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Cet article porte sur les enjeux traductologiques qui se sont posés lors de l’exercice de traduction du texte de Toby Morantz sur les Cris de la Baie-James, paru en 2002 aux McGill-Queen’s University Press (Morantz 2002) et traduit par moi en 2017 sous le titre Attention ! L’homme blanc va venir te chercher : L’épreuve coloniale des Cris au Québec. Les défis auxquels j’ai été confrontée lors de la traduction de cet ouvrage et les réflexions qu’ils ont provoquées m’ont amenée à me questionner de façon plus large sur les enjeux associés à la traduction et à la publication d’ouvrages anthropologiques portant sur les Autochtones au Québec. J’ai en effet pu constater, au cours de mes études et de ma carrière en anthropologie, qu’il existait au Québec une forme de « chasse gardée » académique entre les universités quant aux nations étudiées. Un recensement des oeuvres sur le sujet en traduction démontre également qu’un nombre famélique de traductions de ce genre d’ouvrages ont été produites au cours des cinquante dernières années, que ce soit du français vers l’anglais ou l’inverse.

Je me pencherai, dans un premier temps, sur l’identification de certains éléments contextuels, notamment le contexte éditorial, qui permettraient d’expliquer la faible quantité de traductions d’ouvrages portant sur les Premières Nations, mettant en perspective le capital symbolique relatif des différents acteurs engagés dans ce genre de publications ainsi que du sujet d’étude. Dans un deuxième temps, j’aborderai les enjeux associés à la traduction en soi d’une oeuvre anthropologique en cette ère postcoloniale. Je me suis en effet posé la question, tout comme l’auteure se l’était posée lors de l’écriture de l’ouvrage dont il est question ici, à savoir s’il était possible et souhaitable, pour les anthropologues eurocanadiens dont je fais partie, de participer à la « décolonisation » de l’histoire au moyen de la traduction d’un texte ethnohistorique, dans le contexte éditorial actuel au Québec.

Publication et traduction des textes anthropologiques sur les autochtones au québec

Un recensement sommaire des textes anthropologiques en traduction portant sur la question des peuples autochtones publiés au Québec et au Canada au cours des cinq dernières décennies met rapidement en évidence leur rareté relative, qu’il s’agisse des traductions vers le français ou vers l’anglais. Si l’on s’en tient aux publications d’anthropologues ou d’ethnohistoriens issues des universités canadiennes et québécoises, on note que les ouvrages en traduction recensés ne concernent que huit auteurs (et onze ouvrages), cinq auteurs ayant été traduits de l’anglais vers le français et les trois autres du français vers l’anglais. Des onze ouvrages, quatre ont fait l’objet d’une traduction vers l’anglais et sept vers le français. Il s’agit de ceux de Bernard Saladin d’Anglure (Saladin d’Anglure 2013), de Denys Delâge (Delâge 1993) et de Frédéric Laugrand (Laugrand et Oosten 2011), de Bruce Trigger (Trigger 1990 et 1991), de Toby Morantz et Daniel Francis (Francis et Morantz 1984 ; Morantz 2017), de Georges Sioui (Sioui 1992 et 1999), d’Olive Patricia Dickason (Dickason 1993 et 1996) et de James Daschuk (Daschuk 2015). En élargissant le corpus à des juristes, politicologues et autres spécialistes ayant écrit sur la question des droits des peuples autochtones et leur histoire, on retrouve un ouvrage de la juriste Renée Dupuis (Dupuis 2002), deux ouvrages du politicologue Tom Flanagan en collaboration avec d’autres auteurs (Flanagan 2002 ; Alcantara, Flanagan et Le Dressay 2012), un ouvrage du prêtre oblat René Fumoleau (Fumoleau 1994), un ouvrage sur l’histoire des Mohawks de Kanesatake écrit par les historiennes Brenda K. Gabriel-Doxtater et Arlette K. Van den Hende (Gabriel-Doxtater et Van den Hende 2010) et un autre sur l’histoire des Mi’gmaqs de Gespe’gewa’gi (Mawiomi Mi’gmawei de Gespe’gewa’gi 2018). J’ai exclu de ce corpus des ouvrages d’autres genres tels que les autobiographies et romans ethnographiques ou historiques.

On observe, depuis une décennie environ, une nette augmentation du nombre de chercheurs s’intéressant aux sociétés et cultures autochtones dans divers domaines. J’étais donc curieuse de découvrir, par l’analyse du corpus de textes en traduction défini plus haut, si cette situation se reflétait par le nombre de traductions effectuées au cours des cinquante dernières années – qui aurait dû augmenter dans la dernière décennie. À la suite d’une analyse des dates de publication des traductions qui composent ce corpus, nous constatons qu’il y a eu neuf ouvrages publiés en traduction dans les décennies 1980-1990 (3 vers l’anglais et 6 vers le français), contre neuf ouvrages publiés entre 2002 et 2018 (2 vers l’anglais et 7 vers le français). Il est toutefois intéressant de noter que, bien que le nombre d’ouvrages en traduction n’ait pas augmenté depuis le début du troisième millénaire, sept sur neuf ont été publiés entre 2011 et 2018. Je tenterai donc ici d’expliquer cet état des choses.

Qui traduit-on, que traduit-on, et dans quelle langue ?

Le contexte éditorial

Le Québec et le Canada n’étant pas des États totalitaires, si la production d’ouvrages littéraires et savants est analysée selon l’axe de la dynamique des échanges tel que décrit par Heilbron et Sapiro dans « Outline for a sociology of translation. Current issues and future prospects » (Heilbron et Sapiro 2007), elle devrait pencher davantage du côté de la commercialisation que de la politisation. Il faut donc analyser le potentiel de vente des ouvrages traduits pour chercher la motivation d’une maison d’édition à publier la traduction d’un ouvrage donné. On peut penser que le capital symbolique des auteurs et des traducteurs devrait avoir une influence sur le potentiel de commercialisation d’un livre, mais également le capital symbolique relatif associé au champ d’étude.

Je me propose donc d’expliquer partiellement le bilan des ouvrages en traduction élaboré à la section précédente par une analyse des acteurs engagés dans ces différentes traductions (auteurs, traducteurs, nation étudiée, langue), en relation avec le capital symbolique qui leur est attribué. Je m’appuierai, pour ce faire, sur des bases théoriques élaborées notamment par Pascale Casanova dans La République mondiale des lettres (Casanova 1999) à propos de la directionnalité des traductions par rapport à la position de domination relative qu’occupent les langues entre elles, ainsi que sur celles élaborées par Hélène Buzelin (2007) sur les motivations qui poussent les éditeurs à publier certains textes en traduction plutôt que d’autres. Enfin, je compte m’appuyer sur les réflexions de Sherry Simon (2008) sur l’état des traductions et l’intérêt (ou le désintérêt) observé pour les écrits de « l’autre solitude » au Canada, pour y inclure l’existence d’une « troisième solitude[1] » qui est le sujet des ouvrages qui nous occupe ici, c’est-à-dire les peuples autochtones.

La notion bourdieusienne de capital symbolique appliquée à la traduction

La notion bourdieusienne de « capital symbolique » appliquée à la traductologie notamment par Buzelin, Casanova et Heilbron et Sapiro peut aider à comprendre pourquoi ce sont certains ouvrages plutôt que d’autres qui ont fait l’objet d’une traduction, qu’il s’agisse du capital symbolique associé à l’auteur, au traducteur, au sujet de l’ouvrage ou encore au statut relatif des langues d’écriture et de traduction. On peut en effet constater que plusieurs des auteurs traduits bénéficient d’un capital symbolique non négligeable. Bruce Trigger, par exemple, de l’Université McGill, est une sommité bénéficiant d’un très fort capital symbolique : en font foi les multiples honneurs reçus au cours de sa carrière, dont la prestigieuse bourse de recherche Killam en 1971 et 1989, les prix Victor-Barbeau et Léon-Gérin en 1991, le titre d’Officier de l’Ordre national du Québec en 2001 et celui d’Officier de l’Ordre du Canada en 2005. Quant à Frédéric Laugrand, bien qu’il soit Français et rattaché à une université francophone (Université Laval), il publie davantage en anglais que ses prédécesseurs, ce qui peut contribuer à augmenter son capital symbolique dans le monde universitaire au niveau international (sans compter qu’il publie en collaboration avec Jarich Oosten de l’Université de Leide au Pays-Bas). En outre, James Daschuk, auteur de Clearing the Plains, s’est vu décerner le Prix du Gouverneur général en histoire (prix Sir John A. Macdonald) pour son ouvrage, ce qui s’ajoute au fait qu’il a pu profiter, à la lumière des dates de traduction récentes de ses livres, de l’intérêt croissant pour les cultures autochtones auquel on semble assister au Québec depuis environ une décennie.

Du plus, si le capital symbolique attribué à un traducteur y est pour quelque chose dans la production des traductions dont il est question ici, notons que plusieurs d’entre eux ont reçu un prix d’excellence. Mentionnons le Prix du Gouverneur général en traduction décerné à Jean-Paul Sainte-Marie et à Brigitte Chabert-Hacikyan en 1991 pour Les enfants d’Aataentsic : L’histoire du peuple huron de Trigger, et à Jude Deschênes en 1994 pour sa traduction du Mythe du sauvage de Dickason. Catherine Ego a également reçu le Prix du Gouverneur général, en 2016, pour sa traduction de La destruction des Indiens des Plaines de Daschuk. For an Amerindian Autohistory, de Georges Sioui, a été traduit par Sheila Fishman, l’une des traductrices de langue anglaise les plus reconnues au Canada, récipiendaire à plusieurs reprises du Prix du Gouverneur général, tout comme Jane Brierly, traductrice d’un livre de Denys Delâge (1993) et d’un autre de Sioui (1999).

Sherry Simon, dans son texte « Translation and the Making of Canadian Culture », explique qu’on a dû attendre les années 1990 avant de voir naître un intérêt pour la littérature canadienne-anglaise chez les francophones au Québec (Simon 2008 : 16). Jusque-là, malgré les efforts de traduction réalisés notamment par la collection des « Deux Solitudes » du Cercle du Livre de France, dirigé par Pierre Tisseyre depuis les années 1970 pour rapprocher les « deux solitudes » par le biais de la littérature, les livres traduits se vendaient et se lisaient peu. Il faut ajouter à cela cette « troisième solitude », dont il est question ici, celle des Autochtones, qui bénéficiaient jusqu’à tout récemment d’un capital symbolique à peu près nul, pour expliquer la rareté des traductions sur le sujet.

On observe toutefois au Québec, depuis quelques années, un intérêt nouveau vis-à-vis des Autochtones de la part des non-autochtones, ainsi qu’une présence accrue de différentes figures autochtones dans l’espace médiatique. En font foi, à titre d’exemple, le nombre important de sujets de maîtrise et de doctorat sur les Autochtones ailleurs que dans les départements d’anthropologie, notamment en littérature. On note aussi la publication d’ouvrages cherchant à rétablir le dialogue entre Autochtones et allochtones tels que Kuei, je te salue. Conversation sur le racisme (Ellis-Béchard et Kanapé-Fontaine 2016), qui rassemble les échanges épistolaires entre Natasha Kanapé Fontaine, une poète innue, et Deni Ellis-Béchard, un écrivain américano-québécois ; les documentaires Québékoisie (Carrier et Higgins 2014) ou L’empreinte (Dubuc et Poliquin 2014) ; le succès des productions issues du studio d’enregistrement ambulant du Wapikoni mobile, ou encore la présence de plus en plus importante, en général, d’Autochtones sur la scène artistique, médiatique, politique et militante. Cela pourrait être un élément évoqué afin d’expliquer le fait que la majorité des ouvrages en traduction portant sur les Autochtones (encore rares toutefois) publiés depuis le début des années 2000, l’ont été au cours des cinq dernières années.

Langues de publication et directionnalité des traductions

Langues dominantes vs langues dominées

À première vue, bien qu’il s’agisse d’un corpus limité, on compte plus de deux fois plus d’ouvrages traitant des Autochtones traduits vers le français par rapport à ceux traduits vers l’anglais, c’est-à-dire 13 contre 5. Cela pourrait laisser croire que le flux des traductions correspondrait au système de partage des pouvoirs et à la relation de domination entre les langues que Heilbron et Sapiro décrivent en ces termes : « les langues dominées sont celles qui jouissent d’un faible capital littéraire et de peu de reconnaissance internationale. Les langues dominantes détiennent la majeure partie du capital littéraire » (Heilbron et Sapiro 2007 : 96, ma trad.). De ce fait, les langues dominantes exportent davantage leur littérature, la majorité des traductions se produisant vers les langues dominées. Or, bien qu’au niveau international, le français soit plutôt considéré comme une langue dominante, il demeure une langue dominée lorsque mis en relation avec l’anglais. De plus, la situation particulière du Québec au sein du Canada et de l’Amérique du Nord anglophone amène à ranger le français dans la catégorie des langues dominées, la direction des traductions concordant avec cette analyse de Heilbron et Sapiro : « Pour l’exprimer crûment, puisque la moitié des livres traduits à travers le monde sont des traductions de l’anglais, l’anglais occupe la position la plus centrale. » (ibid. : 95, ma trad.) Il n’est donc pas surprenant de constater, dans ce contexte, la direction que prennent les traductions des ouvrages qui nous intéressent. Ce portrait de la directionnalité des traductions d’ouvrages pragmatiques au Québec et au Canada (qui se produit majoritairement vers le français) ne correspond toutefois pas aux constats de Sherry Simon (2008) et de Philip Stratford (1968) pour les oeuvres littéraires, lesquelles obéissent à une logique différente. Sherry Simon affirme, comme l’avait observé Stratford quarante ans plus tôt, que très peu d’oeuvres littéraires produites au Canada anglais ont été traduites en français au Québec en comparaison des oeuvres québécoises traduites en anglais, et que, de plus, ces traductions sont peu lues. Elle attribue le désintérêt pour la tradition littéraire des uns par les autres aux tensions historiques, sociales et culturelles existant entre ces deux groupes linguistiques dans la société plus large. Elle se réfère à Patricia Godbout (2004) quand elle écrit : « … les antagonismes idéologiques qui prévalaient dans les années 1960 ont empêché un réel contact littéraire entre anglophones et francophones. Bien que, dans les faits, des traductions aient été produites et que des textes anglais aient été disponibles en français, cela n’a pu changer l’état conflictuel des relations entre anglophones et francophones au Québec. » (Simon 2008 : 22, ma trad.) De la même manière, le désintérêt généralisé dans la société canadienne pour les questions autochtones au cours des dernières décennies peut expliquer la rareté des traductions des quelques textes publiés. Ainsi, le changement qui est peut-être en train de s’opérer dans les relations entre la société canadienne et les nations autochtones qui occupent le territoire du Canada pourrait se traduire par une augmentation des publications de ce genre d’ouvrages en traduction dans les prochaines années.

Le contexte de « chasses gardées » académiques au Québec

Daniel Simeoni, dans son article intitulé « Between Sociology and History. Method in Context and in Practice » (Simeoni 2007), évoque la notion de scholarly localisms qu’il observe entre les universités à travers le monde quant à certains sujets et approches d’études, terme qui pourrait se traduire par « cloisonnements académiques » et qui est une notion pouvant s’appliquer aux universités québécoises où l’on retrouve des spécialistes sur les questions autochtones.

Une analyse partielle de la situation des publications universitaires sur les Autochtones au Québec au cours des cinquante dernières années, selon la Première Nation étudiée et selon l’université d’appartenance des anthropologues et la langue de publication, indique effectivement qu’il existe une situation de scholarly localism et Homo academicus (ibid. : 188) particulière à petite échelle entre les universités et les Premières Nations du Québec : l’étude des Innus et des Algonquins, par exemple, a tendance à être rattachée l’Université de Montréal, celle des Cris et des Hurons à l’Université McGill et celle des Inuits à l’Université Laval.

On note en particulier une division linguistique entre la langue de publication des monographies qui correspond, à quelques exceptions près, à la division linguistique des Premières Nations en ce qui a trait à la langue colonisatrice. Ainsi, les études sur les Cris (majoritairement anglophones) ont été surtout produites par des anthropologues de l’Université McGill. On se réfère ici à Toby Morantz, qui a publié deux ouvrages sur les Cris chez McGill-Queen’s en 1983 et en 2002 (Francis et Morantz 1983 ; Morantz 2002), à Colin Scott, avec son ouvrage sur les Autochtones du nord du Québec et du Labrador paru à UBC Press en 2001 (Scott 2001) et, ailleurs au Canada, à Adrian Tanner de l’Université Memorial de Terre-Neuve, avec un ouvrage sur les Cris paru en 1979 chez Hurst Publishers à Londres et réédité par l’Institute of Social and Economic Research Books, de Saint-Jean-de-Terre-Neuve, en 2014 (Tanner 2014).

Quant aux études sur les Innus et les Anichinabés (majoritairement francophones au Québec), elles ont été produites en français par des chercheurs d’universités francophones. Nous faisons référence notamment à Rémi Savard de l’Université de Montréal, avec sept ouvrages portant principalement sur les Innus et publiés entre 1971 et 2016, à Claude Gélinas, de l’Université de Sherbrooke, qui a publié en français des ouvrages sur les Innus et les systèmes religieux autochtones, et à Jacques Leroux et Marie-Pierre Bousquet, de l’Université de Montréal, spécialistes des Algonquins. L’ethnolinguiste José Mailhot et l’ethnohistorienne Sylvie Vincent, issues de l’Université de Montréal, ont également publié en français sur les Innus. Entorses à la corrélation entre la langue coloniale majoritairement parlée par la nation étudiée et la langue de publication : au Québec, c’est un anthropologue de l’Université de Montréal, Roland Viau, qui a le plus écrit – en français – à propos des Mohawks, les monographies sur cette nation majoritairement anglophone étant le plus souvent produites par des chercheurs d’universités américaines. En ce qui a trait aux Inuits, bien qu’ils soient en majorité anglophones, il n’est pas surprenant de constater qu’ils sont rattachés, en tant que sujets d’étude, à l’Université Laval sur la carte du « scholarly localism » québécois. En effet, c’est là que se trouve le siège du Centre universitaire d’études et de recherches autochtones (CIERA), héritier d’une longue tradition de recherche et d’enseignement au sujet du Nord et des Autochtones amorcée au début des années 1960 avec la fondation du Centre d’études nordiques (CEN) par Louis-Edmond Hamelin. Toutefois, la langue de publication des ouvrages sur les Inuits respecte en général le schéma esquissé ici, ceux-ci étant publiés principalement en anglais. Font exception à cette règle les écrits de Bernard Saladin d’Anglure.

Il existe aussi des ouvrages bilingues sur les Autochtones, mais il s’agit presque toujours de collectifs comportant certains articles en français et d’autres en anglais, non traduits (souvent des actes de colloque). On constate que la division linguistique analysée précédemment (Première Nation étudiée vs langue d’écriture) se reflète également dans les différents articles composant ces ouvrages collectifs.

comment traduire la culture de l’autre ?

Éthique et agentivité de la traductrice

En tant que traductrice non autochtone, est-il possible pour moi de contribuer, par la traduction, à la diffusion des cultures autochtones au sein de la culture d’arrivée par l’introduction d’éléments propres à la culture de « l’autre » en évitant de m’empêtrer dans une dynamique colonialiste ? En ce sens, la traduction d’un ouvrage tel que The White Man’s Gonna Getcha (Morantz 2002, 2017) soulève une série de questionnements d’ordre anthropologique, linguistique et éthique. D’entrée de jeu, l’auteure elle-même reconnaît, dès la première phrase du livre, qu’il lui sera impossible de raconter une histoire qui prendra pleinement en considération le point de vue des Cris. Elle écrit :

Voici une histoire tressée de la région de la côte est de la baie James. Les tresses sont généralement composées de trois mèches, mais cette histoire n’en comprend que deux. Une mèche consiste en ma compréhension de la perception qu’ont les Cris de leur propre histoire au cours de la première moitié du xxe siècle. L’autre raconte l’histoire de la mise en place graduelle des institutions et principes canadiens et de l’usurpation des institutions et principes cris, bref, de ce que l’on appelle traditionnellement le « colonialisme ». La troisième mèche manquante de la tresse est une histoire qu’il m’est impossible de raconter. Il s’agit de l’histoire propre aux Cris, composée de ce qu’ils considèrent important de se rappeler en tant que peuple, et qui s’exprime à travers une tradition orale symbolique difficilement traduisible dans notre langue ou dans notre système culturel et idéologique occidental. Les deux premières mèches forment la substance de ce récit. L’explication de l’absence de la troisième forme la substance de la présente introduction.

Morantz 2017 : 1

Comme plusieurs anthropologues et historiens l’ont reconnu avant elle, les versions de l’histoire des peuples autochtones « traduites » par des passeurs non autochtones reflètent irrémédiablement les rapports d’altérité existant entre les différents acteurs de l’écriture et de la traduction de ces histoires ; au bout du compte, on finit toujours par parler de soi en choisissant, dans l’histoire de l’autre, les éléments qui ont un sens pour la compréhension de sa propre histoire. Morantz résume ainsi la situation :

Il est inutile d’insister sur le fait qu’une histoire écrite par des historiens formés à l’occidentale déformerait et détruirait la représentation des relations, du symbolisme, de la modélisation et de l’intégrité de la tradition orale des Cris ou de tout autre peuple. Au bout du compte, plutôt que de déposer métaphoriquement mon crayon, j’ai cru qu’une histoire imparfaite et unidimensionnelle serait tout de même utile, bien que plus significative pour la société canadienne en général que pour les Cris. […] Cependant, je ne suis pas certaine que des historiens puissent faire beaucoup plus que de « les scruter [les souvenirs du passé] pour en retirer des faits utiles, comme des raisins secs dans un gâteau ». Je crois que nous continuerons, comme pour d’autres éléments de notre société coloniale, de modeler les perspectives historiques autochtones en fonction de notre propre vision historique.

Que le pillage commence !

Morantz 2017 : 17-18

Cette idée de choisir les éléments qui nous parlent et nous rejoignent dans la tradition de l’« autre », rejoint l’idée exprimée par Carrie Dyck, dans son article « Should Translation Work Take Place ? Ethical Questions Concerning the Translation of First Nations Languages », dans lequel elle expose les avantages et les inconvénients de la transposition de la tradition orale vers l’écrit. Parmi les inconvénients d’un tel exercice, elle mentionne :

Il y a un risque que les apprenants (et ceux de l’extérieur) acquièrent une impression fausse ou superficielle de la nature du discours […]. Qu’ils s’attardent à la traduction sans en connaître la profondeur du sens dans la langue originale ; qu’ils pensent au texte en tant que tout figé, du fait qu’il soit écrit […]. De telles préoccupations surgissent lorsqu’une tradition orale devient accessible à l’écrit, car il est possible de choisir ce que l’on en lit.

Dyck 2011 : 37, ma trad.

Cela dit, est-ce une raison suffisante pour abandonner l’entreprise et « déposer métaphoriquement son crayon », pour reprendre l’expression de Morantz ? « Une histoire imparfaite et unidimensionnelle serait tout de même utile, bien que plus significative pour la société canadienne en général que pour les Cris », peut-on lire dans l’extrait précédent du texte de Morantz. Parmi les avantages qu’elle observe dans le fait « d’écrire » la tradition orale, Carrie Dyck mentionne également qu’il peut s’agir du seul moyen de transmettre une langue et une culture si les derniers détenteurs de ces savoirs étaient sur le point de disparaître (ibid. : 36). C’est d’ailleurs cette même préoccupation qui habite les trois aînées autochtones du Yukon qui ont confié à Julie Cruikshank leurs histoires de vie et qui sont à l’origine du livre Life Lived Like a Story: Life Stories of Three Yukon Native Elders (1990).

Le fait de prendre conscience des limites auxquelles nous sommes confrontés en tant qu’anthropologues et traducteurs en abordant la tâche de traduire une culture et une langue « autres », nous pousse vers l’exécution de ce que Kwame Anthony Appiah appelle une thick translation, une traduction qui, avec ses annotations et ses glossaires de référence, chercherait à situer un texte dans toute la richesse de son contexte culturel et linguistique (Appiah 2012). Comme l’explique Brian Swann dans l’introduction à son ouvrage Born in the Blood. On Native American Translation :

De nos jours, les traducteurs […] incluent des éléments épistémologiques, en incorporant dans leurs traductions des éléments qui ont peut-être déjà été considérés sans grande importance […] ils incluent aussi des notes et des introductions détaillées qui aident à situer et à créer un contexte, […] dans le but de produire une traduction complète, ou ce que Richard Preston, dans son essai, appelle « deep translation ».

Swann 2011 : 5, ma trad.

Dans le même ordre d’idée, Arnold Krupat a introduit la notion de traduction anti-impérialiste, une traduction (culturelle et linguistique) qui inciterait le « traducteur » à se laisser pénétrer par la langue et la culture de l’« autre », par des valeurs et des attitudes définies comme « autres », sans chercher la domestication de ces éléments à tout prix, la domestication étant, pour cet auteur, le reflet d’une traduction « impérialiste » (Krupat 1992 : 38). Cette idée rejoint, selon moi, la notion de « traduction ethnocentrique » d’Antoine Berman qui, selon lui, teinte la traditionnelle traduction occidentale depuis toujours, alors qu’il prône plutôt la traduction « de la lettre » et donc l’accentuation de « l’étrangeté » du texte de départ, condamnant aussi la domestication et la recherche d’équivalence à tout prix. Selon Berman, la traduction occidentale ethnocentrique « classique » « ramène tout à sa propre culture, à ses normes et valeurs, et considère ce qui est situé en dehors de celle-ci – l’Étranger – comme négatif ou tout juste bon à être annexé, adapté, pour accroître la richesse de cette culture ». (Berman 1999 : 29) Edwin Gentzler, dans son ouvrage Translation and Identity in the Americas: New Directions in Translation Theory (Gentzler 2008), souligne le lien étroit qui existe entre cette conception de traduction anti-impérialiste de Krupat et les idées de Walter Benjamin (puis de Berman), conception qui encourage également l’importation de l’étranger dans le texte cible, permettant ainsi d’enrichir la langue (et j’ajouterais la culture) d’arrivée.

S’il est vrai que la traduction « parfaite » d’une manifestation culturelle, d’un texte (oral ou écrit), d’un contexte culturel à un autre ou d’une langue à une autre est impossible, la traduction est tout de même indispensable et se produit nécessairement, qu’on le veuille ou non, dans nos rapports avec nos pairs et avec les « autres ». Comme le constate Swann :

[…] la nécessité d’une traduction culturelle est, bien sûr, le résultat de l’histoire des Amériques. Depuis la découverte et la conquête, l’Européen « supporte le poids de sa culture » et interprète les réalités des Amérindiens dans ses propres termes, à l’intérieur de son propre cadre d’interprétation culturelle des « contingences culturelles-théologiques, littéraires-rhétoriques, et pratiques-institutionnelles ».

Swann 2011 : 2, ma trad.

Ce processus incontournable de traduction linguistique et culturelle peut toutefois, selon Dyck, représenter des avantages tant pour la culture « de départ » que pour celle « d’arrivée », puisque les lecteurs « étrangers » confrontés à une autre culture par le biais de la lecture peuvent ainsi apprendre à valoriser la culture et les idéaux représentés dans ce qu’ils lisent. La traduction en vient ainsi à faire partie de la littérature d’une culture et d’une langue hégémoniques. La traduction peut aussi permettre aux membres de la communauté de départ, notamment pour ceux qui ne maîtrisent plus la langue, d’en apprendre sur leur propre culture et de la valoriser (Dyck 2011 : 36).

Swann, dans son introduction à Born in the Blood, rappelle le rôle que la traduction a joué dans l’histoire de l’Amérique en tant qu’acte central de la colonisation européenne et de l’impérialisme, et il ajoute que, dans un contexte postcolonial, la traduction de la littérature amérindienne sera toujours davantage qu’une entreprise purement linguistique. Il illustre cette affirmation par la citation suivante de William Clements : « La transformation de l’expression orale en texte va bien au-delà du processus sur lequel se concentrent les études en traductologie ; il s’agit aussi du travail de “traduction culturelle” de l’anthropologue. » (Swann 2011 : 2, ma trad.)

C’est donc avec tous ces constats en tête que j’ai eu envie, dans ma traduction de l’oeuvre de Morantz, de tenter notamment d’en « décoloniser » le titre. En effet, j’étais d’avis que la première partie du titre anglais, The White Man’s Gonna Getcha, qui se voulait la traduction d’une menace utilisée par les parents cris envers les enfants indisciplinés, était un bon exemple de réduction d’un concept cri complexe pour n’en faire ressortir que l’aspect qui allait servir « notre histoire » – dans ce cas-ci la colonisation des Cris par « l’homme blanc ». L’expression utilisée à Waskaganish, en cri, était la figure de Kuchipweu, un personnage complexe qui a subi des transformations de sens à travers le temps, mais qui peut être associé à un croque-mitaine, maraudeur et pilleur, parfois cannibale, qui pouvait avoir la figure d’un Blanc. Je trouvais donc réducteur d’utiliser « White Man » pour traduire « Kuchipweu », et je trouvais que la figure du croque-mitaine ou Bonhomme Sept-Heures, maraudeur et pilleur, fonctionnait très bien avec le thème de l’ouvrage. De plus, bien que l’oeuvre traite en effet de la colonisation des Cris, elle la dénonce d’un même souffle en en faisant état, en plus de reconnaître une bonne dose d’agentivité de la part des Cris au cours de l’histoire coloniale.

J’aimais aussi l’idée d’introduire un mot cri dans le titre, et ainsi « d’imposer » un concept cri dans la littérature de la société dominante. J’ai donc soumis à l’auteure l’idée d’intégrer le mot « Kuchipweu » à ma traduction d’une partie du titre. Morantz était bien d’accord avec cette transformation.

J’ai aussi entrepris, dans ma traduction, de modifier la graphie des mots cris dans le texte afin que celle-ci reflète le travail de standardisation effectué par la Commission scolaire crie au cours des dernières années dans l’écriture de la langue. J’ai donc utilisé la graphie préconisée pour le dialecte côtier du Sud (notamment parlé à Waskaganish) du Eastern James Bay Cree Dictionary (Southern Dialect) [Neeposh et al. 2004 et 2012], un lexique pour lequel un important travail de standardisation a été effectué depuis le début des années 2000. Ce dictionnaire est disponible, pour consultation, depuis la publication de l’édition de 2004 ; Toby Morantz n’y avait pas accès lors de la publication de son livre en 2002. Dans ce lexique, l’orthographe des mots a été modifiée afin de mieux représenter la façon de parler des aînés ainsi que pour se rapprocher de la procédure utilisée pour d’autres dialectes cris (Neeposh et al. 2004 : xxix). Pour les mots absents du dictionnaire, j’ai fait appel aux précieux conseils du linguiste cri Kevin Brousseau.

Je me suis donc permis, en tant que traductrice et anthropologue, d’intervenir dans le texte, afin d’en « rectifier », en quelque sorte, certains éléments, dans un souci de refléter et de respecter, dans les limites de ma compréhension, la culture crie.

Cette agentivité du traducteur survient d’ailleurs irrémédiablement dans toute traduction, mais de façon plus ou moins consciente, et est, selon moi, d’autant plus possible selon le degré d’identification que le traducteur partage avec l’auteur et avec l’oeuvre traduite. Pour Gayatri Spivak, plus qu’une question de synonymes, de syntaxe et de domestication d’un texte, la traduction reflète le degré d’intimité ressenti par le traducteur face au texte à traduire. Spivak affirme que les traducteurs doivent se couler, se lover dans un texte pour lire entre les lignes et en traduire la rhétorique, qu’il faut s’identifier à un texte, à son auteur et ainsi traduire ce qui n’est pas écrit. « La traduction est l’acte de lecture le plus intime […]. Pour être éthique, il faut transformer l’autre en quelque chose qui nous ressemble. » (Spivak 2012 : 315, ma trad.)

La position d’anthropologue et d’ethnohistorienne occidentale de Toby Morantz lui aura permis de bien comprendre et d’analyser de façon intelligente la rhétorique derrière les archives, journaux et correspondances qu’elle a dépouillés et d’où elle tire la majeure partie de son information. Quant à moi, je me suis étroitement identifiée à l’auteure : en tant qu’anthropologue québécoise ayant côtoyé les Cris depuis plus de quinze ans et m’étant intéressée, tout comme Morantz, à leur histoire et à leur réalité, je me sentais à mon tour en mesure de saisir la rhétorique de ce texte, de comprendre ce qui s’était passé dans la tête de l’auteure pour en arriver à produire l’oeuvre que j’avais sous les yeux. Ainsi, à l’instar de Morantz, plutôt que de déposer mon crayon devant une tâche qui pourrait paraître impossible et de me refuser à traduire un récit qui allait servir davantage les francophones issus de la société colonisatrice, j’ai choisi de percevoir l’importance de rendre de tels textes qui, en plus de participer à un décloisonnement entre les chercheurs anglophones et francophones s’intéressant aux Cris au Québec, permettront peut-être aux Cris francophones et aux autres nations autochtones du Québec d’y puiser des éléments de leur histoire.

Diffusion des cultures autochtones et décloisonnement académique par la traduction

On peut se demander quel pourrait être l’effet d’un accroissement du nombre de traductions de monographies sur les Autochtones au Québec. Dans son livre La république mondiale des lettres, Casanova affirme que la traduction est la grande instance de consécration spécifique de l’univers littéraire et qu’elle est la voie d’accès principale à cet univers pour tous les écrivains « excentriques » – pour qui elle est une forme de reconnaissance littéraire. Casanova estime aussi que « pour les langues “cibles” les plus démunies spécifiquement, la traduction – qui est alors une “intraduction” – est une façon de rassembler des ressources littéraires, d’importer en quelque sorte de grands textes universels dans une langue dominée » (Casanova 1999 : 189). Si l’on transpose cette idée aux textes anthropologiques traduits de l’anglais vers le français, ou l’inverse, leur traduction enrichit la culture cible de ces savoirs, ce qui pourrait finir par encourager le décloisonnement des scholarly localisms universitaires, encourageant ainsi les étudiants des universités francophones à s’intéresser à des sociétés traditionnellement réservées aux universités anglophones et vice versa. Pour les communautés autochtones qui fonctionnent malheureusement désormais majoritairement dans l’une des deux langues colonisatrices au Québec, l’accès à ces textes savants traitant de leurs sociétés et de leur histoire est un des moyens de se réapproprier ces savoirs. Natasha Kanapé-Fontaine écrit à ce propos, dans son échange épistolaire avec Deni Ellis-Béchard :

Tu sais, ce n’est qu’en 2014 que j’ai lu pour la première fois certains de nos contes ancestraux […]. Lorsque j’ai pris connaissance de nos contes et légendes grâce au livre de Rémi Savard, La forêt vive, dans lequel il étudie les paraboles Innu, j’ai beaucoup appris sur moi-même et sur ma personnalité.

Ellis-Béchard et Kanapé-Fontaine 2016 : 69

Même les ouvrages écrits dans une langue autochtone, comme les poèmes de l’écrivaine innue Joséphine Bacon (Bacon 2013), sont publiés (et récités) en version bilingue, en innu et en français, par souci, j’imagine, de faire entendre sa langue et sa voix tant aux allochtones qu’aux Innus, y compris à ceux qui ne parlent plus leur langue. C’est cette même Joséphine Bacon qui affirmait, lors de son passage à l’émission « Dessine-moi un dimanche » animée par Franco Nuovo à la radio de Radio-Canada, à la suite de l’obtention d’un doctorat honorifique de l’Université Laval le 4 décembre 2016 : « Rémi Savard m’a redonné mes mythes fondateurs, José Mailhot m’a réappris ma langue et Sylvie Vincent m’a redonné mon histoire. Ce sont trois personnes très importantes dans ma vie[2]. » Ces trois anthropologues (respectivement ethnologue, ethnohistorienne et ethnolinguiste) sont tous non autochtones. De façon similaire, dans l’ouvrage Life Lived Like a Story, de Julie Cruikshank, écrit en collaboration avec trois aînées autochtones du Yukon, ces dernières tiennent à utiliser l’anglais dans le but de transmettre leurs récits à leur descendance, puisque peu de jeunes parlent leur langue d’origine (Cruikshank 1990).

À la lumière de la directionnalité des traductions de notre petit corpus, on observe toutefois un nombre famélique de traductions vers l’anglais. À titre d’exemple, le seul ouvrage de Rémi Savard (et al.) sur les Innus qui a fait l’objet d’une traduction vers l’anglais est Le premier printemps du monde, un livre pour enfants (Savard, Germain et Côté 2002). Ainsi donc, pour les Premières Nations les moins connues sur le plan international (car traditionnellement reléguées aux études publiées en français), comme les Innus et les Algonquins, une augmentation du nombre de traductions du français vers l’anglais est d’autant plus nécessaire pour espérer une interpénétration des sujets d’études et une transformation de l’homo academicus québécois dans le domaine de l’anthropologie. Le changement pourrait venir aussi du fait qu’un nombre croissant d’étudiants à la maîtrise ou au doctorat s’intéressent à la littérature ou à la culture des peuples autochtones, jumelé à un intérêt croissant de la population en général pour les ouvrages traitant de la question autochtone au cours de la dernière décennie. Conséquemment, le capital symbolique de ce sujet d’étude serait en hausse, ce qui devrait se répercuter sur le nombre d’ouvrages appelés à faire l’objet d’une traduction dans un sens ou dans l’autre. Sans compter qu’au Québec et au Canada, les ouvrages qui nous concernent ici étaient – du moins jusqu’à un inquiétant changement de cap amorcé récemment au sein de l’institution – tout à fait recevables pour bénéficier des fonds d’aide à la traduction du Conseil des arts du Canada.

Comme je l’expliquais ci-dessus, dans une optique de décolonisation de ma traduction, j’ai proposé de modifier le titre de l’ouvrage, avec l’accord de l’auteure, afin de mettre à l’avant-plan un mot dans une langue autochtone et ainsi l’introduire dans la culture dominante. Rappelons que le titre original se lit comme suit : The White Man’s Gonna Getcha: The Colonial Challenge to the Crees in Quebec. D’entrée de jeu, l’auteure explique l’origine de ce titre, dont la première partie, « The White Man’s Gonna Getcha », se voulait la traduction, comme mentionné précédemment, d’une menace utilisée par les parents cris envers les enfants indisciplinés. La note qui accompagne cette explication fait toutefois état de différentes expressions utilisées dans le même sens selon les communautés, ainsi que de plusieurs traductions possibles de cette expression. L’association de cette expression à la figure de Kuchipweu, à Waskaganish, a été établie après consultation auprès d’un linguiste et d’aînés cris. Toutefois, par suite de la traduction du titre par Kuchipweu va venir te chercher, il aurait fallu modifier dans le texte, le passage d’explication du titre comme suit : « Le titre, “Kuchipweu va venir te chercher”, est inspiré d’une menace souvent utilisée depuis longtemps par les parents cris envers leurs enfants : “Arrête ! Sinon Kuchipweu va venir te chercher”. Kuchipweu pourrait se traduire par un croque-mitaine, maraudeur et pilleur, qui pouvait avoir la figure d’un Blanc. Une telle expression traduit l’aliénation et l’intimidation ressenties face aux étranges individus et institutions qui leur ont été imposés. »

Le lecteur aura toutefois remarqué que cette proposition n’a pas été retenue par l’éditeur, celui-ci étant probablement guidé par l’idée qu’un titre interpellant directement son public-cible majoritaire, c’est-à-dire, dans le cas présent, les lecteurs francophones non autochtones, serait plus vendeur. Selon cette logique, le lectorat serait davantage attiré par un titre qui, encore une fois, le mettrait à l’avant-plan, en parlant de lui en tant que White Man, l’homme blanc, plutôt que de devoir déchiffrer le mot Kuchipweu. Je suis d’avis toutefois que l’introduction, dans un titre, d’un mot étranger pourrait au contraire avoir comme effet de piquer la curiosité d’un lecteur intéressé par le sujet d’un tel ouvrage et qui chercherait, par sa lecture, à en découvrir le sens.

C’est donc dans un tel contexte et dans l’espoir de participer à un décloisonnement des sujets d’études entre les universités québécoises ainsi qu’à une diffusion plus grande au Québec des ouvrages traitant des sociétés autochtones, que j’ai entrepris la traduction de l’ouvrage de Morantz et la rédaction du présent article. Je suis d’avis que cette réflexion sur la traduction de concepts et de termes historiques et anthropologiques favorisera l’accès à ce matériel qu’ont notamment les étudiants francophones en anthropologie, ainsi que les autres personnes, Autochtones et allochtones, intéressées par la question, en plus de fournir certains outils et pistes de réflexion à d’autres traducteurs engagés dans la traduction de ce genre d’ouvrages.

De plus, j’ai réalisé, au cours du processus de traduction de cet ouvrage, et en particulier du titre, que la traductrice pouvait jouer un certain rôle dans l’entreprise de « décolonisation » ou de tentative de remise en question de la traditionnelle « traduction ethnocentrique » qui guide le monde éditorial en général. Bien que cela s’effectue par la modification de quelques éléments qui pourraient, de prime abord, sembler secondaires, comme la graphie des mots cris ou le fait de repenser le titre, il appert que c’est le rôle du traducteur de proposer à l’éditeur des choix de traduction mettant à l’avant-plan la culture de l’autre, bien que la décision finale revienne à ce dernier. J’ai donc espoir que cet article contribuera à alimenter la réflexion à ce sujet auprès de certains éditeurs et autres acteurs engagés dans le processus de publication, soucieux de se pencher sur la question de la décolonisation des ouvrages publiés en traduction.

Enfin, au terme d’une telle traduction, je suis d’autant plus convaincue que l’expertise et les expériences vécues par le traducteur, outre la formation et l’expérience même en traduction, sont essentielles à la réalisation d’une deep translation ou thick translation, pour reprendre les termes de Preston et d’Appiah. Combien de fois n’ai-je pris conscience, au cours de cette traduction, de la compréhension intime que j’éprouvais envers le texte à traduire, et ce grâce à mon expérience de travail auprès des Cris et à ma formation en anthropologie ? En effet, le degré d’intimité ressenti face à l’auteure, à laquelle je me suis grandement identifiée, m’a certainement permis, comme le dit Spivak, de produire une traduction éthique de la rhétorique du texte. Pour terminer, cette traduction est sans contredit le résultat d’un travail collectif auquel ont participé activement, outre l’auteure, différents spécialistes de la culture et de la langue cries, ainsi que des Cris eux-mêmes. Je les en remercie.