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L’évangélisation des populations nord-amérindiennes de l’Ouest canadien, qui a débuté dès les années 1840, semble se renouveler dans les années 1960 et 1970 à la suite du concile Vatican II (1962-1965). Cela se remarque par des modifications à l’intérieur des églises catholiques dans les réserves autochtones nord-amérindiennes. Pour mettre en oeuvre ce renouveau de l’évangélisation, l’Église catholique introduit progressivement la notion d’inculturation. Celle-ci consiste en un discours théologique destiné à encourager toutes les adaptations nécessaires faites par les missionnaires dans leurs activités locales pour rendre intelligible le message chrétien aux cultures évangélisées. Ce sera alors l’occasion de mettre en comparaison ce message avec les phénomènes d’indigénisation. Par indigénisation sont ici entendus les résultats issus de la recherche de pratiques liturgiques ancrées dans les cultures locales nord-amérindiennes, conduisant ainsi à l’introduction d’éléments culturels locaux dans la pratique du catholicisme en territoires autochtones. Si les réceptions des conclusions de ce concile sont plurielles et contradictoires et que plusieurs perspectives et interprétations géographiques peuvent être relevées (Fouilloux et Gugelot 2016), il est possible d’étudier ici un pan des répercussions du concile Vatican II en Amérique du Nord autochtone à travers la modification des pratiques artistiques et des codes esthétiques utilisés par les missionnaires au sein de leurs églises dans les réserves.

À partir de plusieurs enquêtes de terrain menées au Canada entre 2012 et 2015 auprès de religieuses désormais retraitées qui ont travaillé en territoires autochtones dans l’Ouest canadien au xxe siècle ainsi qu’auprès des communautés autochtones concernées, il m’a été possible de constituer un corpus de témoignages des mémoires de missions au sujet des processus d’adaptation à l’altérité, que celle-ci soit constituée des missionnaires, d’une part, ou des missionnés, d’autre part[1]. Lors de ces recherches sur le terrain, les formes esthétiques et artistiques de l’adaptation au centre du présent article ont émergé inéluctablement. Dans les discours des dix-huit religieuses missionnaires interrogées, la notion de césure revient dans la majorité des propos pour caractériser la façon de penser et de pratiquer l’évangélisation des populations autochtones, avant et après Vatican II. L’une d’elles, enseignante durant dix années à l’école résidentielle de Whiskey Jack (Manitoba) dans les années 1950, s’exprime à ce sujet : « Vatican II avec Jean XXIII, il fallait changer notre manière de faire. Nous autres, on était derrière des murs. Maintenant, ce n’est plus ça. Maintenant, on se mêle au monde, on reste avec[2]. »

Les études concernant l’adaptation du clergé catholique en contexte missionnaire ne sont pas nouvelles. Mentionnons ici les travaux de Gualtieri (1980a, 1980b et 1984) et de Goulet (1982, 1984 et 1992) qui ont discuté de la question de l’indigénisation, du syncrétisme ou encore du dualisme religieux parmi les autochtones de l’Alberta et des Territoires du Nord-Ouest. Concernant les espaces les plus septentrionaux de l’Amérique du Nord, les travaux de F. Laugrand sont une contribution des plus remarquables quant à ces propos d’interrelation entre missionnaires et populations autochtones locales (Laugrand 1997, 2002, 2012 ; Routhier et Laugrand 2002 ; Laugrand et Oosten 2009). D’autres auteurs optent pour une perspective plus théologique empreinte de leurs propres considérations confessionnelles (Clatterbuck 2009 ; Enochs 2009). En ce sens, A. Peelman, théologien de l’inculturation, a largement contribué à rendre visibles l’adaptation et l’inculturation qui se déroulent chez les populations nord-amérindiennes (Peelman 1995, 2004, 2007). Le biais théologique est marqué, mais certains exemples peuvent être pertinents pour saisir la complexité des adaptations interculturelles en ce contexte.

Malgré de nombreux travaux concernant l’adaptation des missionnaires aux cultures nord-amérindiennes, les églises de missions et leurs intérieurs semblent pour leur part avoir été laissés à la marge. M.-P. Bousquet et A. Morissette, qui ont consacré un article aux églises des missions et réserves de Pikogan et de Manawan au Québec, proposent de concevoir l’introduction d’éléments amérindiens dans ces églises comme « symbolisant une continuité entre le passé semi-nomade et le présent sédentaire » des autochtones de la région (Bousquet et Morissette 2008 : 18). Focalisées sur la perspective autochtone, elles interrogent peu l’intérêt et la pertinence pour les missionnaires de faire entrer des éléments comportant des caractéristiques typiquement nord-amérindiennes dans les églises. Elles remarquent tout de même que les missionnaires « ont favorisé l’utilisation de symboles des traditions amérindiennes pour traduire des réalités chrétiennes. Cette préoccupation n’était pas nouvelle pour eux, mais elle s’est fait sentir avec plus d’acuité après Vatican II » (ibid. : 20).

À partir d’exemples issus d’une recherche sur le terrain, cet article propose de s’interroger sur les modalités matérielles de l’adaptation missionnaires en territoires autochtones, particulièrement après Vatican II. Il s’agira alors de s’attacher à un corpus constitué à la marge de la principale enquête de terrain menée au sujet des mémoires féminines de mission : un corpus photographique de l’esthétisme intérieur des églises catholiques implantées au coeur des réserves autochtones de l’Ouest canadien. À partir de ce corpus, il sera possible d’interroger les formes matérielles de l’adaptation locale de l’Église catholique. De quelles façons les objets rituels et liturgiques au sein des églises se transforment-ils au contact des cultures nord-amérindiennes ? En quoi la notion d’indigénisation peut-elle prendre le pas sur celle d’inculturation pour caractériser et conceptualiser ces formes d’adaptabilité ? Quels sont les risques de malentendus et de maladresses induits par cette adaptation matérielle aux cultures autochtones locales ? Autant de questions auxquelles le présent article tente d’esquisser des substrats de réponses.

À travers l’usage des pratiques esthétiques au service de l’évangélisation des populations autochtones, il s’agira de souligner la propension de l’Église catholique canadienne à se fondre dans les cultures autochtones en leur empruntant codes et savoir-faire artistiques. Les exemples ici proposés permettront de découvrir de quelles façons les églises catholiques dans les réserves s’indigénisent progressivement au contact de l’altérité autochtone et tout particulièrement à partir des années 1970. La seconde partie du propos aura pour objet de décrypter la notion d’inculturation forgée par le catholicisme et de la resituer au regard de la notion anthropologique d’indigénisation qui exclut tout élément théologique et doctrinal.

Dans une publication antérieure, j’ai eu l’occasion de souligner l’importance patrimoniale de l’indigénisation des bâtiments catholiques dans les réserves canadiennes (Robinaud 2018). Il s’agissait alors de dresser un panorama des traces et empreintes mémorielles d’un patrimoine social en construction : celui des relations entretenues entre missionnaires des congrégations de religieuses catholiques et populations autochtones canadiennes. Il reste alors à préciser que ce patrimoine matériel n’est pas seulement l’héritage d’un temps de rencontre entre deux cultures, mais qu’il peut être également révélateur des moyens par lesquels l’Église catholique s’adapte localement.

Intérieurs d’églises dans les réserves de l’Ouest canadien

Il faut d’ores et déjà remarquer que l’architecture des bâtiments ci-dessous évoqués ne fait jamais référence à la culture locale, seuls les intérieurs sont empreints d’éléments rappelant le contexte autochtone de la situation géographique d’implantation. Depuis le début de la période d’évangélisation, de nombreuses églises ont été construites parmi les populations autochtones canadiennes. Beaucoup ont disparu, souvent emportées par les flammes. Mais plusieurs églises ont été également construites ou reconstruites et préservées au xxe siècle. En observant les photos des chapelles et églises les plus anciennes situées dans les réserves autochtones, on ne pourrait pas les distinguer de celles des petits villages ruraux canadiens de l’époque. Pourtant, à partir des années 1960, le renouveau des pratiques traditionnelles s’intensifie dans les communautés autochtones (Rostkowski 2001 ; Bousquet 2005). Les églises des missions, avec les encouragements du concile Vatican II, commencent alors à accueillir en leur sein des éléments faisant référence aux cultures nord-amérindiennes.

Ces édifices sont la marque d’un patrimoine matériel religieux et communautaire qui est largement laissé dans l’ombre tant par les autorités canadiennes que par la communauté scientifique. À l’heure actuelle, au Canada, aucun inventaire du patrimoine religieux spécifiquement consacré aux réserves amérindiennes n’a été réalisé. Il s’agit là d’un manque certain en termes d’acquisition de connaissances et de sauvegarde patrimoniale. L’inventaire des lieux de cultes du Québec (CPRQ 2012) permet tout de même de dresser un panorama des églises dans la province de Québec, territoires autochtones inclus. Si cette province permet un recensement des différents moyens par lesquels les églises catholiques tendent à se fondre dans le paysage du monde autochtone où elles sont implantées, les autres provinces canadiennes ne disposent pas d’un tel inventaire. Un travail reste donc à faire, dont il s’agit ici de poser les premiers jalons.

Situation géographique des trois églises présentées, en Colombie-Britannique et en Alberta : 1) St. Paul Church – North Vancouver ; 2) Our Lady of Fatima Church – Chehalis ; 3) Holy Trinity Church – Siksika

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L’objectif n’est pas de dresser un inventaire, mais de soulever l’intérêt de cette culture matérielle. Lors de mes enquêtes de recherche sur le terrain, j’ai eu l’occasion de visiter trois églises situées au sein de réserves autochtones du sud des provinces de l’Alberta et de la Colombie-Britannique, aire géographique alors prise en étau entre les cultures traditionnelles des Indiens des Plaines et celles de la côte Nord-Ouest (voir la carte). Trois exemples qui seront ici présentés[3].

Holy Trinity Church, Siksika (Alberta)

En Alberta, l’église Holy Trinity se trouve sur les terres Blackfoot de la réserve Siksika. Le territoire de la nation blackfoot a été l’un des principaux centres d’intérêt et d’évangélisation pour les missionnaires de la seconde moitié du xixe siècle (Breton 1955). Pourtant, comme dans la plupart des églises autochtones, l’introduction d’éléments faisant référence à la culture locale à l’intérieur de l’église Holy Trinity n’a eu lieu qu’à partir des années 1970. Il faut dès à présent souligner que la présence d’objets dont l’esthétisme est inspiré de la tradition amérindienne dépend avant tout du prêtre en fonction. Les rapports personnels entre missionnaires et populations évangélisées sont au coeur de ce processus d’introduction. Le prêtre en poste dans la réserve de Siksika en 2015, s’intéressant peu à la question, n’a pu fournir de précisions concernant l’historique de l’aménagement intérieur de l’église Holy Trinity. Ces éléments ont été installés par ses prédécesseurs et il les « laisse en place pour leur faire plaisir [aux fidèles autochtones][4] ».

Photo 1

Intérieur de l’église Holy Trinity, réserve Siksika (AB)

Intérieur de l’église Holy Trinity, réserve Siksika (AB)
Photo MR, 2015

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Si l’intérieur de cette église est relativement sobre, quelques éléments rappellent la culture autochtone. Au premier coup d’oeil, on remarque une peau de bison jonchant le sol et couvrant les quelques marches qui mènent à la table d’autel où est célébrée l’Eucharistie (photo 1). Traditionnellement, le bison est le principal moyen de subsistance et rythme l’organisation sociale des populations qui suivaient les troupeaux dans une alternance saisonnière entre une période de regroupement l’été et de dispersion l’hiver (Dempsey 2001)[5]. Le bison est sans aucun doute un animal caractéristique des cultures autochtones des grandes plaines états-uniennes et des prairies canadiennes. Cette peau de bison dans l’église de Siksika est alors la trace d’un élément naturel et culturel local qui fait désormais partie intégrante de l’église.

Un second élément retient l’attention. Il s’agit d’un autel dédié à la Sainte Famille, situé à droite du choeur de l’église (photo 2). De façon artisanale, une tenture peinte à la main sert d’arrière-fond. Elle représente un paysage de roches et de cascades, devant lequel se tiennent trois figurines représentant Joseph, Marie et Jésus enfant avec des traits physiques et des tenues vestimentaires rappelant la culture autochtone traditionnelle. Cette tenture, agrémentée de fleurs en papier, place les sujets dans un décor bucolique où la nature sert de référence. Une façon sans doute de rappeler les liens qui unissent les éléments naturels aux populations autochtones. Les figures de Marie et de Joseph prennent ici une apparence stéréotypée totalement amérindienne : cheveux bruns, teints hâlés, les deux personnages sont vêtus de costumes faits d’un tissu de feutre simulant la texture des peaux tannées. L’homme représentant Joseph porte un gilet de fourrure et la robe de la figurine de Marie est pourvue d’un ornement de coquillages.

Photo 2

Autel dédié à la Sainte Famille dans l’église de Siksika (AB)

Autel dédié à la Sainte Famille dans l’église de Siksika (AB)
Photo MR, 2015

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D’une main, Marie porte un chapelet, de l’autre une couverture. Si le chapelet est un attribut exclusivement catholique – bien qu’on puisse en trouver des exemples dans le contexte rituel et chamanique (Déléage 2009 : 28, 76) –, la couverture est un symbole important dans les cultures autochtones nord-amérindiennes. En effet, dans la pensée autochtone, l’offrande de couverture est un marqueur des relations entretenues entre l’offrant et le receveur ainsi que de la relation qui s’est créée. Pour expliciter les liens créés entre donneur et receveur, il est possible de mentionner l’usage de la couverture dans la réactivation des mémoires durant les cérémonies marquant le centenaire de la présence de la congrégation des Soeurs de l’Enfant Jésus au Canada et particulièrement auprès des populations autochtones. Lors des festivités commémoratives en 1996, deux religieuses ont rejoué l’arrivée de leurs prédécesseures en territoire squamish en 1896 : une arrivée en canot sur le fleuve Fraser (Robinaud 2018). Lors de cette modeste reconstitution historique, les deux religieuses apportaient avec elles des couvertures qu’elles ont remises au chef du conseil de bande à leur arrivée sur terre, réactivant ainsi les relations centenaires entretenues. La pratique de l’échange de couvertures ne se limite pas à l’échange entre missionnaires et autochtones. Concernant l’ethnographie nord-amérindienne et les traditions liées à la couverture, il faut mentionner l’importance de cet objet dans le potlatch des Kwakiutl décrit par F. Boas.

[Dans cette] coutume consistant à payer les dettes et à acquérir de la distinction en donnant une grande fête et en faisant des cadeaux à tous les invités [et où] la dilapidation apparente de la propriété est en réalité, ni plus ni moins, un investissement profitable [ ;] l’unité de valeur est la couverture simple […] Ces couvertures sont la monnaie d’échange des Indiens ; tout est payé en couvertures ou bien en objets dont la valeur est elle-même fixée en nombre de couvertures

Boas 2017 : 181-182, 212

La couverture est également un moyen, un intermédiaire, par lequel il est possible d’entrer en contact avec le monde surnaturel. Chez les Kootenais par exemple, nation qui occupe un territoire voisin de celui des Blackfeet, les traditions liées à la couverture concernent avant tout les liens entretenus avec les esprits gardiens. La blanket ceremony, qui a fait l’objet de bonnes descriptions ethnographiques dans cette nation, consiste en une communication établie entre un chamane et une entité spirituelle (Mcleod 1971 ; GMA, fonds Schaeffer). Pieds et mains liées, sous une couverture, le chamane entre en contact avec les esprits dans une transe rythmée par de nombreux chants. La couverture est alors le symbole d’une communication établie entre soi et l’autre, l’altérité, quelle qu’elle soit.

En tenant dans ses mains un chapelet, un attribut catholique, et une couverture, un attribut autochtone, Marie situe le féminin à la croisée de ces deux cultures. Les parents de la Sainte Famille sont donc ici clairement représentés sous les traits d’autochtones convertis, tout comme l’enfant représentant Jésus. Si, à première vue, la robe d’un blanc immaculé du costume de la figurine de Jésus ne semble pas correspondre à l’esthétique amérindienne, quelques détails amènent de nouveau le regard de l’observateur dans le monde autochtone. En effet, le motif géométrique de la robe est fait de lignes en zigzag à points crénelés, des petits grelots sont attachés à son poignet et sont accompagnés d’une crosse réalisée avec des perles et ornée de plumes.

Malgré les réserves du prêtre en fonction en 2015, quelques éléments significatifs de la culture autochtone trouvent place au sein de l’église de Siksika. L’exemple de ce petit sanctuaire dédié à la Sainte Famille permet de révéler une première forme hybride et syncrétisée de l’adaptation à la culture locale menée à l’intérieur des églises catholiques de réserves autochtones. La culture autochtone et la doctrine religieuse fusionnent dans cet exemple artistique pour former une Sainte Famille amérindienne, faisant ainsi écho au titre de l’ouvrage d’A. Peelman, Christ is a Native American (1995), consacré à l’inculturation chez les populations autochtones nord-amérindiennes.

Our Lady of Fatima Church, Chehalis (Colombie-Britannique)

Le second exemple de cet itinéraire panoramique des intérieurs d’églises situées en réserves autochtones se situe un peu plus à l’ouest, en Colombie-Britannique, dans la réserve de Chehalis, proche de la ville de Chilliwack sur les rives de la rivière Harrison, qui constitue l’actuel territoire de la bande Sts’ailes, de la nation sto:lo. Dans cette réserve se trouve l’église Our Lady of Fatima, auprès de laquelle une religieuse missionnaire de la congrégation des Soeurs de l’Enfant Jésus vivait toujours en 2013. Dans cette église, tout comme dans l’habitation de la religieuse, les éléments faisant référence à la culture amérindienne sont nombreux. Par exemple, la nappe d’autel de l’église n’est pas un linge liturgique habituel ; elle est constituée d’un tissu en laine épaisse et tressée de motifs géométriques en losange et en croix. Le pupitre est recouvert d’une couverture similaire (photo 3). Une nouvelle fois, on retrouve la couverture, mais cette fois-ci directement dans le choeur de l’église. L’interrelation communicative entre le monde humain et le monde des non-humains par l’intermédiaire de la couverture évoquée plus haut prend ici toute l’ampleur de son symbolisme et s’applique alors dans les modèles référentiels respectifs des deux cultures en question.

Il est un autre élément mentionné brièvement dans l’exemple précédent et qui prend ici une tout autre dimension. Il s’agit de la présence de végétaux et d’éléments naturels (voir photo 3). Si, dans l’exemple précédent, l’environnement naturel et l’habitat traditionnel des cultures autochtones étaient représentés par une tenture en arrière-fond du petit autel et par la présence d’une peau de bison, dans ce nouvel exemple la nature s’invite (ou plus exactement est invitée) dans le choeur de l’église. Sur la table d’autel se trouve une croix faite d’un végétal tressé, ainsi qu’une fleur séchée, une petite pomme de pin, une plume et deux petites pierres (photo 4). À côté de la table d’autel, toujours dans le choeur de l’église, se trouve une statue représentant Saint-Joseph à l’Enfant Jésus. La tête du Christ est ornée d’une petite couronne de végétal tressé (photo 5). Dans ce même sens, il faut également remarquer la présence de nombreuses plantes vertes dans le choeur de cette église. Ces références marquent la sensibilité autochtone au monde naturel. Sans pour autant être un rappel direct aux croyances traditionnelles nord-amérindiennes, ces éléments sont révélateurs de la prise en considération, par les missionnaires, des sensibilités locales concernant l’environnement. En poursuivant, il est possible de constater qu’il ne s’agit pas uniquement d’une reconnaissance de la culture nord-amérindienne. Les deux éléments en végétaux tressés (la petite croix sur l’autel et la couronne du Christ) guident l’analyse vers deux orientations qui ne s’excluent pas l’une l’autre : la vannerie et l’usage des herbes sacrées.

Photo 3

Intérieur de l’église Our Lady of Fatima, Chehalis (BC)

Intérieur de l’église Our Lady of Fatima, Chehalis (BC)
Photo MR, 2013

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Photo 4

Éléments disposés sur la table d’autel de l’église Our Lady of Fatima, Chehalis (BC)

Éléments disposés sur la table d’autel de l’église Our Lady of Fatima, Chehalis (BC)
Photo MR, 2013

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Photo 5

Saint-Joseph à l’Enfant Jésus, église Our Lady of Fatima, Chehalis (BC)

Saint-Joseph à l’Enfant Jésus, église Our Lady of Fatima, Chehalis (BC)
Photo MR, 2013

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La vannerie est un artisanat caractéristique des cultures nord-amérindiennes. Les autochtones de la côte Nord-Ouest excellent tout particulièrement en ce domaine et le territoire sto:lo fait partie intégrante de cette aire culturelle. La vannerie est une technique principalement féminine. Les femmes vont cueillir les ressources végétales nécessaires, les font sécher et les tressent pour former, entre autres, des contenants et des pièces d’habillement. Du tressage résultent des motifs géométriques abstraits, répétés par une multitude de manipulations similaires, et « le géométrique, dans les mains des femmes, semble revêtir une puissance sociologique importante » (Goyon 2006). Une puissance symbolique s’ajoute à cette pratique. Par l’intermédiaire de cet art de la vannerie – tout comme de celui de la broderie –, les femmes créent des passerelles, tout d’abord entre les humains eux-mêmes à travers la transmission d’un savoir-faire, mais également entre le monde des humains et celui des non-humains, par le transfert de « puissance » (ibid.). Ces ouvrages ont donc quelque chose de « sacré »[6]. C’est en ces termes que la religieuse habitant en 2013 la réserve de Chehalis me présente les tressages susmentionnés (il m’a été impossible de rencontrer le prêtre responsable de cette paroisse, qui ne vient qu’un dimanche sur deux y célébrer la messe). L’usage de végétaux tressés et leur intégration à l’intérieur de l’église de la réserve, et qui plus est dans le choeur de celle-ci, sont révélateurs de l’acceptation et de l’adaptation par reformulation de cette tradition qui relève, d’une certaine façon, des croyances traditionnelles. Adaptation et reformulation, car il n’est plus question du monde des esprits qui habite l’ensemble du vivant. Les végétaux, ici tressés, sont considérés comme de nouveaux intermédiaires entre les humains et le Créateur[7].

Photo 6

Intérieur de l’église Saint-Paul, North Vancouver (BC)

Intérieur de l’église Saint-Paul, North Vancouver (BC)
Photo MR, 2013

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Cela mène à la seconde orientation guidée par la présence de ces végétaux tressés dans le choeur de l’église : l’usage des herbes sacrées et particulièrement de la sweet grass (foin d’odeur). Cette herbe sacrée odorante – comme l’indique l’étymologie de son nom scientifique, Hierochloe odorata – est utilisée traditionnellement par combustion dans de nombreux contextes rituels amérindiens : pour purifier les lieux et les individus et pour entrer en contact avec les esprits (Bloomfield 1930). Ces utilisations traditionnelles rapprochent la sweet grass de l’encens utilisé dans les liturgies chrétiennes. Il est alors commun, lors de cérémonies religieuses dans l’enceinte d’une église catholique au sein d’une réserve autochtone, que la sweet grass soit brûlée et remplace l’encens. Rites catholiques et pratiques traditionnelles amérindiennes s’enchevêtrent et révèlent une adaptation des missionnaires aux populations locales. La présence d’éléments végétaux dans l’église de Chehalis, qu’ils soient séchés, tressés, ou non, démontre bien une adaptation et une redéfinition d’habitudes autochtones traditionnelles en éléments liturgiques. Ce qui peut être considéré comme de simples éléments décoratifs prend alors une tout autre dimension : celle de la reformulation, par les missionnaires et plus largement par l’Église catholique, des symboles autochtones pour leur intégration dans les églises des réserves. Il ne s’agit pas d’un simple clin d’oeil à la culture locale, mais bien d’un dispositif de truchement du message chrétien par l’intermédiaire d’éléments caractéristiques du monde amérindien, la couronne en végétaux tressés apposée sur la tête du Christ n’étant pas sans rappeler la couronne d’épines.

Dans la petite église Our Lady of Fatima de Chehalis se remarque également un porte-encensoir en bois sculpté auquel est attachée une plume d’aigle. L’esthétisme de ce porte-encensoir rappelle ceux des mâts totémiques de la côte Nord-Ouest et représente ici un aigle (voir photo 3, arrière-plan droit). Un attrape-rêve est également accroché en décoration murale. Il faut également remarquer l’étole du prêtre en laine blanche avec motif géométrique triangulaire en laine rouge (voir photo 3, arrière-plan gauche). Cette étole est d’une facture artisanale similaire au linge liturgique précédemment décrit. Il est alors l’occasion de mentionner brièvement l’usage courant de vêtements liturgiques ayant un style ou un motif rappelant le monde autochtone. Ce sont le plus souvent les étoles et les chasubles qui adoptent un style amérindien, soit par les choix de tissus, en peaux tannées par exemple, soit par les motifs géométriques brodés.

Saint-Paul Church, North Vancouver (Colombie-Britannique)

Le dernier exemple d’église, au sein d’une réserve, dont l’intérieur comporte de nombreuses références à la culture traditionnelle locale est celui de la réserve de North Vancouver en Colombie-Britannique. L’église Saint-Paul est le coeur historique des missions chez les Squamishs, qui ont débuté dans les années 1860. L’actuelle église trouve ses origines dans une première structure en bois, consacrée en 1873 (Lascelles 1984 : 16). Comme pour les exemples précédemment cités, des éléments faisant référence à la culture autochtone n’ont été introduits à l’intérieur de l’église Saint-Paul qu’après les années 1960. En 1978, le conseil de bande de la réserve de North Vancouver fait appel à une entreprise pour évaluer la structure de l’église. L’étude faisant part d’un stade avancé de détérioration, le conseil de bande et le diocèse décident d’une restauration du bâtiment. La responsabilité du projet de restauration est confiée à un comité d’une quinzaine de paroissiens résidents de la réserve (dont le prêtre oblat). Ce fut alors l’occasion de repenser l’esthétisme intérieur de l’église (ibid. : 49-54).

Pour cette église située dans l’aire culturelle de la côte Nord-Ouest, le comité décida de donner à la nouvelle église l’influence artistique traditionnelle de la région « Coast Salish », dont la culture était alors en pleine revitalisation. Pour ce faire, le comité de paroissiens fait appel à Susan Sparrow, de la nation musqueam dont la réserve est située au sud-ouest de Vancouver, sur les rives de la mer Salish. L’artiste conçoit alors un motif géométrique non représentatif pour orner les arches intérieures de l’église (photos 6 et 7). Les liens entre féminin amérindien et motif géométrique ont été évoqués plus haut avec les techniques de vannerie et de broderie. En ce sens, il faut remarquer le tissu recouvrant l’ensemble des bancs et sièges de l’église : fait d’un motif coloré à géométrie triangulaire, il ajoute une touche supplémentaire à l’esthétique sous influence locale souhaitée pour le bâtiment (photo 7).

Photo 7

Éléments de l’autel, église Saint-Paul, North Vancouver (BC)

Éléments de l’autel, église Saint-Paul, North Vancouver (BC)
Photo MR, 2013

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Dans cette église, on retrouve également un porte-encensoir assez similaire à celui qui se trouve à Chehalis : en bois sculpté rappelant les mâts totémiques de la région, représentant un aigle, et auquel deux plumes sont accrochées (photo 7). Dans ce même thème animalier de l’aigle, attribut caractéristique des populations nord-amérindiennes notamment de la côte Nord-Ouest, deux remarquables bougeoirs installés sur la table de l’autel, également en bois sculpté, représentent une tête d’aigle dans un style artistique typique de cette aire culturelle (photo 8).

Photo 8

Bougeoir sur la table d’autel, église Saint-Paul, North Vancouver (BC)

Bougeoir sur la table d’autel, église Saint-Paul, North Vancouver (BC)
Photo MR, 2013

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Plus original, proche du choeur de l’église, accroché au mur, se trouve un tambour fait d’une peau animale sur laquelle est peinte une représentation du Sacré-Coeur de Jésus (photo 9). La présence du tambour dans les églises autochtones est chose commune : dans toutes les messes autochtones auxquelles j’ai eu l’occasion d’assister lors de mes enquêtes de terrain, les prières chantées sont accompagnées de musique à la guitare ou au tambour. Dans les discours des religieuses missionnaires interrogées, la question de la présence du tambour lors des messes revient régulièrement : « Ils [les aînés autochtones] ne voulaient pas avoir des tambours [dans les églises]. Parce que c’était mêlé. Pour eux, c’était mêlé des choses qui n’étaient pas bonnes[8] » ; « Les premières années, ils [les aînés autochtones] ne voulaient pas utiliser leurs tambours dans l’église. Parce que c’était sacrilège[9]. »

Photo 9

Tambour traditionnel avec représentation du Sacré-Coeur de Jésus, église Saint-Paul, North Vancouver (BC)

Tambour traditionnel avec représentation du Sacré-Coeur de Jésus, église Saint-Paul, North Vancouver (BC)
Photo MR 2013

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Ces deux extraits de témoignages de religieuses missionnaires ayant travaillé, pour la première, comme enseignante à l’école de jour de Goodfish Lake (Alberta) entre 1964 et 1968, et pour la seconde en tant qu’infirmière dans différentes communautés des Territoires du Nord-Ouest entre 1950 et 1996, indiquent la difficulté des missionnaires à introduire l’utilisation du tambour dans les églises. Ces religieuses missionnaires expliquent que les tambours ont été dépréciés par les missionnaires durant des décennies et qu’ils étaient alors considérés comme des éléments néfastes qui n’avaient pas leur place dans les cérémonies religieuses catholiques. Si, dans la parole des religieuses, il semble que les aînés aient renié une part de leur héritage traditionnel, il est également possible de concevoir cette résistance à l’introduction du tambour dans les églises comme le refus d’un métissage et d’un mélange des cultures. Le premier témoignage abonde en ce sens par la mention « Parce que c’était mêlé ».

Traditionnellement, le tambour a une forte valeur symbolique. Accompagnant chant et danse, il permet d’entrer en communication avec le monde invisible, celui des non-humains, des esprits (Laugrand et Oosten 2007-2008 ; Hofmann 1997). Le tambour présent dans l’église de North Vancouver a la particularité d’être orné d’une peinture qui représente le Sacré-Coeur. Dans l’ensemble des exemples précédents, le symbolisme traditionnel des éléments reformulés par les missionnaires ne semble pas être dénaturé. Leurs valeurs référentielles dans le monde autochtone sont toujours présentes, indépendamment de la transformation ou de l’adaptation induite par leur mise en présence dans une église catholique. Mais l’exemple de ce tambour semble plus problématique au regard des précédents. En effet, l’usage de ce tambour comme instrument de musique accompagnant la communication avec le monde des esprits – sa valeur référentielle initiale – est désormais impossible.

Si l’ensemble des exemples précédents semblent être le fruit de syncrétisme et de truchements où les symboles et les esthétismes issus de deux cultures ne s’annulent pas nécessairement les uns les autres, ce tambour n’est plus utilisable pour jouer de la musique sans que les à-coups répétés des baguettes y effacent la peinture représentant le Sacré-Coeur. Il s’agit d’ailleurs d’un objet simplement accroché au mur. Sa valeur traditionnelle étant totalement suspendue, l’exemple de ce tambour permet de remarquer qu’il y a une différence importante entre, d’une part, le fait que les missionnaires empruntent des codes esthétiques à la culture nord-amérindienne et, d’autre part, le fait qu’ils supplantent les usages traditionnels (tant symboliques que pratiques) de certains objets par un symbolisme faisant uniquement référence à la culture catholique. Ce tambour semble être un illogisme, démontrant une incompréhension de la culture autochtone au profit d’une adaptation locale à tout prix. Par ailleurs, j’ai postulé et démontré qu’il n’existe pas de conception du syncrétisme dans la pensée amérindienne (Robinaud 2017). Un principe d’incorporation selon un mécanisme de captation régit les rapports à l’altérité dans les sociétés nord-amérindiennes. Il n’y aurait alors aucune compromission dans la prise en considération d’éléments exogènes dans le système de représentation nord-amérindien. À ce titre, la cohabitation idéologique serait rendue impossible au profit d’un effacement de la différence, soit d’une appropriation. Or, l’exemple du tambour dans l’église de North Vancouver est bien celui d’un syncrétisme, fusion d’un objet amérindien et d’une représentation significative catholique pour former un objet de piété hybride.

L’église de Saint-Paul est l’exemple le plus récent d’indigénisation ici présenté, mais aussi celui où l’introduction d’éléments artistiques amérindiens est directement inscrite sur les murs intérieurs du bâtiment selon un motif créé par une artiste issue d’une nation voisine. Cependant, la peinture sur des murs n’est pas comme la pierre gravée, elle n’est pas immuable. Au regard de l’exemple du « tambour au Sacré-Coeur » ci-dessus évoqué, il est alors possible de s’interroger sur la superficialité de ces adaptations locales ; ou tout du moins sur la nécessité pour les missionnaires de forcer les traits et d’exagérer les marques visibles de l’adaptation aux cultures locales à la suite des recommandations de Vatican II.

Acculturation, inculturation ou indigénisation ?

L’ensemble de ces marques d’adaptations et d’emprunts à l’esthétisme et aux références symboliques nord-amérindiennes sont les résultats de la mise en contact de deux cultures. En ce sens, il serait possible éventuellement de parler d’acculturation – cette notion désignant les modifications culturelles induites par le contact entre deux cultures différentes – mais, plus précisément encore, d’indigénisation.

Les études d’acculturation trouvent leurs premiers matériaux sur le terrain nord-américain où la notion est définie comme « les phénomènes qui se produisent lorsque des groupes de personnes ayant des cultures différentes entrent en contact direct et continu, avec des changements subséquents dans les modèles culturels d’origine de l’un des groupes ou de l’ensemble des groupes » (Redfield, Linton, Herskovits 1936 : 149, notre trad.). En ce sens, l’acculturation ne se fait pas en sens unique et l’ensemble des cultures en présence peuvent être affectées par les changements consécutifs à leurs mises en contact. Or, il peut exister deux formes d’acculturation, une première non directive où chacun emprunte librement les traits culturels de l’autre, et une seconde, coercitive, où une première culture impose certains éléments qui lui sont propres, de telle sorte que la seconde n’a d’autre choix que de les adopter (Dozier 1955). Dans ce second cas, la frontière entre l’acculturation et l’assimilation se floute (Teske et Nelson 1974). Au regard des exemples précédents, si la notion d’acculturation semble proche du propos, elle ne les définit pas pleinement. En effet, il ne s’agit pas d’adaptation réciproque ou d’imposition d’un trait culturel. Au contraire il s’agit de l’emprunt par une culture A de traits caractéristiques d’une culture B pour mieux faire entendre à cette dernière ses principes (ceux de la culture A) et éventuellement de les imposer dans le cadre de l’évangélisation par la redéfinition des traits issus de la culture B.

Afin de rendre compte de sa pratique missionnaire, l’Église catholique a préféré forger son propre concept théologique – qui est caractéristique de l’après-Vatican II : l’inculturation (Guillemette 1995). Ce concept fait directement référence à l’insertion – par l’adaptation – du message chrétien dans une culture donnée. Ce terme, construit par les Jésuites dans la seconde moitié du xxe siècle, répond à une question bien antérieure (Labbé 2006). Déjà, au xvie siècle, la « querelle des rites chinois et malabars » s’interrogeait sur l’adaptation du catholicisme à la culture à évangéliser et sur la tolérance possible concernant les rites considérés comme païens mais n’ayant rien de contraire aux principes du catholicisme (Étiemble 1966). Une lettre intitulée Lettre sur l’inculturation, écrite le 14 mai 1978 par le père Pedro Arrupe, Supérieur général de la Congrégation des Jésuites, et adressée à l’ensemble des jésuites, définit ainsi l’inculturation :

Le principe fondamental, toujours valable, est que l’inculturation est l’incarnation de la vie et du message chrétiens dans une aire culturelle concrète, en sorte que non seulement l’expérience chrétienne s’exprime avec les éléments propres à la culture en question (ceci ne serait encore qu’une adaptation superficielle), mais aussi que cette même expérience devienne un principe d’inspiration, à la fois norme et force d’unification, qui transforme et recrée cette culture, étant ainsi à l’origine d’une nouvelle création.

Arrupe 1985 : 168-169

Si de nombreuses nuances entourent ce concept d’inculturation (Presmanes 2012), il faut retenir qu’il désigne une forme de dialogue confessionnel culturel. Pour insuffler ce « principe d’aspiration », le message chrétien doit s’adapter et se transformer en utilisant des « éléments propres à la culture » évangélisée, entre autres les codes esthétiques, pour ainsi créer de nouvelles formes culturelles.

Selon cette notion, l’inculturation doit se faire comme « une réponse de la communauté » locale qui, avec l’aide de l’Esprit saint, se transformerait en s’appropriant elle-même la religion catholique. D’un point de vue théologique, « l’inculturation véritable se fait au troisième stade, à partir d’en bas, comme une réponse de la communauté : la foi chrétienne nous fait tenir que c’est sous l’action de l’Esprit saint que se construit ce dialogue entre l’Évangile et une communauté » (Coulon et Melloni 2008 : 10). Le principe théologique de l’Incarnation est dans ce cas la référence, moteur de l’adaptation par inculturation (Labbé 2006). A. Peelman, dont les travaux portent sur le catholicisme chez les populations nord-amérindiennes et particulièrement sur ces questions d’adaptations culturelles, résume le concept en ces termes : « En fait, l’inculturation est ce qui se produit entre l’évangile (la graine) et la culture qui le reçoit (le sol). » (Peelman 1995 : 92, notre trad.)

Vatican II a largement contribué à la promotion d’une nécessaire adaptation à la culture locale. Le décret Ad Gentes sur l’activité missionnaire de l’Église suggère ceci :

Ainsi on saisira plus nettement par quelles voies la foi, compte tenu de la philosophie et de la sagesse des peuples, peut « chercher l’intelligence » et de quelles manières les coutumes, le sens de la vie, l’ordre social peuvent s’accorder avec les moeurs que fait connaître la révélation divine. Ainsi apparaîtront des voies vers une plus profonde adaptation dans toute l’étendue de la vie chrétienne. De cette manière, toute apparence de syncrétisme et de faux particularisme sera écartée, la vie chrétienne sera ajustée au génie et au caractère de chaque culture, les traditions particulières avec les qualités propres, éclairées par la lumière de l’Évangile, de chaque famille des peuples, seront assumées dans l’unité catholique.

CVII, Ad Gentes, chap. 3. 22

Suggérant alors de ne plus se débarrasser d’une culture locale, Vatican II propose aux missionnaires de composer et de s’adapter à cette culture, tout en évitant les formes de syncrétisme. Le principe de l’Incarnation doit alors permettre d’éviter cet écueil.

Cependant, plusieurs exemples susmentionnés suggèrent que les résultats de ces adaptations locales prennent bien la forme de syncrétismes religieux et de métissages culturels. Les adaptations conduisant à l’introduction, au sein des églises, d’éléments disposant d’une valeur référentielle forte dans le monde autochtone semblent être encouragées par les missionnaires, comme l’indiquent les propos recueillis auprès de religieuses missionnaires au sujet des tambours, ou tout simplement acceptés (c’est le cas du prêtre en fonction à Siksika). Même à North Vancouver, où l’initiative provient d’un comité de paroissien majoritairement autochtone, la volonté d’adaptation à la culture locale est justifiée dans un rapport rédigé par la directrice de ce comité par le souhait de faire « fusionner des valeurs » :

L’introduction d’un motif indien de la côte salish autour des arches, en remplacement de la fleur de lys qui avait décoré les arches avant 1910, sert d’exemple pour illustrer la fusion des valeurs historiques, en mettant ici l’accent sur les origines indiennes de la paroisse plutôt que sur l’origine française des missionnaires.

Lascelles 1984 : 51, notre trad.

L’ensemble des exemples d’adaptations locales précédemment évoquées pourraient alors être lus comme le fruit d’une fusion induite par la mise en contact de deux cultures.

De plus, il faut remarquer que Vatican II ne produit pas de réelle rupture dans la pratique de l’évangélisation, contrairement à la considération faite par la religieuse citée en tout début de cet article. De nombreuses continuités sont décelables entre la période précédant le concile Vatican II et celle suivant sa clôture, tout du moins au Canada (Routhier 2001). Déjà, avant Vatican II, les exemples de missionnaires s’adaptant aux cultures nord-amérindiennes sont communs (Laugrand 1997, 2012). Pourtant, c’est après ce concile que les missionnaires se sentent dans l’obligation de forcer le trait de ces adaptations et de les rendre plus visibles. Les exemples de culture matérielle ici évoqués sont le résultat de cette demande d’adaptation par les autorités vaticanes.

À travers la notion d’inculturation, les autorités vaticanes redéfinissent, dans un langage et une pensée théologique, les notions d’acculturation et d’indigénisation forgées par les sciences sociales. Par indigénisation sont ici entendus les résultats de l’adaptation des missionnaires aux communautés autochtones par l’introduction d’éléments traditionnels locaux au sein de leurs pratiques du catholicisme et de l’évangélisation. Cette notion d’indigénisation porte en elle l’idée de deux cultures en contact dans un contexte où le colonialisme est sous-jacent : les indigènes et les autres. Dans le contexte des missions d’évangélisation menées auprès des autochtones canadiens au coeur du présent propos, la notion d’indigénisation semble être mieux armée pour exprimer ce phénomène d’adaptation, au regard de la notion d’acculturation et encore plus vis-à-vis du concept d’inculturation issu de la théologie catholique. Ces autres, ceux qui viennent de l’extérieur et qui indigénisent leurs pratiques, sont les colonisateurs qui empruntent des traits culturels aux indigènes, aux colonisés. Contrairement à l’acculturation, l’indigénisation est à sens unique et marque bien le fait que ce sont ceux qui proviennent de l’extérieur qui prennent les marques des indigènes, soit des locaux. En « indigénisant » leurs églises, les missionnaires empruntent certains éléments caractéristiques des cultures autochtones. La notion d’indigénisation permet alors de conceptualiser les faits empiriques, sans les rattacher à aucune forme théologique, quelles qu’elles soient. Ainsi, en parlant d’indigénisation, il est possible de constater que l’adaptation ne vient pas que du bas, des populations sous l’influence de l’Esprit saint comme le laisse à penser l’emploi du concept d’inculturation. Dans les exemples ici mentionnés, ce sont les évangélisateurs qui acceptent de donner une couleur locale aux objets liturgiques présents dans leurs églises. En ce sens, les injonctions faites par Vatican II ont conduit à une valorisation des formes locales d’adaptation au moyen de l’indigénisation de la culture matérielle au sein des églises des réserves.

conclusion

Les exemples d’adaptations de la culture matérielle dans les églises des réserves se révèlent être de deux formes. Tout d’abord une première, qui relève de syncrétismes religieux entraînant des métissages culturels maladroits. Se retrouvent alors dans cette première forme les figurines de la Sainte Famille hybride de l’autel de l’église de Siksika (AB) qui prennent les traits physiques et les attributs d’individus autochtones ; les deux porte-encensoirs présents dans les églises de Chehalis (BC) et de North Vancouver (BC), objet de la liturgie catholique dont l’esthétisme s’inspire de symboles autochtones ; et tout particulièrement le « tambour au Sacré-Coeur » de North Vancouver (BC). Ensuite, une deuxième forme d’adaptation pourrait être catégorisée comme celle des truchements où les croyances catholiques et autochtones sont susceptibles de se faire mutuellement référence et dont les symbolismes respectifs peuvent se nourrir les uns des autres. Celle où des éléments à forte valeur référentielle dans le monde autochtone sont introduits dans les églises et deviennent des éléments rituels dans cet autre contexte religieux. Parmi les exemples discutés plus haut, la présence des couvertures et les éléments naturels tels que les végétaux à Chehalis (BC) correspondent à cette seconde forme d’indigénisation. Résultats d’une adaptation requise, l’ensemble des exemples sont les marqueurs visibles d’une adaptation aux cultures locales nécessaire selon les principes missiologiques de l’évangélisation. L’interaction entre missionnaires et populations nord-amérindiennes ainsi que la volonté individuelle du personnel ecclésiastique sont au centre de ce processus.

À partir des exemples ici évoqués, il n’est pas permis de conclure que les résultats visibles de l’adaptation au sein des églises des réserves nord-amérindiennes sont le fruit d’un processus provenant uniquement, et consciemment, des missionnaires. Là n’est pas l’intention du présent propos. Une double étude prenant en considération l’ensemble des participants aux rituels, missionnaires et autochtones, conduirait à une tout autre discussion. Cependant, il est possible de constater les effets, sur les éléments matériels rituels présents au sein des églises catholiques des réserves, de l’interaction interculturelle en contexte d’évangélisation. L’indigénisation se présente alors ici sous des formes d’hybridations, de métissages, de truchements et de superpositions symboliques. Ils sont les résultats de l’inculturation souhaitée par l’Église catholique ; ceux qui se donnent à voir et qui marquent ainsi le renouveau souhaité par Vatican II.

Il faut également remarquer que le style esthétique de la côte Nord-Ouest est particulièrement présent dans ces régions de l’Ouest canadien, tout comme celui des Plaines avec la présence du bison dans l’exemple de la réserve de Siksika. Il reste alors à s’interroger sur la performativité de ces codes esthétiques. Le biais géographique des lieux de l’enquête de terrain n’est pas à négliger. L’art de la côte Nord-Ouest et la culture des Plaines sont deux pôles très actifs dans le renouveau culturel, spirituel et politique des milieux autochtones nord-américains qui se joue particulièrement depuis les années 1960. Une étude plus systématique à travers les différentes régions nord-américaines permettrait d’apprécier (ou non) la performativité de telle ou telle tradition culturelle et artistique au regard de ses voisines pour l’indigénisation des églises en réserves autochtones. Cela permettrait de constater dans quelle mesure les missionnaires encouragent réellement une introduction d’éléments issus de la culture locale dans les églises des réserves, ou s’ils se laissent porter par le vent du renouveau culturel autochtone sous les encouragements du concile Vatican II. Un chantier qui reste donc à explorer.