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Le droit à la consultation et au consentement préalable, libre et éclairé (CPLE) est au coeur des luttes des peuples autochtones pour la défense de leurs territoires en Amérique latine (Tomaselli et Wright 2019 ; Leifsen et al. 2017 ; Schilling-Vacaflor et Flemmer 2020). La Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (C169) et la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA, adoptée en 2007) sont les principaux instruments internationaux qui consacrent ces droits. Si la DNUDPA a une portée politique importante, elle a toutefois une portée juridique plus limitée, car elle est non contraignante[1]. En revanche, la Convention 169 de l’OIT est un instrument juridique contraignant pour les vingt-trois pays l’ayant ratifiée. La plupart des États signataires de la C169 sont latino-américains. Parmi ceux-ci, la Bolivie, le Brésil, le Chili, la Colombie, l’Équateur, le Guatemala, le Mexique, le Nicaragua et le Pérou ont mis en place des mesures favorisant sa mise en oeuvre (OIT 2016 : 78). Dans ce contexte régional, la Colombie est perçue comme un modèle de mise en oeuvre de la Convention 169, en raison notamment des dispositions qu’elle a adoptées quant au droit à la consultation (OIT 2016 : 78).

Forte de cette longue expérience, la Colombie est un cas intéressant pour évaluer l’évolution des pratiques en matière de participation autochtone. En effet, les analyses portant sur les droits à la participation, à la consultation et au consentement des peuples autochtones en Amérique latine soulignent en général la discontinuité entre les discours et politiques adoptées et les pratiques (Tomaselli et Wright 2019), ainsi que l’effet de dépolitisation des revendications des Autochtones résultant d’un accent mis sur les procédures de consultation au détriment des droits substantiels revendiqués par ces derniers (Leifsen et al. 2017 ; Schilling-Vacaflor et Flemmer 2020).

Est-ce le cas en Colombie ? Dans cet article, nous nous intéresserons aux mécanismes mis en place en Colombie pour mettre en oeuvre les principes de consultation et de consentement autochtone. Nous verrons que, si le principe de la consultation est effectivement fortement institutionnalisé en Colombie, c’est grâce notamment à l’interprétation de la Convention 169 par la Cour constitutionnelle colombienne qui a mis en place les balises du modèle. Les procédures mises en place ne sont cependant pas dénuées de controverses. Alors que les autorités gouvernementales et les entreprises reprochent aux processus consultatifs leur lourdeur, les organisations autochtones y voient plutôt une manière de les diviser et de circonscrire leurs droits tout en donnant aux décisions gouvernementales une aura de légitimité. Face à ces limites, le débat se déplace désormais sur le terrain du consentement. Dans ce contexte, nous verrons que le droit colombien et les processus consultatifs existants, s’ils créent un espace de revendication pour les Autochtones, constituent surtout des obstacles institutionnels pour une plus grande reconnaissance du principe de consentement. En ce sens, la Colombie, souvent citée en exemple en matière de participation autochtone, ne se démarque pas nécessairement lorsqu’il s’agit de reconnaître aux peuples autochtones un véritable pouvoir décisionnel.

Après une mise en contexte historique du « modèle colombien », nous présenterons le cadre juridique et politique entourant la consultation en Colombie, ainsi que les mécanismes de mise en oeuvre de ce principe. Nous discuterons ensuite des limites de ce modèle, ce qui nous conduira à réfléchir à la transition vers un modèle reposant moins sur la consultation que sur l’exercice du droit au consentement (CPLE). Nous verrons les défis que pose une telle transition dans le contexte colombien, mais aussi certaines avancées en ce sens.

Ce travail s’appuie sur une recherche doctorale, de nature anthropologique, portant sur l’exercice du droit à la consultation et au consentement en Colombie. Les enquêtes de terrain ont été réalisées entre 2016 et 2018 auprès des directions du ministère de l’Intérieur chargées de la consultation préalable que nous avons accompagnées dans leurs missions auprès de différentes communautés et auprès du peuple arhuaco, au nord-est du pays. Les enquêtes sont appuyées sur la méthode de l’observation participante, complétée par des interviews des personnes engagées dans le processus de consultation (fonctionnaires du gouvernement, représentants autochtones, employés des entreprises, notamment).

Contexte socio-historique

L’histoire de la Colombie est marquée par une série de paradoxes. D’une part, de fortes inégalités sociales ont donné lieu à plus de soixante ans de conflits armés internes. Les peuples autochtones furent particulièrement touchés par ces conflits parfois violents, mais ils bénéficient néanmoins d’une importante reconnaissance juridique en comparaison avec de nombreux pays latino-américains. D’autre part, les institutions chargées de protéger ces droits sont bien reconnues, mais elles n’ont pas de réelle efficacité, si bien que la jouissance de ces droits ne se traduit guère dans les faits.

En 2005, selon l’organe étatique chargé des statistiques (Departamento Administrativo Nacional de Estadística - DANE), sur les 41 millions de Colombiens, 13 millions sont en état de pauvreté absolue et 3,5 millions en état d’extrême pauvreté[2] (DANE 2005a). Les inégalités socio-économiques et les perpétuels affrontements sur la propriété de la terre ont donné lieu à un conflit qui a causé 260 000 morts et environ 80 000 victimes de disparition. Plus de 17 778 enfants et adolescents ont été recrutés pour la guerre ; 178 056 ont été victimes d’assassinats ciblés, 1754 victimes des violences sexuelles et 6,8 millions des personnes déplacées par la force[3]. Malgré les accords de paix signés en novembre 2016 entre le gouvernement et les fuerzas armadas revolucionarias de Colombia (FARC), les défenseurs des droits humains continuent d’être la cible de menaces de mort et d’actes de violence, de même que les syndicalistes, les journalistes, les dirigeants autochtones et afro-colombiens et les activistes en général.

Les peuples autochtones sont particulièrement touchés par ces conflits et par la pauvreté. La spoliation foncière et les conflits armés entraînent d’importantes migrations et contribuent à affaiblir les liens sociaux au sein des communautés. Il est également difficile de protéger les territoires réservés (resguardos) des peuples autochtones face aux incursions des groupes armés. S’ajoute à cela la politique économique du pays, orientée vers l’extraction des ressources naturelles (charbon, gaz naturel, pétrole, fer, nickel, or, cuivre, émeraudes, énergie hydroélectrique et éolienne, monocultures de rente, principalement), qui touche d’autant plus les peuples autochtones que leurs terres se trouvent à l’épicentre des projets extractifs qui entraînent, si ce n’est toujours des déplacements, du moins des conditions de vie opposées à leurs cosmovisions (Escobar 2005).

Les peuples autochtones en Colombie

L’article 7 de la Constitution indique que l’État reconnaît et protège la diversité ethnique et culturelle de la nation. L’expression « communautés ethniques » employée dans la Constitution et dans les politiques du multiculturalisme, désigne les peuples autochtones (pueblos indígenas), les Afro-Colombiens (afrodescendientes,negros o mulatos, raizales, palenqueros) et les Roms ou gitanos. Bien que le droit à la consultation s’applique à toutes les communautés ethniques en Colombie, ce texte porte exclusivement sur la manière dont il s’applique aux peuples autochtones. La grande diversité des peuples autochtones de Colombie ne peut être présentée in extenso dans le cadre de cet article, qui se limitera à présenter quelques indicateurs socio-économiques et géographiques.

En 2005, la « population ethnique » en Colombie était évaluée à 5 709 238 personnes, dont 1,4 million étaient autochtones, ce qui constitue 3,43 % de la population nationale (DANE 2005b)[4]. En 2007, le Departamento Administrativo Nacional de Estadística (DANE 2007) répertoriait 87 peuples autochtones, mais des organisations autochtones comme l’ONIC (Organización nacional indígena de Colombia)[5], revendiquent aujourd’hui l’existence d’au moins 102 peuples autochtones différents dont la diversité s’appuie sur la pratique de 64 langues, regroupées en 13 familles linguistiques et présentant des variantes. Ces peuples divers se distribuent sur la quasi-totalité du territoire national, habitant principalement les territoires légalement constitués que sont les resguardos et les parcialidades ainsi que des territoires non délimités en zones rurales (décret 2164 de 1995). Ensemble, ils « possèdent » 29,8 % du territoire (34 millions d’hectares) [DANE, 2005b]. La plupart des titres de propriétés sur ces territoires ont été obtenus après que les peuples autochtones eurent lutté pour récupérer les fermes et les terres qui leur appartenaient originellement mais qui avaient été prises de manière illégale et généralement avec violence par une classe de propriétaires fonciers (CADPI 2017).

Les autorités colombiennes, tout comme la société civile, savent que les peuples autochtones vivent dans des conditions de grande vulnérabilité. Selon le Centro para la Autonomía y Desarrollo de los Pueblos Indígenas (CADPI), en 2010, 63 % des personnes autochtones vivent en dessous du seuil de pauvreté ; 47 % sous le seuil d’extrême pauvreté ; et 70 % des enfants autochtones souffrent de malnutrition chronique (CADPI 2017). Un fort contraste persiste également entre les Autochtones et la population sans appartenance ethnique en matière d’éducation. Cela a pour conséquence une forte discrimination sur le marché du travail et un très faible taux d’emploi et de représentation au sein des institutions politiques (DANE 2005b).

Contexte politico-légal

Dans les années 1970, les organisations autochtones et paysannes ont noué des alliances dans le cadre de luttes pour la récupération des terres et contre la réforme agraire et la loi du travail (Sanchez et Molina 2010 ; Osorio 2011). Ces alliances favorisent la participation de représentants autochtones à la rédaction d’une nouvelle constitution, adoptée en 1991 et toujours en vigueur. Cela débouche notamment sur la reconnaissance de la multiculturalité de l’État, de sa composante autochtone et des droits de ces peuples dans le texte constitutionnel de 1991.

La Constitution de 1991 déclare notamment la Colombie « État social de droit, organisé en République unitaire, décentralisée […], démocratique, participative et pluraliste, fondée sur le respect de la dignité humaine ». Elle prévoit que les peuples autochtones bénéficient de droits spéciaux, comme l’indique l’article 300 :

Les territoires autochtones sont gouvernés par des conseils dont la composition et l’organisation suivent les usages et coutumes de la communauté, et qui exercent les fonctions définies dans cet article. L’exploitation des ressources naturelles ne doit pas porter atteinte à l’intégrité culturelle, sociale et économique des communautés autochtones. Dans les décisions adoptées concernant cette exploitation, le gouvernement doit encourager la participation des représentants des communautés concernées. (notre trad.)

L’article 63 de la constitution établit également que les terres communales des groupes ethniques et les terres de resguardo sont inaliénables, imprescriptibles et insaisissables. L’article 329 établit que les resguardos autochtones sont des propriétés collectives. La reconnaissance comme « entités territoriales politiques et administratives » prévue à l’article 286 donne également une certaine autonomie aux autorités autochtones sur ces territoires[6]. La constitution prévoit enfin la participation des Autochtones au Congrès (Sénat et Chambre des représentants) et à certaines autres institutions étatiques.

Si les normes constitutionnelles et légales ainsi que la jurisprudence concernant les droits, les garanties et les devoirs des peuples autochtones sont bien développées en Colombie[7], le fait est que leur application est fortement limitée par des conflits entre normes, notamment sur les questions foncières, ainsi que par les conflits armés et l’absence de régulation étatique. C’est pourquoi les peuples autochtones continuent à lutter pour la reconnaissance de leurs droits et exigent leur application dans les politiques publiques. En 1996, notamment, les peuples autochtones se mobilisent à nouveau dans tout le pays. Ces actions aboutirent à la signature du décret 1396 qui établit la Commission nationale des droits humains et du décret 1397, laquelle crée la Commission nationale du territoire et la Mesa permanente de concertación (MPC) [« Table de concertation permanente » – MPC, s.d.].

La création de la MPC est particulièrement importante, car celle-ci constitue un espace de dialogue direct avec le gouvernement, au sein duquel les peuples et les organisations autochtones peuvent notamment conclure des ententes sur toutes les décisions administratives et législatives pouvant les affecter, évaluer la mise en oeuvre de la politique autochtone et assurer le suivi des divers accords conclus aux niveaux régional et local à travers le pays (art. 11 du décret 1397 de 1996). Il s’agit là d’un exemple de structure de participation politique directe résultant d’une action collective (Tilly 1995 : 45). Ce dispositif a aussi servi de base à la mise en oeuvre de la consultation préalable en Colombie.

Le droit à la consultation préalable, libre et éclairée en Colombie

La Colombie a ratifié la Convention 169 de l’OIT en 1991 et l’a intégrée à son régime juridique par la loi 21 de 1991. C’est le premier pays à adopter une réglementation pour la consultation préalable, libre et éclairée prévue dans la Convention (Décret n° 1320 de 1998) et l’un des rares pays latino-américains qui consulte autant sur les mesures législatives et administratives concernant les peuples autochtones que sur les projets économiques susceptibles de les affecter. Il est important de souligner que la Cour constitutionnelle a interprété le droit à la consultation prévu dans la C169 de manière fort libérale, lui conférant une force sans équivalent ailleurs (voir notamment les arrêts : T-652 de 1998 ; T-025 de 2004 ; T-256 de 2015 ; T-485 de 2015)[8]. La Cour a ainsi érigé le droit à la consultation en un droit fondamental des « communautés ethniques » :

[…] en garantissant leur participation aux décisions qui les concernent, le droit à la consultation préalable garantit l’intégrité et la subsistance des minorités ethniques. Ladite participation, par le biais du mécanisme de consultation, acquiert la connotation d’un droit fondamental, puisqu’il s’agit d’un instrument essentiel pour la préservation de l’intégrité ethnique, sociale, économique et culturelle des communautés.

Arrêt SU-039 de 1997, notre trad.

C’est en réaction à cette décision de 1997 qu’est adopté le décret 1320 de 1998[9] définissant la portée et les mécanismes de la consultation. La consultation des peuples autochtones (à travers leurs autorités légitimes et/ou les organisations représentatives) et des autres groupes ethniques a pour but de protéger leur intégrité culturelle, sociale et économique et de garantir le droit à la participation (Rodriguez 2014). Le ministère de l’Intérieur est responsable de la mise en place de ce dispositif, attribuant à la Dirección de consulta previa (DCP), un organe spécialisé du ministère, la coordination des consultations sur les projets d’investissement, la réalisation de travaux ou d’autres activités. Les consultations sur les mesures législatives et autres mesures administratives ou relatives aux politiques publiques sont coordonnées par la Dirección de Asuntos Indígenas, ROM y Minorías (DAI) du même ministère[10].

Consultation concernant les mesures législatives et administratives, ou des politiques publiques

Au vu de la jurisprudence constitutionnelle, ce type de consultation ne peut avoir lieu que lorsque les mesures législatives sont susceptibles d’affecter directement les peuples autochtones (arrêt C-461 de 2008). Une loi peut affecter directement les « peuples ethniques » lorsque le projet présente des aspects liés intrinsèquement à l’identité desdits groupes, concernant par exemple leur relation spéciale avec le territoire, leur culture et leurs priorités de développement. Même si la mesure est susceptible de les favoriser, elle doit faire l’objet d’une consultation (arrêts C-175 de 2011 et C-030 de 2008). La consultation doit être faite avant le dépôt du projet de loi devant le Congrès, de façon à avoir une incidence sur le contenu du projet de loi (arrêts T-154 et C-615 de 2009). Néanmoins, un flou juridique règne quant à la réglementation de la consultation, et aucune directive ne protège les accords conclus au cours des consultations dans le déroulement du processus législatif, si bien que les peuples autochtones étant en minorité au Congrès (Rodriguez et Orduz 2012 : 8), leurs préférences sont susceptibles de ne pas être prises en considération par la majorité des législateurs.

La consultation dans le cadre des processus législatifs et politiques se réalise avec la MPC, puis les discussions se déplacent vers les communautés s’il en est ainsi décidé avec les représentants autochtones. La MPC, composée de membres du gouvernement national et des délégués de cinq organisations autochtones[11], compte aussi trois observateurs : l’Organisation internationale du Travail, la Commission interaméricaine des droits de l’Homme et la Conférence épiscopale de la Colombie.

Aucune procédure n’est définie pour mener à bien les consultations. Cependant la Cour constitutionnelle a souligné la nécessité d’une préconsultation des populations (par un dialogue antérieur à la consultation proprement dite) pour fixer les conditions du processus. Les communautés doivent être informées par la voie de leurs instances représentatives (arrêt C-208 de 2007). Malgré le manque de clarté sur le déroulement du processus, quelques conditions minimales ont été posées par la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (Cour CIDH) et la Cour constitutionnelle colombienne : 1) la consultation doit être libre, sans aucun type de coercition ni pression ; 2) le gouvernement doit transmettre toute l’information aux populations concernées, les renseigner sur la portée de la mesure proposée et la manière dont elles pourraient être affectées et ainsi leur donner une occasion efficace de prendre position ; 3) la consultation doit être réalisée de bonne foi, c’est-à-dire que son but réel n’est pas de satisfaire une exigence administrative, mais de parvenir à de véritables accords à travers des procédures culturellement adéquates. La consultation n’est donc pas une fin en soi mais un moyen de protéger des droits fondamentaux et collectifs (arrêt C-461 de 2009 ; Saramaka vs Surina, Cour CIDH 2007).

En 2016, lors d’un rapport interne sur ses fonctions, la DAI recensait 17 consultations sur des mesures administratives et des projets législatifs, menées avec la MPC entre 2010 et 2018. Selon ce rapport, le processus suit six étapes (DAI, présentation, Nabusimake, 2016) :

  1. Présentation de la mesure législative ou administrative à la MPC.

  2. Préconsultation : mise en place du processus de consultation préalable.

  3. Mise en oeuvre : formation d’une commission conjointe réunissant les délégués de la MPC et de l’institution nationale concernée. Réunions en territoire autochtone sur la mesure concernée.

  4. Présentation devant la MPC du travail effectué par la commission sur la mesure législative ou administrative. Unification des propositions des cinq organisations autochtones dans une seule proposition qui sera présentée au gouvernement.

  5. Réunions régionales, locales ou macro-régionales selon la méthodologie définie en phase 2. La norme soumise à consultation est discutée et révisée sur le plan technique.

  6. Examen et ajustements finaux de la mesure avant la formalisation des recommandations et la clôture du processus devant la MPC. Les accords et désaccords sont répertoriés.

Il est important de détailler ce processus car la Cour a déclaré inconstitutionnelles plusieurs lois en raison des lacunes du processus de consultation (arrêt C-175 de 2011). Par exemple, l’absence d’un processus authentique de consultation préalable a été le motif conduisant à la déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi relative à la foresterie (arrêt C-030 de 2008), d’une loi sur le développement rural (arrêt C-175 de 2009) et de modifications au Code minier de 2010 (arrêt C-366 de 2011).

Si la MPC est le principal cadre dans lequel se réalisent les consultations sur des mesures législatives, ce n’est toutefois pas le seul. Des mécanismes similaires existent au niveau local, par exemple en Amazonie (MRA : mesa regional amazónica) et dans le Cauca (PUPSOC : mesa proceso de unidad popular del sur occidente colombiano et le comité de integración del macizo colombiano CIMA). Ces mécanismes témoignent de la nécessité de revenir au niveau local pour résoudre certains conflits et prendre des décisions plus faciles à concrétiser en comptant, par exemple, sur les autorités et le budget local pour mener à bien les négociations.

Ce dispositif fort développé est une avancée importante pour les peuples autochtones. Il convient néanmoins d’en souligner les limites. Sur la base de nos observations, nous pouvons souligner notamment que ce ne sont pas tous les peuples autochtones qui y participent. L’ordre du jour des discussions est aussi majoritairement défini par l’État et les questions soulevées par les autochtones sont souvent mises à l’écart. Enfin, une grande partie des accords passés avec le gouvernement restent lettre morte et sans effet. Lors d’un forum international sur la consultation préalable qui s’est tenu à Bogotá en février 2017, plusieurs représentants autochtones ont déclaré que la MPC n’était qu’un moyen de légitimer les décisions du pouvoir exécutif et de freiner la mobilisation autochtone par la négociation d’accords « bidons » qui ne sont pas respectés (Foro internacional: la consulta y el consentimiento, previo, libre e informado). En octobre 2017, lors d’un nouveau cycle de mobilisations, la minga indígena nacional[12], les organisations autochtones ont fait état de plus de 1 392 accords avec le gouvernement qui n’étaient pas appliqués (CRIC, s.d.).

Directive présidentielle no 10 du 7 novembre 2013

Directive présidentielle no 10 du 7 novembre 2013

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Malgré de nombreux problèmes, les processus de concertation entre le gouvernement national et les gouvernements autochtones, fondés sur la reconnaissance par l’État de leur autorité politique, reflètent une attitude démocratique unique en Amérique latine. Il reste cependant nécessaire de réduire l’asymétrie de pouvoir qui marque ces relations, afin que le dialogue ne soit pas une fin en soi, mais bien une véritable opportunité de mise en oeuvre des revendications autochtones (Brilman 2013).

Consultation pour des projets sur les territoires autochtones

La consultation portant sur les projets de développement en territoire autochtone proprement dit obéit à un processus distinct, également défini à la suite d’une directive présidentielle la datant de 2013. Le processus comporte dans ce cas cinq étapes : attestation de la présence des communautés ethniques (certificación) ; coordination et préparation des protocoles de consultation ; préconsultation ; consultation préalable ; suivi des protocoles et des accords post-consultation (Directive présidentielle n° 10 de 2013) [voir fig.][13].

La dimension la plus innovante du processus est sans doute la présence de protocoles de consultation. Ces protocoles d’accords sont des rapports, signés par les parties à la fin des processus de consultation, relatant les conclusions et les possibles désaccords qui peuvent persister après la consultation. La signature d’un protocole ne signifie donc pas nécessairement qu’il y a accord sur les conclusions ou même sur le processus de consultation lui-même. Ces protocoles sont, de fait, rédigés par les représentants du gouvernement en présence des représentants des communautés et des entreprises concernées (tab. 1 et 2). Entre 2003 et 2016, la DCP répertorie 5541 protocoles. Entre juillet 2017 et juin 2018, leur nombre augmente considérablement : 3026 en deux ans, ce qui représente une augmentation annuelle de 71,83 %. Par contre, 112 de ces protocoles sont rédigés sans l’accord des collectivités concernées (Ministerio del Interior Colombia 2018).

Tableau 1

Nombre de protocoles d’accords par année

Nombre de protocoles d’accords par année

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Ces statistiques sont présentées par le gouvernement comme preuve indéniable que les Autochtones sont bel et bien consultés en Colombie. Cela dit, l’augmentation importante du nombre de protocoles soulève des questions, tant au niveau du processus que de l’effectivité de ces consultations. Certaines communautés se plaignent d’être sur-consultées et de manquer de ressources pour faire face à la demande. Certaines ont dû adapter leur quotidien au déroulement des consultations, parfois au détriment des activités normales des autorités traditionnelles (décision T-969 de 2004). Comme le soulignent plusieurs analyses, la mise en place d’un tel instrument juridique entraîne de fait des modifications sociales et structurelles au sein des communautés (Rodriguez-Garavito 2010 ; Schilling-Vacaflor et Flemmer 2020). Mes enquêtes de terrain, conduites entre 2016 et 2018, auprès de seize peuples, m’ont notamment permis de constater l’émergence au sein des communautés d’une nouvelle « figure d’autorité », constituée par les représentants autochtones servant d’intermédiaires entre des « autorités ancestrales » souvent auto-constituées, l’État et les entreprises.

Un rapport de 2014 du Défenseur du peuple de la Colombie à propos de la crise dans La Guajira (crise produite par les nombreux décès des femmes et enfants autochtones dus à la malnutrition) illustre la perturbation que suscite la multiplication des autorités au sein du peuple wayúu. Le rapport estime que cela tient à l’importation de concepts étrangers aux usages et coutumes du peuple wayúu – telle cette figure de « l’autorité ancestrale ». Alors qu’il existait, jusqu’au début des années 1990, dix-huit clans considérés comme solides et quatre clans en danger, plus de 6000 « autorités traditionnelles » ont émergé chez les Wayúus, dont le but, toujours selon le rapport du Défenseur du peuple, serait essentiellement d’obtenir des ressources liées au système général de participation (ressources de la nation transférées aux entités territoriales). Cette atomisation contribue à affaiblir la cohésion du peuple wayúu et sa capacité de mobilisation collective. Le défenseur du peuple constate aussi que de nouvelles communautés viennent s’installer dans la zone d’influence d’un projet en vue de bénéficier des compensations ou des bénéfices qui y sont liés (Defensoría del Pueblo Colombia 2014).

Tableau 2

Nombre de protocoles d’accords avec et sans entente

Nombre de protocoles d’accords avec et sans entente

n/a : non applicable (pas de données disponibles)

*

au 15 juin 2018

Réalisé avec les données de la DCP (2018) et Ministerio del Interior Colombia (2018)

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Mes enquêtes de terrain confirment que, dans certaines communautés et organisations autochtones, des dirigeants ou des membres des communautés se spécialisent dans les processus de consultation et tout ce qui s’y rattache. J’ai pu observer cette spécialisation dans des réunions consacrées à la construction des stratégies politiques et territoriales de la communauté. Cette professionnalisation s’applique aussi aux demandes portées devant les organes onusiens ou devant le système régional des droits humains. Cela a pour conséquence que les représentants autochtones n’ont pas toujours le temps de retourner dans leurs communautés à cause d’un agenda de consultation trop rempli. Certains d’entre eux tendent ainsi à s’éloigner de la réalité de leur peuple, ce qui impacte les négociations avec le gouvernement et les entreprises et contribue aux difficultés rencontrées pour la mise en place de consultations qui tiennent véritablement compte des intérêts et perspectives autochtones.

Du côté étatique, l’inflation des tâches liées au processus de consultation vient surcharger les directions du ministère de l’Intérieur concernées. Mais sans doute plus problématique est le fait que les fonds nécessaires pour répondre aux besoins croissants en personnel proviennent souvent d’autres ministères, par exemple celui chargé de l’exploitation minière et pétrolière, ce qui peut induire un véritable conflit d’intérêts. Du côté des entreprises, on voit qu’elles s’adaptent en augmentant les ressources associées aux relations avec les communautés. Ces services emploient de nombreux anthropologues et ex-fonctionnaires du ministère de l’Intérieur qui ont l’expérience des consultations et qui sont connus des communautés[14].

La multiplication des demandes de consultation découle directement de la politique économique du pays, orientée vers l’extraction des matières premières. Les pressions pour accélérer et alléger ces procédures sont donc sans surprises importantes. D’autant plus que la consultation reste toujours perçue par une grande partie du secteur privé et par le gouvernement comme une simple procédure, et non comme l’exercice d’un droit fondamental (Rodriguez 2009).

D’aucuns arguent que la consultation représente un obstacle aux projets de développement du pays. La consultation constituerait un labyrinthe interminable et très coûteux, un processus en crise qui paralyse la gestion étatique, tant législative qu’administrative (Ministre de l’Agriculture, dans Valero 2013). Cet argument est relayé par les médias. Pour le journaliste d’opinion Daniel Valero, qui écrit dans un journal influent, la consultation est une procédure politique et juridique complexe et inutile qui paralyse le pays et affecte son développement économique (Valero 2012, 2013). Selon lui, les communautés cherchent à convertir la consultation en une sorte de droit de veto sur le développement du pays.

Les élites politiques reprennent ces mêmes thèmes. Lors du Congrès national des mines de 2017, le président de la République Juan Manuel Santos affirmait ceci :

[…] la consultation préalable est un droit constitutionnel qu’en tant que gouvernement nous avons l’obligation de respecter et de garantir. Mais nous considérons aussi, parce que c’est devenu un casse-tête pour nous, qu’il est fondamental de le réglementer pour clarifier sa procédure.

Le président Juan Manuel Santos, 2017, notre trad.

Pour le vice-président de la Colombie, Germán Vargas Lleras, « dans certains cas, le mécanisme de consultation préalable est devenu un mécanisme d’extorsion, pour exiger des investisseurs et des exécutants des projets des engagements qui ne relèvent pas de ce droit » (El Tiempo 2016, notre trad.). Ces propos témoignent du climat de méfiance qui règne dans la sphère politique face à la consultation des peuples autochtones. De tels propos influencent fortement la perception concernant la consultation dans le pays et l’opinion de la société majoritaire sur les peuples autochtones.

Plusieurs dirigeants autochtones reconnaissent que la consultation peut constituer un obstacle à la mise en oeuvre du modèle de développement national, axé sur l’extraction des ressources naturelles, et que les autochtones ont parfois fait des erreurs dans la manière d’exercer ce droit (notes de terrain, Valledupar, 2 mai 2018). Mais ils insistent aussi sur la nécessité de consolider le modèle en place afin de favoriser l’exercice de leur autonomie sur leurs terres et de garantir le respect de leurs droits et de leurs manières de voir le développement économique. Pour ces dirigeants autochtones, la consultation, telle qu’elle est réalisée aujourd’hui, est biaisée en faveur des projets industriels ; elle sert principalement à leur donner une légitimité juridique. Ils estiment qu’une vision strictement procédurale de la consultation contribue à alourdir le processus et ne permet pas une véritable prise en compte de leurs droits plus substantiels, notamment en matière de protection du territoire, d’autonomie gouvernementale et de protection de la culture et des modes de vie. Autrement dit, comme ailleurs en Amérique latine, on constate en Colombie une réduction du champ des revendications autochtones par suite de l’institutionnalisation de la consultation (voir à ce sujet Schilling-Vacaflor et Flemmer 2020).

De la consultation au consentement : enjeux de la reconnaissance

Face aux limites des processus consultatifs mis en place depuis maintenant plus de vingt ans en Colombie, les organisations et leaders autochtones revendiquent de plus en plus un élargissement du droit national vers une reconnaissance du principe de consentement préalable, libre et éclairé (CPLE). Ils se buttent cependant à deux obstacles importants. D’une part, le CPLE, s’il est de plus en plus reconnu au niveau international, demeure un principe contesté, aux contours encore flous sur le plan juridique. Les tribunaux colombiens reflètent jusqu’à présent ce flou dans leur interprétation du principe. D’autre part, la forte institutionnalisation de la consultation en Colombie constitue à la fois un tremplin vers le consentement et une source de résistance face à celui-ci.

Un principe aux contours flous

Bien que le droit au consentement préalable, libre et éclairé soit inscrit dans la DNUDPA, une certaine ambiguïté persiste quant à sa portée véritable (Bellier et al. 2017 ; Desmarais 2006 ; Doyle 2015 ; Papillon et Rodon 2017 et 2018 ; Leydet, ce numéro). Plusieurs voient dans le CPLE un corollaire du droit à l’autodétermination, et donc une affirmation de l’autorité politique et juridique des peuples autochtones sur leurs terres ancestrales (Doyle et Cariño 2013 ; Anaya 2013). Le droit international reconnaît en effet que le droit à l’autodétermination des peuples constitue la base de l’exercice d’autres droits, tels ceux liés à la participation à la prise de décisions sur les questions qui les concernent ou les affectent (Charters et Stavenhagen 2010). D’autres voient plutôt dans le CPLE une extension du droit à la consultation entraînant une obligation, pour l’État, de tenter d’obtenir l’accord des communautés autochtones sans toutefois qu’il y ait d’obligation de résultat en ce sens. D’aucuns craignent en effet qu’une définition du CPLE entraînant une obligation de résultat équivaudrait à reconnaître aux Autochtones un droit de veto sur les lois et les politiques définies par les institutions démocratiques d’États souverains. Le texte de Dominique Leydet dans le présent numéro de Recherches amérindiennes au Québec propose un bon aperçu de ces débats interprétatifs sur lesquels nous ne nous étendons pas ici.

Dans leur introduction au présent numéro spécial, Martin Papillon et Thierry Rodon soulignent que la controverse sur l’interprétation du CPLE signifie que sa définition relève moins de principes abstraits que du jeu politique qui opère à la fois sur le plan international et au niveau des États. En ce sens, le contexte juridique et politique propre à chaque pays aura une influence importante sur la portée du principe et sur sa mise en oeuvre. Cela est certainement vrai en Colombie.

Portée du droit et rôle de la Cour constitutionnelle colombienne

En 2007, la Cour constitutionnelle colombienne a commencé à faire allusion au CPLE dans sa jurisprudence, en s’appuyant notamment sur les arrêts de la Cour interaméricaine des droits humains (Cour CIDH) et sur la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA). La Cour constitutionnelle de Colombie a déclaré que, pour autoriser un projet d’exploration et d’exploitation des ressources pouvant avoir un impact important ou mettant en péril la survie des peuples autochtones, il est nécessaire d’obtenir le CPLE des communautés concernées. Cette jurisprudence dérive du cas Saramaka vs. Surinam (2007), dans lequel la Cour CIDH précise que la consultation doit avoir pour but d’informer les communautés sur le projet et ses risques afin qu’elles puissent exprimer leur acceptation, ou leur refus, concernant le plan de développement proposé (Saramaka vs Surinam, Cour CIDH 2007).

Dans son arrêt T-129 de 2011, la Cour constitutionnelle colombienne juge également nécessaire que la consultation préalable et le consentement éclairé des communautés ethniques (en général) contribuent à déterminer la solution de remplacement la moins nuisible dans les événements qui : (i) impliquent le transfert ou le déplacement de communautés ; (ii) sont liés au stockage ou au déversement de déchets toxiques sur des terres ethniques ; et/ou (iii) représentent un impact social, culturel et environnemental important dans une communauté ethnique, qui pourrait notamment compromettre son existence. Dans ces trois cas, l’obtention du consentement est une obligation (arrêt T-129 ; notre trad.). Dans un exercice d’unification de la jurisprudence (rassemblement des critères juridiques) relative au contenu et à la portée du droit à la consultation, la Cour constitutionnelle souligne ceci :

La consultation préalable est un droit fondamental et inaliénable qui a pour objectif d’essayer d’obtenir, de manière véritable et par le dialogue interculturel, le consentement des communautés autochtones et tribales sur les mesures (administratives et législatives) les affectant. Elle doit être guidée par les principes généraux de bonne foi entre les parties, de participation active et effective des peuples concernés, de dialogue interculturel, d’absence de droit de veto, de flexibilité, d’information et de respect de la diversité ethnique et culturelle. La consultation préalable est une manifestation du droit de participation. En vertu du principe de proportionnalité, ce droit s’exerce à différents niveaux en fonction du degré d’engagement d’une communauté : a) une participation basique en l’absence d’impact direct ; b) une consultation préalable lorsqu’il y a un impact direct et c) une requête de consentement préalable, libre et éclairé lorsque l’impact sur les droits des personnes ethniques est intense.

Arrêt SU-123 de 2018, notre trad.

Cette interprétation, qui rejoint celle avancée par plusieurs États dans les débats sur la mise en oeuvre de la DNUDPA, a pour effet de réduire la portée du CPLE à une obligation procédurale plutôt que d’en faire un droit substantif (Doyle 2015).

Face à la résistance de la Cour constitutionnelle et des autorités colombiennes, certains leaders autochtones cherchent à éviter le langage du CPLE et préfèrent parler « d’objection culturelle », un concept qui s’inscrit dans la continuité du droit colombien. Déjà en 1991, le dirigeant guambiano Lorenzo Muelas signalait que cette objection visait la possibilité de s’opposer à des projets qui présentent un risque certain pour la survie sociale ou culturelle des communautés et qui vont à l’encontre de leurs cosmovisions (Santamaria 2013 ; Cardenas 2017). Un tel principe, puisqu’il repose sur le principe de la « survivance culturelle », serait plus limité que le CPLE, qui repose sur le droit à l’autodétermination.

Il est intéressant de noter que le concept « d’objection culturelle » a été introduit dans l’accord de paix signé entre l’État et les FARC, en novembre 2016 :

La nature principale et non subsidiaire de la consultation préalable, libre et informée et du droit à l’objection culturelle sera respectée […]. Par conséquent, la mise en oeuvre des accords, en ce qui concerne les groupes ethniques, doit respecter le droit à ladite consultation dans le respect des normes constitutionnelles et internationales.

Poder Legislativo, Colombia 2016 : 207, notre trad.

L’inclusion de l’objection culturelle dans un accord majeur pour la Colombie donne une force à cette notion, mais sa définition et les moyens de son application (sans médiation du droit à la consultation, par exemple) sont très vagues. Les avantages du droit à l’objection culturelle restent, pour le moment, théoriques, mais cette notion permet d’inscrire le principe du consentement dans le contexte colombien, tout en évitant de parler de veto (une possibilité que craignent les élites politiques comme nous l’avons vu plus haut) et de droit à l’autodétermination.

Traduction du principe dans la pratique

Dans la pratique cependant, on ne voit pas en Colombie se matérialiser le droit au consentement ou à l’objection culturelle – en dehors des cas soulignés par la Cour constitutionnelle. On observe que le langage du consentement est de plus en plus présent dans les discussions entourant les processus de consultation, mais son interprétation demeure limitée. Dans les différents espaces générés par la consultation (formation technique, socialisation avec les communautés ou secteur privé, réunions des organisations autochtones, etc., auxquelles j’ai pu assister lors du travail de terrain), nous voyons se développer un langage adapté au public et variant selon les émetteurs et le contexte. Ainsi, par exemple, quand les représentants des différentes directions du Ministère vont dans les communautés expliquer le droit à la consultation et au CPLE, ils évitent toute référence à un veto et s’appuient plutôt sur les jugements de la Cour constitutionnelle et sur les recommandations de l’OIT en la matière.

Pour la Dirección de Asuntos indígenas (DAI), l’objectif de la consultation est de chercher un accord réalisable (consentement) avec les collectivités sur les mesures législatives/administratives qui affectent leurs intérêts et aussi de protéger et garantir leurs droits fondamentaux, collectifs et intégraux. Mais cela n’implique ni l’obligation de parvenir à un accord, ni le droit de veto des collectivités (DAI). Dans son rapport au parlement colombien daté de juin 2018, la Dirección de consulta previa (DCP), écrivait :

Aujourd’hui, nous avons la satisfaction d’avoir la garantie du consentement préalable, libre et éclairé dans plus de 6243 processus de consultation préalable avec les différentes communautés du territoire colombien. Les principes de la jurisprudence sont donc pleinement respectés dans les consultations préalables qui ont eu lieu jusqu’à présent.

Ministerio del Interior Colombia 2018, notre trad.

Lors des présentations qu’elle réalise sur le droit à la consultation dans les premières réunions des processus de consultation que j’ai pu observer, entre 2016 et 2017, la DCP n’évoquait que la simple obligation d’informer et de rechercher un accord, sans obligation d’arriver à un consentement et sans que la communauté puisse s’objecter à des projets. Le dialogue avec les communautés a pour objectif de chercher un accommodement, ce qui veut dire chercher le consentement et non pas l’obtenir nécessairement, sauf dans les cas précisés plus haut par la Cour. S’ils veulent obtenir un droit de consentement, les autochtones doivent dès lors aller devant les tribunaux.

Conclusion

La Colombie fait souvent figure d’exemple à suivre concernant la participation autochtone à la prise de décision en matière de développement territorial. Comme nous l’avons vu, la jurisprudence de la Cour constitutionnelle colombienne a permis la mise en place de procédures de consultation relativement précises et détaillées. Ces décisions permettent de dynamiser les droits reconnus par la Charte constitutionnelle, en définissant le contenu et le champ d’application tant du droit à la consultation que du droit au consentement. La plupart de ces avancées juridiques sont le résultat de stratégies de litige élaborées par les peuples autochtones (Muñoz 2016 : 219). Comme le signale aussi Angela Santamaria (2010), ces stratégies correspondent à un processus de juridicisation de la politique autochtone. Le fait que les avancées doivent passer par la voie judiciaire témoigne des luttes que doivent encore mener les peuples autochtones pour surmonter les obstacles sur le plan politique.

Depuis le début des années 2000, les peuples autochtones de Colombie évoquent de plus en plus le droit au consentement préalable, libre et éclairé afin de suppléer aux lacunes des processus de consultation existants. Malgré une institutionnalisation sans égale ailleurs en Amérique latine, la consultation s’inscrit en effet en Colombie dans une logique de légitimation des décisions gouvernementales plutôt que dans une logique de respect de la volonté des peuples autochtones. Les données issues de nos enquêtes de terrain confirment également que les dispositifs de consultation ont pour effet de modifier les pratiques politiques et les structures d’autorité au sein des communautés, afin de rendre ces dernières plus compatibles avec les pratiques administratives et juridiques de la société majoritaire (voir Rodriguez-Garavito 2010).

Si le « modèle colombien » de consultation incorpore de plus en plus le principe de consentement, il favorise aussi, paradoxalement, une interprétation restreinte du CPLE, limitée à une obligation de consulter dans le but de chercher l’atteinte d’un accord, sans pour autant exiger un tel accord. Le consentement est ainsi divorcé du droit à l’autodétermination – d’où il tire pourtant sa substance, selon plusieurs juristes et leaders autochtones. Le droit au consentement est en quelque sorte capturé dans une logique administrative de consultation largement contrôlée par l’administration gouvernementale.

Dans ce contexte, on peut craindre que la forte institutionnalisation de la consultation se fasse au détriment de la pleine reconnaissance du CPLE, dans la mesure où elle confine les collectifs autochtones à un statut de participant dans un processus qu’ils ne contrôlent aucunement. Il est important malgré tout de souligner l’importance des espaces de dialogue générés par les processus de consultation. Le processus de la consultation permet de mener une négociation directe avec les entreprises et donne la possibilité de dialoguer avec des représentants du gouvernement, au risque d’être cooptés par les unes et dominés par les autres. Sachant que les peuples autochtones de Colombie ont rarement un espace où ils sont considérés comme de véritables interlocuteurs, on peut estimer que, malgré l’asymétrie des pouvoirs, même si la « place » qui leur est accordée est éphémère, la reconnaissance par le biais de la consultation n’est pas négligeable. Ils deviennent acteurs de ces processus institutionnels.

Tant les recours devant les tribunaux que la participation aux processus de consultation ont permis aux autochtones de faire connaître leurs droits et d’invoquer la nécessité de les respecter. Comme au Canada, et parce qu’elles veulent éviter les problèmes sociaux avec les communautés ou les conséquences monétaires des conflits juridiques, quelques entreprises (comme celles du secteur des énergies éoliennes) cherchent désormais à passer des accords qui soient bénéfiques pour les communautés et qui s’approchent le plus possible des termes du consentement. La négociation de ces ententes, tout comme la mobilisation de l’« objection culturelle », montre que le principe de consentement et sa mise en oeuvre continuent d’évoluer dans le contexte colombien (Rodriguez 2014). Il est cependant trop tôt pour savoir s’il se matérialisera plus concrètement dans les pratiques, à travers le principe d’« objection culturelle » ou sous d’autres formes.