Saamis et Inuits ne traitaient pas de la même manière les peaux de caribou :

L’expédition transportait avec elle un certain nombre de peaux de rennes obtenues des Saamis afin de ne pas être dépourvus en habits lorsque ses membres seraient confrontés au tout premier hiver. Ces peaux étaient rigides et dures, et tant les Esquimaux de la Baie d’Hudson que nos Groenlandais étaient d’avis qu’elles étaient ainsi du fait d’avoir été très étirées au moment du séchage.

Revenons au récit détaillé de Peter Pitseolak, qui décrit ensuite les activités des éleveurs saamis :

Les Saamis surveillaient et s’occupaient bien des rennes. Ces animaux, qui avaient un aspect à peine différent des caribous que nous connaissons, ont été transportés ici à bord du Nascopie. C’est peut-être le gouvernement qui les a expédiés. Les Saamis se sont vraiment bien occupés de ces animaux qui ont résisté et survécu aux deux premiers hivers.

Pitseolak et Eber 1993 : 108-111

Au cours d’une entrevue effectuée en 2006, Pauloosie Kilabuk a fait ressortir des éléments identiques à ceux que rapporte Pitseolak :

Nuvukiulaq [les Saamis] étaient des gens très amicaux. Les Inuits se sont fait des amis avec eux et ils aimaient beaucoup demeurer dans leur campement. Les gens d’ici trouvaient leurs vêtements très étonnants, surtout la manière dont ils étaient fabriqués.

Entrevue, 31 mars 2006

L’aîné souligne ensuite d’importantes différences :

Les Saamis étaient des gens différents des Inuits. Ils vivaient d’animaux semblables mais de manière bien différente. Je crois que la seule différence est qu’on ne peut pas s’approcher autant d’un caribou que d’un renne. Habituellement, le renne a aussi plus de graisse que le caribou que vous pouvez trouver ici.

Entrevue, 31 mars 2006

La gentillesse des Saamis a clairement marqué les Inuits qui indiquent se souvenir qu’un Saami avait même appris l’inuktitut. Pitseolak note ceci :

Un des Saamis avait l’habitude de faire l’interprète. Il apprenait à parler l’Esquimau. J’ai été vraiment surpris lorsque cet homme m’a un jour dit en inuktitut que les caribous étaient en train de manger des saules arbustes (willow shrubs). J’ai pensé qu’il ne serait pas capable de parler en inuktitut aussi rapidement. Nous avions vraiment des rapports amicaux avec ces gens. Nous aimions nous tenir avec eux.

Plus récemment, Pauloosie Kilabuk a rapporté un témoignage semblable :

J’ai entendu dire que des Inuits ont conduit des Saamis à l’intérieur des terres et que les Inuits s’occupaient bien des Saamis. Un aîné de Cape Dorset se souvenait du cas de Simiuni Qupaapik qui est mort il y a longtemps et qui était l’un de ces Inuits qui ont travaillé avec les Saamis. Certains Saamis pouvaient apprendre l’inuktitut parce qu’ils vivaient avec les Inuits.

Entrevue, 31 mars 2006

Paulsen (George 2008b : 2) a également recueilli des Saamis de Norvège des souvenirs d’une bonne entente avec les Inuits :

Les enfants des Saamis et ceux des Inuits jouaient ensemble, développant parfois leur propre langage de signes… Maret Mienna, qui avait huit ans lorsqu’elle est venue au Canada, racontait à Paulsen comment les couturières inuites lui ont enseigné à faire des points de couture résistant à l’eau. Mienna a ensuite enseigné cette technique aux Saamis. […] L’un des éleveurs, un jeune homme dénommé Niilas, a noué une relation intime avec une jeune fille inuite, et tous les deux s’installaient souvent à l’extérieur pour jouer ensemble de la musique. Lui ne voulait pas la quitter, mais il a fini par repartir en Norvège en 1923, et cela juste pour y mourir moins de dix ans plus tard…

On ne sait cependant pas grand chose de la façon dont les Inuits prirent la relève des Saamis, mais on a la certitude que l’opération d’Amadjuak était d’abord de nature financière. En raison de l’obstacle linguistique, il est peu probable que les Saamis aient pu livrer pleinement leur enseignement. Pauloosie Kilabuk explique : « À cette époque, nous ne parlions jamais l’anglais. C’était comme cela. Lorsque les Saamis nous ont quittés, les Inuits se sont occupés des rennes et ils appréciaient ce travail. » (Entrevue, 31 mars 2006)

Plusieurs de ces souvenirs correspondent bien aux données et aux observations consignées dans le journal du poste de traite de la HBC, mais celui-ci reste peu loquace sur le plan des interactions sociales. Rappelons que l’idée d’adopter momentanément un caribou et de s’occuper d’un animal était tout à fait possible pour des Inuits, bien qu’assez rare. Originaire de Qamanittuaq, Simon Tookoome (1999 : 24) mentionne qu’il adopta un jour un caribou : « Mon caribou adoptif me suivait comme un chien. Il ne me quittait jamais, même lorsque je ne l’attachais pas. » En Alaska, Van Stone (2000 : 132) rapporte également les témoignages de certains Inuits qui disaient préférer des traîneaux à rennes plutôt que des traîneaux à chiens.

En dépit de ces expériences individuelles, les Inuits ne souhaitèrent toutefois jamais prendre eux-mêmes la place des éleveurs saamis. Au départ des trois dernières familles de Saamis, ils n’ont vraisemblablement pas eu tellement le choix que de prendre la relève et de s’occuper des derniers rennes. Mais à la toute fin de l’opération, en juin 1925, alors que les agents de la Reindeer Company continuent d’espérer pouvoir un jour élever des rennes en Terre de Baffin, les Inuits se sont montrés totalement désintéressés par l’entreprise.

Pauloosie Kilabuk, lui, a indiqué que les Inuits de l’époque se plaignaient de ne pas avoir de chiens capables de s’occuper de ces animaux : « Les Inuits n’avaient pas de chiens entraînés pour s’occuper des animaux mais les Saamis, eux, disposaient de tels chiens. » (Entrevue, 31 mars 2006)

Pitseolak évoqua lui aussi ces chiens gardiens, indiquant pour sa part que les Saamis les leur avaient transmis au moment de partir :

Plusieurs rennes ont été tués par des loups. Un jour, le chef des Saamis a pris sa canne pour repousser un loup. Il y est parvenu mais, même s’il a réussi à tuer le loup, le renne est mort de ses blessures. Ce loup avait sorti les crocs. Lorsqu’un renne s’égarait, les Saamis partaient à sa recherche pour le récupérer. Leurs chiens étaient spécialement bien entraînés pour s’occuper des rennes. Les Inuits ont ensuite pu obtenir plusieurs de ces chiens.

Pitseolak et Eber 1993 : 108-111

Plus loin, Pitseolak laisse entendre que les Inuits pourraient aujourd’hui poursuivre l’aventure si on leur offrait de l’argent pour cela :

Lorsque les Saamis sont partis et que les Inuits ont pris la relève, les rennes ont commencé à mourir. Ils avaient recruté des gens très stupides pour s’occuper des rennes. Des gens intelligents auraient fait beaucoup mieux. Au début, ils avaient à leur service deux bonnes personnes, Kowmanik et Kakajuke, mais Kakajuke, le chef, a cessé de travailler en raison d’une grave maladie. Ensuite, Kowmanik a fait savoir qu’il ne voulait pas être un responsable de ces opérations ; il était âgé et, dans le cas où des gens ne l’auraient pas écouté, il n’aurait pas voulu avoir le rôle de devoir leur donner des ordres. Ceux qui ont pris la relève ne se sont pas bien occupés des rennes – l’un d’eux devait être la personne la plus paresseuse que je connaisse. Ils accompagnaient les rennes sur de longs trajets et les laissaient ensuite complètement affamés pendant de longues périodes de temps. Les rennes ont alors commencé à mourir. Je crois que si, aujourd’hui, on donnait aux Esquimaux la responsabilité d’élever des rennes, ils aimeraient vraiment beaucoup s’en occuper. En fait, les Inuits courent toujours après l’argent, et les responsables de cet élevage de rennes avaient assez d’argent.

ibid.

Pitseolak précise que les Inuits seraient aujourd’hui tout à fait en mesure de prendre la responsabilité d’un troupeau de rennes mais son témoignage laisse entendre qu’à l’époque, après le départ des éleveurs saamis, la gestion du troupeau fut plutôt très chaotique.

Discussion et conclusion

Mal préparée, l’aventure d’Amadjuak fut aussi mal orchestrée. Les rennes ne trouvèrent pas assez de nourriture et les Saamis ne parvinrent pas à développer leur élevage, encore moins à transmettre leurs savoirs aux chasseurs inuits. Ces derniers assistèrent impuissants ou presque à l’échec de l’entreprise, montrant peu d’intérêt à prendre le relais. Les derniers rennes, eux, furent vite décimés par les loups et les chiens.

Ayant enquêté sur les raisons pour lesquelles les Inuits n’ont pas prolongé l’expérience des Saamis, Pauloosie Kilabuk a fait ressortir un élément essentiel qui, selon lui, différencie les éleveurs des chasseurs : à savoir que les humains ne peuvent posséder ni la terre, ni des animaux. L’aîné n’avance rien de plus, mais l’ethnographie permet de risquer une lecture. Avant l’arrivée du christianisme, en effet, seuls les esprits comme les inuat, les esprits-maîtres, ou les tuurngait, les esprits auxiliaires des chamanes, pouvaient « posséder » des animaux. Ils les rendaient disponibles aux chasseurs vertueux ou les retiraient en cas de non-respect des règles sociales. L’esprit-maître du caribou, connu sous le nom de Pukimma, ou encore l’esprit-maître de la mer connu sous de multiples noms (Sedna, Takannaaluk, etc.) sont ainsi souvent cités dans la littérature ethnographique. Sur ce plan, si l’idée de posséder des animaux existe bien chez les non-humains, le type de relation qu’elle implique avec l’animal n’est pas le même lorsqu’ils s’agit de possession par des humains. Par ailleurs, ces entités non humaines ont perdu leur place prépondérante avec la christianisation, et tout particulièrement dans les régions du sud de la Terre de Baffin d’où est originaire Pauloosie Kilabuk.

En nous adressant à lui directement, nous avons obtenu les précisions suivantes :

— Avez-vous déjà entendu parler d’esprits ou d’entités qui possèdent des caribous ?
— Non, je n’ai jamais entendu parler d’un propriétaire du caribou, à l’exception du gouvernement qui exerce un contrôle sur ces animaux.
— Pour quelles raisons, selon vous, l’élevage des rennes n’a pas continué en Terre de Baffin ?
— Je crois que nous, les Inuits, nous voulons tuer des animaux pour vivre, mais nous ne voulons pas vivre avec eux. C’est la seule option possible. Aujourd’hui, nous sommes vivants grâce aux animaux. Jadis, il n’y avait plus personne qui pouvait s’occuper des rennes, c’est pour cela que les Inuits ont eux aussi abandonné.

Entrevue, 31 mars 2006

Soixante ans plus tard, Pauloosie Kilabuk n’associe donc aucun être non humain au caribou. À ses yeux, l’idée de posséder des caribous n’évoque que les Blancs et le gouvernement fédéral qui légifère sur la faune, mais elle est étrangère aux Inuits qui préfèrent chasser ces animaux, les suivre et les respecter. D’autres Inuits, moins influencés par l’anglicanisme, reconnaissent qu’il existait bien jadis des maîtres-animaux (inuat) [voir Laugrand et Oosten 2014]. D’autres ajoutent que Dieu s’est aujourd’hui substitué à ces entités, comme l’indiquera, par exemple, Rachel Uyarasuk, originaire d’Igloolik (Oosten et Laugrand 1999 : 15).

L’expérience d’Amadjuak montre que les Inuits semblent avoir été peu réceptifs à l’idée de développer un élevage de rennes, même si ceux-ci auraient permis, comme tant de missionnaires l’espéraient à l’époque, de résister aux famines cycliques qui les affectaient. À partir de sa lecture d’un texte de Taber, Tim Ingold (2000 : 73) qui a étudié le passage de la chasse à l’élevage en Amérique du Nord et en Eurasie, suggère que la domestication implique une sorte de maîtrise et de contrôle qui évoquent l’idiome de l’esclavage (voir aussi Ingold 1986). Les Inuits n’ont jamais développé une telle relation de production et ils demeurent profondément résistants à cela. Ils restent d’abord et avant tout des chasseurs et des prédateurs, conscients que seule la mort des animaux est ce qui permet la fabrique de la société. En cela, l’hypothèse de Willerslev et al. (2015), selon laquelle une transition de la chasse au pastoralisme ne serait pas seulement motivée par des raisons écologiques ou économiques mais pourrait s’opérer au sein d’une même cosmologie, nous semble à la fois problématique – pourquoi privilégier une lecture évolutionniste – et purement spéculative. Tim Ingold (2015 : 24) avance avec plus de raison qu’il n’est pas difficile de voir pourquoi des chasseurs ont, au contraire, des objections cosmologiques à se lancer dans la domestication des animaux qu’ils chassent, ces derniers étant justement indomptables. Mais il faut probablement complexifier encore le processus car, si, sur une courte période de temps, comme c’est le cas ici, les chasseurs inuits ne se montrent pas du tout attirés par l’élevage, nonobstant la solution qu’il offre pour éviter la famine, on ne sait pas ce qui peut se produire sur une très longue échelle temporelle, ni les implications qu’aura, sur un plus long terme, la christianisation, par exemple. L’idée de Willerslev et al. (2015) selon laquelle cette transformation passe par le sacrifice reste indémontrable, et aucune donnée ethnographique dans ces expériences alaskiennes ou canadiennes ne va dans ce sens.

À Amadjuak, si les Inuits ont su apporter une aide ponctuelle aux Saamis, ils ne se sont jamais sentis à l’aise dans le rôle de protecteurs d’animaux, par ailleurs associés aux Blancs ou à des non-Inuits. S’ils s’occupent momentanément des rennes, à aucun moment ne consentent-ils à se les approprier ou à gérer leur reproduction. Ils restent visiblement en dehors de ce schème de protection qui caractérise les cultures d’élevage (Ingold 1980 : 27 ; Descola 2005). Les Inuits pensent plutôt que les caribous disposent de leur propre intelligence, d’une autonomie, d’une capacité d’action, et que les humains, pour pouvoir vivre de leur chair et de leur peau, doivent savoir les respecter en les suivant et en les chassant de manière appropriée. Ainsi, les chasseurs devaient-ils prendre le plus grand soin des nabluit, ces lieux de passage des caribous, et se conformer à une myriade d’injonctions rituelles à ces endroits (voir Laugrand et Oosten 2014). Cette position relativement hermétique à l’élevage ne signifie pas pour autant que les Inuits s’interdisaient à l’occasion, et pour des périodes limitées, de pouvoir individuellement capturer un animal, y compris un caribou, et le garder jusqu’à ce qu’il atteigne un âge adulte. Ainsi des oursons pouvaient-ils être élevés puis relâchés à l’âge adulte. La chasse et l’élevage peuvent coexister au sein d’une même société, comme l’illustre le cas des Tchouktches et d’autres, sans que le schème de la protection l’emporte sur celui de la prédation. Dans ce contexte, ces pratiques ponctuelles de domestication sans appropriation ont probablement aussi un autre objectif : celui de favoriser la chasse[5].

Simon Tookoome (1999 : 28-29), originaire de Qamanittuaq, explique bien ce respect que les Inuits éprouvent à l’égard des caribous dont il décrit l’univers et qui portent le nom de kumarjuat, « les poux de la terre » en langue chamanique, probablement du fait qu’ils évoquent cette idée d’une multitude et de leur lien à la terre, comme l’énoncent plusieurs mythes d’origine :

Les caribous ont l’habitude de se regrouper au sein d’une vaste harde pour migrer. Vous pouvez les entendre pendant deux jours en train de marcher sur le sol gelé de la toundra. Nous avons l’habitude de nous asseoir près des pistes où ils passent et nous les attendons. Cela prenait trois à cinq jours consécutifs, y compris la nuit, pour que la harde traverse notre campement. La terre était alors complètement déchirée. Les caribous ne sont jamais effrayés lorsqu’ils sont en si grand nombre. Nous, nous nous déplacions parmi eux pour chercher les plus gras. Nous les chassions alors avec beaucoup de prudence afin de ne pas effrayer la harde. Si nous ne chassions pas les caribous, ils se multiplieraient et deviendraient trop nombreux. Ils en souffriraient et connaîtraient alors la famine jusqu’à ce que la harde atteigne de nouveau une taille raisonnable.

La chasse au caribou est donc une opération qui est bénéfique à la fois pour les humains et pour les caribous – que les chasseurs veillent à ne pas effrayer. Dans le paragraphe suivant, Tookoome insiste encore sur l’importance de ne pas obstruer le passage des caribous qui se déplacent continuellement et peuvent déserter les lieux en cas d’inconfort :

Les Inuits n’installent jamais leur campement sur les pistes qu’empruntent les caribous. Nous voulons que les caribous suivent leur propre chemin. Si jamais une personne place sa tente sur un sentier qu’utilisent les caribous, ceux-ci modifient leur itinéraire. Lorsque les activités minières ont commencé, les caribous ont été effrayés, ils ont changé de routes. Les Kabloonaqs (les Blancs) croient que nous chassons et prélevons trop de caribous et qu’il n’en reste pas beaucoup, mais c’est plutôt qu’ils prennent d’autres pistes.

ibid.

Tookoome décrit quelques-uns des innombrables usages du caribou :

Les caribous faisaient beaucoup pour nous. Ils nous donnaient nos vêtements et notre nourriture. Et nous les utilisions aussi pour fabriquer nos embarcations et nos traîneaux. Leurs tendons faisaient nos cordes. Leurs panaches étaient utilisés pour confectionner des hameçons. Leurs os étaient utiles pour faire des aiguilles. Rien n’était perdu. Leur sang servait à faire de la teinture ; leurs tendons à fabriquer des filets. Leurs peaux faisaient nos tentes. Les fines parties de leur peau servaient à faire des fenêtres car elles laissent passer la lumière. Avec leurs vessies on fabriquait des sacs pour transporter le gras. Même leur gras était mâché pour en faire des bougies ou pour être brûlé dans nos lampes de pierre. Nous n’avions même pas besoin de manger des végétaux ni des grains. Leur viande crue et leurs organes nous apportaient tout ce dont nos corps avaient besoin.

ibid.

Finalement, l’aîné revient sur la mise à mort des bêtes qui ne peut se dérouler n’importe comment et sans respect :

Lorsque les Inuits tuent un animal selon les méthodes traditionnelles, ils donnent toujours un peu d’eau à boire à l’animal ou, s’il n’y a pas d’eau, ils font fondre de la neige dans leur bouche. L’eau est très utile, elle atténue la souffrance de l’animal même après sa mort. Nous enlevions aussi les tendons avant de casser les os de leurs pattes. Cela permet également d’atténuer la douleur de l’animal qui n’a plus de vie. L’esprit de l’animal nous était alors reconnaissant. Nous respections les animaux qui, en retour, nous autorisaient à les chasser. Une fois que nous avions tué un caribou, nous avions aussi comme tradition de pointer sa peau vers notre demeure ou vers notre tente. En procédant de la sorte, on nous envoyait plus de caribous à chasser.

ibid.

Le témoignage de Tookoome appelle de multiples autres commentaires, comme l’existence possible d’une relation personnelle entre le chasseur et sa proie via la disposition de ses restes, mais on retiendra ici l’idée d’un respect de l’animal afin que ce dernier continue de s’offrir en proie aux chasseurs, dont la vie dépend. Au Nunavik, certains mythes relatent même que les chasseurs ne doivent pas choisir l’animal qu’ils chassent mais prendre celui qui se présente à lui au risque de voir les animaux déserter les lieux et provoquer la famine (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 109-110).

Pour revenir aux rennes et aux caribous d’Amadjuak, il est intéressant de noter que les Inuits, bien que peu enclins à faire de l’élevage, ont aidé les éleveurs saamis et les Blancs à maintenir autant que possible une population de rennes. Les caribous étant un gibier assez facile à obtenir lorsque les chasseurs les attendent au bon endroit (Burch 1972 : 365), la proximité des rennes n’a pas été un élément susceptible de convaincre les Inuits.

Pauloosie Kilabuk a insisté sur deux points qui montrent, en effet, l’importance pour les humains de savoir maintenir une relation à bonne distance de l’animal. Ainsi, les humains ne devraient-ils jamais être en mesure d’observer tout ce que font les caribous, et en particulier être témoins de leur reproduction, comme s’il y avait là une intrusion, un rapprochement excessif :

À cette époque, ils essayaient de faire augmenter le nombre de caribou et c’est pour cela qu’ils ont voulu mettre ensemble des caribous et des rennes pour qu’ils se reproduisent. On aurait dit que les animaux avaient l’air comme embarrassés lorsque les gens qui s’en occupaient les observaient. Les animaux jetaient des regards à ceux qui les regardaient comme s’ils étaient gênés.

Entrevue, 31 mars 2006

Kilabuk se place ici dans la perspective de l’animal. Si humains et caribous interagissent étroitement et ont besoin les uns des autres pour vivre, chacun doit demeurer à bonne distance. Pas question donc pour les humains d’intervenir dans le cycle de la reproduction, ou même de la surveiller.

Tout aussi intéressante est l’idée que les deux viandes, celle du caribou et du renne, n’ont rien à voir, selon l’aîné : « Certains rennes ont été tués pour être mangés. Leur viande n’a pas la même saveur que celle du caribou que nous avons ici. Elle a un petit goût d’eau. Notre caribou a sans aucun doute bien meilleur goût. » (ibid.)

Un renne élevé et amené d’ailleurs présente ainsi une chair peu appréciée par rapport au caribou autochtone. Et Kilabuk de poursuivre :

J’ai entendu une histoire selon laquelle un caribou issu de ces rennes a un jour été trouvé ici. C’est que, lorsque les Saamis sont repartis en Norvège, les rennes ont commencé à se mélanger et à se reproduire avec les caribous. Et maintenant, on a des caribous qui proviennent de ces mélanges avec les rennes. On voit d’ailleurs à l’occasion ces animaux mélangés. On sait que ces caribous se sont mélangés à des rennes, mais on les chasse quand même et ce, même si l’on sait aussi que leur viande est moins savoureuse que celle des caribous. Nous savons cela, nous mangeons du caribou depuis de nombreuses années. Les caribous ont été ici les premiers et ce sont eux que l’on préfère manger.

ibid.

Pour Kilabuk, la viande de renne ne se compare donc pas à celle du caribou, et l’on peut imaginer qu’il existe une corrélation entre le goût de l’animal et sa nature. Ce témoignage se rapproche de celui de Josie Angutinngurniq, un aîné de Kugaarruuk, pour qui seuls les caribous dotés d’une âme-tarniq sont bons à manger :

J’ai entendu cette histoire de ma mère. Elle disait que son père savait appeler le gibier. Parfois, au printemps, alors qu’il était devenu plus âgé, il lui arrivait de manquer un caribou. Il utilisait alors un irinaliuti (formule chamanique) pour le rappeler. Et lorsqu’il procédait ainsi, l’animal revenait et il parvenait à l’obtenir. Mais ces caribous n’étaient jamais vraiment bons à consommer. C’est peut-être parce que c’était de la viande sans âme-tarniq qu’elle était moins bonne à manger.

cité dans Oosten et Laugrand 2002 : 112

Ainsi, un caribou dépourvu d’âme-tarniq est-il plus facile à capturer ou à tuer mais moins bon à manger. Ce détail apparemment incompréhensible laisse entrevoir toute l’ambiguïté des caribous qui, d’un côté représentent un gibier idéal, mais de l’autre, comme nous l’avons montré (voir Laugrand et Oosten 2014), demeurent toujours étroitement associés aux ijirait et aux défunts ancêtres, une connexion qui, bien entendu, ne s’applique jamais aux rennes importés par les Qallunaats, les Blancs. L’immortalité de tarniq et son recyclage indiquent probablement ce lien de l’animal à un possesseur ou une entité maître des animaux.

En raison des données fragmentaires dont on dispose et d’entrevues réalisées un demi-siècle plus tard, toutes ces considérations appellent de la prudence. Nous ne souhaitons aucunement réduire le refus des Inuits à se lancer dans l’élevage à des considérations strictement religieuses – le travail considérable qu’exige l’élevage des rennes et les conditions écologiques sont d’autres motifs –, mais les détails convergent sur le plan cosmologique et ce, en dépit du fait que les Inuits n’ont par ailleurs jamais cessé d’incorporer des éléments exogènes dans leurs cultures et ont largement embrassé le christianisme.

Mais il y a plus. Les récits oraux des Inuits sur les rennes d’Amadjuak permettent d’avancer un autre point, d’ordre épistémologique cette fois, à savoir l’intérêt d’articuler davantage une anthropologie du goût et, plus largement encore, une anthropologie des sens à l’ethnohistoire, cette hybridation étant susceptible de révéler bien des compatibilités et des incompatibilités entre les cosmologies en contact à travers les rencontres interculturelles. Notre perspective naturaliste tend vraisemblablement à trop privilégier la vue, comme l’illustre l’expression galvaudée « vision du monde », un point qu’a jadis déjà relevé Jacques Galinier (1999) qui proposait de lui substituer plutôt celle « d’entendement », plus large et plus complexe. De ce point de vue, les rennes d’Amadjuak n’étaient pour les Inuits ni bons à manger, ni bons à penser.