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Les Relations des Jésuites ont été abondamment utilisées par les chercheurs en histoire et en anthropologie/ethnologie intéressés par la connaissance des sociétés et cultures iroquoiennes et algonquiennes de l’est du Canada après les premiers contacts, soit dans les premières décennies du xviie siècle. À partir d’une courte recherche dans le catalogue de la bibliothèque générale de l’Université Laval, j’ai pu répertorier au moins des dizaines d’ouvrages qui en font leur sujet principal. Dans mon environnement immédiat, en plus de la publication d’une partie des Relations en six tomes par les Éditions du Jour (RJ 1972), on peut citer l’ouvrage de Guy Laflèche (1973) concernant uniquement le père Paul Le Jeune, deux de l’historien Alain Beaulieu (1990, 1999) et un de la sociologue Joëlle Gardette (2008). Ajoutons un grand nombre d’articles impossibles à répertorier sans une recherche plus approfondie, mais parmi lesquels on peut citer, entre autres, ceux de l’anthropologue Eleanor Leacock (1955, 1969, 1976, 1980, 1981, 1983).

Pourtant, en relisant les passages des Relations concernant uniquement les « Montagnais[1] », on peut constater qu’ils ne sont pas si abondants que cela pour ce qui est des écrits de nature ethnographique sur ce groupe ethnique alors considéré comme étant composé de plusieurs « petites nations ». J’ai compté 38 textes qui en traitent entre 1633 et 1776. Cependant la presque totalité sont des rapports d’activités missionnaires (déplacements, rencontres, prédications, conversions, baptêmes, difficultés rencontrées, etc.) contenant très peu, sinon aucune information de nature ethnographique. En fait, les écrits vraiment importants des Relations des Jésuites portant sur les Montagnais sont au nombre de trois : les Relations du père Paul Le Jeune de 1633 et de 1634, et celle du père Pierre Laure en 1730, près de cent ans plus tard. La Relation de 1634 du père Le Jeune est la plus souvent citée, car elle se présente comme une véritable monographie des Montagnais à la façon des ethnologues. Ce texte a été produit après que Le Jeune eut fait un séjour de six mois avec un groupe de Montagnais sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent. Toutefois, le missionnaire avait déjà publié l’année précédente un texte touchant plusieurs des thèmes ou sujets abordés dans la Relation de 1634, qui ne concernait pas spécifiquement les Montagnais mais trois groupes algonquiens (Le Jeune 1633).

La Relation du Saguenay du père Laure, datée de Chicoutimi, se présente comme un rapport de ses activités missionnaires au Saguenay, au Lac-Saint-Jean et sur la Haute-Côte-Nord couvrant les années 1720 à 1730 (Laure 1730). Plusieurs informations de nature ethnographique y sont fournies (v.g. habitation, chefferie, pratiques religieuses) mais pas de façon aussi systématique et aussi complète que pour le père Le Jeune. Toutefois, le trésor de cette Relation est le long passage consacré à la chasse au loup-marin (phoque) et à la production d’huile par les Montagnais de la Côte-Nord, en particulier ceux du village sédentaire de Bon-Désir (Laure 1730 : 82-97). Ces informations ont été utilisées entre autres par Daniel Castonguay pour son mémoire de maîtrise (Castonguay 1987).

À ces trois textes, on pourrait en ajouter un ou deux du père Claude Godeferoi Coquart, en particulier celui de 1750 qui est un rapport destiné à l’administration coloniale sur l’état des postes du Domaine du Roi (La Malbaie, Tadoussac, Islets de Jérémie, Chicoutimi et Sept-Îles dans l’ordre de traitement) préparé dans le but d’une relance de leurs activités commerciales avec les Amérindiens (Coquart 1750). Au total, donc, à part les deux textes du père Le Jeune et celui du père Laure, les Relations ne sont pas aussi riches en informations de nature ethnographique en ce qui concerne les Montagnais comparativement aux Hurons-Wendat. Elles contiennent le plus souvent des informations parcellaires dispersées ici et là, en particulier sur les changements démographiques attribuables en grande partie aux épidémies dont ils furent victimes.

Or, il existe d’autres sources importantes de données de nature ethnographique portant à la fois sur les Montagnais et les Naskapis : celles des Oblats de Marie-Immaculée qui ont oeuvré au Saguenay–Lac-Saint-Jean, sur la côte-nord du Saint-Laurent et au Labrador à partir du milieu du xixe siècle. Ces sources ne se présentent pas seulement sous forme de textes publiés, mais aussi dans plusieurs fonds d’archives religieuses que nous avons consultées (archives oblates [Deschâtelets] et provinciales, archives de l’archevêché de Québec, de l’archevêché de Rimouski, de l’évêché de Hauterive). Malheureusement, ces sources ethnographiques sont beaucoup moins connues que celles des Jésuites. C’est pourquoi le premier objectif de cet article est de les faire connaître aux anthropologues/ethnologues et autres chercheurs amérindianistes susceptibles de les utiliser. Un second objectif est d’en présenter de façon succincte – et non en détail – le contenu de nature ethnographique, en mettant l’accent sur les croyances et pratiques religieuses. Et mon troisième but est d’en évaluer la qualité et la contribution à la connaissance de la société et de la culture innues.

Après une présentation du missionnariat des Oblats en milieu montagnais-naskapi dans une première partie, les objectifs deux et trois seront les sujets abordés dans la partie subséquente. La troisième partie discutera de la question suivante : les Oblats qui ont écrit de longs textes sur les Montagnais-Naskapis ont-ils produit une véritable ethnographie telle que définie en anthropologie ?

Le missionnariat des Oblats chez les Montagnais-Naskapis

Avant même la mort, en 1782, du père Jean-Baptiste de la Brosse, le dernier des Jésuites à oeuvrer en milieu montagnais, une partie tout au moins de leurs missions fut confiée à des prêtres séculiers, souvent des curés de paroisses des environs de Québec ou du Bas-Saint-Laurent. Selon l’historien René Bélanger, il y en aurait eu vingt entre 1769 et 1845 (Bélanger 1957). Le dernier d’entre eux, l’abbé François Boucher, curé de la paroisse de L’Ange-Gardien, près de Québec, fut celui qui initia les premiers Oblats aux missions montagnaises du Saguenay et de la Côte-Nord. En effet, en 1844, l’archevêque de Québec, Mgr Signay, avait demandé à la congrégation des Oblats de Marie-Immaculée, installée depuis peu dans la région de Montréal et à Bytown (Ottawa), de prendre en charge les missions des « Blancs » et des Amérindiens de ces deux régions.

Les premiers Oblats assignés aux missions montagnaises furent les pères Pierre Fiset(te), André-Marie Garin et Flavien Durocher. Les deux premiers n’y oeuvrèrent pas longtemps, mais le père Durocher peut être considéré comme un des piliers des missions de la Côte-Nord et surtout du Lac-Saint-Jean (Métabetchouan et Pointe-Bleue), qu’il continua de visiter même après sa nomination comme supérieur de la résidence de Québec, jusqu’à l’âge avancé de 75 ans (Carrière et al. 2009 : n.p.). Connaissant déjà l’algonquin pour avoir été pendant douze ans missionnaire sulpicien dans la réserve du Lac-Deux-Montagnes, il fut le premier Oblat à maîtriser la langue montagnaise et à rédiger des ouvrages dans cette langue pour aider à la prédication et à la diffusion des connaissances de la religion catholique (évangiles, livres de prières et de chants). Il fit aussi rénover ou construire plusieurs chapelles.

Les missions des Montagnais-Naskapis sont cependant associées le plus souvent – sinon exclusivement – aux noms des pères Charles Arnaud et Louis Babel. Le premier y a commencé son apostolat en 1850, et le second, l’année suivante (ibid. : n.p.). Avec le père Durocher ils établirent une première résidence aux Escoumins sur la Haute-Côte-Nord en 1852. À la fin de 1862, la résidence fut définitivement établie dans la nouvelle réserve de Betsiamites (Pessamit). C’est à partir de ces résidences ou pied-à-terre que les deux missionnaires effectuaient leurs tournées de mission estivales des divers postes échelonnées le long de la Côte-Nord et au Labrador : Îlets-Jérémie, Godbout, Sept-Îles/Moisie, Mingan, Natashquan, Musquaro/La Romaine, Saint-Augustin, du côté québécois, et à la baie des Esquimaux (Northwest River ou Notre-Dame-des-Neiges) au Labrador, et quelquefois même jusqu’à Fort Chimo dans la baie d’Ungava. Les pères Arnaud et Babel sont demeurés en poste dans la réserve de Betsiamites jusqu’en 1911, année où les Oblats ont été remplacés par les pères eudistes, nouvellement arrivés sur la Côte-Nord en 1903.

Plusieurs autres missionnaires, relativement inconnus, sont venus les seconder dans leur travail apostolique, mais pour des périodes de temps relativement courtes. Parmi ceux-ci, il faut surtout relever les noms des pères Zacharie Lacasse (1873-1881), Désiré Fafard (1879-1882) et Georges Lemoine (1888-1899) qui ont remplacé les pères Arnaud et Babel dans les difficiles missions à la Baie des Esquimaux. À partir de 1888, une seconde résidence oblate fut établie à Pointe-Bleue (Mashteuiatsh), réserve dont la création en 1856 est pourtant antérieure à celle de Betsiamites. Il n’y eut toutefois pas encore de missionnaire en résidence, la mission annuelle étant assurée soit par le père Durocher à partir de Québec, soit par les pères Arnaud ou Babel à partir de Betsiamites. Ces derniers devaient d’ailleurs y finir leurs vieux jours après leur départ de Betsiamites. Pendant toute cette période de 1862 à 1911, Betsiamites était considéré comme la « capitale religieuse de la Côte-Nord », et le père Arnaud comme « le pape des Montagnais ». Comme on le verra plus loin, de nombreux textes publiés et documents d’archives produits dans la seconde moitié du xixe siècle témoignent non seulement de l’activité missionnaire des Oblats pendant cette période, mais aussi des observations et informations de toute nature qu’ils ont livrées dans leurs écrits. Pendant la période eudiste de 1911 à 1945 et par la suite avec la reprise des missions par les Oblats, on ne trouve guère de textes majeurs de missionnaires concernant les Montagnais-Naskapis, vocable maintenant remplacé par celui d’Innus. Commençant avec les travaux pionniers de Frank G. Speck (par ex. 1909, 1915, 1927, 1935) dans les premières décennies du xxe siècle, les anthropologues/ethnologues ont progressivement pris la relève.

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Les pères Arnaud et Babel devant leur presbytère

Les pères Arnaud et Babel devant leur presbytère
Auteur et dates inconnus, Archives Deschâtelets

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Le corpus de données utilisé pour la préparation de cet article comprend des textes publiés dans des revues missionnaires, de la correspondance entre des missionnaires en poste et leurs supérieurs (parlant de leurs communautés et de leurs évêques) et avec des agents gouvernementaux et ministres, des rapports annuels de missions et de paroisses, des journaux de missions et des livres de comptes, et quelques autres documents qui ne peuvent être classés dans ces catégories. Toutefois, à moins qu’ils ne soient nommément cités dans le texte, ils n’apparaissent pas en bibliographie, car elle serait démesurément longue. Les nombreux ouvrages du père Gaston Carrière sur l’historiographie des Oblats dans l’est du Canada, de même que ses livres biographiques sur quelques missionnaires marquants des premières heures, sont malheureusement pauvres en données de nature ethnographique, cet auteur ne s’étant pas beaucoup intéressé à cette dimension du travail de ses congénères en milieu montagnais (par ex. Carrière 1951, 1957, 1957-1975, 1958, 1960, 1963, 1964, 1970 ; Carrière et al. 2009)

Photo 2

La vieille chapelle de Betsiamites

La vieille chapelle de Betsiamites
Auteur et dates inconnus, Archives Deschâtelets

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Après avoir fait le tri de centaines de documents, j’en ai retenu 28 en fonction de leur contenu – que je qualifie provisoirement d’« ethnographique ». Vingt-deux textes sont des publications dans des revues missionnaires, mais ils ne contiennent pas tous des données ethnographiques de grand d’intérêt. La majorité des documents retenus, soit dix-neuf, proviennent de 129 écrits des pères Arnaud et Babel qui sont en ma possession. Les neuf autres textes proviennent de quatre auteurs qui sont les pères Durocher (1), Fafard (1), Lacasse (5), Lemoine (2).

Je n’ai pas trouvé de très bons textes concernant les Montagnais (ou Ilnus) du Lac-Saint-Jean, même pas du père Durocher. Ainsi, les pères Arnaud et Babel ont été les principaux auteurs des textes portant sur Montagnais/Naskapis, parce qu’ils ont été parmi les premiers missionnaires oblats à oeuvrer parmi eux – et sur une très longue période en plus – et qu’ils en connaissaient très bien la langue. Selon moi, le texte ethnographique majeur sur les Montagnais pour le xixe siècle est celui du 10 novembre 1854 intitulé « Lettre du R.P. Arnaud, O.M.I., missionnaire des Sauvages Montagnais à Sa Grandeur Mgr l’Archevêque de Québec, (Mgr Turgeon) » et publié dans les Rapports sur les missions du Diocèse de Québec (Arnaud 1854, vol. 11 : 66-107). On peut le considérer comme le pendant de la Relation de 1634 du père Le Jeune. Aux noms d’Arnaud et de Babel on peut ajouter les noms des pères Lacasse et Lemoine pour leurs écrits sur les Naskapis du Labrador.

Aperçu du contenu des textes retenus

Les 28 textes retenus ont été analysés à l’aide d’une liste de mots clés regroupés sous seize thèmes correspondant au contenu général d’une monographie classique en anthropologie sociale et culturelle. Ces thèmes sont les suivants : nomenclature, caractéristiques physiques, caractéristiques psychologiques, territoire, nomadisme, démographie, économie, culture matérielle, habitat, organisation sociale, organisation politique, conditions socio-économiques et sanitaires, religion traditionnelle, religion catholique, relations avec les « Blancs » et changements socioculturels (adaptation, sédentarisation). Pour chacun de ces thèmes une série de mots-clés ont été identifiés au préalable, mais certains ont dû être ajoutés en cours de route. Au total la liste complète comprend 185 mots-clés, ce qui ferait une moyenne d’environ douze mots-clés par thème, mais il y a une grande variation du nombre de mots-clés selon les thèmes, allant d’une trentaine pour l’organisation politique à deux ou trois seulement pour la démographie ou les caractéristiques physiques et psychologiques, qui sont abordées dans un très petit nombre de textes seulement.

Étant donné la richesse du contenu ethnographique des documents retenus pour analyse, il ne s’agira pas dans cette partie d’en faire le tour au complet, la compilation qui en a été faite s’étalant sur 541 pages (Charest 2013). Ce que je me propose de faire tient en trois points : 1) constater la grande continuité culturelle entre les Montagnais du xviie siècle et ceux du xixe siècle ; 2) comparer les informations du père Le Jeune sur la religion traditionnelle des Montagnais avec celles fournies par les pères oblats ; 3) documenter les changements survenus avec la création des premières réserves de Pointe-Bleue en 1856 et de Betsiamites en 1862.

La continuité de la culture montagnaise

Lorsque les missionnaires oblats entreprennent leurs premiers voyages dans l’immense territoire des Montagnais couvrant tout le Saguenay–Lac-Saint-Jean, la Côte-Nord et l’intérieur du Québec-Labrador, ils y rencontrent plusieurs groupes d’Amérindiens nomades qui ont comme principales activités économiques la chasse, la pêche et l’échange des fourrures à des postes de traite situés le long du Saint-Laurent, à Chicoutimi sur le Saguenay et au Lac-Saint-Jean. La Relation du père Laure ne documente pas comme telle la traite des fourrures, mais l’on sait qu’elle était déjà au coeur de l’économie de la Nouvelle-France. D’ailleurs plusieurs Jésuites en font mention dans leurs écrits tout au long des Relations successives et en particulier le père Coquart. Le père Laure a vécu avec un groupe de nomades, mais il ne dit pas si ce groupe fréquentait régulièrement un même territoire année après année, comme c’est le cas du modèle de fréquentation des territoires décrit par les missionnaires oblats : les Montagnais-Naskapis passent la majeure partie de l’année à l’intérieur de la forêt sur leurs « terres de chasse » pour ne venir à la côte qu’à l’été afin d’y échanger leurs fourrures, de rencontrer le missionnaire et de pratiquer quelques activités de subsistance comme la pêche au saumon et la chasse à la sauvagine et au loup-marin (phoque).

Comme les Montagnais de Le Jeune, ils vivent dans des cabanes en écorce (wigwams), se déplacent en canots d’écorce sur les rivières et occasionnellement le long de la côte et en raquettes l’hiver, utilisent encore des arcs et des flèches, mais aussi des fusils, et leur nourriture est essentiellement le gibier et le poisson qu’ils capturent. La base de leur organisation sociale est « la famille », mais les missionnaires ne précisent habituellement pas s’il s’agit de la famille nucléaire, de la famille élargie ou du groupe multifamilial de chasse composé de quelques familles apparentées, comme c’était le cas du groupe avec lequel le père Le Jeune a hiverné en 1633-1634. En 1870, le père Babel écrit, au sujet des Naskapis : « nos sauvages vivent tous isolés 2 familles ensemble sur un immense terrein [sic] » (Babel 1870 : n.p.). Cependant, lorsque des missionnaires font référence à des « camps » ou « campements » à l’intérieur des terres, on peut supposer qu’ils étaient habités par plus d’une famille.

La pratique de la polygamie (polygynie), relevée par Le Jeune, est assez souvent mentionnée dans les textes analysés jusque vers la fin du xixe siècle. Comme les Jésuites, les missionnaires oblats ont tout fait pour l’éradiquer, quitte à séparer des unions existantes. Selon leur morale chrétienne, c’était là l’un des plus grands péchés rendant impossible la conversion des « coupables » ou des « infidèles » par le baptême.

Les récits des missionnaires oblats font souvent état d’un bon nombre de veuves, d’orphelins, de vieillards et d’infirmes apparemment négligés par leurs parents et dont les missionnaires se sentaient obligés de s’occuper par la distribution de secours fournis par le gouvernement canadien. Dans la perspective de Le Jeune, les « Montagnais » étaient « cruels » envers les personnes affectées par la maladie ou l’âge et mettaient fin rapidement à leurs jours. Par contre, l’entraide et le partage de biens et de la nourriture entre parents ainsi que l’hospitalité envers les non-parents et visiteurs étaient l’une des règles culturelles des plus respectées chez ces mêmes Amérindiens, comme chez les Montagnais-Naskapis décrits par les Oblats.

Les Montagnais de Le Jeune avaient leurs « capitaines » ou « leaders » d’un groupe multifamilial, voire d’un grand regroupement pendant des rassemblements d’été. Cependant, leur pouvoir était plutôt limité, étant basé essentiellement sur leur prestige personnel, la distribution de biens et de nourriture, et surtout sur leur capacité de convaincre, par des « harangues », des chefs de famille de les suivre pour une activité quelconque comme une expédition de chasse ou une expédition guerrière. Mais, comme l’écrit Le Jeune, chaque chef de famille était jaloux de son indépendance et n’acceptait les propositions d’un « capitaine » que si c’était sa volonté propre. Chez les Montagnais-Naskapis du temps des Oblats il y avait des « chefs » – et non plus des capitaines – de « tribu » dont le titre semble avoir été héréditaire avant que le système des élections institué par l’« acte » de 1884 visant à « habituer les bandes […] à l’exercice des pouvoirs municipaux » ne soit mis en application, avant la fin du xixe siècle (Canada 1884). Dans la réserve de Betsiamites, là où il est surtout question de « chefs» dans les écrits, ceux-ci apparaissent comme le principal représentant de la « tribu » ou du groupe de familles auprès des agents des « Affaires des Sauvages ». Le chef avait des assistants ou « sous-chefs » pour ses prises de décision, assez limitées semble-t-il, car l’opinion des missionnaires avait beaucoup de poids sur celles-ci, de même que celle de l’agent des « Affaires des Sauvages » en poste à partir des années 1880.

L’existence des deux réserves montagnaises ci-haut mentionnées et de la structure mise en place par le gouvernement canadien pour en assurer la gestion par un de ses agents, constitue certes un changement important dans l’organisation politique des Montagnais. Ce système de « terres réservées », s’il était inexistant au moment de la rédaction de la Relation de 1634 de Le Jeune, ne tarda pas à s’implanter peu de temps après, soit à compter de 1638, avec la mise en place de la « réduction » de Sillery qui rassemblait des Algonquins et des Montagnais que les missionnaires et l’administration coloniale voulaient sédentariser. Ce n’est donc que plus de deux cents ans plus tard qu’une nouvelle tentative de sédentarisation des Montagnais fut mise de l’avant avec la création des réserves de Pointe-Bleue et de Betsiamites. Le processus de sédentarisation, qui se manifesta d’abord par la construction de maisons occupées surtout par des personnes âgées, des handicapés et des veuves ne fréquentant pas de territoire de chasse, fut cependant très lent pendant toute la seconde moitié du xixe siècle. Pour les missionnaires, les Montagnais-Naskapis demeurent fondamentalement des nomades :

Ils sont essentiellement chasseurs et ne viennent à la mer qu’une fois l’année, dans le mois de juin et de juillet, pour y passer cinq à six semaines. Durant le reste de l’année, ils sont disséminés dans les bois, occupés à chasser le caribou et les animaux à fourrure, tels que l’ours, le loup-cervier, le renard, la loutre, la martre, le vison, etc.

Lemoine 1896 : 415

Finalement, les conditions socio-économiques et sanitaires des Montagnais, du temps des Jésuites et du temps des Oblats, peuvent apparaître assez semblables. Les deux groupes de missionnaires considéraient qu’en raison de leur nomadisme les Montagnais menaient une vie de pauvreté et de misère. Ils vivaient souvent des périodes de famine et étaient décimés par des épidémies. Le passage suivant d’une lettre du père Lacasse en témoigne :

D’ailleurs, comme tous les sauvages, ils ne s’occupent guère du froid et de la faim. L’an dernier six moururent d’inanition pendant les rigueurs de l’hiver et seize autres se virent contraints de manger les peaux de castor qu’ils apportaient au marchand. Cette année plus de cent souffrent horriblement du manque de vivre et plusieurs enfants moururent de froid et de misères.

Lacasse à Père Supérieur, 20-02-1888

Les taux de mortalité étaient ainsi très élevés en 1888, mais ils l’étaient davantage au temps de la Nouvelle-France. Les Oblats ont prodigué des soins, ont obtenu de l’aide médicale et des médicaments de la part des autorités fédérales et ont réclamé et obtenu la construction d’hôpitaux à Pointe-Bleue et à Betsiamites. Ils ont aussi distribué des secours en nourriture et en vêtements dans les années 1870-1880, alors que la famine était récurrente par manque de gibier à l’intérieur des terres et par suite de l’interdiction faite aux Montagnais de pêcher le saumon dans les rivières lors de leur séjour à la côte. En leur temps, les Jésuites ont plutôt assisté – souvent impuissants mais pas toujours, parce qu’ils soignaient aussi les malades – aux ravages des épidémies. C’est pourquoi ils s’empressaient de baptiser le plus grand nombre possible de jeunes enfants de peur qu’ils ne meurent avant la prochaine mission.

La religion traditionnelle des Montagnais-Naskapis

Comme les Jésuites, les Oblats se sont beaucoup intéressés à la religion traditionnelle des Montagnais-Naskapis pour en connaître les fondements, mais surtout pour combattre et éradiquer tout ce qui apparaissait inacceptable à leurs yeux, qu’ils considéraient comme l’oeuvre du diable. Le texte majeur à ce sujet est celui de 1854 du père Arnaud, déjà cité auparavant, auquel on peut ajouter un autre texte du père Fafard datant de 1882.

Le principal mot-clé relié à ce thème de la religion traditionnelle est celui de jongleur/jonglerie par lequel les missionnaires oblats, comme les Jésuites, désignaient en fait le chamane et ses diverses pratiques religieuses :

Avec cela, ils ont les jongleurs auxquels ils attribuent le privilège de s’entretenir avec les esprits et ils croient en être les ministres. Ils s’imaginent donc que les jongleurs, par leurs rapports intimes avec les esprits, peuvent détourner, ou bien faire éclater les fléaux qui les menacent. Aussi, les jongleurs sont-ils généralement craints et détestés.

Arnaud 1854 : 84

Dans son livre Initiatives et adaptations algonquines au xixe siècle, Leila Inksetter fait la même constatation au sujet de la crainte des abus de pouvoir des chamanes tout en y trouvant une raison pour laquelle les Algonquins-Anichinabés se sont tournés vers les missionnaires et le catholicisme comme un moyen de s’en protéger :

Les Algonquins n’ont pas été unanimes au départ, mais la majorité grandissante a vu dans le catholicisme un moyen de protection, non pas contre la foresterie ou la colonisation eurocanadienne, mais plutôt contre des transgressions possibles de l’ordre social algonquin, comme les chamanes faisant un mauvais usage de leur pouvoir, les mauvais sorts ou les possessions par des esprits maléfiques.

Inksetter 2017 : 187

D’après les sources que j’ai pu consulter, une telle affirmation ne peut être confirmée en ce qui concerne les Montagnais.

Les jongleurs rendent leurs « oracles » dans une « petite cabane préparée à cette effet » qui est, en fait, la « tente tremblante » des ethnologues : « Ils demeurent là pensifs, pendant quelques minutes. Puis, par la force de leur volonté, la cabane se met en mouvement comme une table tournante, et répond par coups ou par sauts aux demandes qui lui sont faites. » (Arnaud 1854 : 84) Les jongleurs « manient le fluide magnétique », qui est un « fluide diabolique » dont la connaissance et l’usage leur viendraient des « funestes sciences » qu’ils possédaient depuis des siècles » (ibid.). En fait, Arnaud semble mystifié par les prestation des « jongleurs » à l’intérieur de la tente tremblante. De son côté, le père Fafard donne une description plus détaillée de la tente tremblante : « Mais enfin, lui dis-je, que font-ils ces jongleurs ? – Eh bien, dit-il, ils convoquent les sauvages et font bâtir une petite cabane avec des pieux réunis en forme de cône, qu’ils enfoncent jusqu’à cinq ou six pieds de profondeur dans la terre. Il n’y a point de trick ; tout le monde travaille et arrange tout bien solidement. » (Fafard 1882 : 143-144)

Un second mot-clé est celui d’esprits ou de « Manitous » faisant aussi partie du vocabulaire de Le Jeune. Pour Arnaud, comme pour Le Jeune, il y a de bons esprits/manitous et de mauvais esprits/manitous. Selon Arnaud, le bon Manitou « est celui qui accorde le succès dans toutes les entreprises ; ils n’ont donc rien à craindre » (ibid. : 84). Par contre, « ils redoutent le mauvais Manitou, car c’est à lui qu’ils attribuent leurs malheurs » (ibid.).

Pour Arnaud, le « mauvais esprit » peut s’incarner dans un « être fabuleux » se nommant « Atshem » : « il est la terreur des infidèles, et lorsqu’ils croient avoir aperçu quelques-unes de ses pistes, ils se hâtent de fuir ailleurs, dans la crainte de tomber entre ses mains » (ibid. : 85). Il y a aussi la croyance au « Windigo », autre être maléfique qui peut transformer une personne en possédée du démon. La seule façon de s’en débarrasser est de la tuer avec une décharge de fusil dont les balles sont fabriquées avec des petits morceaux carrés de crucifix. Évidemment, selon Arnaud et les autres Oblats qui ont écrit sur le sujet, toutes ces croyances et pratiques ne sont que « superstitions » et mauvaises influences de Satan.

Bien d’autres croyances et pratiques sont mentionnées dans les écrits des Oblats : le respect des esprits des animaux en suspendant les ossements de certaines espèces aux branches d’un arbre ; le makusham ou repas collectif (« festin » pour Le Jeune) de moelle et de graisse de caribou ; l’usage du tambour et de chants lors de cérémonie à caractère divinatoire ; l’interprétation des songes aussi pour prédire l’avenir ; les transes de possession ; la guérison en faisant appel à des « esprits ». Le père Fafard décrit ainsi le makusham : « Avant de partir pour la chasse, ils font un grand repas appelé “makusham”, destiné à attirer la faveur des esprits, protecteurs des animaux. Une des conditions essentielles d’un bon makusham est que toutes les provisions soient épuisées, quelle que soit l’abondance de la table. » (Fafard 1882 : 141-142)

Au sujet du tambour, le père Babel écrit ceci : « Le tambour qui joue un grand rôle dans la jonglerie est pour les sauvages, surtout pour les vieillards une vraie passion. Ils passent quelquefois des nuits entière à chanter en s’accompagnant du tambour et cela jusqu’à perdre connaissance. » (Babel à R.P. Vanderberghe, 1er-11-1870) Le père Fafard ajoute une information au sujet des occasions où l’on peut jouer du tambour : « ... dans les circonstances solennelles, par exemple, à la naissance d’un enfant, pour qu’il soit bon chasseur, ou en cas de maladie, pour chasser les mauvais esprits qui, suivant eux, entrent dans le corps des malades pour les faire souffrir », et surtout lors d’un makusham, « comme de coutume », « par un des plus âgés de la tribu, et avec tous les signes d’un grand respect » (Fafard 1882 : 141-142).

Le respect des esprit des animaux se manifeste plus particulièrement envers celui du castor considéré comme un « présent que le Grand Esprit leur a donné – ils respectent les cabanes de castor, et ne les détruisent jamais entièrement quoiqu’ils souffrent parfois de la faim » (Arnaud à Huard, 7-12-1896) .

Finalement, le respect des morts est une pratique assez fréquemment mentionnée par les missionnaires oblats qui l’attribuent à la conversion au catholicisme. Selon le père Arnaud, « [r]ien n’égale la vénération que les sauvages chrétiens ont pour leur défunts » (Arnaud 1854 : 101). Pour sa part, le père Babel mentionne qu’il arrive que le corps d’une personne décédée pendant l’hiver soit conservé congelé et transporté jusqu’à un cimetière situé au bord de la mer (Babel à son frère, 3-11-1857)

Dans le chapitre IV de la Relation de 1634 de Le Jeune intitulé « De la créance, des superstitions et des erreurs des Montagnais », qui est d’ailleurs le plus long (pp. 12-27), on retrouve la plupart des croyances et pratiques religieuses qui viennent d’être mentionnées plus haut : jongleurs ou « sorciers », manitous, songes, festins, respect des ossements des animaux, tambour et chants, tente tremblante, respect des morts. On peut donc en conclure que la religion traditionnelle des Montagnais-Naskapis était demeurée sensiblement la même jusque dans la seconde moitié du xixe siècle, surtout dans les régions où les missionnaires avaient peu pénétré encore. Toutefois, dans les textes du xxe siècle, il n’en est à peu près plus question sauf pour en parler au passé, probablement parce que les missionnaires pensaient avoir atteint leur but, soit d’éradiquer de la culture montagnaise toutes les pratiques religieuses qu’ils jugeaient inacceptables.

Changements socioculturels de la société montagnaise

Si la Relation de 1634 de Le Jeune est si célèbre, c’est d’abord en raison de sa description relativement exhaustive de la culture montagnaise de l’époque. Avant lui, les récits de Jacques Cartier portaient surtout sur la culture des Iroquoiens du Saint-Laurent avec qui il avait hiverné en 1534-1535, et ceux de Champlain sont remarquables pour la rencontre de 1603 à Tadoussac au cours de laquelle un « traité » d’alliance fut conclu avec trois nations algonquiennes, dont les Montagnais. De plus, cette Relation rédigée dans les débuts de la fondation de la colonie de la Nouvelle-France peut apparaître comme décrivant l’état de la culture montagnaise au moment des premiers contacts soutenus avec des Européens, c’est-à-dire avant qu’elle ne se modifie à la suite de ces contacts. Or, même avant Cartier, des groupes montagnais du golfe et de l’estuaire du Saint-Laurent avaient été en contact avec des pêcheurs et baleiniers basques et avaient pris l’habitude d’échanger avec eux des fourrures contre différents objets en métal. Leur économie et leur culture matérielle avaient déjà connu certains changements. Mais leurs structures sociale et religieuse ne semblent pas en avoir été affectées outre mesure jusqu’à l’arrivée des premiers missionnaires récollets en 1615.

Donc, avant les Jésuites arrivés à Québec en 1632, les Récollets furent les premiers à établir une mission en pays montagnais, soit à Tadoussac, et à amorcer leur conversion au catholicisme, entamant ainsi tout un processus de changements dans leurs structures religieuse et symbolique (abandon des croyances et pratiques animistes) et sociale (abandon de la polygamie et stabilisation des unions matrimoniales, entre autres). Mais ces changements s’effectuèrent sur une longue période, de façon souvent discontinue dans le temps et dans l’espace dépendamment, entre autres, des effectifs missionnaires. Rayonnant à partir de Québec l’activité missionnaire a surtout touché les Montagnais habitant les environs de la colonie naissante après le retrait des Iroquoiens laurentiens, puis la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean à partir de Tadoussac, puis la Haute-Côte-Nord, de façon tardive et assez sporadique dans ce dernier cas. En conséquence, certains groupes montagnais des régions les plus éloignées par rapport à Québec et à Tadoussac ont été relativement peu touchés par les activités missionnaires des Jésuites.

Ainsi, même s’ils furent remplacés par des prêtres séculiers effectuant de courtes missions estivales, plusieurs Montagnais de l’intérieur, appelés Naskapis par les missionnaires oblats, étaient demeurés « païens » ou redevenus « infidèles », parce qu’ils n’avaient pas encore rencontré ou ne rencontraient plus de prêtres depuis longtemps. D’où le plus grand désir des Oblats de les visiter à un poste de la côte ou à l’intérieur des terres pour les convertir ou les reconvertir au christianisme et leur faire abandonner leurs « superstitions » ou « pratiques diaboliques » et, surtout, de les soustraire à l’influence des chamanes ou « jongleurs », que le père Le Jeune considérait comme les concurrents directs des missionnaires. Comme on l’a vu précédemment, c’est donc seulement vers la fin du xixe siècle que les pratiques religieuses traditionnelles des Montagnais-Naskapis condamnées par les missionnaires oblats semblent avoir disparu, du moins officiellement puisqu’il n’en n’est plus question dans les textes de notre corpus documentaire. Par contre, certaines pratiques, comme la tente tremblante, ont pu continuer en cachette, et certaines autres, comme le respect des ossements d’animaux ou l’usage du tambour, se sont perpétuées sans que les missionnaires ne les condamnent officiellement. Ainsi, comme le souligne Denis Gagnon, les Mamit Innuat (Innus) ont pu pratiquer un « dualisme religieux » (Gagnon 2001 : 96).

À partir de la lecture des documents missionnaires retenus pour notre analyse, les facteurs de changements socio-économiques suivants ont été retenus en ce qui concerne la seconde moitié du xixe siècle : la création d’un réseau de réserves et la sédentarisation progressive dans celles-ci, la scolarisation, le travail salarié. On pourrait y ajouter l’action des missionnaires eux-mêmes en tant qu’agents de changement non seulement dans le domaine religieux, mais aussi dans bien d’autres domaines – mais pour des raisons d’espace nous nous limiterons à souligner le fait que les missionnaires ont généralement travaillé de concert avec les autorités gouvernementales pour implanter progressivement des mesures menant à la sédentarisation des Montagnais, comme les tentatives d’agriculture, la scolarisation et le travail salarié.

La création des réserves de Pointe-Bleue et de Betsiamites par le gouvernement canadien, réclamée par les Oblats pour protéger les Montagnais de l’envahissement de leurs territoires du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de la Haute-Côte par les colons à partir des années 1840, fut un facteur important de changement socio-économique, mais à long terme. Elle découle d’une volonté concertée de transformer des groupes nomades en sédentaires pratiquant l’agriculture, seule activité économique vue comme capable d’assurer une base économique stable dans ces deux réserves. Si l’agriculture eut un certain succès à Pointe-Bleue grâce à l’immigration de familles d’Abénaquis, ce ne fut pas la même chose à Betsiamites malgré les efforts des missionnaires oblats qui y ont établi une ferme modèle et distribué des instruments aratoires et des graines de semence, fournis par le gouvernement fédéral aux chasseurs montagnais descendus de leurs territoires de chasse souvent trop tard pour semer et partant trop tôt pour récolter avec quelques chances de résultats (Arnaud à Dozois, 12-06-1908).

La construction des premières maisons dans l’une et l’autre de ces réserves marque les premiers pas d’un début de sédentarisation menant à la constitution d’un village, comme à Betsiamites, par exemple. Mais les premières maisons étaient habitées surtout l’été par les familles de chasseurs et quelques-unes l’hiver par des vieillards, des veuves et des « infirmes ». En 1877, le père Arnaud ou le père Babel décrivait ainsi « le village » qu’était devenu Betsiamites :

Ceux qui voient aujourd’hui le petit village exclusivement sauvage de Bethsiamites [sic] avec sa belle petite chapelle, son bon presbytère et des dépendances convenables, ses 38 maisons habitées l’été par nos Indiens, ne se doutent guère des travaux et des sacrifices sans nombre opérés par ceux qui ont transformé en quelques années une forêt en un charmant petit village.

Anonyme à R.P. général, 15-04-1877

Toutefois, ce « village » n’était habité que pendant quelques semaines durant l’été, sauf pour les personnes incapables d’accompagner leurs familles pendant la majeure partie de l’année passée à l’intérieur des terres, tel que mentionné précédemment. Par ailleurs, pour les missionnaires, la réserve était un moyen de protéger les « Montagnais » des influences externes et d’une éventuelle disparition : « Ce fut pour les sauver d’une extinction complète que les missionnaires ont fixé leur résidence au milieu d’eux après avoir obtenu de peine la réserve de N.D. de Betsiamits [sic] qui est éloignée de tout centre de civilisation... » (Arnaud [probablement] à Hon. Joseph Howe, 8-01-1871)

La scolarisation des Montagnais fut un autre facteur de changement relevé dans les documents missionnaires de notre corpus, mais de façon différente dans chacune des deux premières réserves. À Pointe-Bleue, la première école fut ouverte dans les années 1870, mais elle fut peu fréquentée, avec des taux d’absentéisme très élevés jusqu’à sa prise en charge par des religieuses au début du xxe siècle.

À Betsiamites, il n’y eut pas d’école ouverte avant 1901 et celle-ci fut aussi confiée à des religieuses. Selon plusieurs écrits des pères Arnaud et Babel, le maintien d’un établissement scolaire n’était pas justifié pour la raison suivante :

Nos enfants ne sont pas dépourvus d’instruction car il y a autant d’écoles que de familles, autant d’instituteurs et d’institutrices que de pères et de mères de familles... 

Une école au lieu d’être utile aux sauvages leur serait nuisible. Quelle instruction une institutrice pourrait-elle donner à des enfants qu’elle ne verrait que pendant six ou sept semaines par année. Elle serait la cause que les parents se fiant sur cette école momentanée, ne les instruiraient plus ; et nous aurions alors une ignorance crasse.

Babel à inconnu 1873 : n.p.

La pratique du nomadisme semble la raison principale expliquant l’absence d’un bâtiment scolaire, mais en fait les missionnaires étaient satisfaits de l’enseignement des parents, car l’enseignement de la lecture et de l’écriture se faisait surtout à partir de textes religieux.

Du côté économique, la chasse, la pêche et la vente des fourrures sont demeurées des piliers de l’économie montagnaise jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Entretemps, le travail salarié, le plus souvent saisonnier, principalement dans les chantiers forestiers et comme guides de chasse et pêche, avait commencé à prendre de plus en plus d’importance d’abord pour les réserves de Pointe-Bleue et de Betsiamites, comme en témoignent les rapports annuels et autres correspondances en provenance de ces missions.

Les écrits des Oblats sur les Montagnais-Naskapis constituent-ils des documents ethnographiques ?

Qu’est-ce que l’ethnographie ? L’article de Michel Izard dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie la présente comme une méthode d’enquête : « la méthode ethnographique » (Izard 2010 : 470). Selon cet auteur, « [d]ans la notion d’enquête ethnographique, il y a celle d’enquête directe conduite par l’ethnologue dans le contexte d’une relation vécue à un “terrain”, c’est-à-dire à une société au sein de laquelle le chercheur accepte de s’immerger parfois pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, se faisant autant observateur qu’enquêteur » (ibid.). Les deux mots clés de cette citation sont « terrain » et « enquête ». Pour Izard « [l]e travail ethnographique, par excellence, c’est le travail de terrain (fieldwork) ; la situation ethnographique, c’est la situation de terrain » (ibid.).

Dans la partie de son texte portant sur l’enquête, il est question de « la connaissance de la langue de la société d’accueil », de « collecte d’informations », « d’observation directe », de « journal de terrain », de « guides d’enquête » tels que Notes and Queries on Anthropology du Royal Anthropological Institute, du travail avec des informateurs et, finalement, des modalités d’intégration du chercheur dans son milieu d’enquête (ibid. : 472-474). Les résultats de l’enquête de terrain sont livrés dans des « documents ethnographiques » qui peuvent aussi contenir des données provenant d’autres sources telles que des « relations de voyage » et des « écrits de missionnaires ou d’administrateurs » (ibid. : 475). Les formes que peuvent prendre ces documents sont multiples car, selon Izard, « il est évidemment impossible de fixer où commence et où finit le document ethnographique et illusoire de songer à en établir une typologie » (ibid.).

De son côté, le célèbre ethnologue africaniste Marcel Griaule a publié en 1957 un petit ouvrage intitulé Méthode de l’ethnographie. Il est difficile d’y trouver une définition nette et précise de l’ethnographie tant le texte foisonne dans diverses directions, mais j’ai retenu ce paragraphe en particulier : « L’ethnographie connaît des activités matérielles et spirituelles des peuples. Elle étudie les techniques, les religions, le droit, les institutions politiques et économiques, les arts, les langues, les moeurs » (Griaule 1957 : 7), en y ajoutant ce passage : « ... de manière à construire un ensemble qui sera la description la plus précise et la plus complète possible de la société considérée » (ibid.). Quant à la méthode ethnographique, elle comprend les éléments suivants : « formation des enquêteurs, détection et observation de faits humains, enregistrement, critique, exposition de ces faits » (ibid. : 8). Quant à l’enquêteur ou « chercheur », il doit être « objectif, perspicace, complet », et sa responsabilité est de présenter le milieu étudié tel qu’il le connaît (ibid. : 9). Cependant, étant donné la complexité du milieu étudié, il se doit de travailler en équipe : « L’équipe est seule capable d’organiser une enquête cohérente et productive, car elle permet une division du travail quantitative et qualitative. » (ibid. : 15) Cette position de Griaule doit être reliée au fait qu’il a passé sa carrière à étudier la société dogon, démographiquement importante, occupant un vaste territoire au Mali et comprenant des centaines de villages. Mais de nombreux ethnographes n’ont étudié qu’une communauté ou un peuple de petite dimension démographique. Dans les chapitres II et III de son ouvrage, Griaule discute des sujets suivants : l’« observation directe des faits », l’« enquête avec informateur », l’« utilisation de disciplines auxiliaires », et aussi de techniques d’enregistrement des données et de l’utilisation de sources d’information autres que celles recueillies par l’enquête de terrain (« étude des actes et ouvrages »).

À la lumière de ces deux textes portant sur la « méthode ethnographique », comment peut-on qualifier les écrits des missionnaires oblats dont le contenu a été résumé dans les pages précédentes ? Ces missionnaires n’ont pas appliqué une méthode ethnographique pleine et entière, car leur but premier n’était pas la collecte de données objectives sur l’ensemble de la société montagnaise, mais plutôt de les christianiser en leur faisant abandonner leurs croyances et pratiques religieuses pour les remplacer par des nouvelles et les inciter à les conserver. Leur position épistémologique n’était pas celle de la neutralité envers ces croyances et pratiques traditionnelles, mais très critique envers tout ce qu’ils appelaient des superstitions. Ce qui ne les a pas empêchés, cependant, de les décrire correctement comme des ethnologues auraient pu le faire ou l’ont fait par la suite. Ils ont par ailleurs fourni une grande quantité de « faits ethnographiques » si on les compare à ceux recueillis par des ethnologues ayant reçu une formation spécialisée.

De mon côté, afin d’évaluer la contribution des missionnaires oblats à la connaissance de la culture innue telle qu’elle était dans la seconde moitié du xixe siècle, je fais appel à un texte d’Annette Rosenstiel (1959) intitulé « Anthropology and the Missionary ». Dans cet article, l’auteure présente une série de critères pour qu’un missionnaire atteigne une connaissance maximale d’une culture (« For maximum cultural understanding ») autre que la sienne :

1. la maîtrise de la langue locale ;

2. une approche non ethnocentrique ;

3. la compréhension (understanding) des coutumes, de la religion, du folklore, de la mythologie et du point de vue autochtones ;

4. une compréhension culturelle plus poussée par l’observation participante lorsque possible ;

5. la tenue d’un journal de bord quotidien et autres enregistrements d’observation de la vie des Autochtones.

Rosenstiel 1959 : 108

Évidemment ces critères s’adressaient aux missionnaires de l’époque qui avaient la possibilité d’obtenir une formation en anthropologie, comme plusieurs l’ont fait, d’ailleurs. Il serait quelque peu anachronique de les appliquer tous également aux missionnaires d’autrefois qui avaient certes fait des études avancées et obtenu une formation de base en diverses disciplines, mais plus particulièrement en lettres, philosophie et théologie, mais pas en sciences sociales et encore moins en anthropologie. Malgré cela, on peut constater à l’analyse de leurs écrits qu’ils répondaient bien à l’ensemble de ces critères, sauf peut-être à celui du non-ethnocentrisme et, encore là, c’est surtout en rapport avec les croyances et pratiques religieuses que les missionnaires ont le plus manifesté leur ethnocentrisme, comme on l’a vu. Examinons donc chacun des critères de Rosenstiel l’un après l’autre, en regroupant les critères 3 et 4 qui concernent une même exigence : la « compréhension » ou la connaissance de la culture, en particulier par l’observation directe sur le terrain.

La maîtrise de la langue

Les missionnaires oblats qui ont oeuvré en milieu montagnais ont tous appris à parler cette langue ou innu aimun, à l’instar du père Le Jeune qui a effectué son voyage de l’hiver 1633-1634 avec un groupe de Montagnais justement pour améliorer sa compétence en ce domaine. Une des directives du fondateur de la congrégation des Oblats de Marie-Immaculée, Mgr de Mazenod, aux membres de sa congrégation qui devaient aller en mission était justement d’apprendre la langue avant même de commencer leur travail apostolique, tel que mentionné entre autres dans un écrit du père oblat M. Quéré : « L’étude des langues indigènes avait aussi une importance capitale et ne pouvait pas être négligée. Mgr de Mazenod ne cesse de répéter la nécessité de cette étude ; ces langues étant des instruments indispensables pour l’apostolat auprès des humbles auxquels les missionnaires étaient envoyés. » (Quéré 1961 : 245) Cependant, ces langues ne s’apprenaient pas dans une école spécialisée, mais sur le terrain, par immersion en milieu autochtone. Ainsi, le père Flavien Durocher qui connaissait déjà la langue algonquine a passé plusieurs mois pendant l’automne et l’hiver 1846-1847 en retraite dans le phare de Pointe-des-Monts avec le père Garin pour se perfectionner en langue montagnaise auprès de Montagnais de la bande de Godbout. Il en profita aussi pour rédiger des livres qui ont aidé par la suite d’autres missionnaires à apprendre l’innu aimun.

Certains missionnaires étaient plus doués que d’autres pour apprendre une langue étrangère, le père Lemoine, par exemple. Pour sa part, le père Arnaud, qui avoue avoir eu de la difficulté à l’apprendre, a fini par la connaître fort bien. Ainsi, selon le père Carrière, « [e]n voulant maîtriser la langue pour se rendre plus apte à l’apostolat, le père Arnaud demeurait dans la tradition des Oblats missionnaires » (Carrière 1958 : 71). Ceux qui n’y réussissaient pas suffisamment bien étaient affectés à d’autres tâches par leur supérieur, comme on peut le déduire de certains changements d’obédience, c’est-dire d’affectation de tâche à un missionnaire.

Selon Gaston Carrière, au Canada les pères oblats ont aussi fait oeuvre de linguistes, par nécessité en quelque sorte :

Souvent ils furent obligés de composer eux-mêmes les dictionnaires et les grammaires des dialectes des tribus évangélisées. Souvent aussi, ils durent compléter et perfectionner les ouvrages existants. Les missionnaires furent en outre dans la nécessité de préparer des manuels de prières à l’usage des néophytes. L’enthousiasme qui les avait poussés à entreprendre les randonnées apostoliques leur fit surmonter ces nouvelles difficultés.

Carrière 1951 : 213

Parmi les 211 oeuvres qu’il a recensées en 1951 pour l’ensemble des missionnaires ayant oeuvré auprès des Autochtones du Canada, il en mentionne deux pour le père Durocher, une pour le père Arnaud et quatre pour le père Lemoine, en langue « montagnaise » et en langue algonquine (ibid. : 216-226).

À une époque où les Montagnais pouvant parler le français étaient très peu nombreux, il était obligatoire pour les Oblats de communiquer dans leur langue afin que leur apostolat soit vraiment efficace. Pourtant, les prêtres séculiers qui avaient remplacé les Jésuites pendant près d’un siècle ne parlaient pas ou très peu la langue montagnaise et utilisaient des interprètes. D’où la réaction d’étonnement de gens de Mingan en entendant un premier missionnaire oblat parler leur langue, tel que rapporté par Carrière :

La joie sensible des Montagnais lorsque, pour la première fois, ils avaient rencontré un missionnaire Oblat parlant leur langue poussait encore davantage les prêtres à cette étude. Ce fait arriva le 6 juillet 1845, lorsque les pères Durocher et Fisette débarquèrent au poste de Mingan. En entendant parler le père Durocher, un cri de joie s’échappa de la bouche des Montagnais : Nehilowe anna ! Quoi ! Il parle notre langue ! Il y avait alors si longtemps qu’ils n’avaient pas été évangélisés par leur propre idiome ; en fait, depuis le départ des Jésuites.

Carrière 1958 : 70

Ajoutons, de plus, que tous les offices, sacrements, prières, chants religieux se déroulaient uniquement en langue montagnaise.

En plus de les évangéliser dans leur langue, les missionnaires oblats ont pu, lors de leurs nombreux déplacements le long de la Côte-Nord, communiquer directement avec leurs fidèles et recueillir bien des informations sur des sujets qu’ils n’ont pu observer directement et qu’ils ont livrés soit dans leurs écrits publiés, soit dans leur correspondance ou encore dans leurs rapports annuels ou autres.

L’approche non ethnocentrique

Si on veut le qualifier positivement, le non-ethnocentrisme est en fait le relativisme culturel – ou l’absence de jugements de valeur négatifs – des anthropologues. Or, le plus souvent, les missionnaires étaient formés avec la position inverse : dans leur démarche de conversion il leur fallait convaincre les Amérindiens d’abandonner leurs pratiques culturelles qui allaient à l’encontre du christianisme et adopter celles prescrites par les missionnaires. Comme on l’a vu, ce sont surtout les pratiques religieuses animistes et chamaniques que les Oblats ont attaquées en tout premier lieu, de même que la polygamie, le « concubinage » et l’intempérance – un grave « défaut » ou « péché » dont les « traiteurs blancs » étaient davantage responsables que les Amérindiens eux-mêmes. Les Oblats jugeaient aussi la vie de chasse, de pêche et de cueillette comme assez misérable sur le plan matériel et ils pensaient que l’agriculture et la sédentarité amélioreraient considérablement la situation économique des Amérindiens. Cependant, ils se rendirent assez rapidement compte, d’une part, que les Montagnais aimaient leur mode de vie et ne voulaient pas en changer et que, d’autre part, la pratique de l’agriculture était impossible, sauf à Pointe-Bleue et, quelque peu, à Betsiamites. Ils ont donc renoncé pendant plusieurs décennies à vouloir changer le mode de vie des Montagnais jusqu’à ce que les développements industriels, forestiers, hydroélectriques et miniers les convainquent que le travail salarié était la solution de remplacement pour l’économie traditionnelle en déclin constant à partir des années 1940. Même les pères Arnaud et Babel n’étaient pas très pressés de voir des écoles s’ouvrir à Betsiamites, estimant que les pères et mères de famille s’avéraient de très bons éducateurs pour leurs enfants.

Un qualificatif qui revient constamment dans les textes des Oblats est celui de « pauvres » : « pauvres sauvages », « pauvres enfants des bois », « pauvres Montagnais », « pauvres gens », « pauvres infidèles ». On peut penser que ces expressions révèlent une vision misérabiliste ou de pitié des missionnaires envers les Montagnais-Naskapis. En fait, lorsqu’on lit l’histoire de la fondation de la congrégation des Oblats par Mgr de Mazenod, on se rend compte que celui-ci lui a donné comme mission l’« évangélisation des pauvres », pauvres autant sur le plan spirituel que sur le plan matériel. Or, dans son esprit, comme dans celui de ses missionnaires qui ont oeuvré dans différentes parties du monde, mais surtout en Amérique du Nord, les Autochtones étaient « les plus pauvres parmi les pauvres » (Kerbiriou 1996 : 39). Ainsi, sous la plume des missionnaires, le qualificatif « pauvre » semble plutôt empreint d’affectivité que de valorisation négative. Le « pauvre sauvage » était l’Autre, que le missionnaire devait aimer comme le Christ sur terre a aimé tous ceux qu’il a rencontrés. Ainsi, le père Babel pouvait-il écrire : « J’aime beaucoup mes sauvages, et je suis payé en retour car ils me sont tous très attachés » (Babel à son frère 3-11-1857 : n.p.). Par contre, le qualificatif « infidèle » qui revient assez fréquemment jusque dans les années 1880, alors que la christianisation de tous les Montagnais-Naskapis semble en voie d’être complétée, constitue le meilleur exemple d’un jugement de valeur négatif basé sur un critère religieux.

Par opposition, les missionnaires ne manquent pas de souligner avec enthousiasme et par maints qualificatifs positifs la foi admirable et l’ardeur à la prière des « fidèles » et nouveaux convertis qu’ils rencontrent lors de leurs missions estivales : « ces enfants des bois, si bons, si simples, si chrétiens » (Babel à parents 28-09-1854 : n.p.) ; « J’ai pu constater que les nouveaux chrétiens venus du pays des Naskapis étaient excellents » (Durocher R.P.F. Vandenberghe, 1-09-1870 : n.p.) ; « Nos Sauvages sont exacts à remplir leurs devoirs religieux au retour de la chasse chaque printemps et lorsqu’ils retournent à l’automne » (Arnaud à Rév. Père J. Dozois, 12-06-1908 : n.p.). Dans les 28 textes analysés, on ne trouve pas de passages dévalorisants voire « racistes » envers les Montagnais-Naskapis, si on fait encore une fois exception des références aux « superstitions » religieuses.

Certains auteurs consultés sont d’avis que les missionnaires du xixe siècle avaient en tête un schéma évolutionniste du passage des peuples du primitivisme à la civilisation grâce à l’agriculture (p. ex. Miller 1996 : 154 ; Huel 1996 : 6). Or, je n’ai jamais rencontré le terme « primitif » dans aucun des centaines de textes collectés. Il est probable que le terme « sauvage » abondamment utilisé avait chez eux la même connotation. Par ailleurs, le terme « civilisation » apparaît occasionnellement dans les textes retenus comme l’objectif à atteindre à travers les changements souhaités pour les Innus après leurs contacts avec les « Blancs ». Les missionnaires ont été, certes, des agents importants de changement d’abord et avant tout sur le plan religieux et sur d’autres plans aussi, mais ce n’est pas la place ici d’en discuter plus longuement.

La « compréhension » culturelle et l’observation de terrain

Les missionnaires oblats ont appris à comprendre ou à connaître la culture des Montagnais-Naskapis non pas par des lectures, du moins dans le cas des premiers à y faire leurs missions, mais en résidant avec eux et en parlant leur langue. Il est probable que de nouveaux missionnaires aient lu des textes publiés par leurs confrères ou prédécesseurs, mais je n’ai pas trouvé de référence en ce sens.

Sauf pour les toutes premières années, les missionnaires étaient en contact continu avec les Montagnais, soit sur le lieu de leur résidence à Betsiamites, soit dans leurs tournées estivales des lieux de missions, qui s’étalaient sur deux ou trois mois. Toutefois, sauf pour le père Arnaud qui a passé la fin de l’été et l’automne 1854 au lac Mushualagan avec un groupe de Montagnais, les rencontres avaient lieu le long de la Côte-Nord ou sur les bords du lac Saint-Jean, ou encore à North West River. Il est vrai que les pères Arnaud et Babel ont fait plusieurs voyages à l’intérieur des terres, mais ils se sont déplacés avec des guides pour explorer le meilleur chemin pour atteindre les Naskapis et la baie des Esquimaux et n’ont pas vécu assez longuement avec des groupes de chasse pour en dresser un portrait de nature ethnographique relativement complet, comme l’a fait le père Le Jeune. La vie et les activités des Montagnais-Naskapis dans des campements saisonniers sur le bord de la mer, que partageaient les missionnaires pendant environ deux semaines à chaque poste, étaient en partie différentes de celles menées à l’intérieur des terres, car elles étaient centrées sur l’échange des fourrures, ainsi que sur la pêche et la chasse à des espèces côtières comme le phoque et la sauvagine. Les missionnaires ont pu observer directement ce qui pouvait s’y passer, pratiquant ainsi l’observation participante des ethnologues. On ne sait cependant pas s’ils ont pu observer l’été toutes les pratiques chamaniques mentionnées précédemment ou s’ils en ont tout simplement entendu parler lors de discussions avec des « informateurs », auquel il est fait référence dans des citations. Ils ont fort probablement obtenu leurs informations en utilisant ces deux techniques de « terrain ».

Prises de notes et écrits

Les missionnaires ont-ils noté systématiquement au fur et à mesure toutes ces informations ? Je n’ai pas trouvé d’indication en ce sens dans les documents analysés. Cependant, les pères Arnaud et Babel ont tenu des « journaux de voyage » de leurs expéditions à l’intérieur des terres, mais ceux-ci sont plutôt de nature « géographique », voire « cartographique », que de nature ethnographique, car ils n’ont alors pas vécu avec des groupes familiaux de Montagnais (Arnaud 1872-1873 ; Babel 1866-1868). Il est certain que les missionnaires prenaient en note des données statistiques sur la situation démographique des groupes qu’ils rencontraient lors de leurs missions, de même que sur les résultats de celles-ci en termes de baptêmes, confessions, communions et quelquefois de prédications et d’enseignements à des néophytes. C’est ce type de données qui se retrouve le plus souvent dans leurs comptes rendus de tournées de mission, publiés ou non. Les textes publiés comprennent à la fois des données de ce genre et des informations de nature socioculturelle sur les groupes que les missionnaires ont rencontrés. Comme on l’a vu, ce sont principalement ces textes qui constituent le corpus analysé. Ils se présentent souvent sous la forme d’une longue lettre adressée à un supérieur de la communauté ou du diocèse et ils sont quelquefois datés du lieu même où se trouvait le missionnaire. La lettre faisait en quelque sorte office de « rapport de terrain » sans qu’il semble y avoir eu au préalable d’enregistrement d’informations.

En dehors des données statistiques, les missionnaires rédigeaient-ils des notes régulières sur les observations et informations qu’ils pouvaient obtenir lors de leurs tournées annuelles ou même sur leurs lieux de résidence ? Le Journal de nos missionsmontagnaises, de Betsiamites – dont le ou les auteurs ne sont pas identifiés et qui contient à la fois des informations datées et des transcriptions d’écrits échelonnées sur une longue période de temps –, semble avoir rempli cette fonction. Par ailleurs, on peut penser que le texte majeur de 1854 du père Arnaud qui comporte plus de quarante pages à dû être rédigé à partir de notes, car il contient trop d’informations quotidiennes précises pour qu’il l’ait écrit uniquement en faisant appel à sa mémoire.

Conclusion

En se référant aux critères de Rosenstiel discutés dans la partie précédente, on peut nettement affirmer que les missionnaires oblats qui ont produit des écrits portant sur les Montagnais dans la seconde moitié du xixe siècle ont été de bons observateurs et rapporteurs d’un très grand nombre de traits caractéristique de la culture montagnaise à cette époque. Ils ont résidé parmi les Montagnais pendant de longues périodes lors de leurs missions annuelles, et en permanence dans des résidences situées dans des réserves. Ils ont ainsi pu faire de nombreuses observations de terrain ou obtenir des informations sur la vie des Montagnais-Naskapis, leur économie, leur culture matérielle, leur organisation sociale, leurs croyances et pratiques religieuses traditionnelles, mais aussi chrétiennes, de même que sur les changements qui ont pu affecter ceux-ci sur une période d’un demi-siècle. Le principal élément négatif que nous puissions soulever sur leur travail de nature ethnographique est leur ethnocentrisme envers la religion traditionnelle, la pratique de la polygamie et l’instabilité des unions matrimoniales, cela avant que la christianisation des Montagnais ne soit achevée. L’autre élément est celui d’une certaine pensée évolutionniste sous-jacente à leur oeuvre missionnaire et voulant qu’il aurait été plus avantageux pour les Montagnais d’adopter progressivement les comportements économiques des « Blancs » sans nécessairement adopter l’ensemble de leurs pratiques culturelles.

Si le père Le Jeune peut être qualifié d’ethnologue par Guy Laflèche (1973 : XXXVI) et d’ethnographe par l’historien Alain Beaulieu (1999 : 19), on pourrait en dire tout autant d’un père Arnaud, par exemple, qui a vécu pendant plus de soixante ans en milieu montagnais et qui a écrit de très nombreux textes publiés et non publiés sur de nombreuses caractéristiques socioculturelles des Montagnais. Pour sa part, le père Gaston Carrière est moins généreux que Laflèche dans l’application du terme « ethnologue » dans le passage suivant d’un texte consacré aux « Méthodes et réalisations missionnaires » :

Les missionnaires ne se constituent jamais en ethnologues proprement dits, mais leurs récits de missions sont remplis de détails intéressants, et parfois savoureux, sur les moeurs et les coutumes, sur l’habit et l’habitat des Indiens dans les divers postes qu’ils visitent depuis la côte du Labrador jusqu’aux rives de la Baie-James.

Carrière 1970 : 327

Le père Carrière ne fait pas de distinction entre ethnographie et ethnologie contrairement à Claude Lévi-Strauss qui, dans Anthropologie structurale (1974 : 4, 386-389), identifie trois « paliers » dans la pratique de l’anthropologie sociale et culturelle : ethnographie (travail sur le terrain, observation, description), ethnologie (synthèse géographique, historique ou systématique, comparaison) et anthropologie (synthèse de deuxième niveau ou généralisation, voire théorisation). Si l’on s’en tient aux trois éléments marqueurs du travail ethnographique, on pourrait considérer que les six missionnaires oblats identifiés dans la deuxième partie de ce texte (Durocher, Arnaud, Babel, Lacasse, Fafard, Lemoine, par ordre chronologique) ont fait oeuvre d’ethnographe, tout particulièrement le père Arnaud. Cependant, il faudrait regrouper diverses parties de leur oeuvre pour obtenir une monographie composite des caractéristiques sociales et culturelles des Montagnais-Naskapis en tenant compte tout à la fois de certaines variations spatiales et temporelles. La somme de leurs observations et descriptions ne constitue cependant pas un travail en équipe comme le prône Griaule, car rien n’indique qu’il y ait eu un plan de travail concerté entre ces six missionnaires ni que les trois derniers aient voulu compléter le travail des premiers.

Pour faire de l’ethnographie, doit-on – ou devait-on – avoir une formation en anthropologie sociale/ethnologie comme semble le sous-entendre Claude Lévi-Strauss ? À ses balbutiements dans la seconde moitié du xixe siècle, cette discipline n’était vraisemblablement pas connue des missionnaires oblats qui ont oeuvré en milieu montagnais. En tout cas, il n’en est jamais question dans leurs écrits. Toutefois, dès le milieu des années 1870, l’oblat Émile Petitot publiait des monographies sur les Dénés-Dindjiés (Petitot 1876a) et sur les « Esquimaux Tchiglit » (Petitot 1876b) reconnus comme des oeuvres ethnographiques (Savoie 1971, I : 46 et 59 ; II : 214). Ce n’est que plus tard, dans les années 1920, que des missionnaires – et aussi des administrateurs coloniaux – ont commencé à suivre une formation en anthropologie afin de mieux connaître les peuples au sein desquels ils devaient exercer leurs fonctions respectives (Malinowski 1929). Au Canada, ce n’est qu’à la fin des années 1940 que les missionnaires oblats ont commencé à reconnaître l’importance d’une formation en anthropologie pour adapter leur travail aux différents contextes culturels dans lesquels il s’insérait avec la création de l’Institut de missiologie fondé en 1948 par le père Joseph-Étienne Champagne, détenteur d’un doctorat en anthropologie. Parmi la « nature et les fins » de cet institut on remarque les objectifs suivants : « Offrir aux missionnaires une préparation scientifique et technique parfaitement adaptée à leur apostolat ; développer l’esprit missionnaire chez le peuple chrétien (par l’enseignement et la recherche scientifique, entre autres moyens). » (Champagne 1969 : 75) Le père Champagne fut aussi un des fondateurs du Centre en anthropologie amérindienne en 1952 et de la revue Anthropologica en 1967 (Carrière et al. 2009, lettre C).

Mais est-ce à dire que certains missionnaires qui n’ont pas eu une telle formation dans la seconde moitié du xixe siècle n’ont pas fait un travail de nature ethnographique ? Ne pouvaient-ils pas décrire correctement les pratiques culturelles des gens avec lesquels ils ont été en contact de façon continue pendant de nombreuses années et dont ils connaissaient très bien la langue ? Personnellement je suis d’avis que la formation classique des missionnaires en lettres, en philosophie et en théologie pouvait leur permettre de le faire, du moins pour certains d’entre eux plus observateurs ou plus intéressés que d’autres, ce que démontrent en particulier les travaux d’Émile Petitot. Car, ce ne sont pas tous les missionnaires qui ont livré de bons textes de nature ethnographique, loin de là, mais seulement ceux qui ont su développer des qualités d’observation, de description et de communication par l’écriture.

Dans son ensemble, mais à travers un nombre un peu plus grand de contributeurs, je considère que les écrits de missionnaires qui ont oeuvré en milieu montagnais dans la seconde moitié du xixe siècle représentent une somme d’informations de nature ethnographique qui s’apparente à celle de quelques jésuites avant eux. Elle a cependant le désavantage d’être dispersée dans de nombreux textes publiés dans des rapports ou revues peu accessibles ou même demeurés dans des fonds d’archives. Une autre raison probable pour laquelle ces écrits sont peu connus est que, contrairement à la Relation de 1634 du père Le Jeune, ils présentent une société et une culture assez peu différentes – sans avoir été complètement statiques. Certains diront qu’on n’y apprend rien de neuf. L’attrait du nouveau ou de l’inconnu ne démarque pas cette littérature oblate de celle des Jésuites, essentiellement celle de Le Jeune et de Laure. Ces documents missionnaires, même ceux publiés, sont complètement ignorés par Frank G. Speck et par Eleanor Leacock, les deux anthropologues les plus souvent cités pour leurs nombreuses publications sur les Montagnais-Naskapis. Il en est de même pour le livre récent de Joëlle Gardette (2008) qui ne cite qu’un rapport d’exploration du père Babel peu pertinent sur le plan ethnographique. Par contre, dans son mémoire de maîtrise publié sur Betsiamites (Pessamit) l’historienne Hélène Bédard cite souvent les archives oblates (Bédard 1988). De son côté, l’ethnohistorien Claude Gélinas cite quelques documents concernant la réserve de Pointe-Bleue (Mashteuiatsh) provenant uniquement des archives provinciales oblates, logées auparavant à Montréal mais déménagées depuis peu à Gatineau avec les archives Deschâtelets, autrefois à Ottawa (Gélinas 2011)

Pourtant, cette riche ethnographie mériterait d’être mieux connue des ethnologues et autres, dont les historiens, pour qu’ils puissent davantage apprécier la continuité socioculturelle dont les Montagnais ont fait preuve à travers les siècles, malgré des aléas comme la chute démographique qu’ils ont connue, par suite des épidémies qui les ont affectés et malgré les variations économiques intrinsèques aux variations écologiques de la forêt boréale et au commerce des fourrures. Les écrits de nature ethnographique des missionnaires oblats – publiés ou non – mériteraient donc, selon moi, des analyses plus poussées de la part des amérindianistes.