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Le livre Mohawks on the Nile correspond en fait à un dossier étoffé et diversifié établi par le professeur Carl Benn (du département d’histoire de l’Université Ryerson, à Toronto) et centré sur un événement historique important mais peu connu, assez inusité dans l’histoire du Canada. Il y a plus d’un siècle, entre 1884 et 1885, un groupe de jeunes Mohawks provenant principalement des régions de Kahnawake (Caughnawaga) et de Kanesatake ont été recrutés pour faire partie d’une expédition militaire de l’armée britannique (p. 17). Ces Mohawks avaient été choisis en raison de leurs talents de navigateurs sur les rivières et les rapides afin d’aider les forces armées de l’Empire britannique dans son occupation de l’Égypte et pour son invasion planifiée du pays voisin, le Soudan, à partir de 1882 (p. 26). Cette mission impérialiste ne s’est pas tout à fait déroulée comme prévu et la Grande-Bretagne a par la suite abandonné son idée d’envahir le Soudan ; néanmoins, en dépit de son caractère militaire, cette expérience trans-Atlantique fut intéressante du point de vue interculturel et ethnologique, car elle a permis à un groupe de Canadiens, dont plusieurs autochtones (Mohawks, Ojibways), de traverser l’océan, de se rendre en Afrique et de visiter les pyramides d’Égypte – ce qui était peu fréquent à une époque où les voyages, les vacances, le tourisme étaient pratiquement inexistants, surtout pour des travailleurs. Il faut préciser que ces autochtones du Canada n’étaient pas des « conscrits » enrôlés de force, mais bien au contraire des civils sous contrat à durée fixe de six mois, engagés volontairement par l’armée royale uniquement pour cette mission (p. 34).

Ce sont précisément ces aspects transculturels qui sont mis en évidence dans ce livre méconnu, subdivisé en trois parties principales : d’abord la mise en contexte faite par le professeur Carl Benn (qui occupe plus de la première moitié de l’ouvrage, p. 1-130), puis les témoignages écrits de deux des Mohawks (p. 131-177), et enfin sept annexes comprenant entre autres une chronologie (p. 220-228) et un index. En outre, quelques cartes et des petites photographies anciennes accompagnent le texte.

La première partie du livre est plus érudite en raison de sa documentation précise rassemblée par le professeur Benn : aux apports synthétisés tirés des deux témoignages reproduits en annexes s’ajoute une mise en contexte à propos de l’excellente réputation des Mohawks pour naviguer sur les rapides (particulièrement ceux du Manitoba). Pour corroborer ses dires, l’auteur ajoute de nombreuses références tirées d’archives fédérales et de journaux canadiens à propos de cette expédition militaire dont on avait parlé dans les médias de l’époque, par exemple la Gazette de Montréal, le Free Press d’Ottawa, mais aussi le New York Times (p. 80). De plus, le périple est relaté avec beaucoup de détails : non seulement les activités proprement militaires, mais aussi les longs trajets entre le Québec et l’Afrique, de même que la « visite touristique » des Mohawks à Alexandrie puis devant le Sphinx et les pyramides. L’expédition vers l’Afrique dans des conditions difficiles ne fut ni parfaite ni continuellement harmonieuse : plusieurs hommes ont fait face au mal de mer, à des conflits, à des jalousies, à l’excès de consommation d’alcool (p. 34). Avec discernement, Carl Benn ne passe pas sous silence ces situations et dénonce autant l’alcoolisme, le racisme de certains, les tensions durant ce long voyage d’une dizaine de jours, particulièrement lors du retour vers l’Amérique (p. 34, 78 et 80). D’ailleurs, le thème de la tempérance revient fréquemment dans l’ouvrage, et pas seulement à propos des Amérindiens (p. 80-81, 161). Par ailleurs, on constate que les préjugés et le racisme de certains Blancs pouvaient s’exprimer autant envers des Mohawks qu’à propos des Arabes affrontés en Égypte et à Khartoum (p. 125-127). De plus, l’auteur ne manque pas de souligner les différences culturelles ou vestimentaires qui pouvaient choquer le prêtre québécois chargé d’accompagner le groupe et qui était agacé par les costumes traditionnels des Amérindiens ; c’était avant qu’ils ne reçoivent leurs uniformes militaires (p. 35). Par contre, Carl Benn évite la victimisation et fait la part des choses en précisant que les autochtones recevaient une double ration de nourriture, de la lecture et du tabac (p. 36).

Le deuxième chapitre relate les premières impressions et le choc culturel des membres de l’expédition lors de leur arrivée à Alexandrie. Les observations faites par les autochtones sont souvent intéressantes et révélatrices (p. 47). Par exemple, on compare les deux fleuves pour établir « que le Nil est environ de la largeur du Saint-Laurent à la hauteur de Caughnawaga » (p. 47). Un lieutenant remarque que les Mohawks ne porteront leur maquillage de guerre que dans les occasions graves ou solennelles (p. 49). Les relations avec la population arabe sont quelquefois difficiles, puisque le groupe est perçu comme faisant partie des « occupants » : ainsi, quelques Canadiens se font lapider par des villageois arabes lors d’une visite informelle (p. 48). En tout, l’expédition fera seize victimes parmi ses membres, surtout des noyades, sans compter des dizaines de malades et de blessés (p. 57. 165, et 167).

Au troisième chapitre, on raconte le congé des voyageurs et leur retour vers le Québec, après une visite des hauts lieux de l’Égypte ancienne, organisée par une succursale de la compagnie Thomas Cook, spécialisée dans les voyages organisés (p. 76). Deux escales furent également effectuées sur l’île de Malte et en Écosse (p. 78). Des courses et d’autres compétitions sportives amicales ont également eu lieu en sol égyptien entre des équipes européennes et canadiennes (p. 76). Les détails et les résultats des joutes sont décrits dans la deuxième annexe (p. 168).

Comme on peut s’y attendre, la partie la plus intéressante de ce livre (sur le plan historique) a été rédigée en 1885 par deux des Mohawks ayant fait partie du groupe, MM. Louis Jackson et James Deer. Il était peu fréquent à cette époque de voir deux Amérindiens séjourner en Afrique ; leurs témoignages très détaillés sont absolument uniques et révélateurs, même dans les détails et les anecdotes, par exemple à propos de la première fois qu’ils ont pu voir des palmiers et le désert (p. 135). Les Mohawks se sont familiarisés avec les rapides du Nil ; ils ont aussi appris quelques mots de la langue arabe (p. 164). Leurs impressions à propos du patrimoine de l’Égypte ancienne sont intéressantes à plusieurs titres : indirectement, nous avons une prise directe sur les intérêts et les valeurs de ces Mohawks du xixe siècle (p. 124).

En somme, le livre Mohawks on the Nile. Natives Among the Canadian Voyageurs in Egypt 1884-1885 pourra convenir à des chercheurs en diverses disciplines : outre les historiens, les anthropologues et les spécialistes des études amérindiennes, ce livre intéressera les thésards dont les recherches touchent les études touristiques, les transferts culturels, l’interculturalité, l’ethnicité, la sociologie comparée, la psychologie sociale et l’interactionnisme symbolique. Je pense par exemple aux travaux du sociologue américain Charles Horton Cooley, qui accordait tant d’importance aux manières dont les individus se représentaient les uns les autres et qui étudiait les diverses représentations sociales comme étant autant de faits sociaux, en dépit de leur subjectivité, de leurs imprécisions et de leurs exagérations.