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Une vieille femme amérindienne est assise sur un rocher. Elle est penchée sur son ouvrage, en train de broder une pièce de peau tannée à l’aide de piquants de porc-épic[1]. Vêtue d’habits traditionnels également en peau, elle porte des tresses et un collier fait d’os. Des chants s’élèvent ainsi que des rythmes de tambours. Derrière elle, un paysage semi-désertique aux allures de western, où se dressent quelques montagnes.

Soudain l’image se fige, la vieille femme se retrouve comme projetée dans un portrait, au centre d’une toile en forme de rosace. Autour d’elle, le cadre est orné de piquants de porc-épic. À nouveau, l’image change et se trouble, la vieille femme, de profil, se dédouble, et les deux images d’elle-même se superposent puis se disjoignent à nouveau.

La musique s’arrête sur son image redevenue fixe et unique, en train de broder, et la voix d’une femme s’élève, en anglais : « Au temps de nos grands-mères, on racontait une histoire à propos de la Femme double, qui avait apporté aux femmes lakotas le “travail aux piquants” (quillwork), depuis le monde des esprits. » L’image change, et apparaît un tableau la figurant, que je reconnais comme une oeuvre de Oscar Howe, artiste dakota[2].

La voix commente :

Double Woman inspirait les femmes dans leurs rêves, et certains l’appellent aussi Deer Woman, la femme daim, car en s’enfuyant elle laisserait au sol des traces semblables à celles de l’animal. D’autres disent également que c’était une enchanteresse et qu’aucun homme ne pouvait résister à ses sorts. D’autres encore la traitaient de folle, disaient qu’elle riait de façon incontrôlée et accomplissait le travail des hommes. Mais chacun s’accordait à la considérer comme sacrée, wakan.

Le terme résonne alors : wakan, puis sacred, et divers objets ouvragés de piquants apparaissent puis disparaissent de l’écran, au rythme des mots scandés.

La voix reprend avec une intonation plus posée : « Chez les Lakotas, on dit que broder une robe de piquants apporte honneur à celle qui l’a faite, ainsi qu’à sa famille. » Un plan fixe nous donne à voir une femme plus jeune, qui brode le motif d’une rosace sur une robe en peau. Puis l’on voit cette même femme marchant au milieu d’un paysage verdoyant, et des motifs apparaissent en surimpression dans la roche, puis dans les arbres. La voix ajoute sur ces images : « Celles qui rêvent de la Femme double sont insurpassables dans tout ce qu’elles réalisent en piquants. »

Les chants et tambours reprennent et le titre du film s’inscrit au centre de l’écran : Lakota Quillwork, Art and Legend. A Story of Sioux Porcupine Quilling: Past and Present (Nauman 1990).

Nous suivons alors une jeune femme qui rejoint la porte d’un tipi. Celle-ci se soulève, la jeune femme vient s’asseoir à côté d’une autre plus âgée. Elles sont toutes deux vêtues de costumes traditionnels en peau tannée, ouvragés de plumes et de piquants teints. Elles travaillent à l’aide de poinçons et d’aplatissoirs en os et effilent le tendon séché pour s’en servir en guise de fil[3]. Les deux femmes se parlent en lakota et évoquent leurs travaux et techniques. La voix de la narratrice traduit leurs propos et nous assistons à la description du savoir-faire : gros plan sur les mains des femmes, les outils, l’aplatissement des piquants entre les dents, jusqu’à la technique du wrapping (enroulage des piquants autour de la peau brute), et enfin les motifs. Les deux femmes évoquent alors à nouveau leurs grands-mères et le don de la Femme double. À ces mots, la musique reprend et l’image de la vieille femme dédoublée revient.

Puis, en un instant, on se retrouve projeté ailleurs. La musique a changé, les tambours sont plus rapides, les voix des hommes plus énergiques. La voix off reprend : « Le soleil se lève doucement sur la réserve de Pine Ridge. » Un paysage au soleil levant, un enfant qui fait du vélo dans les herbes hautes et jaunes du bush, des chiens qui semblent se réchauffer les uns à côté des autres. Un plan rapide sur une maison de planches typique des réserves du Dakota du Sud. Cette maison est celle d’Alice New Holy Blue Leg, épouse de Amil Blue Leg, dont on nous dit que « le travail aux piquants de porc-épic est un art de vivre pour eux ». Depuis des générations, la famille se consacre à cet art.

Un plan s’attarde sur des jeunes gens en train de nourrir des poules et des oies dans la cour. L’image semble un peu vieillotte et les vêtements indiquent les années 1970 ou 1980. Puis, quatre femmes autochtones, qui semblent de trois générations successives, peut-être des mères et des filles, ou des soeurs, rient dans leur cuisine. Elles parlent anglais, portent des jeans et des lunettes gigantesques, à la mode à cette époque. Elles sont en train de trier des piquants de différentes couleurs qui viennent d’être teints. La narratrice nous renseigne : « Alice et ses filles sont des expertes, elles ont plus de deux cents porcs-épics à leur actif. »

Les scènes suivantes nous emmènent vers l’arrière de la maison. Les quatre femmes s’avancent dans les herbes hautes, il fait beau. Deux chiens les devancent : tout à coup, l’un d’entre eux se met à aboyer comme un fou. Un porc-épic court se réfugier dans un arbre. Les femmes se regardent, sourient, et l’une d’entre elles épaule le fusil : elle tire. La caméra se déplace, et l’on voit un porc-épic gisant entre les herbes hautes. L’une d’entre elles saisit l’animal par les pattes, avant que les chiens ne se ruent sur lui.

Nous sommes de retour à la maison, et le porc-épic est enlevé de l’arrière d’un vieux pick-up par un jeune homme, pour être emporté à l’intérieur. L’homme porte casquette, jeans et chemise à carreaux.

La séquence suivante nous trouve à nouveau dans la cuisine, entre femmes. La dépouille de l’animal est posée sur des journaux, sur la table de la cuisine. Alice explique son histoire, assise derrière la table, tout en tirant les piquants de l’animal. Son anglais est haché, avec un fort accent.

J’ai appris le travail aux piquants très jeune, par mon père. En fait, il ne pratiquait pas lui-même, les hommes n’étaient pas autorisés à le faire, ce sont les femmes qui le faisaient. La raison pour laquelle c’est mon père qui m’a appris tout cela, c’est parce que j’ai perdu ma mère très jeune. Ensuite je n’ai pas pratiqué avant d’être assez âgée. J’ai réalisé que c’était un art en voie de disparition. Au début c’était comme un hobby et ensuite j’ai appris toujours plus à ce sujet, j’ai demandé aux gens autour de moi, à d’autres tribus aussi. J’ai découvert que beaucoup de femmes pratiquaient cela. Ensuite j’ai voulu l’apprendre à mes filles, c’était important qu’elles continuent.

À ce point du récit, notre regard est guidé vers l’une des filles d’Alice, installée dans un canapé en train de fabriquer des boucles d’oreille. Elle a les cheveux courts. Alice explique qu’aujourd’hui les bijoux de ses filles se vendent et que certaines de leurs créations sont même exposées dans le musée sioux de la réserve.

La scène suivante nous entraîne dehors, les soeurs et la mère sont en train de laver les piquants avec de la lessive. À l’intérieur, une autre soeur s’occupe de la teinture. Sa mère rentre à nouveau et elle lui demande conseil. La fille est en train de remuer des piquants trempant dans une gamelle avec de la teinture jaune, sur le poêle. Enfin, on voit le père, Amil, en train de terminer une coiffe appelée « roach », faite de longs poils de porc-épic, portée par les hommes lors des pow-wows.

La musique reprend et un dernier plan s’attarde sur Alice en train de fabriquer une rosace. La caméra s’éloigne avec la fin du jour, le soleil couchant, puis elle s’arrête un instant sur la dépouille du porc-épic en train de griller sur un feu de bois à l’extérieur, avant d’être donnée en récompense aux chiens.

Le plan final nous ramène face à la vieille femme qui brode, et la voix off rappelle alors une ancienne légende. Elle conte l’histoire d’une vieille femme qui brode inlassablement avec des piquants. « Si elle venait à finir son ouvrage, cela signifierait la fin du monde[4]… »

C’est ainsi que s’achève ma description d’un film de 27 minutes, réalisé au début des années 1990 par Jane et Charles Nauman, Lakota Quillwork. Art and Legend. A Story of Sioux Porcupine Quilling : Past and Present. Ce film dresse un portrait de la pratique passée et contemporaine du « travail aux piquants » chez les Sioux en reliant intrinsèquement ce savoir-faire à la figure mythologique de la Femme double. Cette vidéo, par son montage, par les formes esthétiques comme les discours qui y sont employés, en anglais (voix de Jane Nauman) et en lakota, donne à penser les dynamiques d’appropriation de la tradition et de réinterprétation du sacré. La manière dont est mobilisée la référence à la Femme double nous apprend ainsi beaucoup sur les évolutions des conceptions et des pratiques, tant spirituelles qu’esthétiques, des artistes amérindiennes contemporaines.

Il s’avère que la Femme double est intéressante à de nombreux titres. Non seulement elle ouvre une réflexion sur un univers cosmologique complexe, mais encore elle permet de toucher du doigt les représentations symboliques et sociales de la féminité dans les sociétés amérindiennes des Plaines ainsi que dans les Prairies canadiennes, dans une perspective ethnohistorique certes, mais également contemporaine et ethnographique.

Ainsi, il semble que le personnage de la Femme double et la façon dont il est aujourd’hui toujours mobilisé par des femmes et artistes amérindiennes relèvent d’un double processus de transformation et de réactualisation des rêves et des mythes dans le monde contemporain. La figure de la Femme double, ainsi que les glissements et modifications de sens et valeurs qui lui sont associés, permettent de mettre en évidence le caractère dynamique de telles croyances. La spiritualité et plus largement le sacré, ainsi que les pratiques qui en découlent, peuvent alors être analysés non plus comme des survivances, mais bien comme des créations perpétuelles dont témoignent des réalisations telles que le film Lakota Quillwork.

Les multiples visages de la Femme double

Je m’interroge ici sur la place d’une figure mythologique telle que celle de la Femme double, dans le cadre des reformulations contemporaines du sacré. En effet, cet Esprit s’est en quelque sorte « imposé » à moi lors de mon terrain canadien, non pas littéralement, mais dans les discours et allusions. Dans le cadre de mon doctorat d’anthropologie, j’ai en effet travaillé durant plusieurs années (entre 2000 et 2005) avec des artistes amérindiennes en Saskatchewan, à Regina, à Saskatoon et dans les réserves environnantes, sur la pratique actuelle du « travail aux piquants » (Goyon 2005). J’ai ainsi considéré cet art dans une perspective ethnohistorique et ethno-stylistique, tout en me concentrant sur le contexte cosmologique et sociologique afférent (Goyon 2006). Il s’avère que la Femme double était une référence incontournable lors des entretiens, et ce quelle que soit l’origine de mes interlocutrices (crie, lakota, dakota, assiniboine, okanese, métisse). La Femme double était certes mobilisée en tant que référence mythique, mais aussi comme un modèle auquel on voudrait correspondre. Nombreuses étaient celles qui avaient rêvé d’elle, directement ou par filiation, perpétuant la mémoire du rêve d’une de leurs aïeules, ou qui désirait ardemment en rêver un jour.

Je discuterai donc ici les multiples interprétations et déclinaisons de cette figure, en soulignant son caractère pan-indien et trans-historique.

L’inventrice du « travail aux piquants »

Rêver de la Femme double semble avoir permis aux femmes de s’intégrer dans des sociétés spécialisées, obtenant ainsi un statut privilégié au sein de la communauté. Si tant de prestige était acquis par la pratique du travail aux piquants, c’est parce que la Femme double était considérée comme l’inventrice de cet art chez les Lakotas, et plus largement comme la source du talent artistique chez les femmes dans de nombreuses nations amérindiennes. Chez les Lakotas, elle était donc la protectrice des artistes féminines et des sociétés de brodeuses aux piquants, wipata okalakiciye (Lyford 2002 ; Hassrick 1993), cercles où se réunissaient les rêveuses afin non seulement de pratiquer leur art et de partager leurs connaissances, mais encore d’honorer les prescriptions rituelles liées à ce don.

Figure 1

Danse de la Femme double

Danse de la Femme double

(Tiré d’un manuscrit lakota, réserve de Rosebud, États-Unis, vers 1890.)

Source : Penney 1996 : 115

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Comme l’ont souligné de nombreux auteurs (Lyford, Dorsey et Kroeber, Grinell, Mandelbaum, Walker…), il semble que, durant la période précoloniale, et ce dans de très nombreuses nations des Plaines et des Prairies, savoir exécuter la décoration traditionnelle aux piquants revêtait pour les femmes la même importance sociale qu’être brave et vainqueur à la guerre pour les hommes. Il s’agissait d’acquérir ou de maintenir publiquement son prestige, son honneur, sa « face », ou encore de déterminer sa distinction sociale, par l’affirmation de son excellence dans l’art de la broderie comme dans l’art de la guerre. Les « cercles de travail aux piquants » (Wissler 1912) étaient donc les équivalents féminins des sociétés guerrières masculines.

Pourquoi une telle valeur accordée à cet art ? Parce qu’il était directement « offert », comme un « don » des esprits, aux hommes. Comme le met en scène la vidéo Lakota Quillwork, ces sociétés affirmaient avoir pour origine une volonté créatrice de la Femme double déléguant ses pouvoirs aux femmes lakotas à travers rêves et visions. Par leurs broderies placées sur les possessions de leurs proches, les brodeuses aux piquants assuraient la transmission des plus puissantes bénédictions accordées par les esprits et la protection de leur famille (Dorsey et Kroeber 1997 : 108).

Mais si la broderie en piquants apparaissait non seulement comme « l’expression la plus raffinée et la plus haute de la culture matérielle », elle était également « le talent le plus relevé qu’on puisse souhaiter aux femmes, et qui démontre leur parfaite éducation », comme le résume Claude Lévi-Strauss (1968 : 202-204). Dans cette perspective, toutes les femmes se devaient d’apprendre la broderie aux piquants, mais seule la rêveuse de la Femme double parvenait à exceller et à transmettre, par le pouvoir de ses rêves, toute la puissance des dons offerts par les esprits. Ces rêves étaient donc désirés, voire provoqués, notamment dans les loges menstruelles – mais nous y reviendrons.

Double Woman (Femme double) ou parfois Two Women (Deux Femmes), winyan nunpa en lakota, est un être surnaturel complexe, constitué dans un agencement de dualités alternantes, articulant l’idée de féminité dans la culture lakota. C’est pourquoi rêver d’elle n’est jamais anodin et peut changer à tout jamais la destinée d’une femme. Entre bonne et mauvaise épouse, femme modeste et extravagante, maternité et stérilité, industrie et paresse, les rêveuses de la Femme double doivent décider de leur avenir d’artiste, d’épouse, de mère, et même « d’être humain[5] » au sein de leur communauté. Ainsi, la Femme double est généralement décrite comme deux très grandes femmes, connectées, reliées par un cordon, un fil ou une membrane (Sundstrom 2002 : 103).

Ces femmes peuvent être parfaitement identiques ou, et c’est le cas le plus souvent répertorié, représentées en miroir l’une de l’autre, chacune ayant une légère distinction de couleur ou de forme comparée à son double. Quelquefois l’une est habillée en bleu, l’autre en rouge[6]. Parfois un enfant sans vie pend au bout du cordon connectant les deux femmes.

Lors de cérémonies lui étant consacrées, les rêveuses se révélaient publiquement. Des « paires » de Femme double déambulaient dans les villages ainsi liées l’une à l’autre, avec une balle[7] ou une poupée attachée par une corde pendant entre elles. Il faut souligner ici la présence de la balle, symbole du féminin dans la détermination du sexe de l’enfant, entre les deux incarnations des féminités possibles : dans la balance se trouve donc ici la maternité, qui lie deux aspects opposés mais complémentaires de l’être féminin.

En effet, sans exception, les visions rapportées sur la Femme double donnent un choix à la rêveuse. Si celle-ci fait « le bon choix », elle recevra des aptitudes artistiques et des motifs sacrés et puissants, et ce faisant atteindra les idéaux féminins de la maternité et de la vie familiale solide. Si elle choisit « la mauvaise voie », elle tombera dans le déshonneur et dans la maladie. Ce choix est généralement matérialisé par des objets dans la vision : la rêveuse se retrouve dans une pièce (souvent un tipi, une « loge »), avec d’un côté, posés au sol, des outils pour travailler la peau ; de l’autre, des amas de parures et outils de coiffure symbolisant respectivement la vie familiale et la promiscuité sexuelle (Wissler 1912 : 124). Elle doit alors choisir de quels objets elle se saisit, et de ce fait décider d’une existence et renoncer à une autre.

Les deux styles de vie peuvent également parfois être mis en scène de manière très explicite dans la vision : l’un des deux chemins mène à une existence modeste de femmes travaillant sagement aux piquants ; l’autre à d’immodestes femmes en train de jouer aux cartes et « riant à gorge déployée », summum de l’immoralité et de la débauche (Sundstrom 2002 : 103 ou Vazeilles 1996 : 197, qui parle même de « prostituées »). Ainsi les rêveuses de la Femme double ont une position très ambiguë : elles sont soit l’incarnation de la féminité et de la maternité la plus idéale, soit l’antithèse de cette perfection. Elles rient fort, « vont » avec beaucoup d’hommes et renoncent à leur maternité (la poupée entre les deux femmes figurerait un bébé mort, Sundstrom 2002 : 102).

Cependant, si l’interprétation classique de ce rêve ne semble offrir que deux modèles de femmes possibles, les « femmes bien » et les « dépravées », on peut également évoquer une troisième voie, dans l’alternance entre ces deux femmes. Il me semble par ailleurs que cette alternance est déjà présente dans l’image même de la Femme double : les deux figures féminines sont reliées par un cordon, il y a possible transmission, communication de fluides, de pouvoirs, ou d’intentions par ce biais, et, comme leur nom l’indique, elles ne forment qu’un seul et même être… Dans l’hypothèse de cette troisième voie, on aurait alors affaire à l’artiste peut-être la plus accomplie et la plus « puissante ».

Un Esprit aux multiples facettes

Ainsi sont également décrites des femmes qui, se dévouant entièrement à leur art, étaient peut-être les plus reconnues, atteignant le statut de pouvoir et de crainte conféré aux hommes-médecine (Hassrick 1993 : 231). Ces dernières ne trouvaient pas d’époux et ne fondaient pas de famille, alors qu’elles possédaient pourtant le don le plus admiré et prisé de tous, puisqu’elles brodaient aux piquants. Incarnant le sacrifice personnel, le dévouement absolu aux « commandements » des esprits manifestés dans la vision, elles devenaient des parias, des hors-normes, à l’instar des heyokas, les « rêveurs de tonnerre » ou « contraires » lakotas, qui ne font rien comme les autres, inversent les pratiques de ce monde, font peur, sont « fous » et pourtant sacrés à la fois (Neihardt 1977).

On pense bien sûr également à ces hommes, très rares, ayant rêvé de la Femme double et qui pouvaient aussi développer les talents nécessaires au travail aux piquants : ceux-ci relevaient alors généralement d’une catégorie intermédiaire entre les hommes et les femmes et se voyaient affiliés aux winkte[8] ou « berdaches » aujourd’hui plus souvent nommés « two-spirit people » afin de souligner encore la dualité inhérente à ces personnalités aux « frontières » (Wesley et al. 1997 ; Williams 1992).

Ainsi se dégage l’idée d’une pluralité des personnalités et des identités réunies au sein d’un même être, au sein d’une même vie, que nous retrouvons chez les artistes elles-mêmes comme dans la figure qui les inspire. Il faut souligner à ce propos que le personnage de Double Woman est souvent rapproché, voire confondu, selon certains (Wissler 1912 ; Walker 1980), avec celui de Anuk Ite ou Anog Ite, Double Face Woman ou Two Faces, Deux Visages. Nous verrons d’ailleurs plus loin qu’il s’agit là d’une compilation de sens que reproduisent certaines artistes contemporaines. Ainsi, au lieu de l’interpréter comme une classique perte de précision dans les références, comme un échec de la transmission, nous proposerons de voir cette agrégation comme le témoignage des glissements symboliques et sémantiques subis par la figure de la Femme double, c’est-à-dire comme la marque du caractère vivant et donc changeant des productions culturelles, que ce caractère soit ou non volontaire et contrôlé.

Ce deuxième personnage, Anuk Ite, revêt l’aspect d’une seule femme avec un beau visage devant, une face horrible de dos, ou avec un visage jeune et un vieux, une sorte de Janus témoignant de deux altérités, de deux oppositions réunies en un même corps. Par ailleurs, Anuk Ite est aussi, selon les mythes de création oglalas (lakotas), un personnage désespéré. En voici une des versions, que je résume (Powers 1994 : 122).

Aux premiers temps du monde, Anuk Ite avait une autre apparence. À cette époque, Iktomi (le trickster[9] homme-araignée) intrigue avec l’aide de Vieil Homme et Vieille Femme afin que Soleil abandonne Lune, son épouse, pour la fille de Vieil Homme et Vieille Femme, nommée Ite (Visage). Cependant, cette dernière est déjà mariée avec Tate (Vent), dont elle a quatre fils, les quatre vents. Succombant aux mirages d’Iktomi, Visage rejoint Soleil et sera bientôt bannie puis condamnée pour adultère. Elle et ses parents se trouvent exilés sur terre, dans le monde des hommes. La punition est terrible pour Visage : elle est défigurée. Elle devient alors Anuk-Ite, « Visage des deux côtés ». Selon les versions du mythe, soit son visage est scindé en une partie belle, l’autre horrible ; soit elle se retrouve avec deux visages, un à l’avant et l’autre à l’arrière de sa tête, l’un laid, l’autre beau. Voilà pourquoi elle est aussi nommée Double Face ou Double Visage.

Anuk Ite est de fait liée à la Lune (sa rivale trompée), et les règles, marques du cycle féminin, sont elles-mêmes reliées à la lune. Les menstruations apparaissent comme une punition, les douleurs lunaires étant comme un signe que chaque femme est en puissance une Anuk Ite, une séductrice et une traîtresse adultère. Là encore, cette interprétation souligne à quel point le caractère ambivalent de la féminité perturbe et appelle les sociétés à formuler des réponses au travers de constructions symboliques complexes (Héritier 1996). On notera d’ailleurs que ces douleurs liées à la féminité et à la maternité, celles des règles, sont encore parfois attribuées à Anuk Ite. J’avais ainsi recueilli en 2005, en Saskatchewan, le témoignage de Jainie, jeune femme dakota, qui me raconta que sa grand-mère lui avait toujours dit : « C’est Double Face qui vient te tourmenter avec des douleurs pendant tes règles, parce que durant cette période on n’est ni une fille, ni une mère. Nous aussi on est double, et c’est douloureux. »

L’idée de dualité incarnée dans un même être est une thématique récurrente dans les Amériques, comme l’avait souligné Claude Lévi-Strauss (1989), mais elle prend ici une dimension qui n’est plus seulement du domaine de la pensée et du symbolique.

Enfin, il existe encore une troisième déclinaison de la Femme double, qui accentue un peu plus l’un des aspects de l’ambiguïté intrinsèque à la condition féminine telle qu’elle est envisagée ici, celui du pouvoir. Ce dernier confine à la folie ou à la marginalité et il est potentiellement dangereux. Il est incarné par la figure de la Femme Daim.

Cette partie de la personnalité de la Femme double, la femme certes puissante mais aussi dangereuse et séductrice, est ainsi représentée par « Deer Woman » ou « Two Deer Women » (Wissler 1912 : 93). La présence de cette dernière, surgissant dans le quotidien ou dans une vision, est presque toujours associée à une perte, un décès, un danger encouru par le rêveur ou par l’un de ses proches. Patricia Albers et Beatrice Medicine affirment que le symbolisme des « deux femmes daims » persiste aujourd’hui dans les visions des artistes féminines sioux : ces visions donnent également lieu à un choix, qui peut apparaître moins directement moral, entre traditionalisme et assimilation (Albers et Medicine 1983 : 136).

Dans la plupart des récits, la Femme Daim apparaît comme une belle jeune femme, vêtue de vêtements traditionnels en peau. Elle fait tourner les têtes de tous les hommes, célibataires ou non. Cependant, malheur à celui qui la suivrait dans un recoin, ou en dehors d’un chemin tracé : il serait presque inévitablement porté disparu, puis retrouvé mort le jour suivant, après que la fameuse jeune femme se serait enfuie sous la forme d’un daim (Vazeilles 1996 : 194).

Enfin, Powers affirme qu’à la fin des visions où sont présentes deux femmes, celles-ci se transforment invariablement en cerfs ou daims, l’un blanc, l’autre noir, et c’est pourquoi, pour lui, l’expression « Femme double » a pour synonyme en lakota, sinte sapela win, « Femme à queue noire ». Il note également :

Le terme lakota pour Double Visage est Anuk Ite, « visage-des-deux-côtés », mais dans les visions comme dans la réalité, elle apparaît aussi aux hommes sous la forme d’une ou de deux femmes-cerfs, l’une noire (sinte sapela) et l’autre blanche (tahcawin). Les deux visages de Double Visage, tout comme les deux femmes-cerfs, représentent respectivement les formes correctes et incorrectes du comportement sexuel. (Powers 1994 : 257)

On retrouve ici la suspicion, très répandue dans diverses cultures, entourant la sexualité féminine, nécessitant la mise en place d’un contrôle masculin, voire d’une domination (Héritier 1996). Le produit d’une union sexuelle non contrôlée est dit anukiya, ‘métis, hybride’, d’après anuk ‘des deux côtés’ et kiya ‘causer, faire, engendrer’. C’est pourquoi l’homme qui regarde le côté hideux de Double Visage ou qui entretient des rapports sexuels avec les femmes daims est conduit au dérèglement et à la folie, car le produit de leur union est lui-même un être double, ambivalent, métis, et le regard du visage hideux d’Anuk Ite est celui de l’adultère.

Une fois encore, l’être, qu’il soit mythique et puissant ou tout simplement humain, est conçu comme complexe et porteur de potentialités : il peut être parfait, comme il peut se compromettre. Le destin en tant que déterminisme indénouable n’existe pas, la voie de chacun va se construire dans la négociation entre les contraires et dans la prise de responsabilité individuelle. Il s’agit ici d’une dimension fondamentale des représentations et cosmologies amérindiennes, dont le trickster évoqué plus haut est représentatif.

Ainsi, ces trois figures (la Femme double, Double Visage et la Femme Daim) sont, selon les auteurs et les informateurs, confondues, équivalentes ou distinctes. Cependant, tous s’accordent à leur attribuer des correspondances symboliques. Anuk Ite (Double Visage) est une femme double, car elle a deux visages « figurant » littéralement ses choix de vie et leurs conséquences… Elle porte le stigmate de ses rapports adultères, mais aussi sa capacité de mère et d’épouse dévouée, car elle conserve aussi son beau visage. L’une ne remplace pas l’autre, elles coexistent. De la même façon Femme double et Femme Daim sont parfois une femme ou parfois deux. Elles ont toutes en commun leur caractère multiple et changeant, leur nature intrinsèquement ambivalente, ainsi que leur capacité de transformation (de l’humain en daim ou cerf) et, par là même, de transgression des taxinomies classiques entre les espèces.

Cette ambiguïté de la Femme double, tout spécialement révélée à travers les figures d’Anuk Ite et de la Femme Daim, est intéressante à plusieurs titres. Si l’on pourrait en effet croire, à première vue, que l’accomplissement personnel de l’artiste, parce qu’elle est une femme, est inévitablement sanctionné par un sceau d’immoralité, de débauche, on découvre en fait par l’étude des divers aspects de la Femme double, que la conclusion n’est pas si simple. La multiplicité et la polymorphie de la figure permettent l’explosion d’une binarité stricte et réductrice, celle de la femme parfaite ou de la femme perdue. La variété de trajectoires qui surgit dans l’entre-deux semble précisément permettre aujourd’hui le développement de la réinterprétation et de la réappropriation de la Femme double, en tant que figure pertinente d’incarnation de la féminité autochtone, dans son contexte contemporain.

Le rêve et le renouvellement de la tradition

Si j’ai choisi de détailler en introduction à cette réflexion la vidéo Lakota Quillwork, c’est parce que cette dernière m’a été conseillée par les brodeuses avec lesquelles je travaillais sur le terrain canadien. Mon « maître » durant mon apprentissage, une artiste crie d’une quarantaine d’années nommée Sheila Orr, l’utilisait même afin d’instruire ses étudiants en beaux-arts, dans ses cours à l’Université des Premières Nations (FNUC, Regina, Saskatchewan).

Cette vidéo revêt un intérêt pédagogique certain, nous renseignant sur les gestes et habitudes techniques des brodeuses. Elle souligne également l’importance de la question de l’inspiration, sur laquelle nous reviendrons notamment à travers le témoignage de Sheila. Cette vidéo a aussi un autre intérêt : elle illustre, par l’intermédiaire des dispositifs esthétiques choisis, la prépondérance du rêve dans les sociétés amérindiennes, ainsi que le processus de leur actualisation contemporaine par le biais de nouveaux médias.

« Bientôt je rêverai d’une femme affreuse et belle »

Je voudrais donc développer cette thématique à partir de l’exemple de Sheila, brodeuse aux piquants émérite, mais aussi artiste contemporaine expérimentant installations et assemblages. Elle mêle ainsi fréquemment thèmes traditionnels, supports classiques tels que la peau tannée, et médiums, installations ou techniques de l’art contemporain occidental et mondial. Dans le cadre de cette démarche ouverte et novatrice, Sheila trouve un appui fort auprès de la figure de la Femme double qu’elle considère comme un modèle. En effet, cet être puissant et admiré est aussi redouté, libre et changeant. Sheila est un peu à son image, à la fois passeuse de traditions et mère attentive, respectée dans sa communauté, mais aussi femme divorcée, crainte pour ses excès et son franc-parler, qui n’hésite pas à transgresser les frontières techniques et esthétiques que la « tradition » semble parfois tracer. Sheila aime ainsi à penser que c’est la Femme double qui un jour l’inspirera.

Lors d’un entretien où nous discutions du titre et de la signification de l’une de ses oeuvres intitulée Soon I will dream of an ugly beautiful woman (acrylique sur toile, piquants de porc-épic, peau tannée, 91,5 x 91,5 cm, 1991), Sheila me tint les propos suivants :

Les Lakotas ont une légende au sujet d’une femme double – Double Woman – qui est maître dans l’art du travail aux piquants. Elle ne peut être vue que dans un rêve ou une vision. Rêver de cette femme est alors synonyme de l’aptitude et de l’inspiration nécessaires qui vont te permettre de produire un magnifique travail aux piquants. Je ne suis pas lakota, pourtant, beaucoup de gens des premières nations brodent aux piquants. Bien que ce soit un art perdu parmi certaines nations, beaucoup de gens sont désireux d’apprendre à nouveau cet art. J’apprends en observant et en utilisant mon imagination. En étudiant des oeuvres dans les musées ou les livres, je suis capable de m’enseigner seule l’art du travail aux piquants. Le centre de cette peinture – une rosace de peau brute ouvragée en piquants – représente la création du travail aux piquants de porc-épic. Les traces représentent mes interrogations dans un rêve. Un jour mes traces me conduiront au centre.

Les « traces » évoquées par Sheila sont en fait des empreintes de cervidé dans la neige (petits morceaux de peau tannée marron clair fixés sur un fond blanc à bleuté, fait de latex, peinture et piquants mêlés) : il est ainsi évident que Sheila possède une bonne connaissance des mythes et des différentes figures féminines liées à la Femme double. Ainsi fusionne-t-elle au fil de sa réflexion les trois déclinaisons féminines que je détaillais plus haut : la Femme double, inspiratrice du travail aux piquants, Double Face ou Anuk Ite dans le titre donné à l’oeuvre « Bientôt je rêverai d’une femme affreuse et belle », et la Femme Daim, dans les traces qu’elle laisse derrière elle sur le chemin de la création artistique et de son perfectionnement.

Cette interprétation libre de Sheila me semble bien correspondre à l’usage contemporain qui est fait des figures anciennes de l’univers sacré amérindien. Elle-même, crie, n’hésite pas à se sentir proche et même, comme j’ai pu le constater lors de nos divers entretiens, à se revendiquer d’une tradition qui fut originellement répertoriée par l’ethnographie comme étant lakota. Finalement, la Femme double apparaît aujourd’hui comme une figure pan-indienne, comme le sont devenues d’autres figures (Marriot et Rachlin 1968).

On soulignera également qu’à l’instar de Sheila, la croyance en des rêves inspirés par les esprits demeure très vivace. Cette part prise par le rêve dans la tradition artistique amérindienne est encore très active, et pas seulement dans le domaine du travail aux piquants mais aussi dans celui des arts plastiques en général (Pickering 2000). C’est ainsi que la figure de la Femme double se trouve elle-même réappropriée par d’autres types artistiques proches, comme le perlage, aujourd’hui beaucoup plus fréquent que le travail en piquants (Wallaert 2006). Des motifs autrefois travaillés en piquants le sont aujourd’hui en perles, et les esprits ayant dicté ces motifs semblent ainsi suivre les techniques, tout en conservant le même mode d’intervention : le rêve. La pratique du rêve dans les sociétés amérindiennes ayant été étudiée par de nombreux auteurs, je ne reviendrai pas sur ce point (voir par exemple Devereux 1998, Bastide 1975, Irwin 1994, Saint Pierre et Long Soldier 1995…) et je choisirai plutôt de développer l’une de ses formes contemporaines à travers l’art vidéo.

Rêve et art vidéo

La persistance de la pratique du rêve n’implique cependant pas pour autant une continuité dans ses modes d’expression. En effet, si les réalisations artistiques en perlage ou travail aux piquants sont toujours d’actualité, d’autres modes créatifs d’expression visionnaire sont également employés, comme la peinture (Oscar Howe en était l’un des exemples les plus connus dans les cultures des Plaines, mais on peut également citer Norval Morrisseau chez les Ojibwas ou Jane Ash Poitras, artiste chippewa[10] pour les Prairies) ou l’art vidéo.

L’art vidéo est particulièrement intéressant, notamment si l’on considère, à travers l’exemple de la vidéo Lakota Quillwork, les dispositifs utilisés afin de mettre en scène l’expérience visionnaire. Ces dispositifs révèlent en effet un autre rapport à l’image, directement induit par le contexte culturel amérindien. Les sociétés amérindiennes au nord comme au sud ont en commun d’entretenir un rapport privilégié aux images, très probablement dû à leurs cosmogonies (Deshayes 2000).

On notera d’abord les allers-retours entre passé et présent, les deux temporalités pouvant même parfois être coalescentes. Comme dans le déroulement du mythe et du rêve, le temps n’est pas linéaire, l’enchaînement dit « logique » qui consisterait à partir du passé pour venir au présent n’est pas suivi. Ces passages possibles entre les espaces-temps et entre les générations sont à mon sens tout à fait révélateurs d’une démarche de pensée que l’on pourrait qualifier d’« interconnexionnelle » et que la croyance au mythe rend possible (Goyon 2006). Il s’agit ici de prendre en considération une toute autre épistémologie que celle de l’Occident chrétien, où le mythe comme le monde n’est pas substance mais mouvement. L’univers visionnaire comme l’univers du mythe est « dynamique, non linéaire, multidimensionnel, métamorphique, discontinu et liminaire » (Irwin 1994 : 62).

Ainsi, le film, la vidéo, permet-elle de « donner corps » à la vision, sans la réduire ou la tronquer par le truchement d’un médium mal adapté à sa nature mouvante et complexe. La potentialité des êtres et des formes à devenir autre, leur essence métamorphique, peut être matérialisée dans l’image en mouvement que propose le cinéma, et le montage permet de réaliser les allers-retours spatiaux et temporels. Ainsi, quand le réel est continu, quand la toile est figée, le film et son dispositif de montage permettent les ruptures et les disjonctions, sans cesse présentes dans le temps du rêve.

Quelques exemples pris dans la vidéo Lakota Quillwork sont alors particulièrement révélateurs de cette démarche du réalisateur, qui vise clairement à concrétiser l’expérience visionnaire. Ainsi sont mises en scène les disjonctions entre les deux êtres constituant la Femme double, tout en nous les montrant coalescents : l’image vivante du dédoublement est donc rendue possible. La technique permet ici de résoudre une contrainte de représentation toujours très délicate, qui est de figurer un être double et unique à la fois, que la métamorphose peut sans cesse saisir.

Dans le film, les effets de surimpression d’images dans l’environnement naturel peuvent être considérés comme les équivalents des « signes » que décode le rêveur dans les formes classiques de récit ou de mise en scène des visions. On passe également de manière instantanée d’un temps indéfini, où des femmes intemporelles que l’on sait pourtant être des « actrices » d’aujourd’hui brodent aux piquants sous un tipi, à l’univers très contemporain de la réserve. Or les images visionnaires sont ainsi : imperceptiblement, d’une seconde à l’autre, on passe d’un lieu ou d’une atmosphère à une autre, les êtres changent, ne sont pas ce que l’on croyait d’eux. Le dispositif du film permet ainsi de reproduire l’effet visuel de la vision et permet également de la raconter à la manière traditionnelle du « racontage » ou story telling, avec ses métaphores, ses variations, ses ellipses et ses digressions.

Ainsi, il me semble que cette vidéo se révèle bien plus qu’un simple outil pédagogique ou qu’une trace mémorielle. Il s’agit d’un moyen contemporain d’actualisation des visions de la Femme double, comme le faisaient jadis les cérémonies mettant en scène les rêveuses. La liberté de narration, de choix esthétiques et d’interprétation du réalisateur, correspond par ailleurs également à la démarche interprétative des rêves.

Ainsi, pour ce qui est de la vision de la Femme double, telle qu’elle prend forme dans les esprits des rêveurs, il semble qu’elle puisse également recevoir des interprétations multiples et donc donner cours à des trajectoires diverses. Il existe certes un rêve sous la forme que j’évoquais plus haut, qui concerne directement la vocation de rêveuse sacrée avec la présence du double chemin ; mais aussi d’autres rêves, ceux qui par la suite offrent aux brodeuses leurs références esthétiques (les types de motifs employés) en même temps que leurs « pouvoirs ».

On note ainsi la variabilité des contenus et des formes du « messager » du rêve, avec néanmoins une constante, le caractère sibyllin de la langue employée, caractère propre aux langues sacrées qui nécessitent toujours une traduction (Powers 2003).

C’est donc bien le rêve qui consacre la brodeuse, cependant le message comme le messager lui-même n’ont rien d’une évidence et leurs interprétations peuvent être diverses et bien sûr marquées par le contexte.

De la Femme double à la figure de l’émancipation féminine

La figure de la Femme double n’échappe pas à cette logique et, comme toute émanation religieuse, elle est sujette à de multiples interprétations possibles suivant les contextes historiques et politiques, d’autant que, comme le soulignait encore Bastide, « les mythes sont la vérité ; les rêves sont les moyens d’accès à cette vérité. Le rêve apparaît également comme la réponse mythique à des situations nouvelles » (Bastide 1975 : 114).

Ainsi, les valeurs et significations liées à la Femme double ont subi des glissements, voire des revirements d’interprétation au fil du temps et des contextes historiques et religieux, en tant que réponses nécessaires dans l’adaptation à des situations nouvelles (DeMallie et Parks 1987). Parfois, il semble qu’on ait plutôt mis l’accent sur un aspect de sa personnalité plutôt que sur un autre, afin de mettre en avant des qualités que l’on désirait voir profiter dans la population féminine. Comme toute figure sociale et religieuse importante, la Femme double a donc pu être mobilisée ou même instrumentalisée dans des buts divers.

Marie et la Femme double

Un exemple fort de mobilisation et d’interprétation en contexte spécifique est celui de la période d’évangélisation des peuples autochtones, pendant laquelle la Femme double fut rapprochée de la figure de Marie. Les enseignements des missionnaires ont non seulement altéré les vues amérindiennes sur le rôle des femmes dans l’activité religieuse, mais encore ont établi des parallèles et fusions entre des figures emblématiques qui, au départ, pouvaient paraître fort éloignées. Ces évolutions ont été rendues possibles car les femmes furent bien souvent les premières à adopter la nouvelle religion chrétienne. Elles étaient par ailleurs plus souvent présentes que les hommes dans les campements et villages, et donc plus disponibles pour les enseignements religieux. On sait également qu’elles se marièrent plus volontiers avec des non-Indiens (Peterson 1988).

De plus, il semble que certains aspects du christianisme les aient plus particulièrement attirées, comme la dévotion à Marie, la possibilité offerte de choisir le célibat plutôt qu’un mauvais mariage, et enfin l’opportunité d’exercer une influence importante et même directrice dans les domaines du religieux et de l’éducation (Sleeper-Smith 2000 et 2001 ; Sundstrom 2002).

À partir de là, il paraissait plus facile de franchir la passerelle pouvant relier les croyances et les pratiques, comme celles des guildes de brodeuses dévouées à la Femme double, évoquées plus haut, et les sociétés de couture sous le patronage de Marie (St. Mary quilting societies), mises en place dans les missions catholiques (Powers 1986 : 183). Cette passerelle envisageable entre les groupements traditionnels (tiyospaye), notamment chez les Sioux, et les confréries et associations religieuses chrétiennes, fut même systématisée par les jésuites en « stratégie de substitution » (Rostkowski 1998 : 220).

Sundstrom suppose qu’alors les pratiques religieuses spécifiquement féminines, comme la croyance en la Femme double, pourraient avoir été abandonnées ou sublimées dans le christianisme, plus rapidement que les croyances masculines (Sundstrom 2002 : 112).

J’avancerais pour ma part qu’il est possible, si ce n’est de trouver des points communs, en tout cas de mettre en avant des similitudes entre les figures de Marie et de la Femme double.

En effet, nous avons établi plus haut les multiples natures de la Femme double, cependant concentrées autour d’une caractéristique récurrente : figure puissante, elle ne peut pourtant pas réconcilier deux de ses natures, maternité et féminité. La Femme double porte un enfant mort (la balle ou la poupée pendant entre les deux femmes). À l’inverse, Marie est la mère par excellence, mais elle n’est pas véritablement épouse ou femme, puisqu’elle n’a nul besoin de la nature et de ses fonctions féminines pour enfanter, ni même de remplir son « devoir » d’épouse et encore moins d’user de talents de séduction : elle est la mère vierge.

Les deux figures ont en commun la nécessité d’un renoncement à une partie d’elles-mêmes pour s’accomplir. L’une doit renoncer à sa maternité, l’autre doit renoncer à sa féminité. On peut supposer que cette proximité a renforcé, pour les femmes amérindiennes, la possibilité d’interpréter et d’intégrer une nouvelle entité religieuse telle que Marie, en lui attribuant peut-être le rôle d’une facette ou d’une déclinaison supplémentaire de la figure de la Femme double.

Cette hypothèse paraît d’autant plus plausible que la Femme double et les croyances qui lui sont rattachées n’ont jamais disparu : il semble même que, pour survivre, elles aient été tenues secrètes, à l’instar de bon nombre d’autres croyances ou cérémonies interdites par les gouvernements canadiens et américains (pensons par exemple à la Danse du Soleil ou au potlatch ; pour des exemples spécifiques des Prairies, voir Pettipas 1994).

Le rapprochement établi entre Marie et la Femme double n’est pas seulement intéressant dans une perspective symbolique. Il est également lié à l’interprétation chrétienne des « pouvoirs » féminins. La broderie en piquants, en tant que marqueur culturel fort, devait être remplacée par les missionnaires : ce symbole de l’indianité ne pouvait être toléré dans la marche vers la « civilisation ». Pour autant, la broderie comme la couture étaient des médiums parfaits et classiques de formation afin de discipliner les jeunes femmes à leur futur métier d’épouse et de mère (Verdier 1979). Il « suffisait » donc de remplacer les piquants, jugés trop « sauvages » et autochtones, par les perles et rubans, et de donner enfin des outils eux aussi plus « civilisés » pour remplacer les aplatissoirs et poinçons en os : des aiguilles de métal et du fil de coton (Sundstrom 2002 : 113).

Ce qui demeurait dans cet apprentissage : le labeur, la patience, le soin pour sa famille. Là encore, les jeunes femmes amérindiennes retrouvaient une pratique connue et furent donc promptes à adopter ces nouveaux styles et techniques. Le style floral et figuratif des Cris des Bois de la région des Grands Lacs, importé au xviie siècle dans les Plaines, fut ainsi largement élaboré au contact des missionnaires et de leurs motifs floraux (Orchard 1984 ; Bebbington 1983).

Les brodeuses en piquants, parfaites et dévouées, semblaient ainsi proches de l’idéal de féminité également recherché dans le christianisme. Cependant, de nouvelles valeurs durent être incorporées à ce corpus de significations, notamment celles qui sont associées à la « puissance » de la féminité et à son caractère de dangerosité.

Figure 2

Brodeuses de la société St. Mary

Brodeuses de la société St. Mary

(Tiré des archives de la Mission de Holy Rosary, réserve de Pine Ridge, États-Unis, début du XXe siècle.)

Source : Rostkowski 1998 : 140-141

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Puissance et répression du pouvoir féminin

En effet, si les femmes amérindiennes étaient considérées comme puissantes durant la période de leurs menstrues, cette puissance était admirée et redoutée, mais n’était pas coupable.

Les périodes ante et post maternité étaient considérées comme les moments les plus fortement marqués dans la vie « magique » des femmes. Durant leurs menstrues, à la puberté comme pendant la gestation ou juste après la naissance d’un enfant, elles pouvaient acquérir des pouvoirs surnaturels tout particulièrement puissants (Mandelbaum 2000 ; Hassrick 1993). Elles devenaient en quelque sorte « hypersensibles » aux visions et aux transferts de pouvoirs par les esprits, notamment dans les domaines de l’art ou de la guérison (Powers 1986). C’est pourquoi il était nécessaire de les reclure à l’extérieur du village, dans les tipis de puberté (isnatipi) ou loges menstruelles que j’évoquais plus haut, isnati signifiant littéralement ‘vivre seule’. Il s’agit alors non seulement de les protéger, de leur permettre de se reposer loin des corvées quotidiennes et de les instruire (notamment dans l’art du travail aux piquants) dans un cadre qui sera strictement féminin, mais aussi de protéger les hommes et leurs propres pouvoirs de l’influence si forte de ces « femmes nouvelles ». Marla Powers souligne que, dans le cadre de la puberté, isnati awicalowanpi était un rite de séparation d’un monde asexué vers le monde de la sexualité (Powers 1986 : 70), véritable « rite de passage », selon la définition d’Arnold Van Gennep, marquant un changement d’état à la fois physique et social (Van Gennep 1960).

La douleur associée aux règles, qui préfigure celle de l’accouchement, sera également liée au travail aux piquants lui-même, et ce, bien sûr dans la figure d’Anuk Ite, autre visage de la Femme double, celle qui fait souffrir durant les règles, mais aussi dans le geste technique de la broderie où l’on peut, comme je l’évoquais plus haut, se piquer et où l’on peut même devenir borgne par la projection d’un piquant (Dorsey et Kroeber 1997). La broderie est dangereuse, tout comme la métamorphose féminine et leurs pouvoirs sont intrinsèquement liés, voire analogiques. À l’image du « pouvoir des règles », la broderie est aussi un pouvoir. Cette capacité de médiation et de traduction des pouvoirs délivrés par le monde des esprits offre en effet une place cruciale aux femmes. Elles possèdent ainsi en propre la maîtrise de la délivrance des bénédictions et de leur circulation au sein de la communauté et notamment parmi les hommes (Désveaux 1993 : 109). Le travail aux piquants réalisé par une femme pourrait ainsi devenir pour elle un véritable moyen de pression, dans la relative dépendance instaurée vis-à-vis des hommes, qui ont besoin de ces talismans (Schneider 1983 : 117). Face au double caractère de dangerosité ainsi mis en exergue, il n’est pas étonnant qu’un contrôle soit établi.

Des règles sociales doivent alors être imposées aux règles physiologiques, afin de maintenir l’équilibre. Claude Lévi-Strauss, encore, soulignait que :

Les filles sont des êtres périodiques que, pour protéger contre des dérèglements toujours possibles, on juge indispensable de bien élever. Or, sur le plan de la culture, cette bonne éducation se mesure aux talents qu’elles montrent dans les arts d’agrément, dont les piquants de porc-épic constituent la matière naturelle. (Lévi-Strauss 1968 : 207)

Le pouvoir accordé au sang menstruel, bien connu dans de nombreuses sociétés à l’échelle mondiale, n’est ici en aucun cas considéré comme suspect, mauvais ou coupable. Les femmes pubères sont certes perçues comme « dangereuses », mais cela revient ici avant tout à dire « puissantes ». Raymond De Mallie note que la « charge » du sang menstruel est désignée sous le terme de wakan (sacrée) [De Mallie 1983 : 257]. À partir de là, il est intéressant de suivre les modifications de ces interprétations et valeurs accordées au pouvoir féminin, très probablement sous l’influence du christianisme.

Le terme wakan recouvre toutes sortes de concepts et valeurs religieuses pour les Lakotas. Cependant, la connotation de ce terme est toujours positive : wakan signifie ‘sacré, saint, mystérieux, inspirant une crainte respectueuse’, alors que « ce qui est mauvais, malfaisant » est désigné sous le terme de wahtelasni (Powers 2003 : 285). Dans ces conditions, il est alors frappant de constater que certains auteurs prêtent d’autres adjectifs à la description du pouvoir des règles : « polluantes » ou « contaminées », selon Powers et selon Hassrick par exemple (Powers 1994 : 104-105 ; Hassrick 1993 : 149-150), nécessitant une « mise en quarantaine » selon les termes de Powers. Le pouvoir féminin n’est donc plus seulement craint respectueusement, mais véritablement redouté comme une calamité ou une maladie.

Suivant l’influence de la pensée chrétienne et puritaine, le sang devient impur, et si la maternité est mise en exergue, la féminité et ses marques doivent être cachées, synonymes de honte et de péché. Powers note ainsi que « lorsqu’elle est dans son état repoussant – les règles – la femme ne doit pas être vue par les hommes et elle-même ne doit pas regarder les objets sacrés de peur qu’ils ne soient profanés » (Powers 1994 : 253).

Sundstrom suggère que la propagation de cette interprétation par l’intermédiaire des missionnaires a conduit les jeunes filles amérindiennes à ne plus considérer la puberté comme une période de pouvoir spirituel pour elles, leur communauté ne voyant plus également qu’il était nécessaire de célébrer publiquement cette étape (Sundstrom 2002 : 112). C’est dans ce mouvement que semblèrent également disparaître les figures de la Femme double au profit de celle de Marie (Saint Pierre et Long Soldier 1995 : 9).

Il est alors évident que Marie, la sainte, celle qui peut être vierge et mère à la fois, doit devenir le modèle, effaçant par son rayonnement l’image plus complexe, dédoublée et ambiguë, mais aussi plus humaine et sensuelle, de la Femme double. Dès lors, on ne retient plus de la fonction du travail aux piquants que son action régulatrice et normative, sa capacité à « former » au propre comme au figuré les jeunes filles, disciplinant leurs pensées comme leurs gestes dans l’attitude « juste », dite wisteca (timide). Ce comportement largement partagé par les femmes plus âgées correspond par ailleurs aux conduites d’évitement préconisées entre beaux-parents et bru (DeMallie 1983 : 255). Comme le soulignait Yvonne Verdier, « la leçon de tricot est une leçon de maintien » (Verdier 1979) et les jeunes filles indiennes « comme il faut » doivent « observer un maintien modeste, tenir les yeux baissés en toute circonstance, s’imposer de ne pas rire ni parler haut » (Lévi-Strauss 1968 : 206).

En effet, comme nous allons y revenir à présent, rire ou parler haut serait céder à l’une des facettes de la Femme double, celle qui passe pour folle, excelle dans son art, mais se conduit « comme un homme » ; céder donc à cette féminité libérée ou puissante que le christianisme cherchait précisément à occulter.

Femme double et émancipation féminine

Ainsi de la Femme double à Marie, figures idéalisées, il semble aujourd’hui possible de revenir aux aspects de cette féminité qui ont peut-être été les plus délaissés : ceux qui naissaient à profusion autour de l’idée de démultiplication de l’être qu’incarnent les deux femmes reliées par un fil. Ces références moins « pures », ambivalentes et variables, apparaissent aujourd’hui comme celles qui sont nécessaires aux femmes et artistes amérindiennes contemporaines. En recherche de sens, ce n’est plus Marie, ou une Femme double simplifiée, qui peut répondre à leurs attentes. Comme le montre le film Lakota Quillwork, les femmes amérindiennes, comme leurs sociétés et leurs croyances, ont changé. Et il semble que ce soit le modèle le plus ancien et probablement le plus complexe qui puisse à nouveau correspondre à leurs personnalités, comme au contexte de leur vie quotidienne.

Les rêveuses contemporaines peuvent ainsi, comme Sheila, mobiliser la Femme double en tant que figure de l’émancipation féminine. Elles retiennent de son histoire et des valeurs qui lui sont associées celles de l’accomplissement personnel, de la recherche indépendante de perfectionnement, à travers ses compétences, c’est-à-dire l’exercice de son art.

En effet, comme je le soulignais plus haut, la rêveuse de la Femme double donne la possibilité d’être une femme libre, aux multiples visages. Ces rêveuses qui excellaient, que j’évoquais dans une troisième voie, ni parfaites, ni perdues, étaient décrites comme agissant « comme des hommes », c’est-à-dire comme ayant des relations sexuelles variées, se comportant de manière compétitive, agressive et indépendante (Schneider 1983). Elles se révélaient alors, en quelque sorte, des pendants inversés des winkte (littéralement ‘il sera une femme’). Elles avaient des vies hors du commun et devaient à ce titre en payer le prix, nous l’avons vu, ou bien la maternité ou la vie d’épouse, ou encore la marginalité.

Comme nombre de personnages sacrés, leur pouvoir confine à la folie, et la folie les écarte des chemins classiques de l’insertion sociale tout en leur réservant une place nécessaire dans le système global des croyances. La rêveuse de la Femme double se révèle, comme le chamane ou le rêveur heyoka, un « élément social perturbateur nécessaire » (Devereux 1998 : 14). Cette folie les conduit à se comporter à l’inverse de ce que l’on attend habituellement d’une femme. Elles ne sont pas wisteca, elles ne sont pas discrètes, mais au contraire « rient à gorge déployée », et en cela elles sont masculines, c’est-à-dire libres. De Mallie notait à ce sujet :

Le pouvoir des femmes était généralement associé à des questions domestiques, tandis que celui des hommes concernait les dangers en dehors du cercle du camp. Les rêveuses de la Femme double comme la société des femmes-médecine semblent avoir représenté l’unique contribution féminine à un domaine généralement contrôlé par les hommes. L’explication pourrait être que toutes ces femmes étaient des rêveuses de la Femme double, masculines dans leur comportement en raison de leur rêve. (De Mallie 1983 : 242)

S’il ne s’agit pas véritablement ici d’un « troisième sexe social » (Saladin d’Anglure 1988), les rêveuses de la Femme double occupent tout de même une position intermédiaire entre des rôles qui auraient pu paraître strictement cloisonnés entre féminin et masculin.

Or, ce modèle se révèle particulièrement pertinent dans le contexte actuel de recomposition des identités. Cette femme indépendante, aux statuts et visages multiples, semble en effet correspondre aujourd’hui parfaitement à la situation de nombre de femmes amérindiennes qui sont mères célibataires, travaillent, vont et viennent entre les « voies traditionnelles » et le « monde blanc ». Elles négocient sans cesse leur accomplissement en tant que femmes mais aussi en tant qu’hommes, dans le sens des fonctions qui leur étaient traditionnellement attribuées. Il faut ainsi souligner qu’une importante proportion de femmes amérindiennes sont aujourd’hui divorcées et assument quasiment seules la responsabilité du foyer et des enfants. Dans les réserves du Dakota du Sud où fut tourné le film Lakota Quillwork, il y avait en 2000 plus de 30 % des foyers qui étaient monoparentaux et tenus par une mère célibataire (Pickering 2000 : 77). Lors du dernier recensement canadien en 2001, près de la moitié (49 %) des femmes autochtones adultes étaient mariées, légalement ou de fait, alors que 10 % étaient séparées ou divorcées et que 5 % étaient veuves. Il est encore plus intéressant de constater qu’un quart des familles d’Indiens inscrits étaient des familles monoparentales dont le chef est une femme, ce pourcentage étant par ailleurs légèrement plus élevé dans les réserves qu’hors réserve.

Enfin, le rapport soulignait également qu’on ne dénombrait que très peu de familles monoparentales dont le chef était un homme dans la plupart des groupes d’identité autochtone, soit environ 3 % dans les familles métisses, d’autres autochtones et de non-autochtones. On aboutissait ainsi à des chiffres impressionnants : quand on combinait les deux types de familles monoparentales (avec homme ou femme chef de famille), 35 % des familles d’Indiens inscrits dans les réserves et 27 % des familles inuites étaient des familles monoparentales (AINC 2001).

Pour ces femmes, il s’agit alors non seulement de concilier ses rôles de mère et de femme, d’assumer les responsabilités d’un chef de famille, mais aussi de concilier la volonté de s’inscrire dans une chaîne de mémoire et de transmission, tout en créant et en allant de l’avant. C’est dans ce contexte que la figure de la Femme double est mobilisée en vue de la revivification des croyances et symboles associés à un art dit « traditionnel ». Cependant, et on le constate bien par exemple dans la vidéo Lakota Quillwork, ce n’est pas n’importe quel aspect de cette figure qui est mis en emphase : c’est bien celui de l’émancipation et du pouvoir féminin, et non pas celui de la soumission.

Pour conclure, revenons une dernière fois à la vidéo. La mise en scène du mythe et son actualisation à travers les allers-retours matérialisés entre passé et présent, l’utilisation d’effets spéciaux et d’une imagerie riche, mettent en exergue la noblesse et l’importance de l’art du travail aux piquants. Les femmes présentes dans ce film, qu’elles soient mythiques ou réelles, sont des héroïnes. Elles sont au centre de l’image, au centre des discours, au coeur de l’Histoire. Elles se succèdent sans discontinuités dans le fil du récit, comme si jamais le lien n’avait été rompu entre la brodeuse dédoublée des temps mythiques et celle de la réserve des années 1980. Pourtant, la réalité de cette transmission des connaissances et des savoir-faire est tout autre, faite de ruptures, d’acculturation et de perte, comme de processus d’adaptation et de stratégies de résistance (Goyon 2006 : 39).

Ainsi, si l’illusion de la continuité semble maintenue, un glissement presque imperceptible s’est insinué dans les significations : les descendantes de la Femme double ne sont ici ni timides, ni soumises. Les trois soeurs de la réserve parlent fort, prennent elles-mêmes le fusil et vont chasser le porc-épic sans l’aide des hommes. C’est le mythe qui entre ici en adéquation avec la réalité contemporaine des trajectoires féminines, et non l’inverse. Elles ne se conforment pas sur un modèle, mais adaptent le modèle à leurs besoins. La figure de la Femme double peut alors devenir l’incarnation du woman empoverment et non plus l’outil d’un renoncement, d’un choix imposé entre réalisation personnelle et adéquation aux modèles féminins.

La pratique de la broderie n’apparaît plus pour les brodeuses contemporaines comme une convention sociale, un outil obligatoire de leur acceptation et reconnaissance en tant que femme « bien » par la communauté, mais au contraire comme un moyen de se distinguer, de se démarquer et d’affirmer un pouvoir à la fois semblable et différent de celui de leurs aïeules. Cette thématique de l’appartenance à un lignage de femmes fortes et indépendantes, venant aujourd’hui secourir et nourrir l’inspiration des autochtones dans les difficultés multiples auxquelles elles doivent faire face, est d’ailleurs récurrente dans la littérature autochtone contemporaine, chez des auteures comme Leslie Marmon Silko, Paula Gunn Allen, Louise Erdrich ou encore LeAnn Howe pour ne citer qu’elles. L’analyse de la figure de la Femme double et de ses interprétations successives permet ainsi de mettre en évidence le caractère dynamique des croyances et de la construction d’une mémoire partagée.