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Cet ouvrage, écrit par Frédéric B. Laugrand, qui a été professeur à l’Université Laval une vingtaine d’années avant de poursuivre sa carrière à l’Université catholique de Louvain en Belgique, et Jarich G. Oosten (1945-2016), qui a été professeur associé à l’Université de Leiden aux Pays-Bas, s’intéresse aux interactions entre les Inuit, les missionnaires oblats de Marie-Immaculée et les Soeurs de la Charité (Soeurs grises) au Keewatin, une région des Territoires du Nord-Ouest (Nunavut 1999) qui s’étend à l’ouest de la baie d’Hudson et qui comprend les îles Southampton et Coates. La période historique étudiée débute dans les années 1860 avec l’arrivée des missionnaires oblats dans le Nord canadien et se termine dans les années 1960 lorsque Pelagie Povaliraq Katsuak devient la première Inuk à être ordonnée Soeur grise. Les auteurs donnent une attention particulière à la communauté de Chesterfield Inlet (Igluligaarjuk) située sur la côte ouest de la baie d’Hudson.
Le livre se concentre sur quatre aspects du rôle de l’Église catholique dans la région : la conversion, l’aide médicale, l’éducation et la formation religieuse des Inuit. Pour documenter cet ouvrage, Laugrand et Oosten ont réalisé des entrevues auprès d’aînés inuit d’Igluligaarjuk (Chesterfield Inlet) et ont fait des fouilles dans les archives écrites et photographiques des Oblats et des Soeurs grises. À partir de ces données, les auteurs ont mis de l’avant la multitude des points de vue par rapport au passé. Étant donné que les interprétations d’un évènement historique varient d’un groupe à l’autre, dans ce cas-ci les Inuit et les Qallunaat (personne non inuit), ainsi qu’à l’intérieur d’un même groupe, les deux anthropologues choisissent de présenter la complexité et la richesse de cette histoire multivocale.
L’ouvrage est séparé en quatre parties contenant chacune trois chapitres. Le premier chapitre documente l’implantation graduelle de l’Église chez les Inuit de la région du Keewatin, des premiers contacts avec les missionnaires oblats jusqu’à l’ouverture de la mission de Chesterfield Inlet. Le deuxième chapitre décrit comment la religion catholique s’intègre à la culture inuit en mettant de l’avant le rôle des chamans (angakkuit). Le troisième chapitre aborde l’importance des prêcheurs inuit dans l’introduction du christianisme dans la région (Noad Nasook, Donald Suluk et Armand Tagoona). Les auteurs présentent également la rivalité entre les catholiques et les anglicans ainsi que plus tard avec les Églises évangéliques.
La deuxième portion de l’ouvrage (chap. 4, 5 et 6) documente les soins et les services offerts par les Oblats et les Soeurs grises à l’Hôpital de Chesterfield Inlet qui ouvre ses portes au début des années 1930. La troisième partie (chap. 7, 8 et 9) se concentre sur l’école résidentielle de la communauté qui est édifiée en 1954. Plusieurs aspects de l’institution sont présentés, comme la construction, la vie religieuse et scolaire ainsi que le programme éducatif enseigné par les Soeurs grises. Le neuvième chapitre met l’accent sur le quotidien des enfants inuit dans l’établissement et les abus de toutes sortes qu’ils ont subis de la part de membres des organisations confessionnelles. À travers une multitude d’entrevues réalisées avec d’anciens élèves, Laugrand et Oosten exposent la pluralité de points de vue par rapport à l’école résidentielle de Chesterfield Inlet. Par exemple, ils rapportent que certains Inuit ont des opinions mitigées sur la question des pensionnats. En dépit des sévices subis, certains disent y avoir reçu une éducation qui leur a permis de comprendre les modes de pensée des Blancs, ce qui leur a donné les outils afin de négocier des ententes avec le gouvernement canadien (p. 276).
Dans la dernière section du livre (chap. 10, 11 et 12), les anthropologues décrivent le cas de Pelagie Inuk, la première Inuk à devenir une Soeur grise au cours d’une période charnière pour l’Église – qui tentait alors de se redéfinir dans la foulée du IIe concile oecuménique du Vatican. Ces chapitres s’attardent également à Anthony Manernaluk et à Nicolas Sikkuaq, deux Inuit qui joindront les Oblats pendant quelques années. Le douzième chapitre discute des raisons pour lesquelles l’organisation confessionnelle ne réussit pas à attirer les Inuit vers des vocations religieuses. Les auteurs attribuent la faute, entre autres, au voeu de célibat qui n’est pas compatible avec le mode de vie de l’époque (p. 11). Cela expliquerait pourquoi, contrairement aux anglicans, les catholiques recrutent très rarement des Inuit pour devenir prêtres au cours de la période étudiée.
Le document comprend également une série d’annexes contenant plusieurs listes riches en information : les étudiants de l’école résidentielle de Chesterfield Inlet de 1955 à 1969, les employés de l’école de 1953 à 1968, les soeurs qui ont travaillé à l’école et à l’hôpital, les aînés inuit qui ont participé aux entrevues ainsi que les transcriptions de chansons enregistrées par Miss Bolton, transcrites et traduites par le père Arthur Thibert.
Cet ouvrage est une contribution importante pour l’histoire de l’Arctique canadien en général, car la littérature sur cette région est très mince. La méthode utilisée est certainement l’un de ses points forts. Les auteurs, qui cumulent des dizaines de livres et d’articles écrits en collaboration, appuient leurs argumentaires sur une recherche archivistique rigoureuse croisée avec de nombreux témoignages d’aînés inuit. Cette méthode permet de nuancer la trame narrative historique sur les pensionnats autochtones. Ils mettent de l’avant, entre autres, la voix des Inuit, un aspect souvent laissé de côté lorsqu’un sujet est étudié seulement à l’aide de documents d’archives. Les auteurs atteignent leur objectif qui est d’offrir une « […] diversité de voix, d’opinions et de perspectives » (p. 11). Les deux anthropologues démontrent l’importance et la pertinence de la pluralité des récits en Histoire.
À la lecture de ce livre, il est difficile de ne pas faire de parallèle avec les recherches faites dans les dernières années dans le cadre de la Commission Vérité et Réconciliation du Canada et d’y voir une certaine réponse (CVR 2015). Les auteurs viennent renchérir, nuancer et apporter des précisions à certains des propos que l’on retrouve dans le rapport. À cet égard, Laugrand formule plusieurs critiques vis-à-vis de la Commission dans un article écrit en 2017 :
Même si ce travail a représenté un chantier gigantesque, on regrette qu’il manque de nombreuses voix : celles du personnel technique, des professeurs, et surtout celles des soeurs missionnaires qui ont été nombreuses à travailler, parfois avec le plus grand dévouement, auprès des enfants. En outre, il serait erroné de penser qu’il n’y a pas eu de victimes ou de tentatives de résistance de l’autre côté. À Chesterfield Inlet, par exemple, une soeur métisse s’est distinguée en se montrant laxiste sur les règlements ; une autre relate comment elle a su faire face à un patient alité plein d’ambition à son égard, etc. Le rapport n’accorde aucune place à ces gestes. Au contraire, il frôle parfois la caricature. Que faire aussi de ces cas de jeunes filles inuit qui préféraient aller au pensionnat ou devenir des postulantes plutôt que de se retrouver mariées de force par leur famille, comme le voulait la tradition des mariages arrangés ?
Laugrand 2017 : 337
C’est effectivement plusieurs de ces lacunes que l’ouvrage de Laugrand et Oosten vient combler.
Parties annexes
Références citées
- CVR (Commission de vérité et réconciliation), 2015 : Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, vol. 1-6. Commission de vérité et réconciliation du Canada. McGill-Queen’s University Press, Montréal & Kingston, London et Chicago.
- LAUGRAND, Frédéric, 2017 : « L’impossible vérité de l’histoire des pensionnats : traumatismes, victimisation et réconciliation prématurée ». Anthropologie et Sociétés 41(2) : 329-340.